VI
---------Encore
d'autres occasions manquées :
--------Le
dialogue entre Algériens et l'Intergroupe des libéraux.
--------Nous
fûmes un certain nombre à prendre conscience du danger, mais
il fallait lui trouver un remède. Il ne pouvait en être de
meilleur, pour deux collectivités qui commençaient à
se contracter, que de leur proposer d'ouvrir un dialogue dont toute la
population algérienne serait témoin et auquel elle aurait
droit de participer :
--------Aussi,
le 19 décembre 1950, l'Écho d'Alger mit-il
ses colonnes à ma disposition pour ouvrir un " Dialogue
entre Algériens ". La règle du jeu était
que chaque Européen ou musulman désireux d'y participer
devait exprimer librement sa pensée quant aux solutions possibles
de notre crise de croissance, politique, économique et sociale.
--------Dans
quatre premiers articles, je précisais le sens et les raisons de
cette expérience.
--------"
A ceux qui s'interrogent sur l'éventualité d'un conflit
général, comment ne pas répondre que les hostilités
sont déjà en cours? La guerre qui sourd et se développe,
celle qu'on appellera peut-être la troisième guerre mondiale,
revêt des formes toutes différentes des précédentes.
C'est avant tout une guerre de désagrégation interne qui
doit livrer les peuples démoralisés, épuisés,
suicidés aux mains du matérialisme moscoutaire...
--------Ici
autant qu'ailleurs et malgré des apparences trompeuses, nous ne
sommes ni matériellement, ni moralement armés pour affronter
les jours sombres qui pointent. Mieux vaut s'en expliquer.
--------La
nécessité de faire le point, de tenter d'y voir plus clair
dans la confusion générale, s'avère d'autant plus
impérieuse pour l'Algérie qu'en février 1951 la première
phase d'une expérience va prendre fin.
--------A
l'occasion du renouvellement partiel de l'Assemblée algérienne,
suivi lui-même de plusieurs autres consultations électorales,
dont une législative, des bilans seront établis, des méthodes
appréciées.
--------L'ensemble
des institutions algériennes, leur aspect social, économique,
politique et culturel, l'application même du Statut seront mis sur
la sellette et jugés.
--------Le
retour graduel à l'économie de guerre, les difficultés
financières inévitables qu'il impliquera, l'intérêt
majeur que présentera l'A.F.N. dans le système défensif
occidental seront autant de facteurs propres à influer sur les
jugements. A leur tour, ces jugements pourront entraîner des décisions
plus ou moins opportunes, prises en fonction du seul intérêt
du moment et susceptibles d'hypothéquer lourdement l'avenir algérien.
--------Ainsi
risque-t-on d'ajouter quelque nouvelle solution d'expédient à
celles déjà trop nombreuses dont on a usé envers
l'Algérie, souvent sans grand discernement.
--------Il
est vrai qu'on n'y eût point recouru si, de notre côté,
nous avions proposé quelque chose qui fût différent
de l'immobilisme irréductible dans lequel nous avons jusqu'à
présent cru habile ou facile de nous cantonner. Car c'est bien
une antinomie que de défendre une politique statique en même
temps que l'on s'applique à promouvoir une évolution indiscutable.
--------Prolonger
cette contradiction entre notre pensée, je dirai même notre
absence de pensée, et les faits réels, nous condamnerait
tôt ou tard à de douloureux mécomptes.
--------J'entends
qu'un optimisme de commande conseillerait de taire ces choses et d'attendre?
Une fois de plus attendre quoi, sinon que la situation intérieure
et internationale sous tous les aspects devienne telle que toutes les
données de nos problèmes s'en trouvent faussées?
--------Chaque
jour les complique davantage. Aussi l'intérêt général
bien compris exigerait-il que sans retard nous nous attachions à
repenser nos problèmes. Nous nous devons maintenant de le faire,
non plus par rapport à l'intérêt de telle ou telle
collectivité, mais des droits et devoirs communs à toutes
les collectivités algériennes...
--------Regrettons
que jusqu'à ce jour les confrontations nécessaires aient
été négligées. Il n'est pas encore trop tard
pour bien faire.
--------Ces
confrontations objectives permettront seules de rétablir un circuit
de confiance malheureusement rompu en de trop multiples occasions et d'élaborer
un programme d'avenir qui tienne compte du souhaitable et du possible........................
--------"
Un climat incertain, une poussière d'hommes, l'absence du "
programme ", tels sont les maux dont souffre l'Algérie aujourd'hui.
On ne pouvait définir de façon plus précise situation
aussi complexe.
Le mérite en revient à M. Kaïd Hammoud qui, dans
la Voix Libre,
journal d'union franco-musulmane de Constantine, analyse avec beaucoup
de perspicacité le comportement actuel des Algériens. Sachons-lui
gré de cette contribution. --------Mais
de notre côté, ne nous contentons pas de constater. Agissons
ou plutôt réagissons pour créer le climat nécessaire
à une libre confrontation des suggestions respectives et à
une non moins libre discussion des solutions possibles.
--------Commençons
par substituer à la notion périmée des unions étriquées,
telles que les concevaient encore ces temps derniers des collectivités
plus ou moins sur la défensive, la notion généreuse,
élevée et combien plus constructive d'une véritable
Union franco-musulmane.
--------Cette
union, la seule pensable aujourd'hui, est aussi la seule susceptible de
créer le climat de confiance dans lequel s'épanouiront des
élites insoupçonnées ou négligées.
Elles pourront enfin exprimer leur pensée. C'est nécessaire.
--------Nous
découvrirons à cette occasion que nous avons trop longtemps
méconnu ou voulu ignorer l'aspect moral de nos problèmes
algériens. Nous ne sommes pas suffisamment attachés à
connaître l'âme des individus, cette âme dont BOSSUET
disait qu'elle est ce qui fait " penser,
entendre, sentir et raisonner ".
--------De
ce fait, notre optique est déformée, nous ne comprenons
plus les pensées, les sentiments, les raisonnements des musulmans.
Nous ne les trouvons plus en harmonie avec les nôtres.
