------------"FAIRE
son marché " est une occupation tellement banale (pas seulement
pour les ménagères, mais aussi pour bon nombre de leurs
époux) que l'on perd vite le regard neuf et émerveillé
de l'enfance pour ce microcosme quotidien, né et mort chaque matin
dans les quartiers de notre ville.
------------Pour
retrouver l'oeil de nos jeunes années, il suffit, une fois, d'abandonner
le rôle d'acheteur, de ne plus être acteur dans la comédie
mais simplement spectateur.
------------L'Algérois
qui n'a pas changé souvent de domicile ne connaît bien qu'un
seul marché, celui de son quartier. II imagine volontiers que rien
ne ressemble plus au sien que chacun des autres épars dans la ville.
En fait, les marchés ont leur personnalité, tout comme les
quartiers qu'ils nourrissent.
------------A
travers ces personnalités différentes, deux catégories
se dégagent toutefois : les grands marchés, centres stratégiques
de la " Victuaille ", véritables noeuds du ravitaillement
urbain, et les petits marchés, plus ou moins excentriques et à
rayonnement limité. Les premiers, les " cinq grands ",
ce sont ceux de Bab-el-Oued,
de la
Lyre, de l'Agha,
du Plateau-Saulière (Barnave), de Belcourt. On n'oserait citer
les petits sans en oublier ; des " volants ", de la rue St-Augustin
(note
du webmaster : c'était le mien !)ou du square
Nelson, aux tréteaux villageois des Sept-Merveilles
ou de la Robertsau, aucun ne peut prétendre rivaliser avec les
précédents, mais ils ont un charme propre fait de quiétude...
et de commodité pour les gens pressés de leur quartier.
II existe enfin trois marchés qui ne se laissent pas insérer
dans l'une ou l'autre de ces espèces. Leur originalité ne
peut se définir par un terme commun, sinon peut-être par
leur clientèle, qui est en grande majorité musulmane. Ces
trois marchés, les Algérois ont deviné qu'ils se
nomment : Chartres, Randon, et Marey.
------------Les
" grands " disposent tous d'une bâtisse permanente qui
en est le coeur. Elle abrite les boutiques : charcutiers, bouchers, crémiers,
salaisons, ainsi que la poissonnerie. Tout autour, dans les rues étroites
qui l'enserrent, les étalages " volants " s'agglomèrent
dans une anarchie pittoresque. Cette anarchie n'est qu'apparente, car
l'habitué sait bien quelles sont les zones où se groupent
certaines marchandises, ou même certaines qualités. Il y
a les zones plus chères, celles où se découvrent
les " bonnes affaires ". Les limites ne sont pas absolument
défi-nies, bien sûr, mais l'oeil saisit assez vite des nuances
dominantes dans les coloris : tel coin, à Babel-Oued, est voué
aux oranges, ici les verts " légume " l'emportent, là,
les pommes de terre empilent leurs pyramides terreuses. Un tronçon
de rue est envahi par la bonneterie ou les articles de ménage.
La rue du Roussillon, encombrée de camionnettes et de cageots,
est une petite succursale des halles.
------------Cette
annexion d'un quadrilatère urbain, aussi bien à Bab-el-Oued,
à l'Agha, qu'à Belcourt, n'est pas sans constituer un sérieux
bouchon dans la circulation automobile exubérante d'Alger. Le piéton
est roi sur ce pavé jusqu'à midi... et même plus,
car le démoniage des étaux se prolonge au delà. Le
marché de !a Lyre se singularise en empiétant beaucoup moins
surla voie publique. Son " coeur " ombreux, percé de
flèches solaires dardées par les claires-voies supérieures,
ne se répand point au dehors. C'est cependant le marché
Barnave, au Plateau-Saulière, qui est le plus jalousement refermé
sur lui-même. C'est aussi le plus moderne de la ville. Le pittoresque
y perd ce qu'y gagnent l'ordre et la circulation. Là, des rues
bordées de magasins se sont installées dans les sous-sols
d'un grand building d'H.L.M. Au centre : des étalages perfectionnés
où les bois mobiles ont cédé la place aux tubes scellés
et à la maçonnerie. Fruits et légumes y ont définitivement
abandonné leur soleil mûrisseur pour l'hygiénique
et froide lumière fluorescente. L'ancien marché Meissonnier
s'est tout entier concentré dans ce hall à deux étages,
et la placette voisine, aux palmiers élégants, a été
rendue à son destin de jardin public.
