Les marchés dans la ville d'Alger
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, printemps 1955.Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
par Georges BONI

 

mise sur site le 8-9-2005
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------------"FAIRE son marché " est une occupation tellement banale (pas seulement pour les ménagères, mais aussi pour bon nombre de leurs époux) que l'on perd vite le regard neuf et émerveillé de l'enfance pour ce microcosme quotidien, né et mort chaque matin dans les quartiers de notre ville.
------------Pour retrouver l'oeil de nos jeunes années, il suffit, une fois, d'abandonner le rôle d'acheteur, de ne plus être acteur dans la comédie mais simplement spectateur.
------------L'Algérois qui n'a pas changé souvent de domicile ne connaît bien qu'un seul marché, celui de son quartier. II imagine volontiers que rien ne ressemble plus au sien que chacun des autres épars dans la ville. En fait, les marchés ont leur personnalité, tout comme les quartiers qu'ils nourrissent.
------------A travers ces personnalités différentes, deux catégories se dégagent toutefois : les grands marchés, centres stratégiques de la " Victuaille ", véritables noeuds du ravitaillement urbain, et les petits marchés, plus ou moins excentriques et à rayonnement limité. Les premiers, les " cinq grands ", ce sont ceux de Bab-el-Oued, de la Lyre, de l'Agha, du Plateau-Saulière (Barnave), de Belcourt. On n'oserait citer les petits sans en oublier ; des " volants ", de la rue St-Augustin (note du webmaster : c'était le mien !)ou du square Nelson, aux tréteaux villageois des Sept-Merveilles ou de la Robertsau, aucun ne peut prétendre rivaliser avec les précédents, mais ils ont un charme propre fait de quiétude... et de commodité pour les gens pressés de leur quartier. II existe enfin trois marchés qui ne se laissent pas insérer dans l'une ou l'autre de ces espèces. Leur originalité ne peut se définir par un terme commun, sinon peut-être par leur clientèle, qui est en grande majorité musulmane. Ces trois marchés, les Algérois ont deviné qu'ils se nomment : Chartres, Randon, et Marey.
------------Les " grands " disposent tous d'une bâtisse permanente qui en est le coeur. Elle abrite les boutiques : charcutiers, bouchers, crémiers, salaisons, ainsi que la poissonnerie. Tout autour, dans les rues étroites qui l'enserrent, les étalages " volants " s'agglomèrent dans une anarchie pittoresque. Cette anarchie n'est qu'apparente, car l'habitué sait bien quelles sont les zones où se groupent certaines marchandises, ou même certaines qualités. Il y a les zones plus chères, celles où se découvrent les " bonnes affaires ". Les limites ne sont pas absolument défi-nies, bien sûr, mais l'oeil saisit assez vite des nuances dominantes dans les coloris : tel coin, à Babel-Oued, est voué aux oranges, ici les verts " légume " l'emportent, là, les pommes de terre empilent leurs pyramides terreuses. Un tronçon de rue est envahi par la bonneterie ou les articles de ménage. La rue du Roussillon, encombrée de camionnettes et de cageots, est une petite succursale des halles.
------------Cette annexion d'un quadrilatère urbain, aussi bien à Bab-el-Oued, à l'Agha, qu'à Belcourt, n'est pas sans constituer un sérieux bouchon dans la circulation automobile exubérante d'Alger. Le piéton est roi sur ce pavé jusqu'à midi... et même plus, car le démoniage des étaux se prolonge au delà. Le marché de !a Lyre se singularise en empiétant beaucoup moins surla voie publique. Son " coeur " ombreux, percé de flèches solaires dardées par les claires-voies supérieures, ne se répand point au dehors. C'est cependant le marché Barnave, au Plateau-Saulière, qui est le plus jalousement refermé sur lui-même. C'est aussi le plus moderne de la ville. Le pittoresque y perd ce qu'y gagnent l'ordre et la circulation. Là, des rues bordées de magasins se sont installées dans les sous-sols d'un grand building d'H.L.M. Au centre : des étalages perfectionnés où les bois mobiles ont cédé la place aux tubes scellés et à la maçonnerie. Fruits et légumes y ont définitivement abandonné leur soleil mûrisseur pour l'hygiénique et froide lumière fluorescente. L'ancien marché Meissonnier s'est tout entier concentré dans ce hall à deux étages, et la placette voisine, aux palmiers élégants, a été rendue à son destin de jardin public.
------------Si " Barnave " est sûrement le dernier cri du modernisme, " Bab-el-Oued " est le plus populaire des marchés, dans tous les sens du mot. La couleur, la vivacité du quartier s'y retrouvent, condensées à l'extrême : confrontation quotidienne des ménagères de Bab-el-Oued avec des vendeurs qui n'ont pas, non plus, leur langue dans la poche. Le résultat peut s'imaginer. La plupart des Algérois le connaissent d'ailleurs bien, car sa grande variété de qualités et de prix attire les clients de loin. De la Pointe-Pescade, de St-Eugène, et même des " hauts " d'Alger, l'on vient à Bab-el-Oued s'approvisionner à bon compte. Cette réputation lui est disputée par l'" Agha " dont la poissonnerie, en particulier, est très fréquentée et la clientèle habituelle plus bourgeoise.
------------Ce dernier caractère, plus manifeste encore à " Barnave ", l'est aussi dans ces petits marchés qui jalonnent le Télemly. A la Robertsau, une charpente rustique, couverte de tuiles, abrite une miniature de grand marché. Le soleil matinal réveille l'odeur forestière du " Mont-Riant " voisin, et l'ensemble est plus agreste qu'urbain. Pas de vacarme ici. Les vendeurs, comme les acheteurs, sont rares. Les prix sont assez hauts, mais le marchandage s'y pratique avec beaucoup plus de réserve qu'à Belcourt ou Bab-el-Oued. Aux " Sept-Merveilles ", les installations sont encore plus sommaires. Ce n'est plus le marché microcosmehouleux et bruissant, mais une réunion placide de marchands des " quat'saisons ". Aux " Trembles ", par contre, un marché-joujou fraîchement ripoliné vient de remplacer les étalages volants.


