Nous, Algériens
Jacques Chevallier
Ancien maire d'Alger
CALMANN-LÉVY, 1958

Chapitres VI, VII


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VI

---------Encore d'autres occasions manquées :

--------Le dialogue entre Algériens et l'Intergroupe des libéraux.
--------Nous fûmes un certain nombre à prendre conscience du danger, mais il fallait lui trouver un remède. Il ne pouvait en être de meilleur, pour deux collectivités qui commençaient à se contracter, que de leur proposer d'ouvrir un dialogue dont toute la population algérienne serait témoin et auquel elle aurait droit de participer :
--------Aussi, le 19 décembre 1950, l'Écho d'Alger mit-il ses colonnes à ma disposition pour ouvrir un " Dialogue entre Algériens ". La règle du jeu était que chaque Européen ou musulman désireux d'y participer devait exprimer librement sa pensée quant aux solutions possibles de notre crise de croissance, politique, économique et sociale.

--------Dans quatre premiers articles, je précisais le sens et les raisons de cette expérience.
--------" A ceux qui s'interrogent sur l'éventualité d'un conflit général, comment ne pas répondre que les hostilités sont déjà en cours? La guerre qui sourd et se développe, celle qu'on appellera peut-être la troisième guerre mondiale, revêt des formes toutes différentes des précédentes. C'est avant tout une guerre de désagrégation interne qui doit livrer les peuples démoralisés, épuisés, suicidés aux mains du matérialisme moscoutaire...
--------Ici autant qu'ailleurs et malgré des apparences trompeuses, nous ne sommes ni matériellement, ni moralement armés pour affronter les jours sombres qui pointent. Mieux vaut s'en expliquer.
--------La nécessité de faire le point, de tenter d'y voir plus clair dans la confusion générale, s'avère d'autant plus impérieuse pour l'Algérie qu'en février 1951 la première phase d'une expérience va prendre fin.
--------A l'occasion du renouvellement partiel de l'Assemblée algérienne, suivi lui-même de plusieurs autres consultations électorales, dont une législative, des bilans seront établis, des méthodes appréciées.
--------L'ensemble des institutions algériennes, leur aspect social, économique, politique et culturel, l'application même du Statut seront mis sur la sellette et jugés.
--------Le retour graduel à l'économie de guerre, les difficultés financières inévitables qu'il impliquera, l'intérêt majeur que présentera l'A.F.N. dans le système défensif occidental seront autant de facteurs propres à influer sur les jugements. A leur tour, ces jugements pourront entraîner des décisions plus ou moins opportunes, prises en fonction du seul intérêt du moment et susceptibles d'hypothéquer lourdement l'avenir algérien.
--------Ainsi risque-t-on d'ajouter quelque nouvelle solution d'expédient à celles déjà trop nombreuses dont on a usé envers l'Algérie, souvent sans grand discernement.
--------Il est vrai qu'on n'y eût point recouru si, de notre côté, nous avions proposé quelque chose qui fût différent de l'immobilisme irréductible dans lequel nous avons jusqu'à présent cru habile ou facile de nous cantonner. Car c'est bien une antinomie que de défendre une politique statique en même temps que l'on s'applique à promouvoir une évolution indiscutable.
--------Prolonger cette contradiction entre notre pensée, je dirai même notre absence de pensée, et les faits réels, nous condamnerait tôt ou tard à de douloureux mécomptes.
--------J'entends qu'un optimisme de commande conseillerait de taire ces choses et d'attendre? Une fois de plus attendre quoi, sinon que la situation intérieure et internationale sous tous les aspects devienne telle que toutes les données de nos problèmes s'en trouvent faussées?
--------Chaque jour les complique davantage. Aussi l'intérêt général bien compris exigerait-il que sans retard nous nous attachions à repenser nos problèmes. Nous nous devons maintenant de le faire, non plus par rapport à l'intérêt de telle ou telle collectivité, mais des droits et devoirs communs à toutes les collectivités algériennes...
--------Regrettons que jusqu'à ce jour les confrontations nécessaires aient été négligées. Il n'est pas encore trop tard pour bien faire.
--------Ces confrontations objectives permettront seules de rétablir un circuit de confiance malheureusement rompu en de trop multiples occasions et d'élaborer un programme d'avenir qui tienne compte du souhaitable et du possible........................

