VIII
---------------Une
expérience de coopération franco-musulmane.
--------- CES pages, je l'ai dit, sont témoignage
d'expériences vécues.
--------- Comme d'autres, j'ai connu et fréquenté,
un temps, le clan de ceux qu'on a désignés depuis comme
celui des "ultras ". Tout ce qu'ils disent et pensent encore
je l'ai à certain moment partagé, dit, pensé et écrit
avec une conviction non moins grande que la leur jusqu'au moment où,
à explorer de toutes parts le problème algérien,
j'ai compris ce qu'il était vraiment : un problème simplement
humain. Il n'y a que des problèmes humains en Algérie. Ici
comme partout ailleurs, les hommes naissent, souffrent, espèrent
ou désespèrent et ici comme partout ailleurs, cet ensemble
de joies et de souffrances, d'espoir et de désespoir, s'appelle
la Vie.
--------- Du jour où, après
avoir erré, méprisé et quelquefois haï, comme
tant d'autres le font encore, j'ai pris conscience de cette réalité,
j'ai réformé tous mes jugements. Dès cet instant,
contre vents et marées, sans souci de l'injure et de l'injustice,
j'ai suivi le chemin du coeur qui, en Algérie, est aussi celui
de la raison.
--------- Certes, il m'en a coûté
ce que d'autres eussent appelé une carrière politique. Je
ne le regrette pas.
--------- Dieu a créé les pays
pour les hommes et nous sommes les hommes de ce pays. Il importe peu que
l'un d'entre eux tombe sur la piste s'il contribue à l'ouvrir.
Le principal est que la piste existe et que d'autres s'y engagent, s'y
rassemblent pour procéder vers un idéal et des horizons
nouveaux qui sont ceux de justice et d'amour.
--------- BARRÈS ne disait-il pas
: " Il faut être un conciliateur. Mieux vaut risquer
sa vie à rassembler ceux qui se croient des adversaires "?
--------- Appelé le 4 mai 1953 à
administrer la ville d'Alger, ce fut dans cet esprit que je constituai
l'équipe qui devait me seconder pour la gérer et durant
cinq ans ce furent, en dépit du climat atroce dans lequel vécut
la ville, les principes qu'ensemble nous nous acharnâmes à
maintenir.
--------- En m'installant à la mairie
d'Alger le 4 mai 1953 avec les trente-six membres européens de
mon équipe, élue au premier collège, je trouvais
pour compléter le Conseil légalement composé de soixante-deux
membres les vingt-cinq conseillers musulmans élus indépendamment
dans le deuxième collège.
--------- Ces derniers, tous nationalistes,
membres du parti de Messali Hadj, dit M.T.L.D. (ou Mouvement du triomphe
des libertés démocratiques), avaient comme tête de
file un avocat algérois apparenté aux principales familles
de la bourgeoisie musulmane d'Alger, ABDERRAHMANE KIOUANE.
--------- Le problème s'est immédiatement
posé pour moi de savoir comment cohabiter avec des élus
dont plusieurs avaient d'ailleurs fait partie de la municipalité
précédente et qui pouvaient être considérés,
vu leurs opinions extrémistes, comme susceptibles de rendre difficile
la tenue des assemblées municipales.
--------- Je priai donc Me Kiouane et une
délégation de sa liste de venir s'entretenir avec moi pour
faire le point et, sur leur acceptation, je leur exposai que la municipalité
était composée tant dans le premier que dans le deuxième
collège d'éléments venus des horizons politiques
les plus différents et que, de ce fait, si nous voulions faire
oeuvre constructive dans la cité, il était nécessaire
que l'on ne discutât jamais de politique, ni au Conseil municipal,
ni à l'intérieur de la mairie.
--------- J'insistai sur la nécessité
d'administrer la preuve que des hommes d'idéologies aussi opposées
pouvaient trouver dans l'esprit de cité un dénominateur
commun et un point de rencontre, ce qui impliquait que toutes raisons
de discussions et de divisions étant écartées, nous
conjuguions nos efforts pour faire d'Alger une ville capitale et y accomplir
sur le plan social une grande oeuvre humaine.
--------- Me Kiouane au nom de tous ses collègues
approuva mon point de vue et s'engagea à oeuvrer au Conseil municipal
dans le seul sens de l'intérêt de la cité sans jamais
y mêler de politique.
