Six mois après
la disparition de l'écrivain, son vieil ami, Edmond
Brua, fut le premier et le dernier à remonter à
la source de la modeste maison natale de Mondovi.
MONDOVI, modeste commune de l'arrondissement de
Bône, a eu moins de chance que
Tipaza.
D'abord, elle a changé de nom et s'appelle aujourd'hui Drean;
ensuite, on n'y trouve ni plaque de rue, ni inscription rappelantle
souvenir de son plus célèbre enfant: Albert Camus,
prix Nobel de littérature.
La dernière municipalité en place avant l'indépendance
était pourtant décidée à cet hommage
posthume. Elle y avait été disposée en 1960
par Edmond Brua, alors rédacteur en chef du Journal
d'Alger. L'auteur des Fables bônoises (que goûtait
tant Camus), sentant venir l'effacement de " notre " Algérie,
s'était fait, quand il en était encore temps, un devoir
de pèlerinage au village natal de son ami, alors que celui-ci
ne reposait que depuis six mois au cimetière de Lourmarin.
Il en avait ramené un reportage émouvant sur ce lieu
qui vit l'arrivée au monde du grand écrivain: la ferme
Saint-Paul, qui serait rasée et dont ne reste que la pâle
photo faite par Edmond Brua au cours de cette visite.
C'est ce témoignage unique sur la parcelle d'espace et de
temps où s'esquissa le lumineux destin de Camus, que l'algérianiste
offre à ses lecteurs dans les pages qui suivent.
Jean BRUA
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En cherchant
à Mondovi la maison natale d'Albert Camus...
Journal d'Alger du 16 septembre 1960 "
LES VIGNES défilaient au soleil. Nous
avions dépassé Duzerville et nous approchions. J'avais lu
sur une borne : Mondovi, 9 km. À droite de la route surgit un bouquet
d'ormeaux et d'eucalyptus ombrageant une vieille ferme somnolente aux
murs ocres, au toit de tuiles poussiéreuses. À gauche, juste
en face d'elle, un groupe imposant de bâtiments agricoles éclatants
de blancheur moderne arborait une enseigne connue : "Domaine du Chapeau-deGendarme
". Un signe d'amitié à droite, un coup de chapeau à
gauche. Trente mètres plus loin, la voiture stoppe brusquement
dans un crissement de freins.
Barrant le passage, un taxi commercial est échoué en travers
de la route, le capot broyé, le pare-brise en miettes. De cette
épave sort, ininterrompu, un cri affreux, absurde (j'essaie en
vain de chasser ce mot), un cri ni d'homme ni de bête, mais de machine:
le klaxon coincé. Hébété, le visage couvert
de sang, le chauffeur se penche sur cette chose, sans comprendre.
L'autre machine est une camionnette militaire. Elle a été
beaucoup moins endommagée par la collision, mais sur le bas-côté
de la route, un soldat est étendu, les yeux clos, sans connaissance.
D'autres militaires, dont un officier, l'entourent anxieusement et un
civil se penche sur lui: un médecin qui passait par hasard.
- C'est grave, docteur?
- Il respire, mais je ne peux pas me prononcer. Il faut le transporter
d'extrême urgence à l'hôpital.
Impression obsédante
Pour rien au monde je ne prendrais une photo
de ce corps inanimé, couché dans l'herbe, au bord des vignes.
Dès que je l'ai vu, j'ai cru voir une autre forme se superposer
à la sienne et j'ai détourné mon regard de son visage.
( Je n'ai pas voulu le dire dans ce
reportage, pour ménager une douleur familiale encore toute vive:
adossé au talus, le visage exsangue, le front haut, les cheveux
en brosse, le blessé ressemblait réellement à Camus.)
L'impression est tellement obsédante que, pour réagir, je
braque mon appareil sur la plaie effroyable du taxi... Mais l'officier
arrête mon geste. je proteste: " Je suis journaliste ".
Il secoue négativement la tête et je traduis: " Raison
de plus ".
- " Vous pouvez faire quelque chose, me dit-il. Si vous allez à
Mondovi, demandez qu'on presse l'envoi de l'ambulance. J'ai téléphoné
de la ferme pour la réclamer ".
Je remonte en voiture et nous démarrons vivement. L'épave
hurle toujours à la mort.
L'ambulance a été croisée à toute vitesse
à 2 ou 3 km de Mondovi. Voici donc le village où naquit
Camus. Je m'efforce de chasser l'image apparue sur la route et son double
en surimpression. Ici est né Camus, ici une des plus hautes destinées
du siècle, dénouée tragiquement, revient à
sa source de mystère, d'innocence et de paix. Petit village où
voisinent l'ancien et le neuf, comme les deux fermes qui se regardaient
sur la route, au moment de l'accident. La mairie est moderne, avec des
colonnes (ou peut- être des demi-colonnes) sur sa façade.