--------" Un climat incertain, une poussière d'hommes, l'absence du " programme ", tels sont les maux dont souffre l'Algérie aujourd'hui. On ne pouvait définir de façon plus précise situation aussi complexe.
Le mérite en revient à M. Kaïd Hammoud qui, dans la Voix
Libre, journal d'union franco-musulmane de Constantine, analyse avec beaucoup de perspicacité le comportement actuel des Algériens. Sachons-lui gré de cette contribution. --------Mais de notre côté, ne nous contentons pas de constater. Agissons ou plutôt réagissons pour créer le climat nécessaire à une libre confrontation des suggestions respectives et à une non moins libre discussion des solutions possibles.
--------Commençons par substituer à la notion périmée des unions étriquées, telles que les concevaient encore ces temps derniers des collectivités plus ou moins sur la défensive, la notion généreuse, élevée et combien plus constructive d'une véritable Union franco-musulmane.
--------Cette union, la seule pensable aujourd'hui, est aussi la seule susceptible de créer le climat de confiance dans lequel s'épanouiront des élites insoupçonnées ou négligées. Elles pourront enfin exprimer leur pensée. C'est nécessaire.
--------Nous découvrirons à cette occasion que nous avons trop longtemps méconnu ou voulu ignorer l'aspect moral de nos problèmes algériens. Nous ne sommes pas suffisamment attachés à connaître l'âme des individus, cette âme dont BOSSUET disait qu'elle est ce qui fait " penser, entendre, sentir et raisonner ".
--------De ce fait, notre optique est déformée, nous ne comprenons plus les pensées, les sentiments, les raisonnements des musulmans. Nous ne les trouvons plus en harmonie avec les nôtres.
--------Comment pourrait-il en être autrement?
--------Nous avons insuffisamment apprécié que cette nature que nous transformions, ce progrès que nous importions, changeaient peu à peu la mentalité des habitants de ce pays.
--------Nous n'avons pas toujours compris que le berger qui voit la métamorphose de son bled aride, qui regarde l'excavatrice fendre la montagne, le barrage grandir et le bulldozer niveler la colline, apprend autant que le plus hardi voyageur. Dans ce cadre nouveau, son âme n'est plus la même.
--------Et nous avons encore moins saisi que cette évolution morale du musulman exigeait de nous-mêmes une évolution correspondante et qu'à un changement de mentalité des musulmans devait répondre un changement de notre propre mentalité. En quelque sorte, une adaptation parallèle.
Parce qu'un monde mourait et qu'un autre monde naissait, créé par nous, un monde différent de celui de notre enfance dans lequel il nous fallait à notre tour apprendre à vivre.
--------N'avoir point discerné cette nécessité d'une évolution générale des idées est peut-être la raison de nos éloignements, du refroidissement des rapports entre les deux collectivités algériennes. Comment n'auraient-ils pas été exploités !
--------Opérons le redressement nécessaire pendant qu'il en est temps encore. Nous condamnerions notre oeuvre, si nous nous y refusions.
--------Et cela est également valable pour l'Administration. A son tour, elle doit évoluer, s'adapter, modifier ses conceptions.
--------L'armature de ce pays confère à l'Administration un pouvoir considérable sur les hommes. Elle doit en user avec une mentalité rénovée. Qu'elle se garde d'ouvrir des routes qui mèneraient à des horizons vides. " (L'Écho d'Alger, 22 décembre 1950.).

***

--------" Parler d'un programme, c'est également parler des hommes capables de l'élaborer...
--------Contrairement à ce qu'on prétend, l'Algérie ne manque pas d'hommes aptes à concevoir et à réaliser. Il suffit de la parcourir pour en être persuadé. Mais l'arbitraire d'une terminologie absurde, souvent employée non sans malice pour maintenir des situations acquises ou rendre suspects les conciliants, provoque l'élimination d'une foule de vocations nouvelles.
--------Cette terminologie abusive limite l'éventail poli-tique algérien à deux tendances : l'une dite " colonialiste ", l'autre " séparatiste ". Hors de ces deux extrêmes, point de salut.
--------Sera colonialiste ou, suppôt du colonialisme, quiconque louera sans réserve l'oeuvre française en ce pays.
--------Sera séparatiste ou suspect de mauvaises intentions quiconque déclarera cette oeuvre perfectible, en sou-lignera les points amendables, rappellera des engagements imprudemment souscrits et négligés, critiquera l'Administration ou enfin proposera des solutions différentes de celles exclusivement admises par un conformisme de bon aloi.
--------Cette déplorable et trop élémentaire classification incite à une généralisation non moins regrettable. Nanti de ces préjugés, on a tôt fait de déclarer que la majorité de l'élément d'origine européenne est colonialiste et que la majorité des musulmans est farouchement séparatiste.
Gardons-nous de jugements aussi sommaires qui faussent d'emblée toutes les règles du jeu.

--------Certes, il y a des colonialistes, c'est-à-dire des gens d'un égoïsme irréductible que leur intérêt maté-riel seul attache à l'Algérie, à l'exclusion de tout autre sentiment. Ils tiennent à tirer du pays et des gens, de tous les gens, le maximum aux moindres frais et iraient aussi bien planter leur tente ailleurs s'ils y découvraient matière à exploitation plus lucrative.
--------Ce type d'individus n'est pas spécifiquement algérien; il se rencontre sous toutes les latitudes. On ne saurait, sans injustice, le considérer comme caractéristique du colon ni de la masse d'Européens modestes qui vivent en Algérie, en partagent la bonne et la mauvaise fortune et n'ont ni le désir ni les moyens d'aller ailleurs.
--------Certes, il y a aussi des séparatistes, apôtres d'un nationalisme jaloux et exclusif qui ne conçoivent de solutions qu'à sens unique. Cette tendance non plus n'est pas spécifiquement algérienne. La Bretagne et l'Alsace pourraient en témoigner.
--------S'ils étaient de bonne foi, les séparatistes algériens auraient certainement conscience de l'utopie de leur doctrine à une époque où les nationalismes se démantèlent progressivement devant la nécessité de conclure des alliances et des unions internationales de plus en plus intimes. --------Mais ils ne sont pas tous de bonne foi. Le nationalisme à bon dos. Il est pour certains un prétexte commode pour abuser une foule de braves gens mécontents, les pressurer, les exciter et les lancer enfin dans des aventures rocambolesques et sanglantes, auxquelles, bien entendu, les dépositaires de la doctrine ne participent pas.
--------Pendant que les adeptes trop naïfs complotent et risquent la prison, les leaders, protégés par la loi du pays qu'ils condamnent, dépensent largement à Paris et ailleurs l'argent sacré de la cause, investi pour des motifs plus personnels dans quelque commerce profitable. Tel est le cas du P.P.A. modèle 1950.
--------Ces deux extrêmes, colonialisme et séparatisme, ces deux sectarismes ne sont pas toute l'Algérie. Le soi-disant no man's land qui les sépare mériterait d'être mieux exploré; on y découvrirait l'Algérie presque entière, non pas une Algérie amorphe et sans vie, mais une Algérie bouillonnante dans le creuset de l'évolution, façonnant une race nouvelle, réceptive aux résonances extérieures, prenant conscience de sa vitalité, de sa personnalité, soucieuse de son destin, éternellement respectueuse de ses religions et de ses traditions, une Algérie si pleine de dynamisme et de promesses que sa vue même pourrait nous effrayer.
--------C'est pourtant là qu'il faut maintenant puiser. Nous y découvrirons des hommes certainement différents de ceux auxquels nous avons été accoutumés. Ne condamnons pas ces derniers. Leur action répondait aux nécessités d'une époque, elle ne répond plus aux nécessités d'aujourd'hui.
Nous ne sortirons de l'impasse dans laquelle des vues trop étroites et les imperfections fondamentales de notre système hybride nous acculent que si des équipes rénovées, largement recrutées, nous apportent le concours d'une pensée nouvelle.
--------Et cela me paraît valable pour les deux collèges. Le conformisme qui s'exprime trop souvent dans le premier collège par un gouvernementalisme béat et dans le second par un " beni-oui-ouisme " aveugle ne peut être concevable que dans un régime politique suffisamment stable.
--------Dès que la marque du régime devient, comme elle l'est aujourd'hui, une instabilité chronique, acquiescer à tout, au bon et au mauvais, n'est plus que de l'opportunisme, au sens péjoratif du terme.
--------J'entends que dans le deuxième collège les alliés des jours difficiles, les grandes familles venues à nous dès le début pour servir une belle cause, placent la France au-dessus de ces petitesses. Nous leur en devons reconnaissance. Mais à côté d'elles, il est des recrues occasionnelles qu'inspire la seule pensée de leur intérêt et dont l'âpreté défigure le vrai visage de la France. Alors, soyons quittes.
--------A en croire MONTESQUIEU, le principe du gouver?
nement démocratique serait la Vertu, prise dans son sens étymologique de force morale et de courage.
Ne négligeons pas ce principe et dans le choix des hommes politiques, considérons aujourd'hui qu'il est plus sûr d'avoir auprès de soi des < demi-rebelles " que des domestiques " (L'Écho d'Alger, 26 décembre 1950.)