--------Comment
pourrait-il en être autrement?
--------Nous
avons insuffisamment apprécié que cette nature que nous
transformions, ce progrès que nous importions, changeaient peu
à peu la mentalité des habitants de ce pays.
--------Nous
n'avons pas toujours compris que le berger qui voit la métamorphose
de son bled aride, qui regarde l'excavatrice fendre la montagne, le barrage
grandir et le bulldozer niveler la colline, apprend autant que le plus
hardi voyageur. Dans ce cadre nouveau, son âme n'est plus la même.
--------Et
nous avons encore moins saisi que cette évolution morale du musulman
exigeait de nous-mêmes une évolution correspondante et qu'à
un changement de mentalité des musulmans devait répondre
un changement de notre propre mentalité. En quelque sorte, une
adaptation parallèle.
Parce qu'un monde mourait et qu'un autre monde naissait, créé
par nous, un monde différent de celui de notre enfance dans lequel
il nous fallait à notre tour apprendre à vivre.
--------N'avoir
point discerné cette nécessité d'une évolution
générale des idées est peut-être la raison
de nos éloignements, du refroidissement des rapports entre les
deux collectivités algériennes. Comment n'auraient-ils pas
été exploités !
--------Opérons
le redressement nécessaire pendant qu'il en est temps encore. Nous
condamnerions notre oeuvre, si nous nous y refusions.
--------Et
cela est également valable pour l'Administration. A son tour, elle
doit évoluer, s'adapter, modifier ses conceptions.
--------L'armature
de ce pays confère à l'Administration un pouvoir considérable
sur les hommes. Elle doit en user avec une mentalité rénovée.
Qu'elle se garde d'ouvrir des routes qui mèneraient à des
horizons vides. " (L'Écho d'Alger, 22 décembre 1950.).
***
--------"
Parler d'un programme, c'est également parler des hommes capables
de l'élaborer...
--------Contrairement
à ce qu'on prétend, l'Algérie ne manque pas d'hommes
aptes à concevoir et à réaliser. Il suffit de la
parcourir pour en être persuadé. Mais l'arbitraire d'une
terminologie absurde, souvent employée non sans malice pour maintenir
des situations acquises ou rendre suspects les conciliants, provoque l'élimination
d'une foule de vocations nouvelles.
--------Cette
terminologie abusive limite l'éventail poli-tique algérien
à deux tendances : l'une dite " colonialiste ", l'autre
" séparatiste ". Hors de ces deux extrêmes, point
de salut.
--------Sera
colonialiste ou, suppôt du colonialisme, quiconque louera sans réserve
l'oeuvre française en ce pays.
--------Sera
séparatiste ou suspect de mauvaises intentions quiconque déclarera
cette oeuvre perfectible, en sou-lignera les points amendables, rappellera
des engagements imprudemment souscrits et négligés, critiquera
l'Administration ou enfin proposera des solutions différentes de
celles exclusivement admises par un conformisme de bon aloi.
--------Cette
déplorable et trop élémentaire classification incite
à une généralisation non moins regrettable. Nanti
de ces préjugés, on a tôt fait de déclarer
que la majorité de l'élément d'origine européenne
est colonialiste et que la majorité des musulmans est farouchement
séparatiste.
Gardons-nous de jugements aussi sommaires qui faussent d'emblée
toutes les règles du jeu.
--------Certes,
il y a des colonialistes, c'est-à-dire des gens d'un égoïsme
irréductible que leur intérêt maté-riel seul
attache à l'Algérie, à l'exclusion de tout autre
sentiment. Ils tiennent à tirer du pays et des gens, de tous les
gens, le maximum aux moindres frais et iraient aussi bien planter leur
tente ailleurs s'ils y découvraient matière à exploitation
plus lucrative.
--------Ce
type d'individus n'est pas spécifiquement algérien; il se
rencontre sous toutes les latitudes. On ne saurait, sans injustice, le
considérer comme caractéristique du colon ni de la masse
d'Européens modestes qui vivent en Algérie, en partagent
la bonne et la mauvaise fortune et n'ont ni le désir ni les moyens
d'aller ailleurs.
--------Certes,
il y a aussi des séparatistes, apôtres d'un nationalisme
jaloux et exclusif qui ne conçoivent de solutions qu'à sens
unique. Cette tendance non plus n'est pas spécifiquement algérienne.
La Bretagne et l'Alsace pourraient en témoigner.
--------S'ils
étaient de bonne foi, les séparatistes algériens
auraient certainement conscience de l'utopie de leur doctrine à
une époque où les nationalismes se démantèlent
progressivement devant la nécessité de conclure des alliances
et des unions internationales de plus en plus intimes. --------Mais
ils ne sont pas tous de bonne foi. Le nationalisme à bon dos. Il
est pour certains un prétexte commode pour abuser une foule de
braves gens mécontents, les pressurer, les exciter et les lancer
enfin dans des aventures rocambolesques et sanglantes, auxquelles, bien
entendu, les dépositaires de la doctrine ne participent pas.
--------Pendant
que les adeptes trop naïfs complotent et risquent la prison, les
leaders, protégés par la loi du pays qu'ils condamnent,
dépensent largement à Paris et ailleurs l'argent sacré
de la cause, investi pour des motifs plus personnels dans quelque commerce
profitable. Tel est le cas du P.P.A. modèle
1950.
--------Ces
deux extrêmes, colonialisme et séparatisme, ces deux sectarismes
ne sont pas toute l'Algérie. Le soi-disant no man's land qui les
sépare mériterait d'être mieux exploré; on
y découvrirait l'Algérie presque entière, non pas
une Algérie amorphe et sans vie, mais une Algérie bouillonnante
dans le creuset de l'évolution, façonnant une race nouvelle,
réceptive aux résonances extérieures, prenant conscience
de sa vitalité, de sa personnalité, soucieuse de son destin,
éternellement respectueuse de ses religions et de ses traditions,
une Algérie si pleine de dynamisme et de promesses que sa vue même
pourrait nous effrayer.
