Nous, Algériens
Jacques Chevallier
Ancien maire d'Alger
CALMANN-LÉVY, 1958

Chapitre VIII, IX, X et XI


mise sur site le 3-9-2005

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VIII

---------------Une expérience de coopération franco-musulmane.

--------- CES pages, je l'ai dit, sont témoignage d'expériences vécues.
--------- Comme d'autres, j'ai connu et fréquenté, un temps, le clan de ceux qu'on a désignés depuis comme celui des "ultras ". Tout ce qu'ils disent et pensent encore je l'ai à certain moment partagé, dit, pensé et écrit avec une conviction non moins grande que la leur jusqu'au moment où, à explorer de toutes parts le problème algérien, j'ai compris ce qu'il était vraiment : un problème simplement humain. Il n'y a que des problèmes humains en Algérie. Ici comme partout ailleurs, les hommes naissent, souffrent, espèrent ou désespèrent et ici comme partout ailleurs, cet ensemble de joies et de souffrances, d'espoir et de désespoir, s'appelle la Vie.
--------- Du jour où, après avoir erré, méprisé et quelquefois haï, comme tant d'autres le font encore, j'ai pris conscience de cette réalité, j'ai réformé tous mes jugements. Dès cet instant, contre vents et marées, sans souci de l'injure et de l'injustice, j'ai suivi le chemin du coeur qui, en Algérie, est aussi celui de la raison.
--------- Certes, il m'en a coûté ce que d'autres eussent appelé une carrière politique. Je ne le regrette pas.
--------- Dieu a créé les pays pour les hommes et nous sommes les hommes de ce pays. Il importe peu que l'un d'entre eux tombe sur la piste s'il contribue à l'ouvrir. Le principal est que la piste existe et que d'autres s'y engagent, s'y rassemblent pour procéder vers un idéal et des horizons nouveaux qui sont ceux de justice et d'amour.
--------- BARRÈS ne disait-il pas : " Il faut être un conciliateur. Mieux vaut risquer sa vie à rassembler ceux qui se croient des adversaires "?
--------- Appelé le 4 mai 1953 à administrer la ville d'Alger, ce fut dans cet esprit que je constituai l'équipe qui devait me seconder pour la gérer et durant cinq ans ce furent, en dépit du climat atroce dans lequel vécut la ville, les principes qu'ensemble nous nous acharnâmes à maintenir.
--------- En m'installant à la mairie d'Alger le 4 mai 1953 avec les trente-six membres européens de mon équipe, élue au premier collège, je trouvais pour compléter le Conseil légalement composé de soixante-deux membres les vingt-cinq conseillers musulmans élus indépendamment dans le deuxième collège.
--------- Ces derniers, tous nationalistes, membres du parti de Messali Hadj, dit M.T.L.D. (ou Mouvement du triomphe des libertés démocratiques), avaient comme tête de file un avocat algérois apparenté aux principales familles de la bourgeoisie musulmane d'Alger, ABDERRAHMANE KIOUANE.
--------- Le problème s'est immédiatement posé pour moi de savoir comment cohabiter avec des élus dont plusieurs avaient d'ailleurs fait partie de la municipalité précédente et qui pouvaient être considérés, vu leurs opinions extrémistes, comme susceptibles de rendre difficile la tenue des assemblées municipales.
--------- Je priai donc Me Kiouane et une délégation de sa liste de venir s'entretenir avec moi pour faire le point et, sur leur acceptation, je leur exposai que la municipalité était composée tant dans le premier que dans le deuxième collège d'éléments venus des horizons politiques les plus différents et que, de ce fait, si nous voulions faire oeuvre constructive dans la cité, il était nécessaire que l'on ne discutât jamais de politique, ni au Conseil municipal, ni à l'intérieur de la mairie.
--------- J'insistai sur la nécessité d'administrer la preuve que des hommes d'idéologies aussi opposées pouvaient trouver dans l'esprit de cité un dénominateur commun et un point de rencontre, ce qui impliquait que toutes raisons de discussions et de divisions étant écartées, nous conjuguions nos efforts pour faire d'Alger une ville capitale et y accomplir sur le plan social une grande oeuvre humaine.
--------- Me Kiouane au nom de tous ses collègues
approuva mon point de vue et s'engagea à oeuvrer au Conseil municipal dans le seul sens de l'intérêt de la cité sans jamais y mêler de politique.
--------- Ce pacte devait être fidèlement observé par tous les membres musulmans du Conseil municipal jusqu'à leur disparition dans la tourmente.
--------- Mieux encore, leur fidélité à ce pacte devait être flétrie par Messali Hadj dans deux documents qui condamnèrent Kiouane et ses collègues pour " collaboration " et " déviationnisme ". Le congrès extraordinaire du M.T.L.D. réuni les 14, 15 et 16 juillet 1954 en Belgique devait sanctionner cette condamnation par leur exclusion du parti.
--------- Dans son " Message " adressé de Niort " aux
militants du Mouvement national algérien, aux sympathisants, aux étudiants et aux commerçants de la région parisienne et de toutes les villes de France ", Messali Hadj déclarait :

--------" Voici d'ailleurs quelques faits caractéristiques de cette politique déviationniste :
--------Après les événements du 14 Juillet qui ont profondément indigné le peuple algérien et même l'opinion publique française, il était normal que le parti mobilise toutes ses forces pour mener une campagne, d'abord pour flétrir la machination policière et ensuite pour préparer un plan d'action pour un temps déterminé afin de poser le problème algérien dans son ensemble, sans oublier de proclamer l'objectif suprême du Mouvement national algérien.
--------Si la bureaucratie avait voulu, il était certainement possible, à ce moment-là, après les massacres du 14 juillet, d'élever le problème algérien à celui de la Tunisie et du Maroc devant l'opinion internationale.
--------Non seulement rien de tout cela n'a été fait, mais nous avons constaté que nos élus au conseil municipal d'Alger n'ont même pas élevé une protestation, sous prétexte de ne pas gêner, soi-disant, la politique de réformes en cours décidée par le maire Jacques Chevallier.
--------Sans doute, c'est pour la même raison que le budget colonialiste de la ville d'Alger a été voté par nos élus. Cette attitude jamais vue jusqu'à maintenant dans notre mouvement a étonné le peuple, nos adversaires et nos amis politiques. Par contre elle a réjoui la presse colonialiste qui a commenté ce fait comme un événement extraordinaire et jamais vu en Algérie.
--------L'avocat Kiouane, membre de la Direction et adjoint au maire, a prononcé à cette occasion un discours pour justifier le vote du budget colonialiste en déclarant qu'une nouvelle ère de compréhension et de rapprochement a vu le jour à la mairie d'Alger.
--------Cela paraît incroyable et impensable, tellement c'est ahurissant et contraire aux principes du parti. "

--------Et dans un autre document visant la politique électorale ne déclarait-il pas :

--------" Si Kiouane et Abdelhamid, membres de la direction du parti, n'ont élevé aucune protestation à la mairie quand nos frères furent assassinés à la manifestation du 14 Juillet 1953 à Paris, c'est certainement pour ne pas déplaire à M. Chevallier. De même, lorsque ce dernier a fait l'éloge de la colonisation française devant maints journalistes américains venus enquêter sur le problème algérien.
--------Si ces élus ont procédé à des évacuations de taudis
et de bidonvilles et en ont chargé un vieux militant BOUDJEROUDI, alors que cette besogne est confiée habituellement à des policiers, sous prétexte de mesures d'hygiène et de santé publique, c'est encore pour les mêmes raisons.
--------Cet acte inqualifiable a soulevé une profonde indignation parmi la population et nos militants. Une bagarre entre élus et militants faillit éclater à la place de Chartres à ce sujet.
--------Qui aurait dit cela et aurait pensé à une telle dégradation?
--------Que voulez-vous, on ne refuse plus rien à M. Chevallier et le train de la collaboration mène encore plus loin. "


--------Messali n'a-t-il pas dit aussi dans une interview accordée à un journaliste suisse : " Le néo-colonialisme que représente Jacques Chevallier, maire d'Alger, est plus intelligent que le colonialisme classique : c'est pourquoi il est aussi plus dangereux "?
--------La définition du néo-colonialisme était d'autre part donnée le Ier octobre 1954 sous la signature d'ABDELGHANI dans la Nation Algérienne, organe central du M.T.L.D. édité à Alger, 11, rue Marengo, dans un article intitulé " Face au néo-colonialisme ".