--------- Ce pacte devait être fidèlement
observé par tous les membres musulmans du Conseil municipal jusqu'à
leur disparition dans la tourmente.
--------- Mieux encore, leur fidélité
à ce pacte devait être flétrie par Messali Hadj dans
deux documents qui condamnèrent Kiouane et ses collègues
pour " collaboration " et " déviationnisme ".
Le congrès extraordinaire du M.T.L.D. réuni les 14, 15 et
16 juillet 1954 en Belgique devait sanctionner cette condamnation par
leur exclusion du parti.
--------- Dans son " Message "
adressé de Niort " aux
militants du Mouvement national algérien, aux sympathisants, aux
étudiants et aux commerçants de la région parisienne
et de toutes les villes de France ", Messali Hadj déclarait
:
--------"
Voici d'ailleurs quelques faits caractéristiques
de cette politique déviationniste :
--------Après
les événements du 14 Juillet qui ont profondément
indigné le peuple algérien et même l'opinion publique
française, il était normal que le parti mobilise toutes
ses forces pour mener une campagne, d'abord pour flétrir la machination
policière et ensuite pour préparer un plan d'action pour
un temps déterminé afin de poser le problème algérien
dans son ensemble, sans oublier de proclamer l'objectif suprême
du Mouvement national algérien.
--------Si
la bureaucratie avait voulu, il était certainement possible, à
ce moment-là, après les massacres du 14 juillet, d'élever
le problème algérien à celui de la Tunisie et du
Maroc devant l'opinion internationale.
--------Non
seulement rien de tout cela n'a été fait, mais nous avons
constaté que nos élus au conseil municipal d'Alger n'ont
même pas élevé une protestation, sous prétexte
de ne pas gêner, soi-disant, la politique de réformes en
cours décidée par le maire Jacques Chevallier.
--------Sans
doute, c'est pour la même raison que le budget colonialiste de la
ville d'Alger a été voté par nos élus. Cette
attitude jamais vue jusqu'à maintenant dans notre mouvement a étonné
le peuple, nos adversaires et nos amis politiques. Par contre elle a réjoui
la presse colonialiste qui a commenté ce fait comme un événement
extraordinaire et jamais vu en Algérie.
--------L'avocat
Kiouane, membre de la Direction et adjoint au maire, a prononcé
à cette occasion un discours pour justifier le vote du budget colonialiste
en déclarant qu'une nouvelle ère de compréhension
et de rapprochement a vu le jour à la mairie d'Alger.
--------Cela
paraît incroyable et impensable, tellement c'est ahurissant et contraire
aux principes du parti. "
--------Et dans
un autre document visant la politique électorale ne déclarait-il
pas :
--------"
Si Kiouane et Abdelhamid, membres de la direction du parti, n'ont élevé
aucune protestation à la mairie quand nos frères furent
assassinés à la manifestation du 14 Juillet 1953 à
Paris, c'est certainement pour ne pas déplaire à M. Chevallier.
De même, lorsque ce dernier a fait l'éloge de la colonisation
française devant maints journalistes américains venus enquêter
sur le problème algérien.
--------Si
ces élus ont procédé à des évacuations
de taudis et
de bidonvilles et en ont chargé un vieux militant BOUDJEROUDI,
alors que cette besogne est confiée habituellement à des
policiers, sous prétexte de mesures d'hygiène et de santé
publique, c'est encore pour les mêmes raisons.
--------Cet
acte inqualifiable a soulevé une profonde indignation parmi la
population et nos militants. Une bagarre entre élus et militants
faillit éclater à la place de Chartres à ce sujet.
--------Qui
aurait dit cela et aurait pensé à une telle dégradation?
--------Que
voulez-vous, on ne refuse plus rien à M. Chevallier et le train
de la collaboration mène encore plus loin. "
--------Messali
n'a-t-il pas dit aussi dans une interview accordée à un
journaliste suisse : " Le néo-colonialisme
que représente Jacques Chevallier, maire d'Alger, est plus intelligent
que le colonialisme classique : c'est pourquoi il est aussi plus dangereux
"?
--------La
définition du néo-colonialisme était d'autre part
donnée le Ier octobre 1954 sous la signature d'ABDELGHANI dans
la Nation Algérienne, organe central du M.T.L.D. édité
à Alger, 11, rue Marengo, dans un article intitulé "
Face au néo-colonialisme ".