------------RUE Randon, en pleine Casbah, une rumeur plus intense que partout ailleurs dans la ville, enveloppe le parvis d'une vieille synagogue à l'architecture orientale. Ce marché-là n'est pas foncièrement différent des autres : on y vend les mêmes fruits et les mêmes légumes, aux même saisons..., mais il a toute la saveur mauresque de la Casbah, son bourdonnement incohérent de cris d'appels agressifs. Cette énorme rumeur, l'oreille attentive y découvre des dominantes, un fond permanent sur lequel se tissent de complexes arabesques sonores : les " douro !... douro ! " (5 anciens francs de 1950), lancés par cent gorges inépuisables, et les chiffres rauques ou cristallins : " Hamstache ! Hamstache !... Settine ". En très peu de temps, l'on peut y apprendre la numération arabe. Il y a les camions venus des halles, s'ouvrant une voie dans la cohue : moteurs emballés et trompes frénétiques, sans effet notable sur la foule, qui se laisse rouler sur les pieds. Les vendeurs " à la sauvette " reculent à peine leurs " sacs-étalage " déposés à même la chaussée. Par l'étroite rue Bénachère où se prolonge le marché, on descend vers la rue de la Lyre. Des étalages de ferblanterie (lampes-tempête et boîtes à lait) , la curieuse armoire roulante du marchand de " haloua " (bonbons, sucreries aux couleurs douceâtres) : c'est le carrefour anguleux avec la rue Porte-Neuve. Si l'on se retourne, celle-ci apparaît comme un nouveau marché, filiforme, boyau sombre engorgé aux deux tiers et qui cherche un chemin vers le ciel sur le pavé gras. Les arcades traversées, sparteries, couffins et nattes de la rue Solférino font transition avec le plus ancien des marchés algérois : le marché de Chartres. Il n'est pas seulement le plus vieux, il est aussi hors-série et promu depuis longtemps au rang des curiosités touristiques.
------------Créé en 1837 sur la place du même nom, dont les arcades l'encerclent de près sur trois côtés, il est un des rares marchés de la ville à rester ouvert l'après-midi. C'est qu'il est plus que le " ventre " de son quartier, il est en même temps le " Carreau du Temple " d'Alger et son " marché aux puces ".
------------Friperies et vêtements " neufs-je-te-jure " s'y partagent la place avec le bric-à-brac le plus hétéroclite qui se puisse imaginer : du cent de clous rouillés au classique phono à pavillon. C'est là que viennent entrer dans la carrière civile nombre de " jackets " et " trousers ", liquidés à vil prix par les " U.S. Forces ", en visite à Alger.

------Comme au Temple à Paris, on s'y fait accrocher à la manche par dix mains empressées, et l'on y marchande âprement.
------------Le marché de Chartres déborde largement dans les rues voisines où le négoce " à la sauvette " trouve un terrain de choix. Le " provincial " dépaysé dans la grande cité tentatrice et pleine d'embûches, s'y voit proposer par d'habiles parleurs la veste mode inusable et la montre en or dernier cri à cadran multicolore. Le souci d'être à la pointe du progrès se manifeste dans le nom des magasins. Quatre boucheries en enfilade affichent au-dessus de leurs crochets : " Boucherie Moderne ", " Boucherie du Progrès ", " A la Fleur de la Ville ", plus poétique.... et rien pour la dernière, dont le propriétaire n'a pas encore trouvé le superlatif adéquat.
------------Sous les arcades de la place, damiers arabes et dominos occupent les heures nonchalantes autour des minuscules verres de " caoua " et de thé à la menthe.
------------Ce marché pas comme les autres justifierait à lui seul des pages de descriptions.
------------II existe cependant, à l'autre bout de la ville, dans cette partie de la rue Marey qui voisine le Hamma, un marché en plein air qui lui ressemble à bien des égards. Quelques barraques recouvertes de papier goudronné ou de tôles y abritent un semblable bric-à-brac. Au fond d'une noire boutique, la glace d'une armoire vermoulue fait pénétrer la rue. Un de ces mannequins d'osier, chers à nos grand'mères, compose une nature morte surréaliste en parant son col d'une chambre à air rose. Brodequins expirants, chemises à fleurs, glaces à trois faces garnissent le trottoir, devant l'antre d'un barbier qui ne dédaigne pas de joindre à son état le commerce des gargoulettes. La falaise abrupte du boulevard Bru écrase les ruelles verticales où s'agripr'ent les maisons basses aux murs chaulés de blanc.
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Inattendue une vitrine de tailleur très " fashionable ", ses gravures de mode extraites d'" Adam, la revue de l'homme ". Au carrefour de la rue de Cambrai : un bastion d'oranges sur charrettes à bras. On tombe ici dans la même rumeur que rue Randon. Les mêmes mouches voraces s'agglomèrent sur les têtes de mouton affreusement sanglantes. La portion de friture chez le gargotier y est au même cours.