--------" Les Algériens constatent, depuis des mois, les manifestations d'une nouvelle orientation politique prônée par une partie des colonialistes français. Il s'agit de ce que l'on appelle maintenant couramment le néo-colonialisme.
--------Le néo-colonialisme se présente en Algérie, en gros, sous les aspects d'une politique tendant à conserver le régime colonialiste en l'adaptant, sur des plans secondaires, à une situation créée par le Mouvement national. Il vise à faire durer le colonialisme en tenant le raisonnement suivant : "
En satisfaisant certaines revendications des Algériens, sur le plan social notamment, en mettant un frein à la répression et en essayant de camoufler les aspects les plus criards des injustices fondamentales du colonialisme, nous parviendrons à émousser la combativité des masses algériennes en leur enlevant des raisons de mécontentement et nous contribuerons à les chloroformer. "
--------Le propre du néo-colonialisme est de nier l'existence du problème national algérien et de se présenter ouvertement comme constituant la seule politique capable de défendre la " souveraineté française ", ainsi que les intérêts et privilèges colonialistes. C'est la politique du " cédons sur le détail pour préserver l'essentiel ".
--------Le néo-colonialisme se caractérise par des signes indiquant que son apparition est la conséquence des pressions des masses algériennes. --------Il cède - certes, pour ne pas tout perdre - mais il cède quand même parce que pris à la gorge. C'est un phénomène politique qui rejoint et se confond avec celui de l'apparition en France de forces politiques groupées autour de ce que l'on appelle " la bourgeoisie intelligente " qui tend à adapter - dans le cadre de la coalition atlantique et du système capitaliste - son action à des situations créées par la poussée du mouvement démocratique et ouvrier français.
--------" La bourgeoisie intelligente " en France et le néo-colonialisme en Algérie sont l'expression d'une recherche de solutions intermédiaires et limitées tendant à colmater un front d'intérêts fortement ébranlé. C'est là que se trouvent les raisons profondes de la participation de Jacques Chevallier au gouvernement Mendès-France.
--------Le néo-colonialisme est une politique nettement tracée et mûrement réfléchie avec ses grands théoriciens dont François Mitterrand. Il ne constitue pas comme certains semblent le croire une simple somme d'expédients politiques. Il a ses objectifs bien déterminés, à savoir : désorienter le mouvement national, le détourner de la voie de la libération, l'empêcher de s'unir. "

--------Quelles qu'aient été les attaques ou les interprétations données par les extrêmes de cette collaboration loyale sur le strict plan des intérêts de la cité, une conclusion s'impose : des hommes venus d'horizons aussi différents pouvaient, après avoir discuté les yeux dans les yeux, découvrir un terrain de coopération libre de toute contrainte
physique ou morale pour assurer la prospérité de la cité.
--------C'est ainsi qu'en commun, Européens et musulmans réunis, nous avons fait ensemble de la ville d'Alger ce qu'elle est devenue depuis cinq ans : une capitale.
--------Il était nécessaire de souder ces édiles décidés à oeuvrer ensemble par une mystique, édilitaire celle-là, et pouvait-on en imaginer de meilleure que celle préconisée par SAINT-EXUPÉRY pour réunir les hommes : " Fais-leur bâtir une tour "?
--------C'est ainsi que fut déclenchée dans l'enthousiasme et livrée la "bataille du logement " qui devait mériter à la ville d'Alger son surnom de premier chantier de France. Plus de Io 000 logements construits ou mis en chantier en moins de
cinq ans, dont quatre ans vécus dans la rébellion et dans la " bataille d'Alger ", allaient exprimer l'importance de notre effort.
--------Mais, comme le disait Lyautey : " Faire des maisons, construire des villes, planter des jardins, dessiner des routes, c'est bien. Mais il est aussi nécessaire d'élever les âmes de ceux à qui on les destine. Il faut faire de l'urbanisme jusque dans le coeur des hommes. "
--------Ce fut le but que nous nous assignâmes en faisant du logement, non seulement le point de rencontre des membres d'une même famille, mais aussi et surtout dans notre cas, de la grande famille algérienne.
--------Je revis en cet instant les campagnes et les critiques acerbes dont ma municipalité et moi-même fûmes l'objet quand des musulmans furent installés dans nos nouvelles cités, et ce, dans des proportions répondant à leur propre proportion dans la population totale d'Alger.
--------" Il construit pour les Arabes... c'est le maire arabe, le maire à la chéchia, il n'en a que pour eux... "
--------Ces critiques qui, depuis, sont devenus bien entendu les plus fervents adeptes de l'intégration et du collège unique, et qui livreraient le cas échéant sans discuter la métropole tout entière " aux Arabes ", méconnaissaient l'essentiel, et cet essentiel risquait de condamner la France.
--------Alors qu'en 1938 la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l'agglomération algéroise ne dépassait pas 4 800 personnes, il y en avait 125 000, soit vingt-cinq fois plus, en 1953-1954.
--------Dans la seule ville d'Alger, ses faubourgs étant exclus, 120 bidonvilles comme une lèpre grandissant sur tout terrain restant disponible voyaient s'entasser quelques 80.000 musulmans dans des conditions de vie invraisemblables alors que la Casbah, elle aussi surpeuplée, entassait dans ses vingt hectares 70 000 habitants, battant l'un des records mondiaux de densité humaine.
--------De tout cela et à l'exception du général WEYGAND qui, en 1941, s'était intéressé à ce problème, nul ne s'était soucié depuis, bien que, comme chacun de nous, ces habitants des bidonvilles fussent depuis 1943 des citoyens français.
--------Avec une parfaite conscience de ce qu'il m'en coûterait, et suivi sans exception aucune par tous mes collègues de la municipalité, nous avons attaqué ce problème.
--------Ainsi naquirent ces milliers de logements répartis dans des cités construites pour que des hommes se connaissent et se comprennent mieux : " Diar-es-Saada ", " Diar-el-Mahçoul ", " Climat de France ", " Eucalyptus ", " Champ de Manoeuvres ", " Djenan-el-Hassan ", " Diar-el-Kef ", etc.
--------Je dis : pour que les hommes de ce pays se comprennent mieux, car la loi de ces cités exclut tout esprit de ségrégation. Dans le même immeuble, sur le même palier, musulmans et Européens cohabitent dans l'harmonie.
--------Dès qu'un cadre est donné à un individu où il peut évoluer librement, son désir de promotion s'accélère et s'exprime de mille façons. Je ne sais rien de mieux que d'offrir au musulman un logement décent pour qu'à très brève échéance et dans tous les domaines s'opère la symbiose et que bientôt plus rien ne le différencie de l'Européen.
--------Ainsi se réalisera par de grandes voies harmonieusement tracées d'interpénétration l'urbanisme souhaité par Lyautey jusque dans le coeur des hommes.
--------Aujourd'hui, lorsque le jeune appelé métropolitain débarque en Alger, il lui est remis une brochure explicative de l'oeuvre française en Algérie dans laquelle s'étalent ces cités.
--------Quand un guide officiel fait les honneurs d'Alger à une personnalité de passage, il les montre à son tour avec fierté en disant :
--------" Cette cohabitation fraternelle, ces maisons, sont l'oeuvre de la France en Algérie. "
--------Qu'il en soit ainsi efface, certes, l'injustice et l'injure, mais je ne puis oublier que des hommes qui furent mes collègues pour administrer Alger-capitale et participèrent à cette oeuvre dont mon pays s'honore croupissent actuellement dans des cachots ou dans des camps d'internement sans qu'il leur soit tenu compte de leur contribution à sa grandeur et à son prestige.
--------Cette oeuvre, nous l'avons réalisée ensemble et elle n'eût point été si chacun ne s'y était donné tout entier.
--------Était-ce pour la France seule qu'ils agissaient? Je ne le crois pas, mais j'ai la conviction profonde qu'au travers d'elle, en elle et par elle ils avaient pensé découvrir une patrie commune, la seule et vraie patrie humaine.
--------Qu'ils l'aient identifiée avec mon pays, pour moi, me suffit.

***

--------Peut-être, plus que d'autres, ai-je eu le privilège de pouvoir scruter l'âme musulmane. La fonction de maire d'Alger, capitale de 500 000 âmes dont la population est également partagée entre musulmans et Européens, offre en effet un champ splendide et parfois douloureux d'observation humaine.
--------Chef de la cité, en contact direct et constant avec tous les éléments de la population sans discrimination aucune, le maire connaît leurs problèmes et leurs drames intimes. Il assiste matériellement et moralement ses concitoyens. En cela, il administre, mais il confesse aussi. Il ne peut refuser d'entendre, le bon équilibre et la paix dans la cité dépendent souvent des décisions et de l'attitude qu'il adoptera après avoir écouté et discriminé.