--------"
Les Algériens constatent, depuis des mois, les manifestations
d'une nouvelle orientation politique prônée par une
partie des colonialistes français. Il s'agit de ce que l'on
appelle maintenant couramment le néo-colonialisme.
--------Le
néo-colonialisme se présente en Algérie, en
gros, sous les aspects d'une politique tendant à conserver
le régime colonialiste en l'adaptant, sur des plans secondaires,
à une situation créée par le Mouvement national.
Il vise à faire durer le colonialisme en tenant le raisonnement
suivant : " En satisfaisant
certaines revendications des Algériens, sur le plan social
notamment, en mettant un frein à la répression et
en essayant de camoufler les aspects les plus criards des injustices
fondamentales du colonialisme, nous parviendrons à émousser
la combativité des masses algériennes en leur enlevant
des raisons de mécontentement et nous contribuerons à
les chloroformer. "
--------Le
propre du néo-colonialisme est de nier l'existence du problème
national algérien et de se présenter ouvertement comme
constituant la seule politique capable de défendre la "
souveraineté française ", ainsi que les intérêts
et privilèges colonialistes. C'est la politique du "
cédons sur le détail pour préserver l'essentiel
".
--------Le
néo-colonialisme se caractérise par des signes indiquant
que son apparition est la conséquence des pressions des masses
algériennes. --------Il
cède - certes, pour ne pas tout perdre - mais il cède
quand même parce que pris à la gorge. C'est un phénomène
politique qui rejoint et se confond avec celui de l'apparition en
France de forces politiques groupées autour de ce que l'on
appelle " la bourgeoisie intelligente " qui tend à
adapter - dans le cadre de la coalition atlantique et du système
capitaliste - son action à des situations créées
par la poussée du mouvement démocratique et ouvrier
français.
--------"
La bourgeoisie intelligente " en France et le néo-colonialisme
en Algérie sont l'expression d'une recherche de solutions
intermédiaires et limitées tendant à colmater
un front d'intérêts fortement ébranlé.
C'est là que se trouvent les raisons profondes de la participation
de Jacques Chevallier au gouvernement Mendès-France.
--------Le
néo-colonialisme est une politique nettement tracée
et mûrement réfléchie avec ses grands théoriciens
dont François Mitterrand. Il ne constitue pas comme certains
semblent le croire une simple somme d'expédients politiques.
Il a ses objectifs bien déterminés, à savoir
: désorienter le mouvement national, le détourner
de la voie de la libération, l'empêcher de s'unir.
"
|
--------Quelles
qu'aient été les attaques ou les interprétations
données par les extrêmes de cette collaboration loyale sur
le strict plan des intérêts de la cité, une conclusion
s'impose : des hommes venus d'horizons aussi différents pouvaient,
après avoir discuté les yeux dans les yeux, découvrir
un terrain de coopération libre de toute contrainte
physique ou morale pour assurer la prospérité de la cité.
--------C'est
ainsi qu'en commun, Européens et musulmans réunis, nous
avons fait ensemble de la ville d'Alger ce qu'elle est devenue depuis
cinq ans : une capitale.
--------Il
était nécessaire de souder ces édiles décidés
à oeuvrer ensemble par une mystique, édilitaire celle-là,
et pouvait-on en imaginer de meilleure que celle préconisée
par SAINT-EXUPÉRY pour réunir les hommes : " Fais-leur
bâtir une tour "?
--------C'est
ainsi que fut déclenchée dans l'enthousiasme et livrée
la "bataille du logement " qui devait mériter
à la ville d'Alger son surnom de premier chantier de France. Plus
de Io 000 logements construits ou mis en chantier en moins de
cinq ans, dont quatre ans vécus dans la rébellion et dans
la " bataille d'Alger ", allaient exprimer l'importance de notre
effort.
--------Mais,
comme le disait Lyautey : " Faire des maisons,
construire des villes, planter des jardins, dessiner des routes, c'est
bien. Mais il est aussi nécessaire d'élever les âmes
de ceux à qui on les destine. Il faut faire de l'urbanisme jusque
dans le coeur des hommes. "
--------Ce
fut le but que nous nous assignâmes en faisant du logement, non
seulement le point de rencontre des membres d'une même famille,
mais aussi et surtout dans notre cas, de la grande famille algérienne.