* **

--------A cette invite répondirent quatorze personnalités européennes et musulmanes, mais le dialogue, soupape de sécurité des rancoeurs et des refoulements qui eût dû s'exprimer dans la presse plutôt que dans les maquis, fut jugé dangereux en haut lieu. On y mit donc un terme.
--------Les idées semées vont tout de même leur chemin...
--------En février 1951, l'Assemblée algérienne venait d'être partiellement renouvelée par les élections. Ayant volontairement quitté le Parlement français, je venais d'être admis dans cette assemblée qui était divisée en trois blocs : le maigre bloc des représentants des partis nationalistes sur-vivants des élections, le bloc des élus européens et des élus musulmans considérés comme " administratifs ", c'est-à-dire tenant plutôt leur mandat de l'appui de l'Administration que d'un réel succès électoral; enfin un troisième bloc de délégués qui, désapprouvant l'autoritarisme, le sectarisme ou la servilité de ces extrêmes, pensait l'occasion venue de tisser la toile d'un travail confiant entre les membres des deux collectivités.
--------Dès le 16 mai 1951, le troisième bloc s'était découvert et avec lui naissait l'Intergroupe des libéraux. Quelques extraits de sa déclaration constitutive, largement reproduite dans toute la presse nord-africaine, traduit l'esprit dans lequel
les membres de cet intergroupe entendaient coopérer :

---------" Venus d'horizons politiques différents, chacun de nous conservant en toute indépendance ses convictions propres, nous nous sommes rassemblés en cet Intergroupe des libéraux pour sauvegarder des libertés communes que nous considérons aujourd'hui menacées.
--------Ce geste qui, dans la confusion des temps présents, veut être un témoignage, nous l'accomplissons parce que nous sommes des hommes libres, respectueux de l'Homme et de sa dignité, qui voulons penser, agir, et nous exprimer librement dans le respect de nos lois, de nos religions et de nos traditions.
--------Les attributions et les pouvoirs de l'Assemblée algérienne et de l'Administration ont été définis par la loi. Seule, celle-ci peut les modifier. Nous entendons que ces pouvoirs et ces attributions soient respectés. Nous ne saurions admettre que personne n'en altère la lettre ou l'esprit.
--------Nous voulons être le témoignage de cette prise de conscience d'hommes de bonne volonté devant les nécessités morales et matérielles de ce pays au stade de son évolution actuelle.
--------Nous reconnaissons tous que les hommes d'Algérie, tous les Algériens et Algériennes ont soif de dignité, de bien-être dans la paix sociale, dans la paix des coeurs, dans la paix tout court.
--------Nous sommes décidés à oeuvrer pour satisfaire ces aspirations légitimes en bannissant ce qui subsiste encore de préjugés de race, de complexes d'infériorité générateurs de haine et de peur, de terminologies abusives entretenues pour diviser, condamner et exclure.
--------Nous avons la conviction profonde que le destin de l'Algérie n'est pas une épreuve de force, mais une oeuvre de confiance à laquelle, de tout son être, chaque Algérien doit contribuer sans rancoeur et sans arrière-pensée.
La routine, le contrôle de plus en plus envahissant du pouvoir central sur l'Administration algérienne, cause d'alourdissement dans l'exécution, l'absence d'esprit de continuité, conséquence de l'instabilité politique, nous acculent à des expériences souvent sans suite mais dans la plupart des cas financièrement coûteuses.
L'économie et la société algériennes ne pourront bientôt plus les supporter.
--------Nous voulons maintenant savoir où nous allons, faire en commun l'inventaire de ce qui rapproche et de ce qui divise, confronter tous nos points de vue, fixer d'un commun accord les étapes d'un développement harmonieux dans la réalisation des légitimes aspirations des diverses communautés algériennes. "

--------Les noms des signataires de cette déclaration ont aussi leur valeur... Signèrent entre autres : LAQUIÉRE, PAPILLON, CARDONA, ALAIN DE SÉRIGNY, FARÉS ABDERRHAMANE, VIGNAU, MESBAH, BAUJARD, MALPEL, IMALAYHENE, J. CHEVALLIER, etc...
--------Ainsi pour la première fois en Algérie était né un groupement franco-musulman qui se prévalait du libéralisme. --------Mais les forces puissantes que risquait de bousculer ce geste révolutionnaire devaient l'étouffer.
--------L'Intergroupe des libéraux, comme le dialogue entre Algériens, eut une existence précaire. Leur décès quasi simultané alla grossir le lot des occasions manquées.