--------En temps normal, en Algérie, ce devoir est déjà délicat à exercer entre deux communautés dont il faut sans cesse ménager les intérêts respectifs, mais combien il devient difficile quand la révolte ravage la cité, que la mort frappe de partout et que la passion souffle en tempête - et aussi l'injustice.
--------Aux petites misères succèdent alors des drames atroces que le maire découvre dans les contacts et les confidences qu'il doit encore et toujours accepter, dont il lui faut demeurer l'unique dépositaire.
--------Moments effroyables où la conscience s'écartèle entre la volonté de ne pas manquer au devoir vis-à-vis du pays et le souci de ne pas trahir la confiance de l'homme désemparé qui se confie - qu'il soit l'homme qui torture et que le remords torture à son tour ou le survivant qui a subi la torture et que l'esprit de vengeance anime.
--------GERMAINE TILLON, dont le coeur a si bien compris et pénétré le drame de l'Algérie, a connu des moments semblables quand, chargée en juillet-août 1957 par le gouvernement français de connaître le point de vue des chefs politicomilitaires du F.L.N. et de leur exposer les perspectives que le gouvernement envisageait pour l'Algérie, elle prit contact avec YACEF SADI.
--------Ces entretiens comme les sentiments que lui inspiraient les chefs de la révolte ont été rapportés par elle dans ce document d'une valeur humaine exceptionnelle qu'est sa déposition devant les tribunaux d'Alger à l'occasion du procès de YACEF SADI et de ZORA DRIF.
--------Si l'action courageuse et profondément française de Germaine Tillon a sauvé bien des vies humaines, combien de confessions faites au maire d'Alger par des âmes à la dérive ont préservé celles-ci du gouffre fatal, épargnant ainsi nombre d'individus et non des moindres aux pires heures du terrorisme et de la répression.
--------ROBERT LACOSTE, l'homme certainement le
plus détesté par les musulmans d'Algérie, a-t-il jamais soupçonné que parmi les occasions qu'il eut comme chacun de nous d'être abattu, l'une au moins lui fut épargnée grâce au maire d'Alger?
--------Lorsque la municipalité d'Alger invita le ministre résidant à visiter les vastes chantiers municipaux, le cas se posa de savoir si le ministre devait visiter ou non le plus important mais aussi le plus dangereusement situé durant cette période, celui du " Climat de France ".
--------Le chantier du " Climat de France ", au coeur d'un quartier semé de bidonvilles, était aussi l'un des plus éprouvés par l'action terroriste.
--------J'insistai auprès du directeur de la Sécurité générale, M. JACQUES PERNET, pour que le ministre le visitât sans aucun déploiement policier ostentatoire, ce genre de précautions irritant les populations au lieu de leur inspirer le respect, et je pris la responsabilité personnelle de la vie du ministre.
--------Aussi lourdes qu'eussent été pour lui les conséquences éventuelles, M. Pernet accepta ma proposition. Je réunis aussitôt les principaux responsables des bidonvilles et leur exposai l'engagement que j'avais pris, leur faisant confiance et leur demandant au nom du principe sacré de l'hospitalité musulmane de veiller à ce que rien n'advînt au ministre qui, à pied et sans protection, parcourrait le quartier.
--------Chacun s'y engagea et c'est ainsi que M. Lacoste et quelques parlementaires britanniques qui, ce jour-là, l'accompagnaient visitèrent sans encombre notre immense chantier.
--------M. Lacoste n'a peut-être jamais su qu'à un moment donné, à quelques mètres de lui, un tueur étranger au quartier, l'avait mis en joue et fut désarmé, battu et chassé par les habitants.
--------L'un d'entre eux, principal témoin de ce drame discret et membre de mon cabinet, a été arrêté et depuis quinze mois porté disparu...
--------Ces heures dramatiques qui m'ont moralement torturé, je veux les oublier, mais je ne peux oublier combien j'ai senti à ces moments-là que tout pouvait encore être sauvé dans cette course vers le néant, dans cette surenchère de destruction, si toute solution politique n'était pas écartée par principe.
Confiné avec mes proches collaborateurs dans notre solitude municipale, chaque soir nous faisions en commun le bilan de ce que nous entendions dans la cité et chaque soir pénétrait davantage en nous la conviction profonde que l'irréparable serait évité si l'on changeait de méthodes. Cela impliquait aussi que l'on changeât les hommes.
--------Mais à Paris, l'équilibre parlementaire rendit les hommes intangibles. Il ne restait donc plus qu'à subir le destin.
--------Et pourtant, les responsables du pouvoir eussent pu, à leur tour, dans l'intérêt de leur action et du pays, bénéficier de notre connaissance sans cesse renouvelée de la psychologie musulmane. Ils eussent dû puiser matière à enseignement et à décision positive dans ce capital vivant de réactions sincères qui s'accroissait chaque jour. Mais depuis février 1956, catalogué comme libéral, pour mes idées peut-être, mais surtout parce que je détenais un peu de la confiance des musulmans, nul responsable de l'Algérie ne m'a consulté une seule fois pour connaître le climat psychologique de la population d'Alger que j'administrais dans la tempête.
--------Cette tempête, on l'a depuis nommée la " bataille d'Alger ". Elle mérite ce nom. Jamais action terroriste ne fut plus sournoise ni meurtrière.
--------En quatorze mois, 751 attentats ensanglantèrent la ville, provoquant la mort de 314 Algérois et en blessant 917.
--------Certains jours, le rythme des attentats était tel que les ambulances municipales ne suffisaient plus et que les camionnettes des services techniques devaient les renforcer. --------L'admirable bataillon des sapeurs-pompiers d'Alger sous les ordres d'un chef de grande classe, le commandant SUBRA, voyait ses interventions s'élever de 2 322 en 1954 à 4 038 en 1956. La mort et le feu jaillissaient de partout.
Impassibles à leur poste malgré les pertes qu'ils subissaient les services municipaux d'Alger avec sang-froid poursuivaient leur tâche assurant avec un courage sans égal l'indispensable continuité du service public.
--------Dois-je dire aujourd'hui qu'alors que tant de gens dont je ne discute pas le mérite ont été récompensés, je n'ai jamais pu obtenir durant cette période ni depuis que soit reconnu le mérite d'un seul des quatre mille agents de la ville d'Alger?
--------Pourtant si durant cette période la France a continué en Alger, c'est aussi à ces travailleurs modestes et braves qu'on le doit. La nation leur doit respect et reconnaissance.
--------Mais le maire d'Alger étant suspect, tous ses services l'étaient avec lui.
--------N'avait-on pas même raconté que cartes d'identité et tracts F.L.N. provenaient de la mairie d'Alger qui était, disait-on, un véritable foyer de la rébellion? L'arrestation en mars 1957 de BEN M'HIDI LARBI, l'un des membres influents du C.C.E. (Comité central du F.L.N.), au domicile duquel fut découvert un jeu complet des cachets de toutes les mairies du département d'Alger et des départements voisins, ainsi qu'un lot de cartes d'identité en blanc, eût dû mettre fin à ces légendes déshonorantes... On se contenta de glisser discrètement...

--------J'étais suspect au point que, quand venaient des parlementaires ou des missions qui manifestaient le désir de prendre contact avec leur ancien collègue que j'étais, on les en dissuadait. Combien d'entre eux s'en sont excusés auprès de moi sans m'en cacher les raisons.
--------J'étais suspect parce que, disait-on, j'avais " trop de contacts avec les Arabes ", comme si le maire d'une ville où s'entassent dans des conditions d'habitation effroyables 250 000 musulmans pouvait ignorer ces 250 000 citoyens au point de leur fermer sa porte et de demeurer sourd à leurs besoins et à leur misère.
--------A l'occasion de ces contacts humains, la voie de la paix aurait pu être tracée et élargie. Chaque fois que j'ai perçu la possibilité d'une ouverture politique, respectueux des consignes gouverne-mentales exprimées par M. Guy Mollet, j'en ai immédiatement rendu compte au représentant de la France en Algérie pour que l'éventualité qui s'offrait fût exploitée à son échelon.
--------J'ai agi ainsi lorsqu'en mars 1956 ce grand
honnête homme qu'est MUSTAPHA BEN HOUENNICHE, administrateur de la Banque de l'Algérie et l'une des personnalités les plus marquantes de la bourgeoisie musulmane, vint s'ouvrir à moi pour tenter de nouer un dialogue. Je le conduisis chez M. Lacoste qui, après l'avoir entendu, ne sut que lui répondre -- propos que je n'ai pas osé reproduire au procès Ben Houenniche pour ne pas ridiculiser un ministre en fonction : " Je ne
tiens pas, conclut Lacoste, à passer en Haute Cour. "
--------Singulier réconfort, en vérité, pour l'homme de bonne volonté qui venait chercher conseil et appui auprès du représentant de son pays!
--------J'ai agi de même lorsque l'un de mes camarades du corps expéditionnaire en Italie, lieutenant de tabors, vint m'avertir qu'Abane Ramdane et les principaux chefs de la rébellion demandaient à prendre contact avec moi pour discuter. Deux heures après cette invite, en compagnie de mon ami Georges Blachette à qui j'avais demandé de m'accompagner, j'étais reçu par M. Lacoste auquel je faisais part de la proposition que je venais de recevoir. Je lui déclarai que, quels que fussent les risques, j'acceptais s'il le jugeait nécessaire de me rendre dans les monts du Sakamody où m'était proposé le rendez-vous, accompagné soit par un officier, soit par le directeur des Affaires politiques.
--------M. Lacoste me remercia de le tenir au courant, s'étonna qu'on m'eût fait cette proposition plutôt qu'à lui et demanda un temps de réflexion jus-qu'au lendemain. Le lendemain je retournai au Palais d'Été avec Georges Blachette. M. Lacoste me déclara qu'il était intéressant de savoir ce que voulaient ces gens et que je pouvais donc aller les voir.
--------Je lui demandai alors un ordre de mission et quelqu'un de son entourage pour m'accompagner. Il refusa de me donner cet ordre de mission, parce que, dit-il, "ça pourrait se savoir,,. "
--------Dans ces conditions, je refusai de donner suite à cette affaire, ne tenant pas à être éventuelle-ment capturé ou tué par l'armée française et considéré comme traître alors que je me serais sacrifié pour mon pays. Passe encore de perdre la vie, mais pas l'honneur.
--------D'autres occasions se sont encore présentées, comme celles qui ont surgi au lendemain de la grève générale de 1957 brisée en Alger par le général MASSU.
--------Le découragement des activités F.L.N. fut tel durant quelques jours que j'obtins plusieurs redditions d'agents de liaison qui me téléphonèrent à la mairie pour me demander à qui et comment ils pouvaient se rendre. Devant pareil désarroi, je suggérai au ministère de l'Algérie que l'on fît savoir par la presse, ce que le général SALAN devait expliciter après le 13 mai 1958 dans son appel aux fellagha, c'est-à-dire qu'à quiconque se rendrait volontairement le pardon serait accordé.
--------En réponse à ma suggestion, il me fut signifié : " Ce ne sont pas des redditions que l'on cherche, mais des arrestations. "

--------
Que d'occasions ont ainsi été perdues !

