Pour les habitants de Tarascon, l'Algérie, l'Afrique, la Perse,
la Turquie, tout cela forme un grand pays très vague, presque mythologique,
et cela s'appelle les Teurs (les Turcs). C'est ce qu'affirme Alphonse
Daudet dans son célèbre roman Tartarin de
Tarascon, publié pourtant quarante-deux ans après la
conquête d'Alger, en 1872.
Lui-même cependant échappe à cette ignorance. En effet,
souffrant des bronches, alors qu'il était secrétaire du
duc de Morny, il
part pour l'Algérie sur avis médical, après avoir
obtenu un congé de son complaisant employeur. Il y restera deux
mois ( Sur son voyage, lire notamment
J. Caillai : le Voyage d'A. Daudet en Algérie (Carbonel, Alger,
1954)), de fin décembre 1861 à février
1862, accompagné de son cousin Reynaud, originaire de Nîmes,
grand chasseur de lions, qui lui fournira le modèle de Tartarin.
Venu chercher l'Orient, il est étonné par les villes européennes,
Alger, Blida.
Mais il visite aussi les gorges de la Chiffa, Orléansville, et
il s'installe à
Miliana; muni de lettres de recommandation, il est reçu
par des chefs arabes, en particulier Si Sliman, aga de Miliana.
Ce voyage l'a fortement impressionné ( Voir
L. Degoulois : L'Algérie d'A. Daudet (Genève, 1922).),
et désormais, l'Algérie sera présente dans son oeuvre,
en particulier dans quelques nouvelles des Lettres de mon Moulin
(1869), des Contes du Lundi (1873), et, bien entendu, dans Tartarin
de Tarascon (1,872).
L'Algérie constitue l'un des thèmes des Lettres de mon
Moulin, développé dans trois nouvelles, où il
transpose très directement ses souvenirs.
Dans les Oranges, il se souvient d'un petit bois d'orangers, aux
portes de Blida : les fruits avaient l'éclat de verres de couleur;
çà et là des éclaircies laissaient voir à
travers les branches les remparts de la petite ville... et l'énorme
masse de l'Atlas. Il eut la chance de voir, fait très rares, ce
bois couvert de neige : Blidah se réveilla poudrée à
blanc. Dans cet air algérien si léger, si pur, la neige
semblait une poussière de nacre.
Dans une autre nouvelle, A Milianah, il évoque cette jolie petite
ville d'Algérie. 2 heures sonnent à l'horloge de la
ville, un ancien marabout, qui donne maintenant aux églises de
Miliana le signal des vêpres! Il arrive sur la grande place, où
joue la musique du 3e de ligne, et le général paraît,
entouré de ses filles. Il passe l'après-midi dans la boutique
de Sid'Omar, ancien ennemi d'Abd el-Kader, qui donne audience et rend
la justice : aujourd'hui, un juif, qui avait eu un différend avec
un caïd au sujet d'un lopin de terre, est venu affirmer qu'il préfère
s'en remettre au zouge de paix des Français. Mal lui en
prend, car un colon espagnol, témoin du caïd, l'insulte devant
l'auditoire impassible, le poursuit dans la rue et le bat. Mais bientôt,
au quartier juif, tout le monde est sur pied ; un agent d'affaires s'en
mêle, et réclamera une forte indemnité. Un peu plus
tard, l'auteur passera devant le bureau arabe, dont la cour est encombrée
par cinquante Arabes en guenilles, accroupis le long du mur. Après
un dîner somptueux chez Sid'Omar, qui boit du champagne (quand ses
serviteurs ont le dos tourné), il finit sa soirée au théâtre,
un ancien magasin de fourrage, surpris de la qualité des acteurs,
presque tous des amateurs, des soldats du 3e.
Enfin, dans la nouvelle intitulée les Sauterelles, Daudet
évoque ce redoutable fléau ( Sur
les sauterelles en Algérie, lire dans L'Algérianiste (n°
27, 28, 29) les articles de P. Piguet et de J. Moriaz (no 31).),
dont il eut l'ocasion de mesurer la gravité à Crescia, alors
qu'il était reçu par son vieil ami Rivière. C'est
l'occasion pour lui d'admirer sa merveilleuse plantation, fruit
d'un travail acharné : Tout à créer, tout à
construire. A chaque instant des révoltes d'Arabes. Ensuite les
maladies, les fièvres, les récoltes manquées... Ils
n'avaient trouvé qu'une terre inculte hérissée de
palmiers nains et de lentisques... Que d'efforts! Que de fatigues!
L'Algérie n'est pas absente des Contes du Lundi, dans lesquels
Daudet évoque la courte et terrible guerre de 1870, l'invasion,
le siège de Paris, et la Commune.