--------Je
revis en cet instant les campagnes et les critiques acerbes dont ma municipalité
et moi-même fûmes l'objet quand des musulmans furent installés
dans nos nouvelles cités, et ce, dans des proportions répondant
à leur propre proportion dans la population totale d'Alger.
--------"
Il construit pour les Arabes... c'est le maire
arabe, le maire à la chéchia, il n'en a que pour eux...
"
--------Ces
critiques qui, depuis, sont devenus bien entendu les plus fervents adeptes
de l'intégration et du collège unique, et qui livreraient
le cas échéant sans discuter la métropole tout entière
" aux Arabes ", méconnaissaient l'essentiel, et cet essentiel
risquait de condamner la France.
--------Alors
qu'en 1938 la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l'agglomération
algéroise ne dépassait pas 4 800 personnes, il y en avait
125 000, soit vingt-cinq fois plus, en 1953-1954.
--------Dans
la seule ville d'Alger, ses faubourgs étant exclus, 120 bidonvilles
comme une lèpre grandissant sur tout terrain restant disponible
voyaient s'entasser quelques 80.000 musulmans dans des conditions de vie
invraisemblables alors que la Casbah, elle aussi surpeuplée, entassait
dans ses vingt hectares 70 000 habitants, battant l'un des records mondiaux
de densité humaine.
--------De
tout cela et à l'exception du général WEYGAND qui,
en 1941, s'était intéressé à ce problème,
nul ne s'était soucié depuis, bien que, comme chacun de
nous, ces habitants des bidonvilles fussent depuis 1943 des citoyens français.
--------Avec
une parfaite conscience de ce qu'il m'en coûterait, et suivi sans
exception aucune par tous mes collègues de la municipalité,
nous avons attaqué ce problème.
--------Ainsi
naquirent ces milliers de logements répartis dans des cités
construites pour que des hommes se connaissent et se comprennent mieux
: " Diar-es-Saada ", " Diar-el-Mahçoul ", "
Climat de France ", " Eucalyptus ", " Champ de Manoeuvres
", " Djenan-el-Hassan ", " Diar-el-Kef ", etc.
--------Je
dis : pour que les hommes de ce pays se comprennent mieux, car la loi
de ces cités exclut tout esprit de ségrégation. Dans
le même immeuble, sur le même palier, musulmans et Européens
cohabitent dans l'harmonie.
--------Dès
qu'un cadre est donné à un individu où il peut évoluer
librement, son désir de promotion s'accélère et s'exprime
de mille façons. Je ne sais rien de mieux que d'offrir au musulman
un logement décent pour qu'à très brève échéance
et dans tous les domaines s'opère la symbiose et que bientôt
plus rien ne le différencie de l'Européen.
--------Ainsi
se réalisera par de grandes voies harmonieusement tracées
d'interpénétration l'urbanisme souhaité par Lyautey
jusque dans le coeur des hommes.
--------Aujourd'hui,
lorsque le jeune appelé métropolitain débarque en
Alger, il lui est remis une brochure explicative de l'oeuvre française
en Algérie dans laquelle s'étalent ces cités.
--------Quand
un guide officiel fait les honneurs d'Alger à une personnalité
de passage, il les montre à son tour avec fierté en disant
:
--------"
Cette cohabitation fraternelle, ces maisons, sont l'oeuvre de la France
en Algérie. "
--------Qu'il
en soit ainsi efface, certes, l'injustice et l'injure, mais je ne puis
oublier que des hommes qui furent mes collègues pour administrer
Alger-capitale et participèrent à cette oeuvre dont mon
pays s'honore croupissent actuellement dans des cachots ou dans des camps
d'internement sans qu'il leur soit tenu compte de leur contribution à
sa grandeur et à son prestige.
--------Cette
oeuvre, nous l'avons réalisée ensemble et elle n'eût
point été si chacun ne s'y était donné tout
entier.
--------Était-ce
pour la France seule qu'ils agissaient? Je ne le crois pas, mais j'ai
la conviction profonde qu'au travers d'elle, en elle et par elle ils avaient
pensé découvrir une patrie commune, la seule et vraie patrie
humaine.
--------Qu'ils
l'aient identifiée avec mon pays, pour moi, me suffit.
***
--------Peut-être,
plus que d'autres, ai-je eu le privilège de pouvoir scruter l'âme
musulmane. La fonction de maire d'Alger, capitale de 500 000 âmes
dont la population est également partagée entre musulmans
et Européens, offre en effet un champ splendide et parfois douloureux
d'observation humaine.