--------
Quoi qu'il en soit, la politique de contact, d'apaisement, de confiance totale, même si l'on ose la juger naïve, je n'ai cessé pour ma part de la pratiquer aux pires moments de la bataille d'Alger - que ce soit de jour ou de nuit. Quarante-huit heures ne se sont jamais écoulées durant cette période sans que j'aie parcouru seul les bidonvilles de ma cité pour affirmer, en même temps que mon mépris de la passion meurtrière, la continuité de la confiance et de l'amitié en
dépit de tout.
--------La population musulmane l'a compris et je lui suis reconnaissant des témoignages d'adhésion qu'en toutes circonstances elle n'a cessé de m'apporter.
--------Cependant, il en fut différemment ailleurs. Les injures et les insultes sous les ricanements et les encouragements officiels devinrent mon lot.
--------Alain de Sérigny, confident et en quelque sorte éminence grise de M. Robert Lacoste, et qui eut la rude besogne de le camper glorieusement dans l'opinion algérienne, est le seul à avoir eu le courage de révéler les arrière-pensées du ministre résidant.
--------Par une mise au point publiée dans le Monde du 30 juillet 1958 et qui n'a jamais suscité le moindre démenti ni la moindre rectification, il précise en ces termes le sens d'une conversation du sénateur ROGIER avec M. Robert Lacoste :
--------" Monsieur le Ministre, lui ai-je dit, samedi 10 mai à 22 heures, à Paris, en présence du sénateur SCHIAFFINO, le sénateur Rogier m'a fait le récit de l'entretien que quelques heures auparavant il avait eu avec vous, entretien au cours duquel (M. Rogier dixit) vous lui avez exprimé le voeu que la manifestation prît un caractère d'une violence telle que la municipalité d'Alger devrait être prise d'assaut et - propos non mentionné dans mon livre - que Jacques Chevallier devrait être éjecté. "

--------Ainsi le ministre résidant socialiste en Algérie, représentant le gouvernement français, participait sous main au déchaînement d'une violente manifestation de rues en suggérant d'orienter la foule ivre de fureur aveugle contre la municipalité d'Alger et en préconisant une violence qui devait aboutir à l'assaut de la mairie, puis au lynchage du maire suspect de regarder les citoyens musulmans comme des Français " à part entière ". Il est impossible de comprendre la phrase " Jacques Chevallier devrait être éjecté " autrement que comme une incitation au lynchage, dans le contexte où l'accent est mis sur " une violence telle " et sur la " prise d'assaut ". Personne, connaissant l'atmosphère d'alors à Alger, saturée de terrorisme et de terreur, de haine et de rage homicides, ne saurait interpréter autrement le dessein du ministre.
--------Depuis des années, bien des choses m'ont définitivement séparé d'Alain de Sérigny, mais en l'occurrence je suis profondément convaincu qu'il dit vrai et, ce faisant, il donne la mesure de la politique suivie durant ces deux dernières années en Algérie. Sous les dehors d'un patriotisme localement intransigeant, elle n'avait ni grandeur, ni profondeur, ni perspectives autres que de tristes règlements de comptes, ou simplement la recherche d'une pose cocardière à l'usage de congrès ou d'élection de chef-lieu de canton.
--------Des milliers de jeunes pleins d'enthousiasme et de foi ont payé de leur vie cette misérable politique...

IX

--------Où en était l'Algérie à la veille du 13 mai?

--------- A la veille du 13 mai 1958, l'Algérie était arrivée au dernier stade de l'anarchie organisée, je dirai presque légale. --------- Ces termes peuvent choquer. Ils n'en sont pas moins l'expression de la dure vérité.
--------- Pendant les deux dernières années, elle avait vécu sous le régime de la décomposition du pouvoir camouflée derrière le décor en carton-pâte des réorganisations et des réformes sur le papier à usage des congrès. Le mensonge régnait en maître : bluff de la municipalisation, bluff des réformes agraires prétentieusement qualifiées de révolution agraire, bluff de la départementalisation, bluff de la pacification, bluff du dernier quart d'heure, bluff généralisé partout.
--------- N'était-il pas inéluctable, et même nécessaire, que pour étayer ce décor branlant on confiât aux militaires des responsabilités de plus en plus grandes qu'ils ne réclamaient point et étrangères à leur mission? Faut-il s'étonner qu'un jour, et à ce train, l'armée ait totalement suppléé les pouvoirs civils désorganisés, inexistants ou défaillants?
--------- Pour ma part, loin de leur en tenir rigueur, je crois devoir me demander tout haut ce qu'il serait advenu si les militaires n'avaient pas fait face à la situation?
--------- Mais en revanche, comment qualifier ceux qui, en Algérie, détenaient officiellement les pouvoirs de la République et qui, par calcul ou par sottise, ont failli à leur tâche : c'est aux résultats de leur gestion qu'on doit les juger. Les politiciens et des fonctionnaires qui, deux années durant, pour conserver leurs postes, ont mystifié le Parle-ment et le pays ne méritent que le mépris.
--------- J'ai dit aussi " anarchie légale " car bien fort serait celui qui, à la veille du 13 mai, aurait pu définir le régime sous lequel vivait l'Algérie.
--------- En effet de facto le défunt Statut (loi de septembre 1947) restait en vigueur alors que de jure la loi-cadre de février 1958, dont la pénible élaboration avait coûté la vie à deux ministères qui voulurent abroger le Statut de 1947, devenait applicable mais n'était pas appliquée. L'immense train de ses décrets de mise en place s'embourbait de jour en jour...
--------- Constatons en passant que la loi-cadre n'ayant pas été abrogée jusqu'à présent demeure toujours applicable à l'heure qu'il est...
--------- Il eût fallu miser loyalement sur cette loi, d'abord parce qu'elle était la loi, ensuite parce qu'elle constituait enfin une ouverture politique, la première depuis le début de la rébellion. Ouverture ardemment souhaitée depuis quatre ans par tous ceux qui, dans la communauté musulmane, raisonnaient avec intelligence et sans passion.
--------- Les élites autochtones voyaient à juste titre un moyen de reconvertir le sanglant combat des djebels, qu'ils réprouvaient, en une libre confrontation des points de vue dans les débats des assemblées ou ailleurs. Et cela n'était rien d'autre que le désir de discussions d'où peut-être eût pu jaillir la lumière.
--------- Malgré son extrême complexité qui traduisait l'essence d'un compromis entre les partis nécessitant quelque trente ou quarante décrets complémentaires d'application, la loi-cadre avait le mérite d'exister en créant une novation considérable par le libéralisme sans précédent qui découlait de sa terminologie, sinon de son esprit.
--------- Elle reconnaissait et garantissait la personnalité algérienne et groupait les départements algériens en territoires autonomes qui devaient gérer librement et démocratiquement leurs propres affaires (article 1).
--------- Elle instituait à l'intérieur de chacun de ces territoires une assemblée devant laquelle un gouvernement local serait responsable dans des conditions que cette assemblée devait fixer elle-même (article 3).

--------- Après deux ans, chaque territoire pouvait déléguer partie de ses attributions à une assemblée fédérative.
Personnalité algérienne, collège unique, exécutif et législatif locaux, en quelque sorte délégations de souveraineté aux assemblées locales algériennes faisaient l'originalité de ce texte.
--------- Dans l'impossibilité, vu la situation en Algérie, de procéder à des élections pour doter ces assemblées de leur personnel politique; il était prévu des mesures transitoires de cooptation à partir des conseils municipaux.
--------- Mais chaque parti politique entendit se placer afin de s'imposer dans les assemblées qui allaient naître. Il n'était meilleure façon d'y parvenir que de dissoudre les municipalités existantes et d'en remplacer les élus par des créatures, des amis sûrs ou des alliés politiques en fonction d'un dosage savant pour s'assurer à brève échéance la majorité des nouvelles assemblées.
--------- Ainsi a-t-on ajouté à l'anarchie déjà immense en décourageant, par la menace de leur exclusion imminente ou en les détruisant sans raison, des municipalités qui depuis trois ans de guerre n'avaient cessé de faire courageusement leur devoir. Elles méritaient plutôt respect et reconnaissance.
--------- Seules expressions démocratiques qui aient jusque-là survécu à la tourmente, toutes les autres assemblées ayant été dissoutes et l'Algérie n'étant plus représentée au Parlement, les municipalités régulièrement élues étaient détruites à leur tour : couronnement de l'anarchie.
--------- Pouvait-on s'étonner, dès lors, que ce fatras d'hésitations, de contradictions, de désorganisations, de destructions et de basse politique n'inspirent aucune confiance à ceux des musulmans qui eussent voulu prendre parti pour la France? Devait-on honnêtement leur tenir rigueur d'une réserve dont aucun fil conducteur ne leur per-mettait de sortir?
--------- Que de musulmans ai-je reçus durant ces quatre années qui confessaient avec angoisse : " Si vous voulez que nous demeurions avec la France, de grâce dites-nous ce qu'elle veut; comment pourrons-nous nous accrocher à la France et la défendre si l'on ne nous donne rien qui puisse justifier les témoignages de notre dignité, de notre intérêt, de notre fidélité? Dites donc ce que vous voulez, mais une fois pour toutes, tenez-vous-y. "

X

--------- Où en sommes-nous maintenant?

