ALGER
Audisio raconte Cagayous
et...
CAGAYOUS RACONTE LA SEMAINE SAINTE
extraits du numéro 9, 15 mars 1980, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 23-9-2009

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Audisio raconte Cagayous

Gabriel Audisio, né à Marseille, vint à Alger avec son père nommé directeur du théâtre municipal. Amoureux de la ville, il découvrit Cagayous et le fit connaître à la France métropolitaine. Voici ce qu'il dit du langage de Cagayous.

Dissipons dès l'abord une erreur trop possible : la langue de Cagayous n'est pas un sabir. Le sabir, c'est le " petit nègre " ; c'est le langage des indigènes de nos colonies qui s'efforcent maladroitement à parler notre idiome. Rien de commun. Je ne considère pas " le cagayous " comme un patois, mais bien comme un dialecte méditerranéen, un rameau sur la souche des langues d'Oc. Populaire, certes, comme ils le sont tous, et même plébéien. A côté du " français naturel ", langue savante et officielle, il est le langage courant du peuple bigarré des néo-français. Aussi bien présente-t-il cette différence avec les autres dialectes de la Méditerranée occidentale qu'il les mélange tous, en y ajoutant une forte dose d'arabe.

La constitution de ce parler s'explique par les divers éléments colonisateurs de l'Algérie. Il faut songer, en effet, que les " Français de France " y sont la minorité : ils fournissent les cadres, ils imposent les lois. Mais ils ne commandent ni aux moeurs ni au langage. Et, même chez eux, les Méditerranéens, méridionaux de tout poil, Provençaux,, Languedociens, Catalans, Gascons et Corses dominent nettement. La masse européenne est constituée :

1° par des Espagnols qui viennent surtout du Levante (provinces de Valence, d'Alicante, de Murcie, de Carthagène), de certaines Baléares (Minorque et Ibiza), un peu d'Andalousie ;

2° par des Italiens originaires principalement de Naples et de sa région (îles d'Ischia et Procida), de Sicile, de Sardaigne ;

3° par des Maltais, eux-mêmes panachage ethnique d'Arabes et d'Italiens.

Selon que l'on est plus près d'un de ces pays, son influence domine : Bône, Philippeville et Constantine sont plus maltais et italiens. Oran est plus espagnol. D'un côté on jure par l'italien dio cane, de l'autre par l'espagnol pougneta. Ici, pour " attends " on dit à l'espagnole aspera, et là, à l'italienne, achpète.

Alger, capitale, située au centre, rassemble assez bien tous ces éléments ; elle les présente mélangés ou côte à côte en ses quartiers : Bab-el-Oued est espagnol ( Cagayous. dit "Bablouette " ; Cervantès disait déjà "Vavalvete"), la Marine est italienne. Au-dessus est la Casbah arabe. Tous trois confluent et se marient sur la vieille place du Gouvernement, " la place du cheval ", au pied de la statue équestre du duc d'Orléans, entre une cathédrale qui est une ancienne mosquée et une mosquée qui s'orne d'une horloge métropolitaine. Toute la pittoresque bâtardise d'Alger, celle qui n'échappe pas aux peintres, à un Launois, à un Etienne Bouchaud, est dans ce carrefour : c'est le chef-lieu de Cagayous, qui est lui-même un type de slang mêlé, son père étant français et sa mère espagnole - un " champoreau ", comme il dit.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce mélange de races, sur leur fusion et incorporation à la patrie française, comme les années de 1914 l'ont montré. Ce miracle n'est pas mon objet. Mais à mesure qu'il se consolide, la langue de Cagayous bat en retraite, déjà elle n'est plus la même qu'au temps où Musette l'employait ; le développement de l'instruction publique chez les Européens et les indigènes, les progrès de la colonisation française, l'accroissement des communications avec la métropole, le grand brassage des armées pendant la guerre, la francisation des fils d'immigrés, le tarissement aussi de l'immigration espagnole dû au cours des changes, autant de causes qui font reculer le parler cagayous. Il était d'autant plus important de le conserver. Ce dialecte n'aboutira pas à une langue spécifiquement algériene, mais dans d'autres âges il aurait pu y aboutir. Le cagayous tel que nous le voyons, c'est le moment critique du " passage ", de la mue ; c'est un témoignage vivant de la transmutation en train de se faire, une sorte de film parlant linguistique brusquement immobilisé. Par bien des analogies, dont quelques-unes seront signalées plus loin, on songe (toutes proportions gardées) à la mue du français aux XIV° et XV" siècles, à son enrichissement par des emprunts étrangers au XVI°. En vérité cela " jette une lumière sur la manière dont notre langue s'est détachée du latin ", et non seulement la nôtre, mais le provençal, l'espagnol, le catalan ; ou peut-être assiste-t-on au phénomène inverse : après avoir divergé, les langues romanes reviennent ici se confondre.