--------C'est
pourtant là qu'il faut maintenant puiser. Nous y découvrirons
des hommes certainement différents de ceux auxquels nous avons
été accoutumés. Ne condamnons pas ces derniers. Leur
action répondait aux nécessités d'une époque,
elle ne répond plus aux nécessités d'aujourd'hui.
Nous ne sortirons de l'impasse dans laquelle des vues trop étroites
et les imperfections fondamentales de notre système hybride nous
acculent que si des équipes rénovées, largement recrutées,
nous apportent le concours d'une pensée nouvelle.
--------Et
cela me paraît valable pour les deux collèges. Le conformisme
qui s'exprime trop souvent dans le premier collège par un gouvernementalisme
béat et dans le second par un " beni-oui-ouisme " aveugle
ne peut être concevable que dans un régime politique suffisamment
stable.
--------Dès
que la marque du régime devient, comme elle l'est aujourd'hui,
une instabilité chronique, acquiescer à tout, au bon et
au mauvais, n'est plus que de l'opportunisme, au sens péjoratif
du terme.
--------J'entends
que dans le deuxième collège les alliés des jours
difficiles, les grandes familles venues à nous dès le début
pour servir une belle cause, placent la France au-dessus de ces petitesses.
Nous leur en devons reconnaissance. Mais à côté d'elles,
il est des recrues occasionnelles qu'inspire la seule pensée de
leur intérêt et dont l'âpreté défigure
le vrai visage de la France. Alors, soyons quittes.
--------A
en croire MONTESQUIEU, le principe du gouver?
nement démocratique serait la Vertu, prise dans son sens étymologique
de force morale et de courage.
Ne négligeons pas ce principe et dans le choix des hommes politiques,
considérons aujourd'hui qu'il est plus sûr d'avoir auprès
de soi des < demi-rebelles " que des domestiques " (L'Écho
d'Alger, 26 décembre 1950.)
* **
--------A
cette invite répondirent quatorze personnalités européennes
et musulmanes, mais le dialogue, soupape de sécurité des
rancoeurs et des refoulements qui eût dû s'exprimer dans la
presse plutôt que dans les maquis, fut jugé dangereux en
haut lieu. On y mit donc un terme.
--------Les
idées semées vont tout de même leur chemin...
--------En
février 1951, l'Assemblée algérienne venait d'être
partiellement renouvelée par les élections. Ayant volontairement
quitté le Parlement français, je venais d'être admis
dans cette assemblée qui était divisée en trois blocs
: le maigre bloc des représentants des partis nationalistes sur-vivants
des élections, le bloc des élus européens et des
élus musulmans considérés comme " administratifs
", c'est-à-dire tenant plutôt leur mandat de l'appui
de l'Administration que d'un réel succès électoral;
enfin un troisième bloc de délégués qui, désapprouvant
l'autoritarisme, le sectarisme ou la servilité de ces extrêmes,
pensait l'occasion venue de tisser la toile d'un travail confiant entre
les membres des deux collectivités.
--------Dès
le 16 mai 1951, le troisième bloc s'était découvert
et avec lui naissait l'Intergroupe des libéraux. Quelques extraits
de sa déclaration constitutive, largement reproduite dans toute
la presse nord-africaine, traduit l'esprit dans lequel
les membres de cet intergroupe entendaient coopérer :
---------"
Venus d'horizons politiques différents, chacun de nous conservant
en toute indépendance ses convictions propres, nous nous sommes
rassemblés en cet Intergroupe des libéraux pour sauvegarder
des libertés communes que nous considérons aujourd'hui
menacées.
--------Ce
geste qui, dans la confusion des temps présents, veut être
un témoignage, nous l'accomplissons parce que nous sommes des
hommes libres, respectueux de l'Homme et de sa dignité, qui
voulons penser, agir, et nous exprimer librement dans le respect de
nos lois, de nos religions et de nos traditions.
--------Les
attributions et les pouvoirs de l'Assemblée algérienne
et de l'Administration ont été définis par la
loi. Seule, celle-ci peut les modifier. Nous entendons que ces pouvoirs
et ces attributions soient respectés. Nous ne saurions admettre
que personne n'en altère la lettre ou l'esprit.
--------Nous
voulons être le témoignage de cette prise de conscience
d'hommes de bonne volonté devant les nécessités
morales et matérielles de ce pays au stade de son évolution
actuelle.
--------Nous
reconnaissons tous que les hommes d'Algérie, tous les Algériens
et Algériennes ont soif de dignité, de bien-être
dans la paix sociale, dans la paix des coeurs, dans la paix tout court.
--------Nous
sommes décidés à oeuvrer pour satisfaire ces
aspirations légitimes en bannissant ce qui subsiste encore
de préjugés de race, de complexes d'infériorité
générateurs de haine et de peur, de terminologies abusives
entretenues pour diviser, condamner et exclure.
--------Nous
avons la conviction profonde que le destin de l'Algérie n'est
pas une épreuve de force, mais une oeuvre de confiance à
laquelle, de tout son être, chaque Algérien doit contribuer
sans rancoeur et sans arrière-pensée.
La routine, le contrôle de plus en plus envahissant du pouvoir
central sur l'Administration algérienne, cause d'alourdissement
dans l'exécution, l'absence d'esprit de continuité,
conséquence de l'instabilité politique, nous acculent
à des expériences souvent sans suite mais dans la plupart
des cas financièrement coûteuses.
L'économie et la société algériennes ne
pourront bientôt plus les supporter.
--------Nous
voulons maintenant savoir où nous allons, faire en commun l'inventaire
de ce qui rapproche et de ce qui divise, confronter tous nos points
de vue, fixer d'un commun accord les étapes d'un développement
harmonieux dans la réalisation des légitimes aspirations
des diverses communautés algériennes. " |
--------Les
noms des signataires de cette déclaration ont aussi leur valeur...
Signèrent entre autres : LAQUIÉRE, PAPILLON, CARDONA, ALAIN
DE SÉRIGNY, FARÉS ABDERRHAMANE, VIGNAU, MESBAH, BAUJARD,
MALPEL, IMALAYHENE, J. CHEVALLIER, etc...