Dans le Turco de la Commune, il raconte l'histoire de Kadour, petit
timbalier des tirailleurs indigènes, qui, malgré sa nostalgie
des bois de Blidah chargés d'oranges, combat avec ardeur
contre les Prussiens. Puis, dans le Paris de la Commune, il se retrouve
sans le savoir aux côtés des fédérés
: après un long interrogatoire, comme on n'en pouvait tirer
que des bono bezef, macache bono, le général de ce jour-
là finit par lui donner dix francs, et l'atta cha à son
état-major. Il combat donc contre les troupes régulières,
croyant qu'il s'agit des Brissien, et, capturé, il est fusillé
sans savoir pourquoi.
Autre cas particulier : dans le récit le Mauvais Zouave,
un forgeron alsacien s'en prend à ses compatriotes qui désertent
l'armée en Algérie pour opter pour la nationalité
de Prusse, mais sa femme les comprend : c'est si loin cette Algérie
d'Afrique où on les envoie! Ils ont le mal du pays là-bas,
et la tentation est bien forte pour eux de revenir, de n'être plus
soldats. Or, voici que leur fils arrive et il est dans ce cas! Le
vieux forgeron décide alors de donner la forge à son fils
et de payer pour lui, et c'est pourquoi à Sidi-Bel-Abbès,
au dépôt du 3e zouaves, il y a depuis quelques jours un engagé
volontaire de cinquante-cinq ans.
Dans Paysages gastronomiques, l'auteur évoque le kouskous
qu'il partagea en Algérie, chez un aga, dans une tente seigneuriale,
les moutons entiers, ruisselants de beurre, le nègre gigantesque
qui dansait, les aboiements aigus des chacals : on se sentait en plein
pays sauvage.
Dans Un décoré du 15 août, il raconte comment
Si Sliman, aga de Miliana, attendit trop longtemps la Légion d'honneur,
par suite de l'hostilité d'un chef de bureau arabe, puis l'ayant
finalement obtenue, partit à Alger remercier le gouverneur général
et l'assurer de son dévouement à la France. Il en profite
pour monter se faire voir dans la ville haute, puis acheter pour ses femmes
des eaux de senteur et des soies à fleurs. Autour de lui, la foule
arabe admirative se pressait en disant : Voilà Si Sliman. L'Emberour
vient de lui envoyer la croix. Hélas! ce n'était qu'une
erreur ! Fou de rage, il se voit prêchant la guerre sainte sur
les frontières du Maroc, ou bien courant les rues d'Alger à
la tête de son goum, pillant les juifs, et massacrant les chrétiens.
Mais il se calme et prend le parti plus sage d'aller voir l'Emberour.
Pour tous les Arabes, l'idée de justice et de puissance se résumait
dans ce seul mot. C'était le vrai chef des croyants de ces musulmans
de la décadence; l'autre, celui de Stamboul, n'avait gardé
pour lui que le pouvoir spirituel. Cependant, à Paris, il est renvoyé
de bureau en bureau, tandis que ses cavaliers l'attendent avec fatalisme,
accroupis à la porte Bab-Azoun (En
fait, l'aga Si Sliman fut réellement décoré de la
Légion d'honneur le 10 mai 1852).
Enfin, dans la nouvellle le Caravansérail, Alphonse Daudet
nous dit ce qu'il vit dans une pittoresque hôtellerie franque
perdue à cent lieues d'Alger. Le mot caravansérail évoquant
dans son esprit un Orient féerique, des cours mauresques plantées
de palmiers, des voyageurs à babouches étendus sur des nattes..,
il est d'abord déçu par cette auberge de I'llede-France,
mais séduit ensuite par le paysage, l'animation de la vie européenne,
l'arrivée de la diligence de Tlemcen, le marché arabe, le
confort de l'hôtel, tenu par deux alsaciennes. Parfois l'aga du
voisinage, s'ennuyant avec ses femmes, venait frôler la vie occidentale,
écouter le piano des roumis, et boire du vin de France. Hélas!
des Arabes ont incendié l'hôtel, et les deux femmes sont
mortes en le défendant, fusil au poing. (Il
s'agit du caravansérail d'Ouled-Fodda, où se rendit A. Daudet.
Il fut détruit par le feu, mais accidentellement, et son propriétaire
n'était pas un alsacien.)