C'est bien son caractère " parlant " qui distingue le cagayous. Ce n'est pas une langue écrite, mais parlée. Elle est faite pour être dite à haute voix.

(...)

Le style de Cagayous a tous les caractères de la langue parlée, populaire. Il est concret, direct, présent, vigoureusement imagé, avec des ellipses puissantes, des raccourcis qui traduisent le besoin d'aller vite, de faire une économie de vocables. Il en révèle aussi les erreurs, les fautes, les pataquès, les obscurités apparentes. Ce qui n'est pas exprimé, l'intonation et le geste y suppléent. Sans eux, on ne peut pas comprendre bien Cagayous. Cela est si vrai et si nécessaire que l'auteur lui-même accompagne parfois les propos de son héros de l'indication " un geste ", entre parenthèses. Et vous entendez bien de quel genre de geste il s'agit. Quand un personnage s'écrie : "Tiens !" tout bon Méditerranéen voit la présentation oobscène du bras, de la main ou du doigt qui correspond à ces fruits symboliques à tous égards des races qui vivent au bord de la mer latine : la figue et l'olive. (...) L'intonation joue un rôle analogue : si Cagayous dit : " Où tu vas ? ", l'intonation chantante suffit à marquer que c'est une interrogation.

Il faudrait aussi parler de l'accent. Juste dans la mesure où cela est indispensable, car ce n'est pas ici le lieu de faire une étude de phonétique, encore qu'il serait bien intéressant d'examiner comment les sons du parler algérien se caractérisent par rapport à ceux des autres dialectes méditerranéens. Ce qu'il est essentiel de souligner, c'est que l'accent algérien n'a rien de commun avec l'accent marseillais, comme on le croit communément en France, sauf le renversement des o qui sont ouverts quand il devraient être fermés, et vice versa. D'une manière générale, on peut dire que l'accent algérien est plus sourd, plus fermé, plus traînant et aussi plus guttural ; la fréquentation des Arabes y est pour quelque chose.

(...)

Sans doute la lecture du texte prouvera mieux que ces généralités ce qui fait la saveur et l'originalité du langage de Cagayous.(...)

Et les nombreux idiotismes de ce langage ne sont pas moins savoureux. Bref, Cagayous nous offre non seulement un dialecte spécifique, mais encore une sorte de style.

(...)

Certes, le matériel verbal de Cagayous est en gros celui du français. Mais il l'enrichit et le modifie par des emprunts à l'étranger ; il lui donne une couleur particulière en recourant abondamment à la terminologie des marins et des pêcheurs ; il s'y mêle des formes argotiques, des idiotismes locaux ; enfin, nombre de mots français ont une nouvelle individualité par le fait d'altérations phonétiques, de pataquès, ou de changements de sens.

(...)

Et maintenant, il n'est que temps de dire comme notre héros lui-même " L'entroduction elle est finite. "

La parole est à Cagayous.

Gabriel AUDISIO.Introduction à Cagayous, Gallimard

CAGAYOUS RACONTE LA SEMAINE SAINTE

La semaine maigue elle est venue. Ça veut dire que c'est défendu qu'on mange la viande, que les cloches elles ont parti et que c'est le temps qu'on va oir les églises qu'on se les a anrangées comme le tréâte.

Y en a que jamais y pensent de faire sa religion et qui se mangent la baccala (1) et les z'haricots le Vendredi Saint pour que le Bon Dieu y s'y lève tous les péchés.

Alorss, moi, quand je m'envoye un morceau de la morue frite, je fais la pénitence, et quand je me mange la côtelette, je fais la noce ? Çuilà qui veut s'en aller dans le ciel, faut qui boulotte le poisson, et çuilà qui veut rentrer dans l'Enfer, y touche le cochon ? Tchalèfe ! (2) Et çuilà qu'il a pas le rond pour manger rien, aoùsqu'y va ?

Allez, assez de rire, ici. Calcidone chaque jour y mange le poisson, et Embrouilloun y passe le temps dedans un tonneau de l'escabètche (3). Pour ça y gagnent un poulailler en haut le Paradis ?

Qué différence qu'y a vec le boeuf et le chien de mer, le mouton et le mérot ? Mo1, si on me laisse que je soigis d'un (4) rouget de la roque (5) et d'un bout de la vache, de tête je plonge dessur le rouget, ho !

Alorss c'est la chose qu'on s'enfourne dedans la pantcha que ça fait venir prope et honnête ? Passe-moi ! Çuilà qui mange beaucoup sans faire rien, y monte pas à le Ciel, pourquoi son darrière y l'empêche ; oilà ça que c'est la vérité.

Le Bon Dieu y s'en f... pas mal qu'on mange la morue ou la viande, en condition qu'on se l'aye pas volée.