--------Ainsi
pour la première fois en Algérie était né
un groupement franco-musulman qui se prévalait du libéralisme.
--------Mais
les forces puissantes que risquait de bousculer ce geste révolutionnaire
devaient l'étouffer.
--------L'Intergroupe
des libéraux, comme le dialogue entre Algériens, eut une
existence précaire. Leur décès quasi simultané
alla grossir le lot des occasions manquées.
VII
--------La
soi-disant politique des abandons.
--------LA
dégradation progressive du climat politique en Algérie,
consécutive aux atermoiements et aux restrictions apportées
à l'exercice des droits civiques malgré les essais de quelques-uns
pour pallier cette politique aveugle, un travail de désagrégation
interne entrepris dès 1950 sur la masse musulmane par l'élément
précurseur du F.L.N. devaient en fin de compte provoquer la rébellion
du 1er novembre 1954.
--------Mais,
entre temps, des événements extérieurs d'une portée
considérable avaient aussi marqué la vie de la nation, singulièrement
en Indochine et en Tunisie. L'Union française était ébranlée.
--------Ignorant
volontairement les conséquences des occasions perdues, celles de
l'impuissance parlementaire à définir une politique cohérente
dans l'Union française, d'autre part ne se gênant pas pour
bousculer la chronologie, violer la vérité ou méconnaître
les vraies responsabilités, des esprits malicieux n'ont cessé
depuis cinq ans d'exploiter à leur profit la somme des événements
malheureux en dénonçant les trames d'un sombre complot dont
le but final, calculé et minuté, serait l'abandon de l'Algérie.
--------Trop
de mal a été commis en Algérie par l'exploitation
de ces légendes malhonnêtes qui exaspèrent à
juste titre la sensibilité, le patriotisme et la crédulité
des Français d'Algérie et leur donne le sentiment d'être
sans cesse trahis, pour ne pas rétablir la vérité.
--------"
Une erreur et un mensonge qu'on ne prend point la peine de démasquer
acquièrent peu à peu l'autorité
du vrai ", disait CH. MAURRAS.
--------Alors
cherchons les trames du complot des "abandons ".
--------Et d'abord, quid
de l'Indochine?
--------Le
7 mai 1954, sous le gouvernement de M. LANIEL, Indépendant, l'héroïque
garnison de Dien-Bien-Phu pilonnée durant cinquante-six jours de
siège par 200 000 coups d'artillerie et des assauts incessants
avait dû, submergée par le nombre, céder au Viet-minh.
Avec elle disparaissait le fer de lance du corps expéditionnaire
français en Extrême-Orient et ce désastre scellait
l'agonie de l' Indochine.
--------Ayant
eu la redoutable charge d'administrer l'armée française
au lendemain de Dien-Bien-Phu, les servitudes mêmes de la fonction
m'ont fait vivre plus intensément que beaucoup d'hommes politiques
chacun des douloureux instants du dernier mois de cette guerre.
--------Quelques
chiffres qui, sauf erreur, n'ont jamais été reproduits,
donneront une idée précise de l'hémorragie que subissait
l'armée et avec elle la nation française. Ils expriment
ce que peut coûter une opération politique mal menée.
--------En
1954, du 1er janvier au 1er mai, soit pendant cinq mois de lutte, les
pertes de l'armée française et celles des États associés
en morts, blessés, prisonniers, etc. s'élevaient à
38 130 hommes.
--------Durant
les trois mois suivants, c'est-à-dire jusqu'au " cessez-le-feu
" de juillet, le chiffre des pertes bondit à 62 796 hommes.
--------En
moins de sept mois, 100 926 hommes avaient donc été mis
hors de combat.
--------A
cette usure extraordinaire avait fatalement répondu la nécessité
de renforts correspondants dont le rythme allait sans cesse croissant,
bien que notoirement insuffisants : 53 000 hommes en 1952, 66 000 en 1953,
129 000 en 1954.
--------Seuls
les militaires de carrière étaient envoyés sur ce
théâtre d'opérations. Il était inéluctable
que devant de pareils besoins, le rythme des engagements devenant rapidement
insuffisant, on dût se décider à envisager l'envoi
des jeunes du contingent.
--------C'est
ainsi que furent hâtivement constituées par prélèvement
sur nos faibles disponibilités métropolitaines et de couverture,
deux divisions nouvelles, la 11e et la 14e. Il était envisagé
qu'une troisième division, la 12e, soit par la suite mise sur pied
de la même façon et pour la même mission.
--------Et
pourtant, si l'on voulait continuer la guerre d'Indochine, la solution
n'était pas seulement l'envoi de ces trois divisions, mais encore
une mobilisation des ressources de la nation tout entière.
--------Le
3 juillet 1954, quelques jours après la dramatique réunion
du Comité de défense nationale tenue le 26 juin à
l'Élysée, lorsqu'il me fut demandé d'indiquer nos
ressources en personnel de carrière, et cela afin d'éviter
l'envoi du contingent en Indochine, je ne pus que fournir des chiffres
effarants.
--------Abstraction
faite de la maintenance, nous ne pouvions envoyer en renfort en Indochine,
de juillet à décembre 1954, que... 879 hommes.
--------L'armée
française saignée à blanc dans ses cadres et dans
son personnel de carrière était à bout de souffle.
Sept ans de combats, 100 000 morts chez nous et dans les troupes de l'Union
française, 30 000 prisonniers, l'équivalent de deux promotions
de Saint-Cyriens exterminé chaque année, des centaines de
milliards gaspillés, 170 000 hommes traqués et cernés
en majorité dans le Delta tonkinois, la sécurité
française en métropole amoindrie par l'affaiblissement de
sa couverture sur le Rhin, l'armée d'Afrique exangue et désorganisée...
fallait-il continuer, persévérer jusqu'à la catastrophe
finale?
--------Qui
aurait secouru l'Afrique du Nord quelques mois plus tard et depuis si
toute l'armée française s'était perdue dans ce gouffre?
--------En
Indochine, les militaires ont fait leur devoir,
tout leur devoir et mieux encore. Par contre, sur le plan politique, l'échec
a été total. En nous accrochant à des fantômes,
nous avons été conduits au néant.