VII

--------La soi-disant politique des abandons.

--------LA dégradation progressive du climat politique en Algérie, consécutive aux atermoiements et aux restrictions apportées à l'exercice des droits civiques malgré les essais de quelques-uns pour pallier cette politique aveugle, un travail de désagrégation interne entrepris dès 1950 sur la masse musulmane par l'élément précurseur du F.L.N. devaient en fin de compte provoquer la rébellion du 1er novembre 1954.
--------Mais, entre temps, des événements extérieurs d'une portée considérable avaient aussi marqué la vie de la nation, singulièrement en Indochine et en Tunisie. L'Union française était ébranlée.
--------Ignorant volontairement les conséquences des occasions perdues, celles de l'impuissance parlementaire à définir une politique cohérente dans l'Union française, d'autre part ne se gênant pas pour bousculer la chronologie, violer la vérité ou méconnaître les vraies responsabilités, des esprits malicieux n'ont cessé depuis cinq ans d'exploiter à leur profit la somme des événements malheureux en dénonçant les trames d'un sombre complot dont le but final, calculé et minuté, serait l'abandon de l'Algérie.
--------Trop de mal a été commis en Algérie par l'exploitation de ces légendes malhonnêtes qui exaspèrent à juste titre la sensibilité, le patriotisme et la crédulité des Français d'Algérie et leur donne le sentiment d'être sans cesse trahis, pour ne pas rétablir la vérité.
--------" Une erreur et un mensonge qu'on ne prend point la peine de démasquer acquièrent peu à peu l'autorité
du vrai "
, disait CH. MAURRAS.
--------Alors cherchons les trames du complot des "abandons ".

--------
Et d'abord, quid de l'Indochine?
--------Le 7 mai 1954, sous le gouvernement de M. LANIEL, Indépendant, l'héroïque garnison de Dien-Bien-Phu pilonnée durant cinquante-six jours de siège par 200 000 coups d'artillerie et des assauts incessants avait dû, submergée par le nombre, céder au Viet-minh. Avec elle disparaissait le fer de lance du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient et ce désastre scellait l'agonie de l' Indochine.
--------Ayant eu la redoutable charge d'administrer l'armée française au lendemain de Dien-Bien-Phu, les servitudes mêmes de la fonction m'ont fait vivre plus intensément que beaucoup d'hommes politiques chacun des douloureux instants du dernier mois de cette guerre.
--------Quelques chiffres qui, sauf erreur, n'ont jamais été reproduits, donneront une idée précise de l'hémorragie que subissait l'armée et avec elle la nation française. Ils expriment ce que peut coûter une opération politique mal menée.
--------En 1954, du 1er janvier au 1er mai, soit pendant cinq mois de lutte, les pertes de l'armée française et celles des États associés en morts, blessés, prisonniers, etc. s'élevaient à 38 130 hommes.
--------Durant les trois mois suivants, c'est-à-dire jusqu'au " cessez-le-feu " de juillet, le chiffre des pertes bondit à 62 796 hommes.
--------En moins de sept mois, 100 926 hommes avaient donc été mis hors de combat.
--------A cette usure extraordinaire avait fatalement répondu la nécessité de renforts correspondants dont le rythme allait sans cesse croissant, bien que notoirement insuffisants : 53 000 hommes en 1952, 66 000 en 1953, 129 000 en 1954.
--------Seuls les militaires de carrière étaient envoyés sur ce théâtre d'opérations. Il était inéluctable que devant de pareils besoins, le rythme des engagements devenant rapidement insuffisant, on dût se décider à envisager l'envoi des jeunes du contingent.
--------C'est ainsi que furent hâtivement constituées par prélèvement sur nos faibles disponibilités métropolitaines et de couverture, deux divisions nouvelles, la 11e et la 14e. Il était envisagé qu'une troisième division, la 12e, soit par la suite mise sur pied de la même façon et pour la même mission.
--------Et pourtant, si l'on voulait continuer la guerre d'Indochine, la solution n'était pas seulement l'envoi de ces trois divisions, mais encore une mobilisation des ressources de la nation tout entière.
--------Le 3 juillet 1954, quelques jours après la dramatique réunion du Comité de défense nationale tenue le 26 juin à l'Élysée, lorsqu'il me fut demandé d'indiquer nos ressources en personnel de carrière, et cela afin d'éviter l'envoi du contingent en Indochine, je ne pus que fournir des chiffres effarants.
--------Abstraction faite de la maintenance, nous ne pouvions envoyer en renfort en Indochine, de juillet à décembre 1954, que... 879 hommes.
--------L'armée française saignée à blanc dans ses cadres et dans son personnel de carrière était à bout de souffle. Sept ans de combats, 100 000 morts chez nous et dans les troupes de l'Union française, 30 000 prisonniers, l'équivalent de deux promotions de Saint-Cyriens exterminé chaque année, des centaines de milliards gaspillés, 170 000 hommes traqués et cernés en majorité dans le Delta tonkinois, la sécurité française en métropole amoindrie par l'affaiblissement de sa couverture sur le Rhin, l'armée d'Afrique exangue et désorganisée... fallait-il continuer, persévérer jusqu'à la catastrophe finale?