Comme les églises elles font comme le tréâte, le tréâte il a fait comme les églises. La Passion on s'a jouée vec Jésus-Christ, la Sainte Vierge, Madeleine, Judas, des Juifs et la Croix.

Pourquoi on s'a pas invité à tous les curés, à les soeurs et à les frères pour venir oir ? C'est pas juste qu'on donne la permission qu'on joue ça à le tréâte vec la musique.

Pisque y en a qui font parler à Jésus-Christ, pourquoi y spliquent pas comme il a fait pour monter en haut le Ciel ? Pas assez qu'on li fait son portrait chaque moment et qu'aucun y ressemble. Pas assez qu'un tas des types y se le met dedans sa poche, rien que pour qui porte la sanche. Qué carnaval ! Qué falsisme ! (6)

Vous voulez je vous dis une chose que l'Evangile y parle pas et que le Bon Dieu y se pense chaque matin qui se rouvre son oeil en soleil ?

" Le monde c'est plein des andouilles !

Çuilà qu'il est habillé en roi y se croit plus que çuilà qu'il est habillé en soldat; çuilà qu'il est habillé en soldat y se croit plus que çuilà qu'il est habillé en curé ; çuilà qu'il est habillé en curé y se croit pluss que çuilà qu'il est habillé en civil, et encore çuilà qu'il a la redingote y se croit pluss que çuilà qu'il a la bélouse, et çuilà qu'il a la bélouse y se croit pluss que çuilà qui a rien que la chimise.39

Miséria ! Reusement que l'Amour il est à poil, va !

Ma mère, ma soeur et les autres femmes de la maison, elles travaillent dedans les plats en terre vernite depis pluss de quate jours pour faire les monès (7).

Mon père qu'il est aveugue, le pôve, y donne un coup de main pourquoi la pâte elle fatigue de remuer. Chaque coup que je rentre dedans la cuisine pour oir, touss les femmes elles m'eng... à cause que je fais venir les gâteaux aigues.

" Allez, foutche ! on l'a pas besoin de toi par ici ! ", elle me dit Chicanelle, qu'elle a de la colle du cerf-volant jusqu'en haut les bras.

Parterre, c'est tout plein de l'eau, des peaux d'oeufs, du gouillat, des peaux de la sobressade (8), des peaux de formage, des papiers du beurre et tout.

On s'a fabriqué pluss de trois qualités des gâteaux pour aller se les manger à la Pointe (9), tous ensemble.

La mère à Nin qu'elle travaille les guêtres, elle s'a porté la machine à coudre à le Mont-de-Piété et d'un peu ma soeur elle me chope la montre en argent du temps que je dors, pour se l'envoyer à la place Bugeaud. (10) De la castagne que j'y a f... j'y a sorti une oreille comme un beignet arabe.

" Vends-toi ton bracelet à toi, et laisse la montre ici, bougue de voleuse ! "

Elle m'a fait fâché. Qu'ça me f... à moi !

A présent, chaque coup que je me couche, je m'attache les effets à le fer du lit, et je m'embusque la montre en-dessous la paillasse.

Quand c'est le temps des monès, toujours faut qu'on m'embrouille une chose. L'aute année, on m'a barboté une ceinture arabe tout de la soie rose, qu'elle me coûte pluss de 12 francs, que je me la gardais pour jeter le broumitche (11) à une répasseuse de la rue de la Révolution. A cause de ça, la typesse elle a été vec un garçon de l'épicerie maltaise qu'il a les cheveux frisés pluss qu'un chien mouton. C'est pas malheureux !

Ma parole, les femmes elles font catholiques rien que pour les monès. Les imonès c'est pluss que quand on fait la première communion. On pense plus à les autres choses. Pour balier, laver le linge, les assiettes, anranger le lit, faire le manger, personne y marche. A bon matin, chaque femme elle s'attrape son plat, et vingà d'écraser la pâte, de monter les gâteaux dessur des planches en tendant qu'on se les porte à le four. Les hommes y se nettoient les petits barils ; y s'anrangent la guitare, y s'attachent les couvertes pour faire la tente vec les bâtons ; après y se louent la carrossa (12) arabe et s'en vont soigir la place bonne à la mer, vec tout le bazar.

Moi je fais roseau (13), jusqu'à temps qu'on jette le signal qu'on commence la fête. Demain nous allons. Challah ! (14)

Auguste ROBINET, dit MUSETTE. Gagayous, Gallimard.

(1) Morue.
(2) Mensonge.
(3) Poisson mariné.
(4) Entre un...
(5) De riche.
(6) Duperie.
(7) Gâteaux de Pâques.
(8) Saucisse espagnole (soubressade).
(9) La Pointe Pescade, plage aux environs d'Alger
(10) Le Mont-de-Piété est sur cette place.
(11) Aguicher.
(12) Voiture.
(13) Je tire la flemme.
(14) A la grâce de Dieu.