Audisio raconte Cagayous
Gabriel Audisio, né à
Marseille, vint à Alger avec son père nommé directeur
du théâtre municipal. Amoureux de la ville, il découvrit
Cagayous et le fit connaître à la France métropolitaine.
Voici ce qu'il dit du langage de Cagayous.
Dissipons dès l'abord une erreur trop possible : la langue de Cagayous
n'est pas un sabir. Le sabir, c'est le " petit nègre
" ; c'est le langage des indigènes de nos colonies qui s'efforcent
maladroitement à parler notre idiome. Rien de commun. Je ne considère
pas " le cagayous " comme un patois, mais bien comme
un dialecte méditerranéen, un rameau sur la souche des langues
d'Oc. Populaire, certes, comme ils le sont tous, et même plébéien.
A côté du " français naturel ", langue
savante et officielle, il est le langage courant du peuple bigarré
des néo-français. Aussi bien présente-t-il cette
différence avec les autres dialectes de la Méditerranée
occidentale qu'il les mélange tous, en y ajoutant une forte dose
d'arabe.
La constitution de ce parler s'explique par les divers éléments
colonisateurs de l'Algérie. Il faut songer, en effet, que les "
Français de France " y sont la minorité : ils fournissent
les cadres, ils imposent les lois. Mais ils ne commandent ni aux moeurs
ni au langage. Et, même chez eux, les Méditerranéens,
méridionaux de tout poil, Provençaux,, Languedociens, Catalans,
Gascons et Corses dominent nettement. La masse européenne est constituée
:
1° par des Espagnols qui viennent surtout du Levante (provinces de
Valence, d'Alicante, de Murcie, de Carthagène), de certaines Baléares
(Minorque et Ibiza), un peu d'Andalousie ;
2° par des Italiens originaires principalement de Naples et de sa
région (îles d'Ischia et Procida), de Sicile, de Sardaigne
;
3° par des Maltais, eux-mêmes panachage ethnique d'Arabes et
d'Italiens.
Selon que l'on est plus près d'un de ces pays, son influence domine
: Bône, Philippeville et Constantine sont plus maltais et italiens.
Oran est plus espagnol. D'un côté on jure par l'italien dio
cane, de l'autre par l'espagnol pougneta. Ici, pour "
attends " on dit à l'espagnole aspera, et là,
à l'italienne, achpète.
Alger, capitale, située au centre, rassemble assez bien tous ces
éléments ; elle les présente mélangés
ou côte à côte en ses quartiers : Bab-el-Oued est espagnol
( Cagayous. dit "Bablouette "
; Cervantès disait déjà "Vavalvete"),
la Marine est italienne. Au-dessus est la Casbah arabe. Tous trois confluent
et se marient sur la vieille place du Gouvernement, " la place du
cheval ", au pied de la statue équestre du duc d'Orléans,
entre une cathédrale qui est une ancienne mosquée et une
mosquée qui s'orne d'une horloge métropolitaine. Toute la
pittoresque bâtardise d'Alger, celle qui n'échappe pas aux
peintres, à un Launois, à un Etienne Bouchaud, est dans
ce carrefour : c'est le chef-lieu de Cagayous, qui est lui-même
un type de slang mêlé, son père étant français
et sa mère espagnole - un " champoreau ", comme il dit.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce mélange de races,
sur leur fusion et incorporation à la patrie française,
comme les années de 1914 l'ont montré. Ce miracle n'est
pas mon objet. Mais à mesure qu'il se consolide, la langue de Cagayous
bat en retraite, déjà elle n'est plus la même qu'au
temps où Musette l'employait ; le développement de l'instruction
publique chez les Européens et les indigènes, les progrès
de la colonisation française, l'accroissement des communications
avec la métropole, le grand brassage des armées pendant
la guerre, la francisation des fils d'immigrés, le tarissement
aussi de l'immigration espagnole dû au cours des changes, autant
de causes qui font reculer le parler cagayous. Il était d'autant
plus important de le conserver. Ce dialecte n'aboutira pas à une
langue spécifiquement algériene, mais dans d'autres âges
il aurait pu y aboutir. Le cagayous tel que nous le voyons, c'est le moment
critique du " passage ", de la mue ; c'est un témoignage
vivant de la transmutation en train de se faire, une sorte de film parlant
linguistique brusquement immobilisé. Par bien des analogies, dont
quelques-unes seront signalées plus loin, on songe (toutes proportions
gardées) à la mue du français aux XIV° et XV"
siècles, à son enrichissement par des emprunts étrangers
au XVI°. En vérité cela " jette une lumière
sur la manière dont notre langue s'est détachée du
latin ", et non seulement la nôtre, mais le provençal,
l'espagnol, le catalan ; ou peut-être assiste-t-on au phénomène
inverse : après avoir divergé, les langues romanes reviennent
ici se confondre.