--------- Au moment où le rideau se lève sur une cinquième année de guerre, qui devrait être la dernière, où en sommes-nous?
--------- L'Algérie a vécu en mai 1958 des jours de fièvre et d'exaltation sans précédent. Stupéfaite et émerveillée de ce qu'on qualifiait de miracle, la France apprenait soudain qu'un immense élan de fraternisation spontanée venait de balayer les miasmes de la rébellion algérienne.
--------- La masse européenne d'Algérie, courant au devant de la masse musulmane et lui tendant des mains fraternelles, avait fait litière de tous ses préjugés, banni ses rancoeurs et accepté tout ce qu'elle avait si longtemps condamné.
--------- Du forum algérois désormais sacré " haut lieu " de l'histoire, les porte-parole des Français d'Algérie, engageant généreusement la mère patrie et
s'engageant eux-mêmes, accordaient avec solennité aux musulmans algériens reconnus " Français à part entière " les réformes les plus hardies et jusqu'alors les plus combattues : le collège unique, l'égalité complète et immédiate de tous les droits politiques et sociaux sans restriction aucune.
--------- La presse et la radio se plaisaient à affirmer que l'enthousiasme des musulmans était tel qu'envahissant cars et camions, se bousculant sur les routes, des foules en burnous se ruaient vers le forum d'Alger, les hommes consentant soudain à abandonner le privilège coranique de masculinité et tolérant que leurs femmes se dévoilent en public pour consacrer leur émancipation subite, sans craindre de bafouer une tradition millénaire.
--------- Le 20 mai, afin qu'une nouvelle fois nul n'en ignore, le Comité de salut public du 13 mai votait à l'unanimité et par acclamation la motion suivante :

-------- " Le Comité de salut public du 13 mai 1958, conscient de l'union qui existe entre toutes les communautés vivant sur le sol de l'Algérie, affirme à la face du monde que, désormais, rien ne pourra entamer cette unité et déclare à l'unanimité que tous les citoyens de cette province sont des Français à part entière. "

--------- Le même jour, reprenant à son compte l'initiative de l'homme le plus honni du défunt système, en Algérie, Pierre Mendès-France, qui en novembre 1954 avait obtenu la reddition définitive et immédiate de tous les fellagha tunisiens, le général Salan faisait imprimer sur trois colonnes dans toute la presse algéroise son appel aux ralliements : " Fellagha, ralliez-vous. L'union est faite. 150.000 Français, musulmans et chrétiens, l'ont proclamé le 16 mai à Alger. Partout, Français, musulmans et chrétiens le proclament dans les villes et les villages. Fellagha, ralliez-vous. Rendez vos armes à l'armée. Le pardon vous est accordé. Reprenez votre place dans l'Algérie nouvelle française. "
--------- Le retour à une paix désormais imminente était aussi une nouvelle fois annoncé. Au micro de Radio-Algérie, le 24 mai, M. Jacques Soustelle, s'adressant aux Français de la métropole, faisait le bilan de ces journées :

--------- " Dix millions d'êtres humains, de la Méditerranée au Sahara, ont enfin pris la résolution historique d'être à jamais Français, membres à part entière d'une libre communauté, en effaçant d'un coup toutes les manoeuvres et toutes les haines d'autrefois. Ils tendent leurs mains vers vous. Ces mains tendues, allez-vous les laisser retomber dans le vide?
--------- Dites-vous bien que les événements qui se sont accomplis ici depuis le 13 mai sont irréversibles. La roue de l'histoire ne peut pas revenir en arrière. Rien ne peut effacer ce fait qu'en un éclair tout le peuple algérien a pris conscience de sa volonté, qui est de demeurer dans la France, sans distinction d'origine ni de confession.
--------- On a beaucoup discuté, depuis des années, sur des notions un peu abstraites, comme l'autonomie, la fédération, l'intégration. Aujourd'hui, il n'y a plus de discussion possible, car l'intégration est faite dans les coeurs et les âmes, et il ne reste plus qu'à régler le passage dans la réalité de cette volonté communautaire qui s'est exprimée avec une force bouleversante.
--------- Dans ces journées décisives, si pleines à la fois de joies et d'alarmes, nous sommes tous ici pénétrés d'une profonde certitude : c'est que, grâce au sursaut de l'Algérie, la paix tant désirée apparaît à l'horizon comme à l'aube les premières lueurs du jour. "

--------- Il avait d'ailleurs suffi que M. Jacques Soustelle atterrisse subrepticement, à l'aérodrome de Maison-Blanche, pour que la radio déclare avec une totale assurance que, de ce fait, " l'Algérie était sauvée". Ainsi, en Alger, durant ces jours de mai 1958, le problème algérien paraissait-il officiellement résolu.

--------- Six mois se sont écoulés depuis le 13 mai 1958. La marche du temps a-t-elle confirmé ou infirmé la profondeur ou la sincérité de tous ces élans?
--------- Comme le soupçonnaient certains esprits sceptiques, ou malveillants, l'expression " à part entière " empruntée aux statuts de la Comédie-Française n'aurait-elle consacré qu'une comédie? Ce qu'on a lu, appris ou constaté jusqu'à présent laisse ouvert le débat.

--------- Une fois éteints les lampions du forum, tout a continué en Algérie comme depuis quatre ans; l'attentat terroriste et la guerre meurtrière ont repris leur rythme quotidien et sanglant. Les bilans qu'en publient régulièrement les services du général Salan le prouvent.
--------- Du 1er janvier au 13 mai 1958, soit pour quatre mois et demi, 17 300 fellagha tués et 6 500 hors de combat ; du 13 mai au 31 août seulement, soit pour trois mois et demi, 10.000 tués et 4 100 hors de combat. D'autre part, le terrorisme a déferlé sur la France comme jamais auparavant, fût-ce au temps des " chauffards ".
--------- Ainsi dans l'immédiat et après tant de tumultes, nous nous retrouverions dans l'impasse si une lueur d'espoir n'éclairait nos horizons.
--------- En provoquant le retour du général DE GAULLE au pouvoir, l'affaire d'Alger a offert au régime politique français une chance de rénovation. Ce sera son mérite. Si cette chance se confirme, l'Algérie en profitera autant et plus que la France.
--------- Cela étant, peut-on dire que les structures nouvelles susceptibles de ramener la paix et la confiance en Algérie répondront à celles que souhaitaient les acteurs du 13 mai 1958?
--------- Peut-on penser que ces mêmes acteurs, n'ayant pas mesuré sur-le-champ la puissance des mécanismes qu'ils déclenchaient, osent condamner un jour leur propre victoire comme une sorte de journée des dupes?