--------Contre
un adversaire qui avait une pensée
politique et qui jouait son va-tout militaire avec un synchronisme parfait,
qui s'engageait à fond sur l'un et l'autre, nous n'avons répondu
qu'à moitié, jouant parcimonieusement le militaire, hésitant
sur le politique, le négligeant ou même l'ignorant.
--------Malgré
l'émotion et la tristesse ressenties à l'occasion du dénouement
indochinois, l'opinion algérienne en comprit alors l'impérieuse
nécessité et, traduisant son sentiment, l'Écho d'Alger
du 28 juillet 1954 pouvait écrire :
--------"
M. Mendès-France, à qui l'on ne saurait dénier d'éminentes
qualités d'homme d'État, vient de faire la preuve de son
habileté et de sa prudence en mettant fin à un conflit qui
n'était plus soutenable et pour la solution duquel une certaine
force d'âme était plus nécessaire que celle des armes.
--------Le
pays a approuvé l'action du président du Conseil parce qu'il
a bien compris que c'était faire preuve de sagesse que de préférer
un compromis - même douloureux - à la poursuite d'une aventure
dont on ne pouvait attendre d'issue honorable.
--------M. Mendès-France a gagné
la première manche dans la conquête de l'opinion publique
et la mise en ordre des affaires nationales.
"
--------Et
maintenant, quid de l'abandon de la Tunisie?
--------De
bonne foi, nombre d'Algériens attribuaient au discours de Carthage
du 31 juillet 1954 l'origine de tous nos maux. A ignorer les prémices,
cela pourrait paraître ainsi. La vérité était
tout autre.
--------Un
geste de cette importance, décidé en conseil des Ministres,
c'est-à-dire avec l'approbation du président de la République
et de l'ensemble du Gouvernement, geste auquel s'associait ALPHONSE JUIN,
maréchal de France, de surcroît Algérien authentique,
n'était pas et ne pouvait pas être une initiative intempestive
simplement imaginée pour meubler l'écran des actualités
ou pour jouer les fiers-à-bras.
Ces hommes, sauf à les considérer comme des inconscients,
des complices ou des sots, avaient pesé les conséquences
de ce geste et avaient aussi quelque raison sérieuse pour le justifier.
Elle n'était certes par négligeable.
--------Il
s'agissait, ni plus ni moins, de mettre un point d'arrêt brutal
à une situation dont le pourrissement devenait catastrophique et
dont les prolongements contaminaient déjà dangereuse-ment
la frontière algérienne. En d'autres termes, il fallait
éteindre le foyer tunisien ou tenter d'en réduire l'intensité
pour qu'il n'embrasât pas toute l'Afrique du Nord.
|
|
--------Le point
d'arrêt ne pouvait procéder que de l'action militaire ou
de la négociation politique.
--------Avec
les moyens dont on disposait, l'action militaire s'avérait devoir
être parcimonieuse et incomplète, donc hasardeuse, surtout
si elle devait parer à une flambée dans toute l'Afrique
du Nord.
--------Il
fallait en effet, au gros de l'armée française écartelée
sur trois continents, saignée dans ses cadres et dans ses effectifs,
les délais nécessaires pour se regrouper, se reformer et
reprendre toute sa valeur combative.
L'effroyable et continuelle ponction indochinoise ayant interdit jusque-là
un renforcement suffisant, l'armée, en Tunisie, ne disposait, en
date du let juillet 1954, que de 18 370 hommes.
--------Au
1er janvier 1955, grâce à l'allégement des servitudes
d'Extrême-Orient et aux rapatriements hâtifs ordonnés,
ces effectifs devaient être portés à 43 112 hommes.
--------Mais
les possibilités militaires, en juillet 1954, étant insuffisantes,
il ne restait dans l'immédiat que la négociation politique.
Sa reprise fut l'objet de la déclaration de Carthage.
En fait, cette déclaration tant décriée n'innovait
rien. Elle confirmait simplement un engage-ment solennel souscrit en 1950
par le gouverne-ment français et dont la réalisation avait
été différée comme n'ont cessé de l'être
la plupart des engagements algériens, d'où la naissance
du conflit franco-tunisien et aussi du conflit algérien.
--------Pour
parler net, par l'acte de Carthage, le gouvernement français de
1954 réglait la traite acceptée par son prédécesseur
de 1950.
--------En
effet, en juin 1950, au cours d'un banquet
offert à Thionville par M. ROBERT SCHUMAN,
ministre des Affaires étrangères, aux parlementaires d'outre-mer,
notre ministre déclarait que le nouveau résident de France
en Tunisie, M. PÉRILLIER, avait reçu mission du Gouvernement
" d'amener la Tunisie vers l'indépendance
qui est l'objectif principal pour les territoires au sein de l'Union française
".
--------Atténuant
la portée des déclarations de son ministre, devant les vives
réactions qu'elles avaient suscitées, M. Périllier
précisait quelques semaines plus tard, dans un communiqué
commun avec le Bey, qu'il était chargé de négocier
les réformes " devant conduire la
Tunisie vers son autonomie interne ".
--------Il
n'en demeure pas moins que le mot d'indépendance, tempéré
par celui d'autonomie interne, avait été lâché
au nom du Gouvernement par le ministre en exercice responsable de la Tunisie.
--------Comment
les Tunisiens n'auraient-ils pas considéré cette déclaration
comme une adhésion à leurs revendications et, qui plus est,
comme un engagement de la France?
--------Dès
lors, les faits ne cessent de se précipiter, dominés par
la revendication de l'autonomie interne, c'est-à-dire par le souci
de voir exécuter la promesse faite.
--------En
octobre 1951, M. CHENIK vient à Paris réclamer une "
accélération " des réformes, M. Schuman lui
répond le 15 décembre 1951 par une lettre qui entraîne
la rupture des négociations.
--------Le
28 mars 1952, M. Chenik et les membres de son cabinet sont envoyés
en déportation.
--------L'action
terroriste se déclenche alors dans la Régence. L'anarchie
gagne rapidement pour atteindre son point culminant en juin-juillet 1954.