--------Chef
de la cité, en contact direct et constant avec tous les éléments
de la population sans discrimination aucune, le maire connaît leurs
problèmes et leurs drames intimes. Il assiste matériellement
et moralement ses concitoyens. En cela, il administre, mais il confesse
aussi. Il ne peut refuser d'entendre, le bon équilibre et la paix
dans la cité dépendent souvent des décisions et de
l'attitude qu'il adoptera après avoir écouté et discriminé.
--------En
temps normal, en Algérie, ce devoir est déjà délicat
à exercer entre deux communautés dont il faut sans cesse
ménager les intérêts respectifs, mais combien il devient
difficile quand la révolte ravage la cité, que la mort frappe
de partout et que la passion souffle en tempête - et aussi l'injustice.
--------Aux
petites misères succèdent alors des drames atroces que le
maire découvre dans les contacts et les confidences qu'il doit
encore et toujours accepter, dont il lui faut demeurer l'unique dépositaire.
--------Moments
effroyables où la conscience s'écartèle entre la
volonté de ne pas manquer au devoir vis-à-vis du pays et
le souci de ne pas trahir la confiance de l'homme désemparé
qui se confie - qu'il soit l'homme qui torture et que le remords torture
à son tour ou le survivant qui a subi la torture et que l'esprit
de vengeance anime.
--------GERMAINE
TILLON, dont le coeur a si bien compris et pénétré
le drame de l'Algérie, a connu des moments semblables quand, chargée
en juillet-août 1957 par le gouvernement français de connaître
le point de vue des chefs politicomilitaires du F.L.N. et de leur exposer
les perspectives que le gouvernement envisageait pour l'Algérie,
elle prit contact avec YACEF SADI.
--------Ces
entretiens comme les sentiments que lui inspiraient les chefs de la révolte
ont été rapportés par elle dans ce document d'une
valeur humaine exceptionnelle qu'est sa déposition devant les tribunaux
d'Alger à l'occasion du procès de YACEF SADI et de ZORA
DRIF.
--------Si
l'action courageuse et profondément française de Germaine
Tillon a sauvé bien des vies humaines, combien de confessions faites
au maire d'Alger par des âmes à la dérive ont préservé
celles-ci du gouffre fatal, épargnant ainsi nombre d'individus
et non des moindres aux pires heures du terrorisme et de la répression.
--------ROBERT
LACOSTE, l'homme certainement le
plus détesté par les musulmans d'Algérie, a-t-il
jamais soupçonné que parmi les occasions qu'il eut comme
chacun de nous d'être abattu, l'une au moins lui fut épargnée
grâce au maire d'Alger?
--------Lorsque
la municipalité d'Alger invita le ministre résidant à
visiter les vastes chantiers municipaux, le cas se posa de savoir si le
ministre devait visiter ou non le plus important mais aussi le plus dangereusement
situé durant cette période, celui du " Climat de France
".
--------Le
chantier du " Climat de France ", au coeur d'un quartier semé
de bidonvilles, était aussi l'un des plus éprouvés
par l'action terroriste.
--------J'insistai
auprès du directeur de la Sécurité générale,
M. JACQUES PERNET, pour que le ministre le visitât sans aucun déploiement
policier ostentatoire, ce genre de précautions irritant les populations
au lieu de leur inspirer le respect, et je pris la responsabilité
personnelle de la vie du ministre.
--------Aussi
lourdes qu'eussent été pour lui les conséquences
éventuelles, M. Pernet accepta ma proposition. Je réunis
aussitôt les principaux responsables des bidonvilles et leur exposai
l'engagement que j'avais pris, leur faisant confiance et leur demandant
au nom du principe sacré de l'hospitalité musulmane de veiller
à ce que rien n'advînt au ministre qui, à pied et
sans protection, parcourrait le quartier.
--------Chacun
s'y engagea et c'est ainsi que M. Lacoste et quelques parlementaires britanniques
qui, ce jour-là, l'accompagnaient visitèrent sans encombre
notre immense chantier.
--------M.
Lacoste n'a peut-être jamais su qu'à un moment donné,
à quelques mètres de lui, un tueur étranger au quartier,
l'avait mis en joue et fut désarmé, battu et chassé
par les habitants.