--------Qui aurait secouru l'Afrique du Nord quelques mois plus tard et depuis si toute l'armée française s'était perdue dans ce gouffre?
--------En Indochine, les militaires ont fait leur devoir,
tout leur devoir et mieux encore. Par contre, sur le plan politique, l'échec a été total. En nous accrochant à des fantômes, nous avons été conduits au néant.
--------Contre un adversaire qui avait une pensée
politique et qui jouait son va-tout militaire avec un synchronisme parfait, qui s'engageait à fond sur l'un et l'autre, nous n'avons répondu qu'à moitié, jouant parcimonieusement le militaire, hésitant sur le politique, le négligeant ou même l'ignorant.
--------Malgré l'émotion et la tristesse ressenties à l'occasion du dénouement indochinois, l'opinion algérienne en comprit alors l'impérieuse nécessité et, traduisant son sentiment, l'Écho d'Alger du 28 juillet 1954 pouvait écrire :
--------" M. Mendès-France, à qui l'on ne saurait dénier d'éminentes qualités d'homme d'État, vient de faire la preuve de son habileté et de sa prudence en mettant fin à un conflit qui n'était plus soutenable et pour la solution duquel une certaine force d'âme était plus nécessaire que celle des armes.
--------Le pays a approuvé l'action du président du Conseil parce qu'il a bien compris que c'était faire preuve de sagesse que de préférer un compromis - même douloureux - à la poursuite d'une aventure dont on ne pouvait attendre d'issue honorable.
--------M. Mendès-France a gagné la première manche dans la conquête de l'opinion publique et la mise en ordre des affaires nationales.
"

--------Et maintenant, quid de l'abandon de la Tunisie?
--------De bonne foi, nombre d'Algériens attribuaient au discours de Carthage du 31 juillet 1954 l'origine de tous nos maux. A ignorer les prémices, cela pourrait paraître ainsi. La vérité était tout autre.
--------Un geste de cette importance, décidé en conseil des Ministres, c'est-à-dire avec l'approbation du président de la République et de l'ensemble du Gouvernement, geste auquel s'associait ALPHONSE JUIN, maréchal de France, de surcroît Algérien authentique, n'était pas et ne pouvait pas être une initiative intempestive simplement imaginée pour meubler l'écran des actualités ou pour jouer les fiers-à-bras.
Ces hommes, sauf à les considérer comme des inconscients, des complices ou des sots, avaient pesé les conséquences de ce geste et avaient aussi quelque raison sérieuse pour le justifier. Elle n'était certes par négligeable.
--------Il s'agissait, ni plus ni moins, de mettre un point d'arrêt brutal à une situation dont le pourrissement devenait catastrophique et dont les prolongements contaminaient déjà dangereuse-ment la frontière algérienne. En d'autres termes, il fallait éteindre le foyer tunisien ou tenter d'en réduire l'intensité pour qu'il n'embrasât pas toute l'Afrique du Nord.

 

--------Le point d'arrêt ne pouvait procéder que de l'action militaire ou de la négociation politique.
--------Avec les moyens dont on disposait, l'action militaire s'avérait devoir être parcimonieuse et incomplète, donc hasardeuse, surtout si elle devait parer à une flambée dans toute l'Afrique du Nord.
--------Il fallait en effet, au gros de l'armée française écartelée sur trois continents, saignée dans ses cadres et dans ses effectifs, les délais nécessaires pour se regrouper, se reformer et reprendre toute sa valeur combative.
L'effroyable et continuelle ponction indochinoise ayant interdit jusque-là un renforcement suffisant, l'armée, en Tunisie, ne disposait, en date du let juillet 1954, que de 18 370 hommes.
--------Au 1er janvier 1955, grâce à l'allégement des servitudes d'Extrême-Orient et aux rapatriements hâtifs ordonnés, ces effectifs devaient être portés à 43 112 hommes.
--------Mais les possibilités militaires, en juillet 1954, étant insuffisantes, il ne restait dans l'immédiat que la négociation politique. Sa reprise fut l'objet de la déclaration de Carthage.
En fait, cette déclaration tant décriée n'innovait rien. Elle confirmait simplement un engage-ment solennel souscrit en 1950 par le gouverne-ment français et dont la réalisation avait été différée comme n'ont cessé de l'être la plupart des engagements algériens, d'où la naissance du conflit franco-tunisien et aussi du conflit algérien.
--------Pour parler net, par l'acte de Carthage, le gouvernement français de 1954 réglait la traite acceptée par son prédécesseur de 1950.
--------En effet, en juin 1950, au cours d'un banquet
offert à Thionville par M. ROBERT SCHUMAN,
ministre des Affaires étrangères, aux parlementaires d'outre-mer, notre ministre déclarait que le nouveau résident de France en Tunisie, M. PÉRILLIER, avait reçu mission du Gouvernement " d'amener la Tunisie vers l'indépendance qui est l'objectif principal pour les territoires au sein de l'Union française ".
--------Atténuant la portée des déclarations de son ministre, devant les vives réactions qu'elles avaient suscitées, M. Périllier précisait quelques semaines plus tard, dans un communiqué commun avec le Bey, qu'il était chargé de négocier les réformes " devant conduire la Tunisie vers son autonomie interne ".
--------Il n'en demeure pas moins que le mot d'indépendance, tempéré par celui d'autonomie interne, avait été lâché au nom du Gouvernement par le ministre en exercice responsable de la Tunisie.
--------Comment les Tunisiens n'auraient-ils pas considéré cette déclaration comme une adhésion à leurs revendications et, qui plus est, comme un engagement de la France?
--------Dès lors, les faits ne cessent de se précipiter, dominés par la revendication de l'autonomie interne, c'est-à-dire par le souci de voir exécuter la promesse faite.
--------En octobre 1951, M. CHENIK vient à Paris réclamer une " accélération " des réformes, M. Schuman lui répond le 15 décembre 1951 par une lettre qui entraîne la rupture des négociations.
--------Le 28 mars 1952, M. Chenik et les membres de son cabinet sont envoyés en déportation.
--------L'action terroriste se déclenche alors dans la Régence. L'anarchie gagne rapidement pour atteindre son point culminant en juin-juillet 1954.
--------Si le discours de Carthage du 31 juillet arrête le terrorisme politique dans les villes, il n'entrave pas l'action des fellagha dans les campagnes.
--------Aussi les renforts précédemment destinés à l'Indochine, mais que le " cessez-le-feu " vient de libérer, la IIe et la 14e divisions du contingent acheminées sur Tunis dès le 20 juillet, vont-ils, avec d'autres éléments appelés à les rejoindre, renforcer nos moyens d'action et permettre de lancer une offensive générale contre les fellagha.
--------Cette pression intense, conjugée avec l'action politique menée auprès du gouvernement tunisien, aboutit, fin novembre 1954, à la reddition des fellagha.
--------Du 30 novembre au 20 décembre 1954, faisant suite à une déclaration commune du général DE LA TOUR et du président TAHAR BEN AMAR, 2 740 fellagha remettaient aux troupes françaises 2 128 fusils, mitraillettes et mitrailleuses, sanctionnant par ce geste la fin de la guerre civile dans la Régence.
--------Et pourtant, aucune convention n'avait encore été signée ni discutée. Les conventions franco-tunisiennes devaient faire l'objet, dans les mois suivants, de discussions serrées et n'aboutir que bien plus tard, le 3o mai 1955, sous le gouvernement EDGAR FAURE.
--------Tels étaient les faits.
--------Au lendemain de la déclaration de Carthage, un avis primait les autres, celui du général BLANC, chef d'état-major de l'armée qui, au retour d'une inspection en Tunisie du 6 au II août 1954, et abordant le problème politique en tant que conseiller du Gouvernement pour tout ce qui concernait la défense nationale, la défense de l'Union française et la stratégie militaire, exposait dans son rapport du 17 août 1954:

--------" La Tunisie en était, à la veille du 31 juillet, au stade de l'Indochine en 1945-1946.
--------Le peuple tunisien se répartissait, comme au Vietnam, en deux grandes masses :
- l'une animée par le Néo-Destour, fortement organisée, obtenant une audience internationale croissante, répandant la peur parmi les Tunisiens non affiliés à ce parti et organisant le terrorisme à l'égard des Français et de leurs amis,
- l'autre, ayant à sa tête quelques chefs appartenant à des partis sans consistance et ne s'appuyant que sur une masse non évoluée politiquement.
--------Vouloir juguler par les armes - même avec des effectifs renforcés - un tel terrorisme, s'étendant progressivement du bled aux villes, sans s'attaquer à ses sources tant locales qu'étrangères, c'est-à-dire sans résoudre le problème politique de base, aurait conduit la France à une nouvelle expérience BAo-DAI, à une lutte sans issue comme ce fut le cas en Extrême-Orient. Cette expérience désastreuse pour-suivie au Viet-nam a suffisamment démontré, comme il avait été prédit, l'impossibilité de maîtriser par la force un mouvement populaire sans y mettre un prix considérable. Poursuivre les mêmes errements eût ébranlé tout l'édifice français d'Afrique du Nord et mis en cause la position de la France en Europe.
--------Une solution politique a donc été envisagée. Ses effets apparents ont été immédiats en Tunisie. Le terrorisme est, à l'heure actuelle, en nette régression, celui régnant encore dans le bled n'étant plus pour-suivi que par les hommes de main recrutés par nos opposants d'hier et ne leur obéissant guère. "


--------Bien que l'opinion algérienne à l'époque se montrât plus réservée quant à la procédure de règlement envisagée pour l'affaire tunisienne, l'Écho d'Alger n'en écrivait pas moins le 10 août 1954, à la veille d'une interpellation sur cette affaire :

--------"Il (M. Mendès-France) peut pour la Tunisie aisément démontrer sans doute que les mesures prises étaient, comme il l'a déjà dit et comme l'a
répété depuis M. CHRISTIAN FOUCHET, ministre des
Affaires marocaines et tunisiennes, les seules possibles. Si l'on en doutait, il pourrait rappeler en quelques mots que la politique ébauchée dans le passé a abouti, hélas, à des résultats diamétralement opposés à ceux que l'on recherchait.
--------M. Mendès-France s'élèvera encore contre les reproches qui lui sont faits çà et là plus ou moins ouvertement d'avoir ouvert les portes à l'abandon. "
On ne pouvait mieux dire...

***

--------Un autre argument souvent employé aussi pour attiser chez les Français d'Algérie le sentiment d'avoir été trahis et, par là même, donner apparence de vérité à la soi-disant politique des abandons, consiste à déclarer urbi et orbi: " Si
le 1er novembre 1954, lorsque éclata la rébellion, on avait " mis le paquet " et vigoureusement maté le tout sur-le-champ, l'affaire eût été réglée en moins de rien. "