--------Si
le discours de Carthage du 31 juillet arrête le terrorisme politique
dans les villes, il n'entrave pas l'action des fellagha dans les campagnes.
--------Aussi
les renforts précédemment destinés à l'Indochine,
mais que le " cessez-le-feu " vient de libérer, la IIe
et la 14e divisions du contingent acheminées sur Tunis dès
le 20 juillet, vont-ils, avec d'autres éléments appelés
à les rejoindre, renforcer nos moyens d'action et permettre de
lancer une offensive générale contre les fellagha.
--------Cette
pression intense, conjugée avec l'action politique menée
auprès du gouvernement tunisien, aboutit, fin novembre 1954, à
la reddition des fellagha.
--------Du
30 novembre au 20 décembre 1954, faisant suite à une déclaration
commune du général DE LA TOUR et du président TAHAR
BEN AMAR, 2 740 fellagha remettaient aux troupes françaises 2 128
fusils, mitraillettes et mitrailleuses, sanctionnant par ce geste la fin
de la guerre civile dans la Régence.
--------Et
pourtant, aucune convention n'avait encore été signée
ni discutée. Les conventions franco-tunisiennes devaient faire
l'objet, dans les mois suivants, de discussions serrées et n'aboutir
que bien plus tard, le 3o mai 1955, sous le gouvernement EDGAR FAURE.
--------Tels
étaient les faits.
--------Au
lendemain de la déclaration de Carthage, un avis primait les autres,
celui du général BLANC, chef d'état-major de l'armée
qui, au retour d'une inspection en Tunisie du 6 au II août 1954,
et abordant le problème politique en tant que conseiller du Gouvernement
pour tout ce qui concernait la défense nationale, la défense
de l'Union française et la stratégie militaire, exposait
dans son rapport du 17 août 1954:
--------"
La Tunisie en était, à la veille du 31 juillet, au
stade de l'Indochine en 1945-1946.
--------Le
peuple tunisien se répartissait, comme au Vietnam, en deux
grandes masses :
- l'une animée par le Néo-Destour, fortement organisée,
obtenant une audience internationale croissante, répandant
la peur parmi les Tunisiens non affiliés à ce parti
et organisant le terrorisme à l'égard des Français
et de leurs amis,
- l'autre, ayant à sa tête quelques chefs appartenant
à des partis sans consistance et ne s'appuyant que sur une
masse non évoluée politiquement.
--------Vouloir
juguler par les armes - même avec des effectifs renforcés
- un tel terrorisme, s'étendant progressivement du bled aux
villes, sans s'attaquer à ses sources tant locales qu'étrangères,
c'est-à-dire sans résoudre le problème politique
de base, aurait conduit la France à une nouvelle expérience
BAo-DAI, à une lutte sans issue comme ce fut le cas en Extrême-Orient.
Cette expérience désastreuse pour-suivie au Viet-nam
a suffisamment démontré, comme il avait été
prédit, l'impossibilité de maîtriser par la
force un mouvement populaire sans y mettre un prix considérable.
Poursuivre les mêmes errements eût ébranlé
tout l'édifice français d'Afrique du Nord et mis en
cause la position de la France en Europe.
--------Une
solution politique a donc été envisagée. Ses
effets apparents ont été immédiats en Tunisie.
Le terrorisme est, à l'heure actuelle, en nette régression,
celui régnant encore dans le bled n'étant plus pour-suivi
que par les hommes de main recrutés par nos opposants d'hier
et ne leur obéissant guère. "
|
--------Bien que
l'opinion algérienne à l'époque se montrât
plus réservée quant à la procédure de règlement
envisagée pour l'affaire tunisienne, l'Écho d'Alger
n'en écrivait pas moins le 10 août 1954, à la veille
d'une interpellation sur cette affaire :
--------"Il
(M. Mendès-France) peut pour la Tunisie aisément démontrer
sans doute que les mesures prises étaient, comme il l'a déjà
dit et comme l'a
répété depuis M. CHRISTIAN FOUCHET, ministre
des
Affaires marocaines et tunisiennes, les seules possibles. Si l'on
en doutait, il pourrait rappeler en quelques mots que la politique
ébauchée dans le passé a abouti, hélas,
à des résultats diamétralement opposés
à ceux que l'on recherchait.
--------M.
Mendès-France s'élèvera encore contre les reproches
qui lui sont faits çà et là plus ou moins ouvertement
d'avoir ouvert les portes à l'abandon. "
On ne pouvait mieux dire...
|
***
--------Un
autre argument souvent employé aussi pour attiser chez les Français
d'Algérie le sentiment d'avoir été trahis et, par
là même, donner apparence de vérité à
la soi-disant politique des abandons, consiste à déclarer
urbi et orbi: " Si
le 1er novembre 1954, lorsque éclata la rébellion, on avait
" mis le paquet " et vigoureusement maté le tout sur-le-champ,
l'affaire eût été réglée en moins de
rien. "
--------Cette
idée, qui a pris maintenant l'allure d'un slogan, exprime la pensée
des partisans de la manière forte qui eussent voulu qu'en 1954,
on réprimât sans discrimination comme on l'avait fait, mais
dans un tout petit secteur, le 8 mai 1945 lors des événements
de Sétif.
--------Il
n'est pire erreur que de comparer ces deux événements douloureux.
--------Le
souvenir du 8 mai 1945, je l'ai dit, n'a cessé d'hypothéquer
les rapports mutuels des collectivités européenne et musulmane,
mais depuis cette date, je crois l'avoir démontré, se sont
accumulées tant sur le plan intérieur qu'extérieur
nombre de raisons nouvelles d'aigreur et de difficultés.
--------La
rébellion du ter novembre 1954 n'était pas un incident local
et limité. Si elle ne fut perceptible dans ses débuts que
dans les manifestations des bandes armées de l'Aurès, ses
racines n'en étaient pas moins profondes et depuis 1950 s'étendaient
sous l'Algérie tout entière. Étant donné son
ubiquité, une double action s'imposait pour tenter de la réduire.