Le cinéma, installé dans une halle, évoque les salles
des premiers temps du " muet ". Mais il y a des arbres dans
les rues et des fleurs dans tous les jardins.
Le maire, M. Péraldi, m'écoute avec bienveillance. Le souvenir
d'Albert Camus? Bien sûr qu'il tient une place considérable
à Mondovi, il remplit tous les habitants de fierté, mais
il revêt une forme assez difficile à déterminer et
un peu écrasante. Ce n'est le souvenir ni d'un enfant, ni d'un
homme, mais d'une gloire nouvelle née il y a trois ans, lors du
prix Nobel, et qui a soudainement rejailli sur le village. Au-delà,
c'est la notion, de plus en plus floue, d'une célébrité
qui date pourtant de la Libération. Au-delà encore, c'est
la nuit. Des parents de Camus, de l'orphelin de guerre qui quitta Mondovi
tout enfant, il ne subsiste que des lueurs de souvenirs au fond de quelques
mémoires obscures, entre autres un vieux Mondovien, un ancien boulanger,
que je chercherai d'ailleurs vainement: ce jour-là, il était
absent.
La visite manquée
Mais le maire a envoyé quérir
le receveur des Contributions, M. Lucien Rossi, pour le mettre à...
contribution, car il sait tout. J'ai l'agréable surprise de retrouver
en lui un Philippevillois, camarade de collège à quelques
classes près. Il exerce ses fonctions à Mondovi depuis 28
ans et il s'est profondément attaché à ce charmant
village, sur lequel il prépare une monographie. Il a de l'érudition
et des lettres. Il lisait Camus bien avant le " Discours de Stockholm
", depuis six mois il le lit davantage et le fait lire autour de
lui. C'est un camusien.
- L'ancien boulanger, m'apprend-il, s'appelle Zammith. Vers 1916, il livrait
le pain chez Mme Camus. Le petit Albert avait deux ou trois ans. C'est
à peu près tout ce que vous auriez pu apprendre.
- Camus, à l'âge d'homme, est-il jamais revenu à Mondovi?
- Nous n'en savons rien, dit le maire. Au début de l'année
dernière, nous comptions sur sa visite et nous lui réservions
une réception triomphale. Mais au dernier moment est arrivé
un télégramme d'excuses et de regrets: c'était partie
remise.
- Je me rappelle en effet que Camus était venu me voir au "Journal
d'Alger ". Sa mère, un moment gravement malade, était
hors de danger et il respirait. La troupe qui jouait " Les Possédés
" à Paris souhaitait son plus prompt retour pour une émission
" Gros Plan " à la télé. Pourtant il me
demanda si je connaissais les horaires d'avions pour Bône. "
Qu'est-ce que tu vas faire à Bône? " Il sourit: "
Non, à Mondovi. " La vraie question resta suspendue, sans
réponse. Il n'est donc pas venu... Pourrais-je voir le registre
d'état civil de 1913?
Le premier jour
On apporta le vieux cahier à couverture
noire entoilée. Les feuillets n'ont pas jauni, l'encre a à
peine pâli. Le 8 novembre de l'an 1913, à 10 heures du matin,
Camus Lucien Auguste, caviste, 25 ans, est venu déclarer la naissance,
survenue la veille, 7 novembre, à 2 heures du matin, d'un garçon
prénommé Albert, son fils et celui de Sintès Catherine,
ménagère, 31 ans, son épouse. Les témoins
de la déclaration étaient Frendo Salvator, employé,
et Piro Jean, caviste.
Deux autres enfants sont nés le même jour à Mondovi,
deux filles, toutes deux prénommées Khedidja. La première
est morte à un an (n° 91). L'autre, tout au moins légalement,
vit toujours (n° 93). Je relis l'inscription n° 92 et je marque
ma surprise :
...demeurant près de Mondovi, à la ferme Saint-Paul! Albert
Camus n'est donc pas né au village même?
- Non, répond le maire, c'est sur le territoire de la commune,
à quelques kilomètres d'ici. Nous allons vous y conduire.
Au " Chapeau-de-Gendarme "
La ferme Saint-Paul, où
est né Camus le 7 novembre 1913, n'existe plus aujourd'hui.
(dessin de Jean Brua d'après une photo d'Edmond Brua)
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Et la route qui m'a amené se déroule
à l'envers. Voici l'endroit où j'ai croisé l'ambulance.