--------- Peut-on supposer qu'en appelant à grands cris le général DE GAULLE, ils aient ignoré la puissance de la personnalité et du rayonnement du seul homme qui, en France, puisse éventuellement défier l'impopularité en accomplissant dans l'intérêt de la communauté et dans l'intérêt seul de la communauté ce qui suffirait à faire condamner tant d'autres?
--------- GASTON DEFFERRE, dans le Provençal du
5 septembre 1958, en posant la question, y répond avec une infinie pertinence quand il écrit :
--------- " Comment d'ailleurs concevoir que l'homme qui a proposé aux territoires d'outre-mer la politique que je viens de rappeler, qui a normalisé les rapports entre la France et la Tunisie, qui a fait évacuer par les troupes françaises les aérodromes, dont la seule évocation suffisait à renverser les gouvernements il y a quelques mois, qui a autorisé la livraison d'armes au gouvernement Bourguiba, dont un des premiers gestes, lors de son arrivée au pouvoir, a consisté à envoyer un message d'amitié à MOHAMMED V, qui fait évacuer les troupes françaises du Maroc, qui vient de permettre le rétablissement des relations économiques et culturelles avec l'Égypte, puisse, en ce qui concerne la seule Algérie, adopter une politique qui soit à l'opposé de tout ce qu'il a fait par ailleurs. "
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--------
Les acteurs du 13 mai avaient-ils pensé à tout cela? Peut-être pas, mais peu importe.
--------- L'affaire d'Algérie n'est que l'une des composantes de nos grands problèmes intérieurs et extérieurs. Elle leur est subordonnée.
--------- " Alger n'est pas Paris " avait déclaré JOSEPH SERDA, député de Constantine, devant l'Assemblée consultative instituée à Alger en guise de parle-ment provisoire au lendemain du débarquement allié en Afrique du Nord et ces mots lui avaient valu son expulsion de l'Assemblée.
--------- Aujourd'hui, ils revêtent une valeur singulière et justifient l'apostrophe de l'Algérien authentique qui les prononça.
--------- En vertu même des principes démocratiques que nous ne cessons de rappeler quand nous avons à juger les autres, un million de Français d'Algérie ne peuvent pas imposer leur volonté à neuf mil-lions de leurs concitoyens musulmans.
Obtiendraient-ils quand même leur adhésion que ces dix millions de " Français à part entière " ne pourraient pas davantage imposer leur volonté à quarante-trois millions de Français métropolitains.
--------- Quelle que soit la prétention que nous avons de nos droits et de nos mérites, nous ne sommes en définitive que l'une des composantes de la Nation française et non pas à nous seuls toute la Nation.
--------- Avec la chance qu'offrait à la France la venue au pouvoir du général DE GAULLE, une autre chance s'offrait aussi à l'Algérie par l'adhésion massive et spontanée de l'élément européen à une politique d'un libéralisme sans précédent.
--------- Cette politique nouvelle qu'à tort ou à raison on pouvait craindre précaire, fondée sur l'excitation ou la passion d'un moment, méritait d'être consolidée. Raffermie et dégagée des lancinants complexes de supériorité et de racisme, elle exigerait néanmoins de tous beaucoup de compréhension, dans sa mise en pratique journalière, une loyauté absolue et un recours aux qualités les plus profondes de tous les Algériens pour confirmer la sincérité des promesses si tapageusement exprimées, offertes ou consenties le 13 mai 1958.
--------- Il ne semble pas que puisse être expliquée autrement l'invite faite au lendemain du 13 mai à tous les comités de salut public et aux Algériens par le général DE GAULLE d'avoir à se consacrer avant toute chose à "l'intégration des âmes " sans laquelle aucune survie pacifique ne serait possible à personne dans la communauté algérienne rénovée.
Inaccoutumés à pareille élévation de pensée, de vision lucide et d'expression, cette " intégration des âmes " parut a beaucoup d'Algériens comme une sorte d'échappatoire sermonneuse à la définition nette et définitive qu'ils attendaient - celle de l'intégration pure et simple de l'Algérie à la métropole.
--------- La simple réflexion les eût convaincus que cette consigne du général DE GAULLE visait à faire exploiter par tous les Algériens et dans leur seul intérêt l'immense découverte faite peut-être à leur insu qui, à elle seule, devrait compenser les souffrances de quatre années de guerre, parce qu'elle portait en elle les germes de la solution finale : une solution humaine.
--------- En effet, jusqu'alors bien peu se souciaient de savoir si l'autochtone algérien avait une âme, qui eût fait de lui un homme comme les autres. Tardivement les foules du forum venaient de l'admettre en exigeant que dorénavant, cet homme ignoré fût leur égal dans tous les domaines au risque même de les dominer. On auscultait les réactions de cette personnalité fraîchement découverte, revalorisée maintenant, on s'intéressait à son âme, on voulait agir sur elle, la conquérir et la choyer. L'action psychologique devenue à la mode n'avait pas d'autre sens.
--------- Le général DE GAULLE vit juste en invitant chacun à faire un effort sur soi-même pour réaliser et consolider la symbiose morale et psychologique des deux communautés, l'européenne et la musulmane, en une seule communauté algérienne.
--------- Intégration des âmes signifie bien symbiose, et non paternalisme, car il ne doit plus, il ne peut plus y avoir en Algérie de paternalisme, même psychologique. Et c'est à nous, Français d'Algérie, qui prétendons toujours être des guides, de provoquer cette symbiose.
--------- Jusqu'à présent, nous étions soucieux de l'évolution des autres, sans jamais envisager la nécessité de notre propre évolution, je dirai même de notre propre révolution.
--------- Nous avons tellement vécu sur la lancée de nos pères, imprégnés que nous sommes de leurs conceptions de vie - qu'il ne nous appartient pas de juger, car elles répondaient à l'esprit d'une époque - que nous nous trouvons désaxés quand on nous invite à les reconsidérer. Nous pouvons avoir quelque peine à accepter l'homme d'Afrique du Nord tel qu'il pense et respire au moment où j'écris. Mais, songeons en retour qu'avec sa pensée neuve, sa volonté et la conscience de sa promotion, l'homme de ce pays peut à son tour répugner à nous accepter si nous continuons à agir et à penser avec une mentalité désuète.
--------- Le refus d'une réciprocité nécessaire en toutes choses n'est-il pas l'une des causes de nos tragiques malentendus? " Cette mutation brusque doit entraîner une mutation corrélative des rapports psychologiques et sociaux ", écrit Jean Amrouche.
--------- Il a raison. Indispensable et inéluctable s'avère cette mutation qui nous oblige à un complet changement d'état. Il ne sera rien d'autre, en fin de compte, que l'acceptation loyale de l'abolition de nos privilèges. Le mot est dur, mais il faut le prononcer. L'acceptation enthousiaste par les foules du forum le 13 mai 1958 de l'inconditionnelle égalité de tous les droits, si elle fut sincère, n'a pas et ne devrait pas avoir d'autre sens. --------- En cela, le 13 mai a été comme une autre nuit du 4 Août... et la nuit du 4 Août symbolise la fin d'un âge.
--------- En conséquence, à l'esprit de colonisation, il faudra désormais substituer celui d'association.
--------- Aujourd'hui nous ne colonisons plus, nous ne dominons plus. Le vassal est devenu l'égal du suzerain en vertu même des principes que ce suzerain s'est acharné à lui inculquer, en vertu aussi " du mouvement des peuples et de l'évolution générale du monde ". Nous ne sommes plus seuls avec derrière nous "les autres ". Nous sommes tous là, sur une même ligne, ensemble les musulmans et nous, pour vivre, pour bâtir avec un égal amour et un intérêt identique sur notre terre commune. Et parce que c'est notre terre commune, nous tous ses habitants, quelles que soient nos origines, nous sommes d'abord des Algériens.
--------- Nous avons quitté nos patries d'origine, notre patronymie en porte témoignage, qu'elles soient la France, l'Espagne, les Baléares, Malte ou l'Italie, pour nous mêler les uns aux autres et la France nous a donné en Algérie l'hospitalité de son drapeau, sa justice, ses lois, et le pain quotidien.
--------- Puisqu'elle nous a permis de vivre, cela méritait que l'on risquât sa vie pour la défendre, comme tous les gars de France le font depuis mille ans sans beaucoup s'en vanter, et que les meilleurs d'entre nous la lui sacrifient pour que les autres continuent à avoir le droit de manger son pain, de prospérer sous ses lois et sous son drapeau
- sans être des ingrats. Nous sommes les débiteurs de la France et non pas ses créanciers, nous l'oublions trop souvent.
--------- Hier, nous nous identifiions à la France. Certes,
nous l'avions servie dans la bataille, nous n'étions pas les seuls. Les musulmans en masse en avaient fait autant, à telle enseigne que CHÉRIF BENHABYLES pouvait écrire :
--------- " Alors que l'Angleterre n'a pas osé confier un seul fusil à un seul Egyptien, c'est par milliers que les nôtres sont morts pour votre cause sans même avoir l'idée de leur mérite. "
--------- Nous avions, nous, une haute idée du nôtre.
--------- Nous étions la France, nous usions de son nom, de sa puissance, de sa générosité, de son prestige, pour justifier le moindre de nos actes, souvent au risque d'abuser d'elle et de lui nuire. La France était notre monopole.
--------- Il en sera différemment demain : la logique l'exige. --------- Neuf millions d'êtres égaux ne reconnaîtront plus ce monopole. Ils respecteront et vénéreront la France avec tout ce qu'elle représente dans le monde, mais ne souffriront plus que s'en prévalent sans cesse ceux qui, par leur attitude, n'exprimeront pas les vertus françaises fonda-mentales : justice, libéralisme et générosité.
--------- Ainsi que le combat cesse ou qu'il traîne encore, l'Algérie entre dans une ère nouvelle.

--------- " Li fet met ", " le passé est mort ", dit un proverbe arabe : chacun doit s'en pénétrer.
--------- De nous et de nous seuls dépend maintenant notre destin. Si autour de nous s'effondre un monde, il faut aussi que meure le " vieil homme " en nous-mêmes et qu'un esprit nouveau guide notre comportement.
--------- Le " vieil homme " qui vit en nous lutte aveuglément, désespérément contre la gestation dont il constate les progrès, mais elle est inexorable comme la marche du temps. Il importe donc de rompre avec le passé, d'abandonner sa nostalgie et le mensonge des rêves pour une vision réaliste de notre présent et de notre devenir.
--------- Puissent les jeunes d'Algérie en avoir conscience et ne plus suivre ces vieillards du coeur et de la pensée qui exploitent leur dynamisme juvénile, leur inexpérience, leur pureté pour les mener vers des horizons morts et qui leur apprennent à conduire sur une route semée de précipices, le regard' fixé sur le rétroviseur. Qu'ils pensent donc, nos jeunes, qu'en conséquence d'une natalité galopante, un million de jeunes musulmans viennent tous les quatre ans s'ajouter à leurs frères et que c'est avec cette génération musulmane dix fois plus nombreuse, infiniment sensible et endurcie par la souffrance, qu'ils seront associés demain.
--------- Si, dès maintenant, un fossé se creuse entre eux, combien large et profond il sera devenu à l'âge de leurs responsabilités. Infranchissable pour
chacun, l'Algérie divisée, stérilisée par le sectarisme ou la bêtise des hommes, sera perdue pour tous.
--------- Et pourtant, sous leurs pieds, aura voulu naître un continent aux ressources immenses où chacun aurait pu se tailler une place à sa mesure, comme nos pères ont taillé la leur en d'autres temps et par des moyens différents pour ériger cette grande chose qui menace maintenant de se désintégrer.
--------- Que de vieillards du coeur et de la pensée qui empêchent ces jeunes Français d'Algérie de réaliser un rêve d'homme, celui qui est notre raison d'être des hommes, donner la vie, créer, bâtir, que ces vieillards se taisent enfin pour tant de sang innocent versé, tant de souffrances injuste-ment infligées à tant de victimes. Ils leur font croire qu'ils servent notre pays en se barricadant sur la défensive, alors que tant d'autres jeunes exaltés par la naissance d'un monde nouveau s'apprêtent à les remplacer.
--------- Ils leur apprennent à craindre l'avenir, à redouter le destin, mais le destin et la vie sont comme des cavales que l'on dompte, qui vous brisent les reins parfois, mais qu'on ne refuse pas de tenter de dominer. On ne subit pas l'avenir ni le destin en pleurnichant, ni en klaxonnant, on l'affronte à visage découvert, souvent sans arme ni armure, ce qui est plus méritoire encore et peut-être aussi la meilleure façon de s'affirmer. Car le coeur et l'esprit sont plus puissants que l'arme et que l'armure et quand on a trouvé chez l'adversaire du moment le chemin du coeur, alors tout devient facile et agréable. On gagne pour soi, pour son pays et pour le genre humain, sans effusion de sang, sans haine et sans rancoeur.
--------- Dans sa fraternité retrouvée ou dans l'intérêt commun intelligemment compris, on continue de vivre avec l'adversaire d'hier et les liens qui se tissent ne peuvent plus être rompus.