Au total, l'Algérie sous l'Empire offre donc au visiteur métropolitain
un curieux mélange d'Orient et d'Occident. C'est ce mélange
qu'on retrouve dans Tartarin de Tarascon, et qui fait que Daudet
s'y étonne de cette " formidable et cocasse Algérie
française ". Certes, l'aspect caricatural empêche de
prendre ce roman trop au sérieux. On sait comment Tartarin, habillé
en " Teur ", provoque, à peine débarqué,
la stupéfaction à Alger, avec son large pantalon bouffant,
sa gigantesque chéchia, ses fusils, sa tente-abri.
Certes, la satire se fait parfois féroce. Voici l'organisation
coloniale vue par les Arabes : En haut, il y a mouci le gouverneur,
avec une grande trique, qui tape sur l'état-major; l'état-major,
pour se venger, tape sur le soldat; le soldat tape sur le colon; le colon
tape sur l'Arabe; l'Arabe tape sur le nègre, le nègre tape
sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourricot. Voici
le curieux spectacle qu'offre l'Algérie, sinon pour Tartarin, obsédé
par la chasse aux lions, du moins pour des yeux qui auraient su voir :
Un peuple sauvage que nous civilisons en lui donnant nos vices. L'autorité
féroce de bachagas fantastiques qui... pour un oui ou pour un non
font bâtonner les gens sur la plante des pieds. La justice sans
conscience de cadis... de loin en loin un village français avec
des sauterelles qui mangent jusqu'aux rideaux des fenêtres.
Voici l'Algérie des villes, processive et avocassière,
la judiciaire louche qui se tripote au fond des cafés, la bohème
des gens de loi, déjà évoquée dans A
Milianah : Il y a beaucoup d'agents d'affaires en Algérie, presque
autrant que de sauterelles... les fonctions de l'agent sont très
variées : c'est le maître Jacques de la colonie. N'oublions
pas cependant que ces caricatures tiennent au genre littéraire,
au romantisme parodique d'Alphonse Daudet. Orientaliste désenchanté,
il est surtout sensible au " réalisme coloré "
(A. Bonhoure : la Vie des Français
en Algérie (Laffont, 1979) (Livre III, chapitre 3 : "A. Daudet"))
de l'Algérie, à son pittoresque. Pittoresque des paysages
superbes, qui évoquent le Liban ou l'Ancien Testament, la Palestine,
par leur beauté pastorale. Pittoresque des foules composites :
au port, où Tartarin croit voir des pirates dans une nuée
de portefaix arabes et nègres; au théâtre d'Alger,
au bal masqué du samedi : une foule fiévreuse et bariolée
s'y bouscule : des turcos, des Maures, des nègres, des Maltais,
des colons de l'intérieur... des tribus de juifs algériens...
puis des jurons de tous les pays; dans un omnibus : un vicaire
d'Alger à grande barbe noire, un matelot maltais et quatre ou cinq
mauresques masquées de linges blancs. Dans la diligence où
il rencontre le célèbre Bonbonnel, le tueur de panthères
: un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient
leur corps... Dieu sait les gens que je charrie, explique d'ailleurs
cette diligence à Tartarin : des nègres, des bédouins,
des soudards, des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles,
tous parlant un langage auquel Dieu le père ne comprendrait rien,
faisant ainsi allusion au sabir, que Daudet définissait ainsi dans
le Turco de la Commune : ce patois algérien composé de
provençal, d'italien, d'arabe, fait de mots bariolés ramassés
comme des coquillages tout le long des mers latines.
La satire ne doit pas surtout faire oublier la tendresse d'Alphonse Daudet
pour ses personnages, à commencer par cet étonnant Tartarin,
mi-Sancho, mi-Quichotte, devenu Sidi Tart'ri Ben Tart'ri par amour pour
Baia, la (trop) belle mauresque ; ni son attachement pour l'Algérie
en train de naître, déjà étonnamment française,
au milieu de tant de contrastes : Alger n'est pas Constantinople, comme
l'avait cru Tartarin, au contraire : il tombait en plein Tarascon...
Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à
quatre étages. Ni Blida, où Tartarin remarque une place
de jolie sous-préfecture, place régulière, entourée
d'arcades et plantée d'orangers. Dans un coin, une halle avec des
légumes. Surtout, la satire reste secondaire par rapport à
la fantaisie, qui apparaît dans la passion léonine de Tartarin.
On sait comment Tartarin se met à l'affût la nuit dans la
banlieue d'Alger, à Mustapha, et comment, en guise de lion, il
abat un paisible bourricot. ( Passage
reproduit dans L'Algérianiste n. 9 (mars 1980).) Il
rencontre son premier lion à Miliana, mais c'est un lion aveugle
et domestiqué. Il s'enfonce bravement dans le Sud et, une nuit,
à l'affût dans un bois de lauriers-roses, il tue enfin un
lion. Hélas ! c'est encore le lion aveugle qu'il lui faut payer
très cher à ses propriétaires, les moines d'un
grand couvent de lions, qui apprivoisent des lions et les envoient dans
toute l'Afrique septentrionale, accompagnés de frères quêteurs...