--------Militaire,
d'abord, contre les bandes armées de l'Aurès, politique
ensuite pour retenir et faire basculer de notre côté une
masse francophile, mais néanmoins hésitante et troublée,
ce qui impliquait une politique hardie de réformes et une discrimination
extrêmement stricte dans la répression pour éviter
toute injustice qui, en confondant aveuglément l'innocent et le
coupable, pût créer du coupable. Cela fut tenté tant
sur le plan militaire que sur celui des réformes.
--------Pour
apprécier la situation sur le plan militaire, à la veille
de la rébellion algérienne, il faut d'abord se souvenir
que, de 1945 à 1954, les effectifs globaux des forces terrestres
en Afrique du Nord oscillaient pour l'ensemble Algérie, Tunisie,
Maroc, entre 100 00o et 110 000 hommes et qu'à fin juin 1954, au
lendemain de Dien-Bien-Phu, les effectifs terrestres pour la seule Algérie
ne totalisaient que 54 000 hommes. Les corps de troupes avaient dû
être transformés par le soutien du corps expéditionnaire
d'Extrême-Orient en centres d'instruction et en dépôts
de passage.
--------A
titre d'exemple, pour un effectif théorique de 2 511 hommes, les
1er et 2e régiments de tirailleurs algériens avaient respectivement
compté 30 000 et 32.000 mutations individuelles de novembre 1953
à novembre 1954. Un document autorisé donnait les précisions
suivantes :
--------"
Encasernés, insuffisamment encadrés, inaptes à
entrer rapidement en action, ils sont d'ailleurs inadaptés
au rétablissement de l'ordre, car essentielle-ment organisés
et préparés en vue du combat sur un théâtre
d'opérations européen.
En particulier, il n'y a plus d'unités spécialisées
ou de type allégé capables de rivaliser, dans une
certaine mesure, de légèreté, de rusticité
et de souplesse avec l'adversaire éventuel.
--------Certes,
le commandement local a proposé à l'Administration
centrale le 22 octobre un certain nombre de créations d'unités
allégées, soit par prélèvement sur la
masse plus ou moins inorganisée des corps de troupes, soit
par un recrutement particulier. Certes, il a décidé
de lui-même le 27 octobre de passer à l'exécution
de la première tranche de ces créations ou transformations.
Certes, sur intervention personnelle du secrétaire d'État
à la Guerre, un envoi de cadres et des crédits pour
les achats nécessaires de chevaux et de mulets sont prescrits
et accordés par Paris le 31 octobre, en même temps
que la 25e D.I.A.P., alertée la veille, est mise en route
sur l'Algérie, partie par voie aérienne, partie par
voie maritime.
--------Il
n'en reste pas moins que ler novembre, lorsque éclate l'insurrection,
les moyens immédiatement disponibles se réduisent
à deux bataillons de parachutistes, trois bataillons de la
IIe B.I. arrivés en août et en pleine période
d'organisation et d'instruction, un bataillon à constituer
au moment du besoin, donc sans cohésion, sur la légion,
et deux escadrons blindés.
--------Aucun
appui n'est à attendre des forces auxiliaires : la notion
même du partisan a disparu; une application trop stricte des
dispositions du statut de 1947 interdit à l'armée
de créer des unités de supplétifs et c'est
seulement depuis le 15 octobre que les autorités civiles
du Constantinois commencent, à la demande de l'armée,
à se préoccuper de ce problème.
--------Enfin,
il n'y a aucun service de renseignement militaire et dans ce domaine
les possibilités de la Gendarmerie et des Affaires militaires
musulmanes sont très limitées.
--------En
bref, il n'y a plus d'armée en mesure de rétablir
l'ordre sur-le-champ.
--------La
rébellion a bien choisi son moment, car les troupes aguerries
en Indochine ne sont pas encore rentrées d'Extrême-Orient.
|
--------Telle
est la situation dramatique dans laquelle l'hémorragie indochinoise
a placé l'armée en Algérie, comme le constatait son
chef, ce très brillant officier qu'est le général
CHERRIÉRE, commandant la Xe région militaire d'Alger.
--------A
noter également que sur ses ressources squelettiques, l'Algérie
avait dû envoyer hors plan en Indochine, fin juin 1954, le 22e régiment
de tirailleurs algériens avec un groupe d'artillerie et diriger
pendant l'été sur la Tunisie cinq bataillons d'infanterie,
deux compagnies sahariennes de la légion, quatre escadrons à
cheval ou blindés, onze groupes de choc avec auto-mitrailleuse,
transmissions, train, etc.
--------Malgré
cela les événements de la Toussaint n'avaient pas entièrement
pris au dépourvu les autorités civiles et militaires. Dès
le 17 octobre, l'armée avait réagi sur les confins algéro-tunisiens
à l'est de Souk-Ahras et le 27 octobre à o heure, le Gouverneur
général avait confié au général Cherrière,
commandant de la Xe région militaire, le commandement interarmées
en Algérie pour le maintien de l'ordre.
--------Si
nos forces terrestres étaient squelettiques, les moyens aériens
l'étaient encore davantage. A l'automne de 1954, l'on ne disposait
en Algérie que de huit Junkers utilisables alors que le transport
aérien est le seul qui, en Afrique du Nord, permette, conjugué
avec les parachutistes, de régler rapidement les incidents. Quant
aux hélicoptères, ils étaient inexistants.
--------Ces
chiffres et ces faits méritent d'être médités.
Ils donnent la mesure de notre pauvreté en moyens au moment où,
non encore dégagée du guêpier indochinois, l'armée
française devait faire front à l'insurrection naissante
et à celle qui existait dans toute l'Afrique du Nord française.
--------Une
véritable course contre la montre allait alors s'engager pour hâter
le rapatriement du corps expéditionnaire d'Indochine et le diriger
sur l'Afrique du Nord, opération délicate et non immédiatement
exploitable du fait de la reconstitution nécessaire de ces unités
et de la remise en état physique de leurs cadres et troupes dure-ment
éprouvés par cette pénible campagne.