***

--------- On comprend qu'il soit difficile pour certains d'accepter sans arrière-pensée ni scepticisme le principe même de cette " intégration des âmes ". Le Français du bled a des sentiments et des réactions différents du citadin dont la sécurité est mieux assurée.
--------- Celui qui vit isolé parmi des dizaines de milliers de gens dont il ne parle quelquefois pas la langue, dont la religion rigoureusement observée et chaque année strictement témoignée au temps du Ramadan, est en même temps un code et un guide de vie, a un sentiment lancinant de solitude à la pensée de . quelque éruption passionnelle qui s'exprimerait par la flambée impitoyable du " Djihad ", la guerre sainte. A cette pensée, le colon du bled qu'on a si souvent critiqué, mais qui pourtant mérite le respect, est évidemment sensible.

--------- Il faut avoir parcouru ces hauts plateaux mornes et sans joie, et vu ces fermes perdues dans l'immensité, coupées et isolées de tout, pour comprendre la mentalité du colon. --------- Quand je dis colon, je pense au vrai, celui qui s'accroche à sa terre, vit avec elle et ne la quitte que pour mourir, et non celui qui, jouissant du labeur et du sacrifice de ses ascendants, profite des revenus en laissant à quelque fermier le soin de faire produire.
--------- Depuis le début de la rébellion, ce vrai colon a toujours tenu, en dépit du massacre qui le menaçait.
--------- Je ne sais pire folie et pire lâcheté de la part du F.L.N. que de s'être acharné à détruire cette merveilleuse infanterie du sol. Ce faisant, il a commis, mais cette fois par le crime, la même faute que nous quand, par un esprit de revanche stupide en Tunisie au lendemain de la Libération, nous avons expulsé la foule des petits colons italiens. Ils occupaient le sol et créaient richesse et salaires, qui sont la base d'une économie. Leur départ a sonné le glas de la Tunisie européanisée qui a provoqué celui de la Tunisie française.
--------- Si demain le colon européen d'Algérie venait à se décourager et à disparaître, une présence sédentaire, un guide, une volonté s'éteindraient et des régions entières, pour un long temps peut-être, retomberaient dans la misère et dans la nuit.
--------- Peut-on reprocher à cet " homme seul " d'avoir un sentiment de légitime défense? Ne l'a-t-on pas, lui aussi, trop souvent trompé? On ne cesse de l'utiliser et de vanter ses mérites, mais quand la récolte est mauvaise, quand ses dettes s'accumulent dans les caisses du Crédit agricole qui l'aident parcimonieusement, c'est à qui l'oublie ou le méconnaît. --------- Alors, au fond de son coeur, bouillonne aussi la révolte.
--------- Ce colon travailleur est certainement plus près du fellah dont il partage la pauvreté et le destin que n'importe qui peut l'être en Algérie. Mais il a tellement servi de prétexte ou de justification à son corps défendant qu'il devient en quelque sorte, selon les circonstances, tantôt l'exemple à suivre, tantôt le bouc émissaire. Comme il l'a compris, il finit par douter de tout et de tous.
--------- Et pourtant sans lui, et sans le fellah qui le seconde, l'Algérie ne serait que landes et déserts.

 

 

XI

---------LES façons ne manquent pas d'aimer sa patrie, de lui être fidèle et de le lui prouver, mais en la matière, des défilés et des chants ne sont pas des preuves exclusives. D'autres moins voyantes et moins tapageuses lui rapporteraient sans doute davantage, qui procèdent de l'esprit de communauté ou plus simplement d'un patriotisme intelligent. Membres d'une communauté nationale, notre intérêt et notre amour-propre lui étant subordonnés, nous devons, nous Algériens, aider la France à surmonter son drame africain dont le dénouement dépend désormais de notre propre conduite.
---------Si nous avons depuis des années sans nous en priver accusé Paris de perdre l'Algérie, nous ne le pouvons plus à présent. Le 13 mai 1958, Paris a répondu au voeu d'Alger en rappelant au pouvoir le général DE GAULLE. Au risque de paraître des inconscients, les Algériens doivent s'en déclarer satisfaits et faire confiance au chef du Gouverne-ment quelles que soient les solutions qu'il propose.
---------S'il exige de nous de sacrifier à l'esprit de communauté, nous devons y souscrire comme y souscrivent ces Résistants rescapés des camps d'extermination qui acceptent d'accueillir les concitoyens de leurs bourreaux sur un pied d'égalité dès lors qu'il s'agit d'instaurer une autre communauté, celle de l'Europe. Leurs souffrances, leurs rancoeurs, tout ce passé de cauchemar qui vit en eux s'efface devant l'intérêt supérieur de la nation. L'esprit de communauté, le patriotisme vrai ce n'est pas autre chose.
---------De même, si dans un monde qui se divise l'intérêt de la communauté française exige qu'une immense collectivité de 400 millions d'âmes, dont les grandes puissances se disputent le concours, ne soit plus hostile à la France, cet intérêt doit primer et tout doit être tenté pour le faire pré-valoir. Et si les méthodes employées de bonne foi pour y parvenir jusqu'à ce jour étaient défectueuses, il faut les changer. Qui mieux que nous, Algériens qui vivons parmi les gens d'Islam, pourrait faciliter pareille entreprise en assumant les initiatives indispensables et urgentes qu'elle implique? Notre rôle n'est-il pas d'être le pont entre la France et l'Islam, plutôt que d'en paraître le fossé? L'Algérie, avant-garde de l'Islam en Occident, est aussi l'avant-garde de la France en Islam. Qui pourrait le nier, sinon ceux qui, des deux côtés, cherchent à exploiter ou à attiser nos divisions?
---------J'entends bien qu'on objectera : " A quoi bon? N'avons-nous pas déclaré que tous les musulmans algériens étaient des citoyens français? " J'eusse préféré qu'ils le déclarassent eux-mêmes librement, ce dont je ne désespère pas si nous savons enfin valoriser en Algérie la qualité de français plutôt que de vouloir l'imposer.
---------A cet égard, le discours du général DE GAULLE prononcé le 3 octobre 1958 à Constantine paraît ouvrir la voie.