--------Cette idée, qui a pris maintenant l'allure d'un slogan, exprime la pensée des partisans de la manière forte qui eussent voulu qu'en 1954, on réprimât sans discrimination comme on l'avait fait, mais dans un tout petit secteur, le 8 mai 1945 lors des événements de Sétif.
--------Il n'est pire erreur que de comparer ces deux événements douloureux.
--------Le souvenir du 8 mai 1945, je l'ai dit, n'a cessé d'hypothéquer les rapports mutuels des collectivités européenne et musulmane, mais depuis cette date, je crois l'avoir démontré, se sont accumulées tant sur le plan intérieur qu'extérieur nombre de raisons nouvelles d'aigreur et de difficultés.
--------La rébellion du ter novembre 1954 n'était pas un incident local et limité. Si elle ne fut perceptible dans ses débuts que dans les manifestations des bandes armées de l'Aurès, ses racines n'en étaient pas moins profondes et depuis 1950 s'étendaient sous l'Algérie tout entière. Étant donné son ubiquité, une double action s'imposait pour tenter de la réduire.
--------Militaire, d'abord, contre les bandes armées de l'Aurès, politique ensuite pour retenir et faire basculer de notre côté une masse francophile, mais néanmoins hésitante et troublée, ce qui impliquait une politique hardie de réformes et une discrimination extrêmement stricte dans la répression pour éviter toute injustice qui, en confondant aveuglément l'innocent et le coupable, pût créer du coupable. Cela fut tenté tant sur le plan militaire que sur celui des réformes.
--------Pour apprécier la situation sur le plan militaire, à la veille de la rébellion algérienne, il faut d'abord se souvenir que, de 1945 à 1954, les effectifs globaux des forces terrestres en Afrique du Nord oscillaient pour l'ensemble Algérie, Tunisie, Maroc, entre 100 00o et 110 000 hommes et qu'à fin juin 1954, au lendemain de Dien-Bien-Phu, les effectifs terrestres pour la seule Algérie ne totalisaient que 54 000 hommes. Les corps de troupes avaient dû être transformés par le soutien du corps expéditionnaire d'Extrême-Orient en centres d'instruction et en dépôts de passage.
--------A titre d'exemple, pour un effectif théorique de 2 511 hommes, les 1er et 2e régiments de tirailleurs algériens avaient respectivement compté 30 000 et 32.000 mutations individuelles de novembre 1953 à novembre 1954. Un document autorisé donnait les précisions suivantes :

--------" Encasernés, insuffisamment encadrés, inaptes à entrer rapidement en action, ils sont d'ailleurs inadaptés au rétablissement de l'ordre, car essentielle-ment organisés et préparés en vue du combat sur un théâtre d'opérations européen.
En particulier, il n'y a plus d'unités spécialisées ou de type allégé capables de rivaliser, dans une certaine mesure, de légèreté, de rusticité et de souplesse avec l'adversaire éventuel.
--------Certes, le commandement local a proposé à l'Administration centrale le 22 octobre un certain nombre de créations d'unités allégées, soit par prélèvement sur la masse plus ou moins inorganisée des corps de troupes, soit par un recrutement particulier. Certes, il a décidé de lui-même le 27 octobre de passer à l'exécution de la première tranche de ces créations ou transformations. Certes, sur intervention personnelle du secrétaire d'État à la Guerre, un envoi de cadres et des crédits pour les achats nécessaires de chevaux et de mulets sont prescrits et accordés par Paris le 31 octobre, en même temps que la 25e D.I.A.P., alertée la veille, est mise en route sur l'Algérie, partie par voie aérienne, partie par voie maritime.
--------Il n'en reste pas moins que ler novembre, lorsque éclate l'insurrection, les moyens immédiatement disponibles se réduisent à deux bataillons de parachutistes, trois bataillons de la IIe B.I. arrivés en août et en pleine période d'organisation et d'instruction, un bataillon à constituer au moment du besoin, donc sans cohésion, sur la légion, et deux escadrons blindés.
--------Aucun appui n'est à attendre des forces auxiliaires : la notion même du partisan a disparu; une application trop stricte des dispositions du statut de 1947 interdit à l'armée de créer des unités de supplétifs et c'est seulement depuis le 15 octobre que les autorités civiles du Constantinois commencent, à la demande de l'armée, à se préoccuper de ce problème.
--------Enfin, il n'y a aucun service de renseignement militaire et dans ce domaine les possibilités de la Gendarmerie et des Affaires militaires musulmanes sont très limitées.
--------En bref, il n'y a plus d'armée en mesure de rétablir l'ordre sur-le-champ.
--------La rébellion a bien choisi son moment, car les troupes aguerries en Indochine ne sont pas encore rentrées d'Extrême-Orient.

--------Telle est la situation dramatique dans laquelle l'hémorragie indochinoise a placé l'armée en Algérie, comme le constatait son chef, ce très brillant officier qu'est le général CHERRIÉRE, commandant la Xe région militaire d'Alger.
--------A noter également que sur ses ressources squelettiques, l'Algérie avait dû envoyer hors plan en Indochine, fin juin 1954, le 22e régiment de tirailleurs algériens avec un groupe d'artillerie et diriger pendant l'été sur la Tunisie cinq bataillons d'infanterie, deux compagnies sahariennes de la légion, quatre escadrons à cheval ou blindés, onze groupes de choc avec auto-mitrailleuse, transmissions, train, etc.
--------Malgré cela les événements de la Toussaint n'avaient pas entièrement pris au dépourvu les autorités civiles et militaires. Dès le 17 octobre, l'armée avait réagi sur les confins algéro-tunisiens à l'est de Souk-Ahras et le 27 octobre à o heure, le Gouverneur général avait confié au général Cherrière, commandant de la Xe région militaire, le commandement interarmées en Algérie pour le maintien de l'ordre.
--------Si nos forces terrestres étaient squelettiques, les moyens aériens l'étaient encore davantage. A l'automne de 1954, l'on ne disposait en Algérie que de huit Junkers utilisables alors que le transport aérien est le seul qui, en Afrique du Nord, permette, conjugué avec les parachutistes, de régler rapidement les incidents. Quant aux hélicoptères, ils étaient inexistants.
--------Ces chiffres et ces faits méritent d'être médités. Ils donnent la mesure de notre pauvreté en moyens au moment où, non encore dégagée du guêpier indochinois, l'armée française devait faire front à l'insurrection naissante et à celle qui existait dans toute l'Afrique du Nord française.
--------Une véritable course contre la montre allait alors s'engager pour hâter le rapatriement du corps expéditionnaire d'Indochine et le diriger sur l'Afrique du Nord, opération délicate et non immédiatement exploitable du fait de la reconstitution nécessaire de ces unités et de la remise en état physique de leurs cadres et troupes dure-ment éprouvés par cette pénible campagne.
--------Cela étant, le total des effectifs stationnés en Afrique du Nord le 30 juin 1954, qui n'était que de 117 000 hommes, avait été porté au 31 décembre de la même année à 173 000.
Pour la seule Algérie, il avait été porté à 75 000 hommes et de nombreuses unités sur le chemin du retour d'Indochine voguaient en renfort vers ses rives. Par ailleurs, vingt compagnies républicaines de sécurité (C.R.S.), soit le tiers de l'effectif global métropolitain, avaient également été dirigées sur l'Algérie.
--------Pour qui n'est pas de mauvaise foi, ces renforcements massifs ne traduisaient nullement un désir de capitulation ou d'abandon. Les gens qui, depuis quatre ans, pour exciter les Français d'Algérie, ont prétendu le contraire, ont tout simplement menti.
--------Ouvrant la session de l'Assemblée algérienne,
le 16 novembre 1954, le gouverneur général ROGER LÉONARD, actuellement premier président de la
Cour des comptes, évoquant la rébellion naissante déclarait :
--------" Je me bornerai à rappeler qu'au cours de l'été il n'est pas de semaine qui n'ait été marquée par un renforcement important de notre dispositif militaire et policier et je me plais à reconnaître qu'avant comme après le 1 er novembre, le gouvernement s'est ingénié selon tous ses moyens à répondre avec une exceptionnelle promptitude aux appels que je lui adressais devant la montée des périls. "