C'est bien son caractère " parlant " qui distingue le
cagayous. Ce n'est pas une langue écrite, mais parlée. Elle
est faite pour être dite à haute voix.
(...)
Le style de Cagayous a tous les caractères de la langue parlée,
populaire. Il est concret, direct, présent, vigoureusement imagé,
avec des ellipses puissantes, des raccourcis qui traduisent le besoin
d'aller vite, de faire une économie de vocables. Il en révèle
aussi les erreurs, les fautes, les pataquès, les obscurités
apparentes. Ce qui n'est pas exprimé, l'intonation et le geste
y suppléent. Sans eux, on ne peut pas comprendre bien Cagayous.
Cela est si vrai et si nécessaire que l'auteur lui-même accompagne
parfois les propos de son héros de l'indication " un geste
", entre parenthèses. Et vous entendez bien de quel genre
de geste il s'agit. Quand un personnage s'écrie : "Tiens !"
tout bon Méditerranéen voit la présentation oobscène
du bras, de la main ou du doigt qui correspond à ces fruits symboliques
à tous égards des races qui vivent au bord de la mer latine
: la figue et l'olive. (...) L'intonation joue un rôle analogue
: si Cagayous dit : " Où tu vas ? ", l'intonation chantante
suffit à marquer que c'est une interrogation.
Il faudrait aussi parler de l'accent. Juste dans la mesure où cela
est indispensable, car ce n'est pas ici le lieu de faire une étude
de phonétique, encore qu'il serait bien intéressant d'examiner
comment les sons du parler algérien se caractérisent par
rapport à ceux des autres dialectes méditerranéens.
Ce qu'il est essentiel de souligner, c'est que l'accent algérien
n'a rien de commun avec l'accent marseillais, comme on le croit communément
en France, sauf le renversement des o qui sont ouverts quand il devraient
être fermés, et vice versa. D'une manière générale,
on peut dire que l'accent algérien est plus sourd, plus fermé,
plus traînant et aussi plus guttural ; la fréquentation des
Arabes y est pour quelque chose.
(...)
Sans doute la lecture du texte prouvera mieux que ces généralités
ce qui fait la saveur et l'originalité du langage de Cagayous.(...)
Et les nombreux idiotismes de ce langage ne sont pas moins savoureux.
Bref, Cagayous nous offre non seulement un dialecte spécifique,
mais encore une sorte de style.
(...)
Certes, le matériel verbal de Cagayous est en gros celui du français.
Mais il l'enrichit et le modifie par des emprunts à l'étranger
; il lui donne une couleur particulière en recourant abondamment
à la terminologie des marins et des pêcheurs ; il s'y mêle
des formes argotiques, des idiotismes locaux ; enfin, nombre de mots français
ont une nouvelle individualité par le fait d'altérations
phonétiques, de pataquès, ou de changements de sens.
(...)
Et maintenant, il n'est que temps de dire comme notre héros lui-même
" L'entroduction elle est finite. "
La parole est à Cagayous.
Gabriel AUDISIO.Introduction à Cagayous,
Gallimard
CAGAYOUS RACONTE
LA SEMAINE SAINTE
La semaine maigue elle est venue. Ça
veut dire que c'est défendu qu'on mange la viande, que les cloches
elles ont parti et que c'est le temps qu'on va oir les églises
qu'on se les a anrangées comme le tréâte.
Y en a que jamais y pensent de faire sa religion et qui se mangent la
baccala (1) et les z'haricots le Vendredi Saint pour que le Bon Dieu y
s'y lève tous les péchés.
Alorss, moi, quand je m'envoye un morceau de la morue frite, je fais la
pénitence, et quand je me mange la côtelette, je fais la
noce ? Çuilà qui veut s'en aller dans le ciel, faut qui
boulotte le poisson, et çuilà qui veut rentrer dans l'Enfer,
y touche le cochon ? Tchalèfe ! (2) Et çuilà qu'il
a pas le rond pour manger rien, aoùsqu'y va ?
Allez, assez de rire, ici. Calcidone chaque jour y mange le poisson, et
Embrouilloun y passe le temps dedans un tonneau de l'escabètche
(3). Pour ça y gagnent un poulailler en haut le Paradis ?
Qué différence qu'y a vec le boeuf et le chien de mer, le
mouton et le mérot ? Mo1, si on me laisse que je soigis d'un (4)
rouget de la roque (5) et d'un bout de la vache, de tête je plonge
dessur le rouget, ho !
Alorss c'est la chose qu'on s'enfourne dedans la pantcha que ça
fait venir prope et honnête ? Passe-moi ! Çuilà qui
mange beaucoup sans faire rien, y monte pas à le Ciel, pourquoi
son darrière y l'empêche ; oilà ça que c'est
la vérité.
Le Bon Dieu y s'en f... pas mal qu'on mange la morue ou la viande, en
condition qu'on se l'aye pas volée.
Comme les églises elles font comme le tréâte, le tréâte
il a fait comme les églises. La Passion on s'a jouée vec
Jésus-Christ, la Sainte Vierge, Madeleine, Judas, des Juifs et
la Croix.