***

---------Négligeant la terminologie dont on a si copieusement abusé, refusant de " figer dans des mots ce que l'entreprise va peu à peu dessiner ", le général DE GAULLE a tracé dans son discours de Constantine les traits essentiels de sa politique algérienne qui substitue au verbalisme antérieur le dynamisme économique, social et politique.
---------Ce discours est un monument d'honnêteté, de réalisme et de clarté.
---------Soucieux de revaloriser les engagements en tenant les promesses déjà faites, " même celles des autres ", le général DE GAULLE a d'abord fait à Constantine un véritable pari, celui de réaliser en Algérie un programme économique et social sans précédent : 400 00o emplois nouveaux, un million de personnes logées, deux millions d'enfants scolarisés, 250.000 hectares de terres distribuées aux fellahs, la première phase du plan de mise en valeur agricole et industrielle portée à son terme, le tout au cours des cinq ans à venir.
---------Si le général DE GAULLE gagne son pari, la France gagnera. Dans le cas contraire, la France aura perdu, et la civilisation occidentale aussi.
---------Le musulman algérien a confiance en DE GAULLE, dont la parole ne saurait être discutée, mais si le malheur voulait que malgré lui ces engagements ne puissent être tenus, les conséquences en seraient cette fois catastrophiques. La France et aucun de ses hommes d'État ne seraient plus jamais crus.
---------Ces choses-là doivent être dites au moment où commence la première des cinq années. Chaque jour compte, chaque minute compte et tout jour ou minute perdus dans cette course contre la montre amenuiseraient la confiance et l'espoir renaissants.
---------La réalisation de cet extraordinaire effort économique et social exigera des équipes d'hommes armés d'une foi profonde et d'un dynamisme peu ordinaire. Il ne leur suffira pas de vouloir, mais encore de susciter l'enthousiasme et l'adhésion constructive des populations dans des régions où la sécurité est encore précaire, de bousculer la routine et de faire jaillir l'étincelle dans un pays désorganisé, las et hébété par quatre ans de guerre.
---------S'ils y parviennent, les conditions seront alors créées d'une solution algérienne. " Li fet met ", le passé sera mort. ---------Des hommes passionnés par une grande entreprise et par le sens de leur intérêt vital s'uniront pour arracher leur pays au chaos, pour travailler à son redressement et à sa renaissance, pour ensemble " bâtir une tour ".
---------Alors que les rancœurs et la haine les séparaient, leur amour de l'Algérie, leur fierté d'être des Algériens, ces points de rencontre que quatre années de souffrance n'ont pu effacer les réuniront de nouveau dans les champs, sous les derricks et dans les assemblées.
---------Chaque Algérien sait que l'Algérie peut et doit assumer demain le leadership en Afrique du Nord mais aussi qu'elle sera sa clé de voûte économique et l'indispensable carrefour de l'Occident en Afrique, comme elle peut rendre aussi à la République française ce rôle qu'elle n'eût dû jamais perdre de puissance musulmane conseillère et inspiratrice du monde islamique moderne.
---------Le pari du général DE GAULLE ouvre des voies immenses, difficiles certes à tracer dans les délais prévus, mais possibles à ceux qu'animent une volonté constructive.
---------" Where there is a will there is a way ", disent les Anglais.
---------A nous Français et Algériens de montrer que nous n'en sommes point démunis.
---------Ainsi l'enthousiasme suscité par cette grande oeuvre économique et sociale devrait-il dépassionner le débat ou plutôt transférer la passion actuellement orientée sur la politique comme une fin en soi vers des réalités plus tangibles et socialement plus rentables.
---------Ce transfert n'exclut pas que chacun conserve son quant-à-soi, et la liberté totale de ses options politiques. Mais le général DE GAULLE, soucieux de fixer loyalement les règles du jeu, a limité l'étendue de ces options lorsqu'il déclarait : " L'avenir de l'Algérie, parce que c'est la nature des choses, sera bâti sur une double base, sa personnalité et sa solidarité étroite avec la métropole française. "
---------L'Algérie conserve sa personnalité, elle demeure un fait propre, un cas sui generis différent d'une province métropolitaine, elle sera donc susceptible d'une très large autonomie, mais elle demeure aussi étroitement solidaire de la métropole française. Quant à l'avenir, il n'est à personne, comme dit le poète, " il est à Dieu ".
---------Tout en maintenant l'Algérie intégrée dans la communauté française, comme l'ont volontairement décidé pour eux-mêmes lors du référendum la plupart des pays d'Afrique Noire, la reconnaissance une nouvelle fois affirmée de sa personnalité conférerait à l'Algérie une très grande souplesse de gestion qui harmoniserait les conceptions intégrationnistes, c'est-à-dire de citoyenneté, d'égalité des droits et d'indissolubilité des liens avec la France, et celles de fédéralisme c'est-à-dire d'autonomie de gestion dans l'orbite, sous la protection et avec l'aide de la mère patrie. Certains secteurs demeureraient dans l'intérêt même de l'Algérie l'apanage exclusif de la communauté, c'est-à-dire de la France.
---------Quel nom donner à cela? Peu importe. L'Algérie est avant tout l'Algérie, cas unique, cas d'espèce, comme Porto Rico l'a été pour les États-Unis, et son régime créera peut-être une terminologie nouvelle.
---------A quoi bon se battre sur des mots? Nous en avons tellement dans notre langue si riche et les nuances qui en différencient le sens sont parfois tellement infimes que chacun suivant ses idées ou sa passion peut les interpréter à sa façon.
Laissons plutôt, pour l'Algérie, l'entreprise voulue par DE GAULLE, immense et humaine, soucieuse de la dignité et du bonheur de l'homme créer un mot nouveau.
---------Quel qu'il soit, il associera deux peuples dans une oeuvre grandiose et le mérite comme le profit en reviendront équitablement à tous deux. C'est l'esprit même de toute association. Au point où nous en sommes et sans préjuger de l'avenir, il ne peut y avoir en Algérie d'autre politique que celle-là.
---------Les représentants qui, suivant le désir du général DE GAULLE, auront été désignés par les Algériens pour u faire le reste " devraient avoir la sagesse de ne point figer leur comportement dans des mots.

---------Faisant abstraction de leurs idéologies ou de leurs rancunes, souhaitons qu'ils s'abstiennent de vouloir considérer la politique comme un but se suffisant à lui-même. ---------Les grandes phrases, les grandes idées n'ont de valeur que par l'action humaine qu'elles suscitent, qui en constituent l'expression vivante perceptible pour chacun, sinon elles demeurent un rêve. Un pays comme l'Algérie intensément, prodigieusement vivant, n'a que faire des rêves. Ce sont des réalités qu'il lui faut. Elles seules font vivre l'homme.
---------Le mot d'indépendance me paraît être dans le moment présent le produit du rêve. Il ne signifie plus grand-chose, ce mot, dans le monde où nous vivons, car aucun peuple aujourd'hui n'est vraiment indépendant, le peuple français pas plus qu'un autre.
---------Aucun peuple ne peut désormais vivre seul sans appui économique, militaire ou financier, voire politique, du grand bloc de nations pour lequel il a opté, du camp auquel il appartient.
---------Rien n'est plus absurde que de voir tant d'hommes mourir, un pays se ruiner pour un mot qui ne confère d'autre bonheur et d'autre droit que celui de courtiser tour à tour, pour en obtenir subsides ou appui, l'un et l'autre des deux blocs qui divisent le monde et, au cas où ni l'un ni l'autre ne voudrait ou ne pourrait les lui accorder, finir par s'étioler glorieusement dans sa misère.
---------Prétendre vouloir être indépendant et voler de ses propres ailes implique aussi une sérieuse
formation, des cadres, une stabilité, un équilibre politique, un esprit collectif, toutes choses qui ne s'acquièrent pas en un jour ni en une année.
---------Ce qui compte avant tout, ce n'est pas tant l'indépendance du pays, mais l'indépendance de l'individu, c'est-à-dire sa dignité d'homme. Cette valeur seule est vitale et je croirais volontiers que le sens du combat algérien a visé davantage à la conquérir plutôt qu'à arracher une illusoire et précaire indépendance algérienne.
---------Je crois aussi que cette conquête de la dignité humaine devrait être maintenant un fait acquis.
---------Reste un test ultime pour le prouver. Dans quelques semaines ou quelques jours viendra l'échéance électorale où tous les Algériens éliront leurs représentants pour " faire le reste ", comme le leur a promis le 5 juin 1958 le général DE GAULLE.
---------Cette épreuve sera celle de la dernière chance... ---------L'Algérie musulmane tout entière l'attend avec curiosité et angoisse. On a dit au musulman qu'il était " à part entière ", qu'il votait en français avec le Français. Il ne le croit pas encore tout à fait. Il attend de voir si l'expression de sa pensée sera libre comme celle de tout autre Français de la métropole. ---------C'est le test de sa dignité de citoyen d'un pays libre.
Si, par des élections préfabriquées comme celles que, dans le passé, on a hélas trop connues, sa dignité devait être une nouvelle fois bafouée, la confiance s'évanouirait d'un coup et sa décep
tion serait d'autant plus grande qu'ayant mis sa foi en la parole de DE GAULLE qui, pour lui, identifie la France, il ne croira plus en lui ni, partant, en la France. A quoi donc et à qui donc s'accrocherait-il dorénavant chez nous?
---------Un élément nouveau et considérable intervient dans cette conjoncture : le vote de la femme musulmane.
---------Plus d'un million de femmes s'expriment à présent et apportent avec elles un potentiel déterminant car, contrairement à ce qu'on croit trop souvent, la femme musulmane a une influence très sensible dans la vie du pays.
---------Son premier contact avec les urnes au moment du référendum a été pour elle un peu comme de grandes manoeuvres. Mais on ne saurait méconnaître que, depuis quatre ans de guerre, la femme musulmane ait le plus durement souffert du conflit, dans ses attaches et dans ses affections. Autant que l'homme et sinon plus, comme chez nous d'ailleurs, elle a un sens aigu de la justice et du bon droit. Introduite dans la vie publique, son intervention, dont on ne peut encore évaluer les conséquences, s'avère dans tous les cas déterminante, tant par le poids du nombre que par la passion qu'elle met en tout.
---------Dans l'opération électorale en perspective, chaque pas soulève l'occasion d'un parti. Le plus important me paraît être celui de la confiance. Là aussi, le général DE GAULLE vient de trancher. Dans les instructions qu'il a adressées au général
Salan le 13 octobre 1958, il déclare avec la plus grande netteté :

---------" J'attache une extrême importance à ce qu'il y ait une véritable compétition, c'est-à-dire qu'il puisse exister des listes concurrentes.
---------Le pire écueil serait la constitution de listes uniques favorisées par l'autorité officielle.
---------Le but à atteindre consiste à obtenir que se révèle librement une élite politique algérienne.
---------C'est ainsi que pourra être comblé le vide politique qui a ouvert la voie aux meneurs de la rébellion. "

---------En tenant ce langage, le général DE GAULLE se montre fidèle aux engagements souscrits par les foules du forum et avalisés par l'armée et par lui au nom de la France.
Que certaines individualités n'aient accordé à ces engagements qu'une valeur tactique sans souci de les voir respectés par la suite ne saurait surprendre.
---------Il en va différemment de l'armée, du général DE GAULLE et partant de la France. On ne badine pas avec leur honneur ni avec le voeu exprimé dans l'enthousiasme par les foules algériennes.
---------J'en suis convaincu, la masse musulmane, après quatre ans de guerre et de souffrance, a acquis plus de maturité politique et d'entendement qu'on ne lui en prête généralement. ---------Abstraction faite de toute sentimentalité, elle a un sens
précis de son intérêt immédiat, qui n'est pas éloigné du nôtre
---------L'heure est venue où peuvent s'exprimer
librement, dans la dignité retrouvée et dans la paix, un esprit de concorde et une solidarité qui surprendront les incrédules.
---------Que le " vieil homme " qui maintenant doit mourir en nous ne gâche pas cet instant historique.
---------Dans la confiance retrouvée, un monde nouveau peut naître où chacun aura sa place en Algérie, sur cette terre qui est notre terre.
---------Ne compromettons pas son avènement.
---------De mon vieux Bordj, en chrétien, en Français et en Algérien, c'est ce que je souhaite. Inch'Allah.

Au Bordj, 18 octobre 1958.