Et plus loin encore :
--------" L'exceptionnelle promptitude avec laquelle il a été répondu à nos appels par le gouvernement et spécialement par M. le ministre de l'Intérieur et par M. le secrétaire d'État aux Forces armées témoigne que derrière des mots il y a des faits. "

--------Et le maire de Batna, la ville la plus éprouvée le ter novembre 1954 lorsque éclata la rébellion, ne confirmait-il pas le 16 novembre 1954 devant l'Assemblée algérienne :

--------" Je tiens à le déclarer publiquement, d'ores et déjà nous avons trouvé, tant auprès des autorités administratives que des autorités militaires, la plus large compréhension et nous avons collaboré dans les meilleures conditions. De plus, des renforts ont été envoyés dans la région de Batna avec toute la promptitude souhaitable. "

--------Peut-on souhaiter meilleurs juges?
--------Mais, parallèlement à cette indispensable action
militaire, une action de remise en ordre législative et administrative s'imposait. La rébellion algérienne mettait en lumière l'inadaptation de notre appareil judiciaire et législatif à un état de choses sans précédent qui nous contraignait à de véritables opérations de guerre contre des citoyens
français (car le fellegh est citoyen français) dans des départements français, en temps de paix et sous un régime de paix.
--------Les faiblesses et les lenteurs que l'on a si souvent incriminées au début de la rébellion, en y voyant les pires intentions, n'avaient d'autre cause que cette inadaptation de moyens qui poussait les autorités responsables à enfreindre la légalité si elles voulaient agir rapidement et efficacement. --------Cela impliquait de leur part des responsabilités personnelles qu'elles répugnaient parfois à assumer.
--------C'est pourquoi, le 9 décembre 1954, le gouverneur de l'Algérie suggérait l'adoption d'un texte instituant l'état de sauvegarde civile qui, remanié, devait cinq mois plus tard seulement devenir la loi sur l'état d'urgence.
--------Pour retenir de notre côté une masse musulmane hésitante et troublée par la rébellion naissante, un geste politique s'avérait nécessaire. Il ne pouvait en être de meilleur que d'appliquer effectivement, cette fois, le Statut de l'Algérie ou, au besoin même, de l'élargir. Ce fut l'objet du projet de réformes de M. MITTERRAND en janvier 1955.
--------Quand on considère aujourd'hui son contenu et comparé à tout ce qui a été depuis concédé par la loi-cadre de 1958 ou le 13 mai sur le forum d'Alger, on ne peut s'empêcher de mesurer l'étendue du chemin parcouru. Ces réformes visaient les domaines administratif, politique et le développement de la communauté nord-africaine. Sur le plan administratif, elles prévoyaient :
----------le regroupement de centres municipaux en vue de former des communes nouvelles de plein exercice ;
---------l'amélioration des règles de fonctionnement des douars ;
---------la création, à la place des communes mixtes, de e grandes communes " dotées d'un conseil élisant son président; l'administrateur civil, désormais investi de pouvoirs de tutelle étendus, devait être chargé des fonctions de maire de la nouvelle collectivité;
---------la création de nouveaux départements et arrondissements;
---------la réorganisation du gouvernement général de l'Algérie, regroupé dans cinq directions générales : Intérieur, Finances, Affaires économiques, Travaux publics, Affaires sociales;
---------la fusion des cadres supérieurs de la Sécurité générale de l'Algérie et de la Sûreté nationale.

--------Sur le plan politique :
---------le droit de vote des femmes musulmanes : celles qui remplissaient les mêmes conditions que les hommes allaient pouvoir accéder au ter collège; inscription des autres, sur leur demande, sur les listes au 2e collège;
---------le maintien des deux collèges électoraux;
---------l'unification des conditions d'inscription sur les listes du 2e collège, quelle que soit la nature de l'élection considérée.

--------Pour le développement de la communauté nord-africaine :
---------le transfert de l'école de Saint-Cyr en Algérie;
---------la création d'un " centre algérien de formation administrative ";
---------la création d'un institut d'études franco-islamiques à Paris;
---------l'égalité des salaires entre l'Algérie et la métropole.

--------Présenté trop hâtivement, sans consultation préalable de la représentation algérienne, ce projet souleva une vive opposition qui, en réalité, argua de la forme maladroite de sa présentation pour en condamner le fond.
--------L'inévitable crise ministérielle fit le reste, comme quelques mois plus tard la liquidation de l'Assemblée nationale devait réserver un destin identique à un autre plan de réformes, celui de M. Jacques Soustelle.