--------Cela
étant, le total des effectifs stationnés en Afrique du Nord
le 30 juin 1954, qui n'était que de 117 000 hommes, avait été
porté au 31 décembre de la même année à
173 000.
Pour la seule Algérie, il avait été porté
à 75 000 hommes et de nombreuses unités sur le chemin du
retour d'Indochine voguaient en renfort vers ses rives. Par ailleurs,
vingt compagnies républicaines de sécurité (C.R.S.),
soit le tiers de l'effectif global métropolitain, avaient également
été dirigées sur l'Algérie.
--------Pour
qui n'est pas de mauvaise foi, ces renforcements massifs ne traduisaient
nullement un désir de capitulation ou d'abandon. Les gens qui,
depuis quatre ans, pour exciter les Français d'Algérie,
ont prétendu le contraire, ont tout simplement menti.
--------Ouvrant
la session de l'Assemblée algérienne,
le 16 novembre 1954, le gouverneur général ROGER LÉONARD,
actuellement premier président de la
Cour des comptes, évoquant la rébellion naissante déclarait
:
--------"
Je me bornerai à rappeler qu'au cours de l'été il
n'est pas de semaine qui n'ait été marquée par un
renforcement important de notre dispositif militaire et policier et je
me plais à reconnaître qu'avant comme après le 1 er
novembre, le gouvernement s'est ingénié selon tous ses moyens
à répondre avec une exceptionnelle promptitude aux appels
que je lui adressais devant la montée des périls. "
Et plus loin encore :
--------"
L'exceptionnelle promptitude avec laquelle il
a été répondu à nos appels par le gouvernement
et spécialement par M. le ministre de l'Intérieur et par
M. le secrétaire d'État aux Forces armées témoigne
que derrière des mots il y a des faits. "
--------Et le maire
de Batna, la ville la plus éprouvée le ter novembre 1954
lorsque éclata la rébellion, ne confirmait-il pas le 16
novembre 1954 devant l'Assemblée algérienne :
--------" Je
tiens à le déclarer publiquement, d'ores et déjà
nous avons trouvé, tant auprès des autorités administratives
que des autorités militaires, la plus large compréhension
et nous avons collaboré dans les meilleures conditions. De plus,
des renforts ont été envoyés dans la région
de Batna avec toute la promptitude souhaitable. "
--------Peut-on
souhaiter meilleurs juges?
--------Mais,
parallèlement à cette indispensable action
militaire, une action de remise en ordre législative et administrative
s'imposait. La rébellion algérienne mettait en lumière
l'inadaptation de notre appareil judiciaire et législatif à
un état de choses sans précédent qui nous contraignait
à de véritables opérations de guerre contre des citoyens
français (car le fellegh est citoyen français) dans des
départements français, en temps de paix et sous un régime
de paix.
--------Les
faiblesses et les lenteurs que l'on a si souvent incriminées au
début de la rébellion, en y voyant les pires intentions,
n'avaient d'autre cause que cette inadaptation de moyens qui poussait
les autorités responsables à enfreindre la légalité
si elles voulaient agir rapidement et efficacement. --------Cela
impliquait de leur part des responsabilités personnelles qu'elles
répugnaient parfois à assumer.
--------C'est
pourquoi, le 9 décembre 1954, le gouverneur de l'Algérie
suggérait l'adoption d'un texte instituant l'état de sauvegarde
civile qui, remanié, devait cinq mois plus tard seulement devenir
la loi sur l'état d'urgence.
--------Pour
retenir de notre côté une masse musulmane hésitante
et troublée par la rébellion naissante, un geste politique
s'avérait nécessaire. Il ne pouvait en être de meilleur
que d'appliquer effectivement, cette fois, le Statut de l'Algérie
ou, au besoin même, de l'élargir. Ce fut l'objet du projet
de réformes de M. MITTERRAND en janvier 1955.
--------Quand
on considère aujourd'hui son contenu et comparé à
tout ce qui a été depuis concédé par la loi-cadre
de 1958 ou le 13 mai sur le forum d'Alger, on ne peut s'empêcher
de mesurer l'étendue du chemin parcouru. Ces réformes visaient
les domaines administratif, politique et le développement de la
communauté nord-africaine. Sur le plan administratif, elles prévoyaient
:
----------le
regroupement de centres municipaux en vue de former des communes nouvelles
de plein exercice ;
---------l'amélioration
des règles de fonctionnement des douars ;
---------la
création, à la place des communes mixtes, de e grandes communes
" dotées d'un conseil élisant son président;
l'administrateur civil, désormais investi de pouvoirs de tutelle
étendus, devait être chargé des fonctions de maire
de la nouvelle collectivité;
---------la
création de nouveaux départements et arrondissements;
---------la
réorganisation du gouvernement général de l'Algérie,
regroupé dans cinq directions générales : Intérieur,
Finances, Affaires économiques, Travaux publics, Affaires sociales;
---------la
fusion des cadres supérieurs de la Sécurité générale
de l'Algérie et de la Sûreté nationale.
--------Sur
le plan politique :
---------le
droit de vote des femmes musulmanes : celles qui remplissaient les mêmes
conditions que les hommes allaient pouvoir accéder au ter collège;
inscription des autres, sur leur demande, sur les listes au 2e collège;
---------le
maintien des deux collèges électoraux;
---------l'unification
des conditions d'inscription sur les listes du 2e collège, quelle
que soit la nature de l'élection considérée.
--------Pour
le développement de la communauté nord-africaine :
---------le
transfert de l'école de Saint-Cyr en Algérie;
---------la
création d'un " centre algérien de formation administrative
";
---------la
création d'un institut d'études franco-islamiques à
Paris;
---------l'égalité
des salaires entre l'Algérie et la métropole.
--------Présenté
trop hâtivement, sans consultation préalable de la représentation
algérienne, ce projet souleva une vive opposition qui, en réalité,
argua de la forme maladroite de sa présentation pour en condamner
le fond.
--------L'inévitable
crise ministérielle fit le reste, comme quelques mois plus tard
la liquidation de l'Assemblée nationale devait réserver
un destin identique à un autre plan de réformes, celui de
M. Jacques Soustelle.
|