Les dons que reçoivent les frères servent à l'entretien
du couvent. Ce fait est véridique : à l'époque,
des lions captifs étaient promenés jusque dans les rues
d'Alger par des indigènes qui recevaient des aumônes. Mais
y avait-il des lions en liberté en Algérie sous le Second
Empire? Au cabaretier alsacien dont il vient de tuer l'âne, Tartarin
demande : Les lions, en voyez-vous quelquefois? - Ma foi, répond
ce dernier en riant, je n'en ai jamais vu... Cependant, je crois
bien avoir entendu dire... Mais c'est beaucoup plus loin dans le Sud.
Le témoignage de ce cabaretier s'ajoute à bien d'autres.
Dans une lettre à son frère, datée de Blida, le 5
avril 1844, Saint-Arnaud (le futur maréchal) écrivait :
Je ne reconnais plus l'Afrique. Jamais je n'y avais vu les bêtes
féroces en foule et malfaisantes comme cette année. On ne
parle que de victimes des lions et des panthères. Ce sont les neiges
et la faim oui les ont fait descendre des montagnes.( Saint-Arnaud
: les Premières Années de l'Algérie française
(Laffont, 1978).) Aussi Marc Baroli pouvait-il écrire
: Depuis Tartarin, A. Daudet a mis définitivement les rieurs
du côté des lions, mais Tartarin ne se situe pas dans les
premières années de la conquête, et le Taras- connais
ne s'est pas tellement éloigné d'Alger. Avant et ailleurs,
les fauves constituaient un danger sérieux. ( Marc
Baroli : la Vie quotidienne des Français en Algérie (1967).)
Et il cite plusieurs cas : à Mondovi, en 1849, un lion franchit
les remparts et tue un boeuf ; deux grands chasseurs, Jules Gérard
et Chassaing tuent nombre de fauves, et ce dernier abat encore un lion
dans le Sahel en 1862; en 1858, à Flaubert, voyageant dans le Constantinois,
un compagnon de route montre l'endroit où il a vu trois lions étendus
au pied d'un arbre. On peut citer également un article du journal
l'Akhbar, relatant comment près de Staouéli, en 1846, un
lion dévora un vieillard. ( Cité
par G. Palisser dans Lions et panthères dans le Sahel (L'Algérianiste
n° 20, décembre 1982).) Le dernier lion tué
en Algérie ne le fut qu'en 1893 dans les Aurès. ( Fait
rapporté par R. Laffitte dans les Animaux sauvages dans l'Algérie
d'autrefois. Lions et éléphants (L'Algérianiste n°
35, septembre 1986), article dans lequel on trouvera par ailleurs une
étude sur les fauves en Algérie à l'époque
romaine.) (Quant aux panthères, le Guide Bleu de 1948
en signalait encore entre Tabarka et Bizerte!)
Tartarin aurait donc pu être, même en son temps, un de ces
"tueurs de lions " rendus célèbres par Jules Gérard.
Ce lieutenant de Spahis publia en 1855 et 1858 La chasse au lion et
Tueur de lions; ( Jules Gérard :
la Chasse au lion (Laffont, 1978).) il souhaitait qu'il y eût
dans la province de Constantine une poignée d'hommes d'élite,
pour se livrer à la chasse au lion... ils rendraient un service
immense dans ce pays où il faut parler aux yeux... ce que les Arabes
redoutent le plus après Dieu, c'est le lion. Pourtant, Tartarin
avait lu avant son départ les livres de Jules Gérard. Mais
ce dernier recommandait précisément aux touristes de ne
pas se borner à voir Médéah, les gorges de la
Ghiffah, Blidah et Alger, mais d'aller jusqu'à la vallée
d'Ourten, dans le Constantinois : c'est là le pays des lions.
Alphonse Daudet pour sa part, a suivi un itinéraire voisin de celui
de son héros Tartarin. En deux mois, il n'a pas pu visiter toute
l'Algérie. Et cependant, il a pu suffisamment la connaître
pour l'évoquer, d'une façon plus sérieuse dans
les Lettres de mon Moulin et les Contes du Lundi. Dans tous
les cas, il a su apprécier avec humour et sympathie l'étonnante
Algérie qu'il a vue, l'Algérie du Second Empire, qui s'ouvre
de plus en plus à la civilisation française.
Georges-Pierre HOURANT.
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