Voici le lieu de l'accident. Il est vide. Seules subsistent des taches
déjà sombres et une poussière brillante comme du
mica. Voici le " Domaine du Chapeau-de-Gendarme " et en face...
- Voici la ferme où est né Albert Camus, dit le maire à
voix basse.
(Le maire de Villeblevin était venu s'incliner devant le corps,
dans la salle d'école transformée en chapelle ardente. Il
n'avait jamais vu Camus, il savait seulement qui il était et il
ressentait une émotion étrange. Naître ici, mourir
là, est-ce que cela s'appelle le hasard ?)
Nous franchissons le portail délabré. Dans la cour, à
gauche, on a traîné au pied d'un arbre le taxi au capot broyé,
qui a cessé son cri. A droite, à quelques mètres,
c'est l'humble appentis, récemment reblanchi, où notre grand
Camus est venu au monde. Derrière laquelle de ces persiennes closes
est la chambre de sa naissance? Des enfants musulmans qui jouaient près
d'un large puits nous entourent. Parmi les fillettes, laquelle s'appelle
Khedidja ?
Je suis maintenant délivré de mon oppression, que MM. Péraldi
et Rossi ont partagée. Signes ou coïncidences, les circonstances
ont créé entre nous un lien de sympathie...
- Oui, me dit le maire, je vous le promets, nous apposerons une plaque
de marbre sur cette ferme, au bord de la route, et nous donnerons le nom
d'Albert Camus à la rue principale de Mondovi...
Extrait du " Journal d'Alger "
du 16 septembre 1960
Au cours d'un récent reportage
dans l'Est-Algérien, notre rédacteur en chef s'était
entretenu avec M. Péraldi, maire de Mondovi, des initiatives
à prendre pour honorer et perpétuer la mémoire
d'Albert Camus dans son village natal. Il avait formulé
à cet égard, au nom du " Journal d'Alger "
et de tous les amis et admirateurs algérois du grand disparu,
des voeux qui, allant à la rencontre des propres intentions
du maire, reçurent de sa part une adhésion enthousiaste.
Dans le courant du mois d'août, M. Péraldi informait
notre rédacteur en chef que le Conseil municipal venait
de décider, à l'unanimité, de donner le nom
d'Albert Camus à une des deux principales rues du village
et de faire apposer une plaque commémorative sur sa maison
natale, au domaine de Saint-Paul. Nous attendions, pour publier
ces informations, que l'autorité préfectorale et
les propriétaires du domaine eussent approuvé les
délibérations du Conseil municipal de Mondovi.
Hier, notre rédacteur en chef a reçu de M. Péraldi
la lettre suivante, datée du 14 septembre:
" Je suis heureux de vous informer, d'une part, que M. le
Préfet de Bône a approuvé la délibération
du Conseil municipal de Mondovi, dénommant une rue "Albert-Camus
" et, d'autre part, que M. A. Tucci, administrateur de la
Société des Vignobles de la Méditerranée,
a donné son accord pour l'apposition d'une plaque commémorative
sur les bâtiments de la société.
" Je me suis rendu moi-même au Domaine Chanbart de
Saint-Paul où j'avais rendez-vous avec M. Tucci et nous
n'avons pu que constater l'état de délabrement dans
lequel se trouve la maison natale de notre grand disparu, comme
vous avez pu vous en rendre compte vous-même lors de votre
passage à Mondovi. D'ailleurs, la Société
a l'intention de faire démolir cette construction à
brève échéance. C'est pourquoi nous avons
eu l'idée d'apposer la plaque sur un autre bâtiment
de bonne présentation, qui, lui, n'est pas appelé
à disparaître et qui a l'avantage de se trouver en
bordure de la route nationale. La plaque serait ainsi remarquée
et lue par les usagers de la route. Seul le texte serait à
élaborer en conséquence. Par exemple:
" Dans ce hameau de la commune de Mondovi est né Albert
Camus...
" Nous ne tarderons pas (ajoutait le " Journal d'Alger
") à faire connaître la date fixée pour
cette double cérémonie dont l'émouvante signification
sera ressentie dans toute l'Algérie. "
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Mais il n'y eut pas de cérémonie.
Informée de ce projet, Mme Albert Camus s'en montra très
touchée, mais me fit demander par Charles Poncet de l'abandonner.
À voir la marche fatale des événements d'Algérie,
elle redoutait avec raison qu'un jour vînt où ces plaques
seraient martelées, arrachées et le nom de Camus, dans la
grand' rue du village, remplacé par un nom de " moudjahid
" ou de " fedayin ".
La lettre du maire de Mondovi
à Edmond Brun, faisant état de la décision
du conseil municipal de donner le nom d'Albert
Camus à une rue du village.
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