------------Si
" Barnave
" est sûrement le dernier cri du modernisme, " Bab-el-Oued
" est le plus populaire des marchés, dans tous les sens du
mot. La couleur, la vivacité du quartier s'y retrouvent, condensées
à l'extrême : confrontation quotidienne des ménagères
de Bab-el-Oued avec des vendeurs qui n'ont pas, non plus, leur langue
dans la poche. Le résultat peut s'imaginer. La plupart des Algérois
le connaissent d'ailleurs bien, car sa grande variété de
qualités et de prix attire les clients de loin. De la Pointe-Pescade,
de St-Eugène, et même des " hauts " d'Alger, l'on
vient à Bab-el-Oued s'approvisionner à bon compte. Cette
réputation lui est disputée par l'" Agha " dont
la poissonnerie, en particulier, est très fréquentée
et la clientèle habituelle plus bourgeoise.
------------Ce
dernier caractère, plus manifeste encore à " Barnave
", l'est aussi dans ces petits marchés qui jalonnent le Télemly.
A la Robertsau, une charpente rustique,
couverte de tuiles, abrite une miniature de grand marché. Le soleil
matinal réveille l'odeur forestière du " Mont-Riant
" voisin, et l'ensemble est plus agreste qu'urbain. Pas de vacarme
ici. Les vendeurs, comme les acheteurs, sont rares. Les prix sont assez
hauts, mais le marchandage s'y pratique avec beaucoup plus de réserve
qu'à Belcourt ou Bab-el-Oued. Aux " Sept-Merveilles ",
les installations sont encore plus sommaires. Ce n'est plus le marché
microcosmehouleux et bruissant, mais une réunion placide de marchands
des " quat'saisons ". Aux " Trembles ", par contre,
un marché-joujou fraîchement ripoliné vient de remplacer
les étalages volants.
------------RUE
Randon, en pleine Casbah, une rumeur plus intense
que partout ailleurs dans la ville, enveloppe le parvis d'une vieille
synagogue à l'architecture orientale. Ce marché-là
n'est pas foncièrement différent des autres : on y vend
les mêmes fruits et les mêmes légumes, aux même
saisons..., mais il a toute la saveur mauresque de la Casbah, son bourdonnement
incohérent de cris d'appels agressifs. Cette énorme rumeur,
l'oreille attentive y découvre des dominantes, un fond permanent
sur lequel se tissent de complexes arabesques sonores : les " douro
!... douro ! " (5
anciens francs de 1950), lancés par cent gorges inépuisables,
et les chiffres rauques ou cristallins : " Hamstache ! Hamstache
!... Settine ". En très peu de temps, l'on peut y apprendre
la numération arabe. Il y a les camions venus des halles, s'ouvrant
une voie dans la cohue : moteurs emballés et trompes frénétiques,
sans effet notable sur la foule, qui se laisse rouler sur les pieds. Les
vendeurs " à la sauvette " reculent à peine leurs
" sacs-étalage " déposés à même
la chaussée. Par l'étroite rue Bénachère où
se prolonge le marché, on descend vers la rue de la Lyre. Des étalages
de ferblanterie (lampes-tempête et boîtes à lait) ,
la curieuse armoire roulante du marchand de " haloua " (bonbons,
sucreries aux couleurs douceâtres) : c'est le carrefour anguleux
avec la
rue Porte-Neuve. Si l'on se retourne, celle-ci apparaît
comme un nouveau marché, filiforme, boyau sombre engorgé
aux deux tiers et qui cherche un chemin vers le ciel sur le pavé
gras. Les arcades traversées, sparteries, couffins et nattes de
la rue Solférino font transition avec le plus ancien des marchés
algérois : le marché
de Chartres. Il n'est pas seulement le plus vieux, il est aussi
hors-série et promu depuis longtemps au rang des curiosités
touristiques.