------------QUEL que soit le quartier où ils pratiquent, les marchands sont en presque totalité musulmans, sauf dans le rayon des fromages, des salaisons et de la charcuterie où les noms espagnols dominent. Coiffés du turban, de la chéchia, du tarbouch ou du béret benoîtement ramené sur l'oeil, selon l'âge ou le sens de l'élégance, ils possèdent en commun le génie commerçant, tous roués comme Mercure lui-même. " Mes petits pois, 110 je vous les donne !... Ça c'est du beurre !... Ça vaut 250 francs ailleurs !... Et la fraîcheur, hein ?... " Quand un lot de tomates est manifestement trop vert ou trop mûr, on ne l'admet jamais. Tout au plus reconnaît-on qu'elles sont " mitch-mitch "..., mais " pour rien aussi ! ".
------------Il y a les " dynamiques ", aphones à midi pour avoir donné de la voix toute la matinée : " Madame, Madame !... Aïe, aïe, aïe !. ". Il y a les fatalistes somnolants sous leur turban, gros choux parmi les vrais amoncelés sur l'étal. Ils égrènent faiblement une mélopée de café maure, ou rêvent, ennuyés au fond de l'intrusion éventuelle d'un client, ronchonnant dans leur moustache si ce dernier s'adjuge de sa propre main les plus beaux légumes, ou s'il est trop tatillon sur le poids. Ceux-là apprécient plus le pas-sage du " caouadji ", plateau et cafetière fumante promenés à bout de bras au-dessus des têtes. Délices sucrées à domicile.
------------L'activité des vendeurs " à la sauvette " - l'oeil hypersensible aux képis - est moins reposante. Il est vrai qu'une ficelle nouée à chaque coin de leur sac posé à terre leur permet de s'éclipser avec brio en dix secondes.
------------La ficelle est aussi un accessoire fort utile pour les petits porteurs. Leur envolée glapissante, pieds nus crépitants sur l'asphalte, assiège tout arrivant dès ses premiers pas dans le marché. Quand le client est rare, ils jouent aux billes dans la rigole du trottoir. Un point vient-il a être contesté ? La main droite fauche l'espace, s'abat au creux du cou, à gauche, faisant mine de le trancher : " Ou Allah ! " (par Allah ! qu'on me tranche le cou si j'ai tort). Si ce témoignage est insuffisant, la partie dégénère en bataille. Les couffins tournoyants servent de masses-d'arme. Quant à la ficelle, elle vient à point pour raccommoder ces pauvres outils de travail mis en pièces... ou bien, les joignant un à un, pour couper l'épaule sous le poids de la charge. Leurs deux ou trois " douros " gagnés, la récompense est proche : beignet doré, brûlant les doigts, " zalabia " fragile, gorgée de miel ou " calentita " jaune d'oeuf, que le marchand parcimonieux débite dans son plateau selon un format proportionnel aux pièces empochées... empochées avant, par précaution. " Le yaouled c'est un louette... entention ! " (Le gamin est malin, attention) .

------------" Une lavette ? Tu es gentil, Monsieur ! " Une petite fille à la frimousse impertinente, ou une très vieille femme, cassée par l'âge, proposent leur chapelet de crin végétal, implorant l'acheteur comme pour une aumône.

------------Autres personnages familiers des marchés : le vendeur de billets : " A la chance ! A la chance ! ", le marchand de " kilomètre " qui étire voluptueuse-ment la pâte sucrée, striée de couleurs vives ; sa trompette aigre fait assaut de fausseté avec le tromblon de cuivre du chanteur aveugle dont la femme propose, sans succès, des horoscopes préfabriqués. Le haut-parleur officiel les met d'accord en tonitruant : " Un monsieur a oublié le lapin chez le marchand, le lui réclamer ! ". L'honnêteté est de rigueur. C'est aussi l'opinion de ce vendeur de salade - " mouillée ", mais si peu ! - qui rétorque à sa cliente l'accusant de vol : " Moi, je suis un voleur honnête, Madame ! " Le plus sérieusement du monde.
------------II s'agit bien, cette réplique le prouve, d'une comédie pleine d'humour, qui se joue chaque matin dans les quartiers de notre ville.

G. BONI.


Reportage photographique
et photos couleurs d'André GARCIA.