Pourquoi on s'a pas invité à tous les curés, à
les soeurs et à les frères pour venir oir ? C'est pas juste
qu'on donne la permission qu'on joue ça à le tréâte
vec la musique.
Pisque y en a qui font parler à Jésus-Christ, pourquoi y
spliquent pas comme il a fait pour monter en haut le Ciel ? Pas assez
qu'on li fait son portrait chaque moment et qu'aucun y ressemble. Pas
assez qu'un tas des types y se le met dedans sa poche, rien que pour qui
porte la sanche. Qué carnaval ! Qué falsisme ! (6)
Vous voulez je vous dis une chose que l'Evangile y parle pas et que le
Bon Dieu y se pense chaque matin qui se rouvre son oeil en soleil ?
" Le monde c'est plein des andouilles !
Çuilà qu'il est habillé en roi y se croit plus que
çuilà qu'il est habillé en soldat; çuilà
qu'il est habillé en soldat y se croit plus que çuilà
qu'il est habillé en curé ; çuilà qu'il est
habillé en curé y se croit pluss que çuilà
qu'il est habillé en civil, et encore çuilà qu'il
a la redingote y se croit pluss que çuilà qu'il a la bélouse,
et çuilà qu'il a la bélouse y se croit pluss que
çuilà qui a rien que la chimise.39
Miséria ! Reusement que l'Amour il est à poil, va !
Ma mère, ma soeur et les autres femmes de la maison, elles travaillent
dedans les plats en terre vernite depis pluss de quate jours pour faire
les monès (7).
Mon père qu'il est aveugue, le pôve, y donne un coup de main
pourquoi la pâte elle fatigue de remuer. Chaque coup que je rentre
dedans la cuisine pour oir, touss les femmes elles m'eng... à cause
que je fais venir les gâteaux aigues.
" Allez, foutche ! on l'a pas besoin de toi par ici ! ", elle
me dit Chicanelle, qu'elle a de la colle du cerf-volant jusqu'en haut
les bras.
Parterre, c'est tout plein de l'eau, des peaux d'oeufs, du gouillat, des
peaux de la sobressade (8), des peaux de formage, des papiers du beurre
et tout.
On s'a fabriqué pluss de trois qualités des gâteaux
pour aller se les manger à la Pointe (9), tous ensemble.
La mère à Nin qu'elle travaille les guêtres, elle
s'a porté la machine à coudre à le Mont-de-Piété
et d'un peu ma soeur elle me chope la montre en argent du temps que je
dors, pour se l'envoyer à la
place Bugeaud. (10) De la castagne que j'y a f... j'y a sorti
une oreille comme un beignet arabe.
" Vends-toi ton bracelet à toi, et laisse la montre ici, bougue
de voleuse ! "
Elle m'a fait fâché. Qu'ça me f... à moi !
A présent, chaque coup que je me couche, je m'attache les effets
à le fer du lit, et je m'embusque la montre en-dessous la paillasse.
Quand c'est le temps des monès, toujours faut qu'on m'embrouille
une chose. L'aute année, on m'a barboté une ceinture arabe
tout de la soie rose, qu'elle me coûte pluss de 12 francs, que je
me la gardais pour jeter le broumitche (11) à une répasseuse
de la rue de la Révolution. A cause de ça, la typesse elle
a été vec un garçon de l'épicerie maltaise
qu'il a les cheveux frisés pluss qu'un chien mouton. C'est pas
malheureux !
Ma parole, les femmes elles font catholiques rien que pour les monès.
Les imonès c'est pluss que quand on fait la première communion.
On pense plus à les autres choses. Pour balier, laver le linge,
les assiettes, anranger le lit, faire le manger, personne y marche. A
bon matin, chaque femme elle s'attrape son plat, et vingà d'écraser
la pâte, de monter les gâteaux dessur des planches en tendant
qu'on se les porte à le four. Les hommes y se nettoient les petits
barils ; y s'anrangent la guitare, y s'attachent les couvertes pour faire
la tente vec les bâtons ; après y se louent la carrossa (12)
arabe et s'en vont soigir la place bonne à la mer, vec tout le
bazar.
Moi je fais roseau (13), jusqu'à temps qu'on jette le signal qu'on
commence la fête. Demain nous allons. Challah ! (14)
Auguste ROBINET, dit MUSETTE. Gagayous, Gallimard.
(1) Morue.
(2) Mensonge.
(3) Poisson mariné.
(4) Entre un...
(5) De riche.
(6) Duperie.
(7) Gâteaux de Pâques. |
(8) Saucisse espagnole (soubressade).
(9) La
Pointe Pescade, plage aux environs d'Alger
(10) Le Mont-de-Piété est sur cette place.
(11) Aguicher.
(12) Voiture.
(13) Je tire la flemme.
(14) A la grâce de Dieu. |
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