------------Créé
en 1837 sur la place du même nom, dont les arcades l'encerclent
de près sur trois côtés, il est un des rares marchés
de la ville à rester ouvert l'après-midi. C'est qu'il est
plus que le " ventre " de son quartier, il est en même
temps le " Carreau du Temple " d'Alger et son " marché
aux puces ".
------------Friperies
et vêtements " neufs-je-te-jure " s'y partagent la place
avec le bric-à-brac le plus hétéroclite qui se puisse
imaginer : du cent de clous rouillés au classique phono à
pavillon. C'est là que viennent entrer dans la carrière
civile nombre de " jackets " et " trousers ", liquidés
à vil prix par les " U.S. Forces ", en visite à
Alger.
------Comme
au Temple à Paris, on s'y fait accrocher à la manche par
dix mains empressées, et l'on y marchande âprement.
------------Le
marché de Chartres déborde largement
dans les rues voisines où le négoce " à la sauvette
" trouve un terrain de choix. Le " provincial " dépaysé
dans la grande cité tentatrice et pleine d'embûches, s'y
voit proposer par d'habiles parleurs la veste mode inusable et la montre
en or dernier cri à cadran multicolore. Le souci d'être à
la pointe du progrès se manifeste dans le nom des magasins. Quatre
boucheries en enfilade affichent au-dessus de leurs crochets : "
Boucherie Moderne ", " Boucherie du Progrès ", "
A la Fleur de la Ville ", plus poétique.... et rien pour la
dernière, dont le propriétaire n'a pas encore trouvé
le superlatif adéquat.
------------Sous
les arcades de la place, damiers arabes et dominos occupent les heures
nonchalantes autour des minuscules verres de " caoua " et de
thé à la menthe.
------------Ce
marché pas comme les autres justifierait à lui seul des
pages de descriptions.
------------II
existe cependant, à l'autre bout de la ville, dans cette partie
de la rue Marey qui voisine le Hamma, un marché en plein air qui
lui ressemble à bien des égards. Quelques barraques recouvertes
de papier goudronné ou de tôles y abritent un semblable bric-à-brac.
Au fond d'une noire boutique, la glace d'une armoire vermoulue fait pénétrer
la rue. Un de ces mannequins d'osier, chers à nos grand'mères,
compose une nature morte surréaliste en parant son col d'une chambre
à air rose. Brodequins expirants, chemises à fleurs, glaces
à trois faces garnissent le trottoir, devant l'antre d'un barbier
qui ne dédaigne pas de joindre à son état le commerce
des gargoulettes. La falaise abrupte du boulevard Bru écrase les
ruelles verticales où s'agripr'ent les maisons basses aux murs
chaulés de blanc.
------------Inattendue une vitrine de tailleur très
" fashionable ", ses gravures de mode extraites d'" Adam,
la revue de l'homme ". Au carrefour de la rue de Cambrai : un bastion
d'oranges sur charrettes à bras. On tombe ici dans la même
rumeur que rue Randon. Les mêmes mouches voraces s'agglomèrent
sur les têtes de mouton affreusement sanglantes. La portion de friture
chez le gargotier y est au même cours.
------------QUEL
que soit le quartier où ils pratiquent, les marchands sont en presque
totalité musulmans, sauf dans le rayon des fromages, des salaisons
et de la charcuterie où les noms espagnols dominent. Coiffés
du turban, de la chéchia, du tarbouch ou du béret benoîtement
ramené sur l'oeil, selon l'âge ou le sens de l'élégance,
ils possèdent en commun le génie commerçant, tous
roués comme Mercure lui-même. " Mes petits pois, 110
je vous les donne !... Ça c'est du beurre !... Ça vaut 250
francs ailleurs !... Et la fraîcheur, hein ?... " Quand un
lot de tomates est manifestement trop vert ou trop mûr, on ne l'admet
jamais. Tout au plus reconnaît-on qu'elles sont " mitch-mitch
"..., mais " pour rien aussi ! ".
------------Il
y a les " dynamiques ", aphones à midi pour avoir donné
de la voix toute la matinée : " Madame, Madame !... Aïe,
aïe, aïe !. ". Il y a les fatalistes somnolants sous leur
turban, gros choux parmi les vrais amoncelés sur l'étal.
Ils égrènent faiblement une mélopée de café
maure, ou rêvent, ennuyés au fond de l'intrusion éventuelle
d'un client, ronchonnant dans leur moustache si ce dernier s'adjuge de
sa propre main les plus beaux légumes, ou s'il est trop tatillon
sur le poids. Ceux-là apprécient plus le pas-sage du "
caouadji ", plateau et cafetière fumante promenés à
bout de bras au-dessus des têtes. Délices sucrées
à domicile.
------------L'activité
des vendeurs " à la sauvette " - l'oeil hypersensible
aux képis - est moins reposante. Il est vrai qu'une ficelle nouée
à chaque coin de leur sac posé à terre leur permet
de s'éclipser avec brio en dix secondes.
------------La
ficelle est aussi un accessoire fort utile pour les petits porteurs. Leur
envolée glapissante, pieds nus crépitants sur l'asphalte,
assiège tout arrivant dès ses premiers pas dans le marché.
Quand le client est rare, ils jouent aux billes dans la rigole du trottoir.
Un point vient-il a être contesté ? La main droite fauche
l'espace, s'abat au creux du cou, à gauche, faisant mine de le
trancher : " Ou Allah ! " (par Allah ! qu'on me tranche le cou
si j'ai tort). Si ce témoignage est insuffisant, la partie dégénère
en bataille. Les couffins tournoyants servent de masses-d'arme. Quant
à la ficelle, elle vient à point pour raccommoder ces pauvres
outils de travail mis en pièces... ou bien, les joignant un à
un, pour couper l'épaule sous le poids de la charge. Leurs deux
ou trois " douros " gagnés, la récompense est
proche : beignet doré, brûlant les doigts, " zalabia
" fragile, gorgée de miel ou " calentita " jaune
d'oeuf, que le marchand parcimonieux débite dans son plateau selon
un format proportionnel aux pièces empochées... empochées
avant, par précaution. " Le yaouled c'est un louette... entention
! " (Le gamin est malin, attention) .
------------"
Une lavette ? Tu es gentil, Monsieur ! " Une petite fille à
la frimousse impertinente, ou une très vieille femme, cassée
par l'âge, proposent leur chapelet de crin végétal,
implorant l'acheteur comme pour une aumône.
------------Autres
personnages familiers des marchés : le vendeur de billets : "
A la chance ! A la chance ! ", le marchand de " kilomètre
" qui étire voluptueuse-ment la pâte sucrée,
striée de couleurs vives ; sa trompette aigre fait assaut de fausseté
avec le tromblon de cuivre du chanteur aveugle dont la femme propose,
sans succès, des horoscopes préfabriqués. Le haut-parleur
officiel les met d'accord en tonitruant : " Un monsieur a oublié
le lapin chez le marchand, le lui réclamer ! ". L'honnêteté
est de rigueur. C'est aussi l'opinion de ce vendeur de salade - "
mouillée ", mais si peu ! - qui rétorque à sa
cliente l'accusant de vol : " Moi, je suis un voleur honnête,
Madame ! " Le plus sérieusement du monde.
------------II
s'agit bien, cette réplique le prouve, d'une comédie pleine
d'humour, qui se joue chaque matin dans les quartiers de notre ville.
G. BONI.
Reportage photographique
et photos couleurs d'André GARCIA.
|