--------L'un
d'entre eux, principal témoin de ce drame discret et membre de
mon cabinet, a été arrêté et depuis quinze
mois porté disparu...
--------Ces
heures dramatiques qui m'ont moralement torturé, je veux les oublier,
mais je ne peux oublier combien j'ai senti à ces moments-là
que tout pouvait encore être sauvé dans cette course vers
le néant, dans cette surenchère de destruction, si toute
solution politique n'était pas écartée par principe.
Confiné avec mes proches collaborateurs dans notre solitude municipale,
chaque soir nous faisions en commun le bilan de ce que nous entendions
dans la cité et chaque soir pénétrait davantage en
nous la conviction profonde que l'irréparable serait évité
si l'on changeait de méthodes. Cela impliquait aussi que l'on changeât
les hommes.
--------Mais
à Paris, l'équilibre parlementaire rendit les hommes intangibles.
Il ne restait donc plus qu'à subir le destin.
--------Et
pourtant, les responsables du pouvoir eussent pu, à leur tour,
dans l'intérêt de leur action et du pays, bénéficier
de notre connaissance sans cesse renouvelée de la psychologie musulmane.
Ils eussent dû puiser matière à enseignement et à
décision positive dans ce capital vivant de réactions sincères
qui s'accroissait chaque jour. Mais depuis février 1956, catalogué
comme libéral, pour mes idées peut-être, mais surtout
parce que je détenais un peu de la confiance des musulmans, nul
responsable de l'Algérie ne m'a consulté une seule fois
pour connaître le climat psychologique de la population d'Alger
que j'administrais dans la tempête.
--------Cette
tempête, on l'a depuis nommée la " bataille d'Alger
". Elle mérite ce nom. Jamais action terroriste ne fut
plus sournoise ni meurtrière.
--------En
quatorze mois, 751 attentats ensanglantèrent la ville, provoquant
la mort de 314 Algérois et en blessant 917.
--------Certains
jours, le rythme des attentats était tel que les ambulances municipales
ne suffisaient plus et que les camionnettes des services techniques devaient
les renforcer. --------L'admirable
bataillon des sapeurs-pompiers d'Alger sous les ordres d'un chef de grande
classe, le commandant SUBRA, voyait ses interventions s'élever
de 2 322 en 1954 à 4 038 en 1956. La mort et le feu jaillissaient
de partout.
Impassibles à leur poste malgré les pertes qu'ils subissaient
les services municipaux d'Alger avec sang-froid poursuivaient leur tâche
assurant avec un courage sans égal l'indispensable continuité
du service public.
--------Dois-je
dire aujourd'hui qu'alors que tant de gens dont je ne discute pas le mérite
ont été récompensés, je n'ai jamais pu obtenir
durant cette période ni depuis que soit reconnu le mérite
d'un seul des quatre mille agents de la ville d'Alger?
--------Pourtant
si durant cette période la France a continué en Alger, c'est
aussi à ces travailleurs modestes et braves qu'on le doit. La nation
leur doit respect et reconnaissance.
--------Mais
le maire d'Alger étant suspect, tous ses services l'étaient
avec lui.
--------N'avait-on
pas même raconté que cartes d'identité et tracts F.L.N.
provenaient de la mairie d'Alger qui était, disait-on, un véritable
foyer de la rébellion? L'arrestation en mars 1957 de BEN M'HIDI
LARBI, l'un des membres influents du C.C.E. (Comité central du
F.L.N.), au domicile duquel fut découvert un jeu complet des cachets
de toutes les mairies du département d'Alger et des départements
voisins, ainsi qu'un lot de cartes d'identité en blanc, eût
dû mettre fin à ces légendes déshonorantes...
On se contenta de glisser discrètement...
--------J'étais
suspect au point que, quand venaient des parlementaires ou des missions
qui manifestaient le désir de prendre contact avec leur ancien
collègue que j'étais, on les en dissuadait. Combien d'entre
eux s'en sont excusés auprès de moi sans m'en cacher les
raisons.
--------J'étais
suspect parce que, disait-on, j'avais " trop de contacts avec
les Arabes ", comme si le maire d'une ville où s'entassent
dans des conditions d'habitation effroyables 250 000 musulmans pouvait
ignorer ces 250 000 citoyens au point de leur fermer sa porte et de demeurer
sourd à leurs besoins et à leur misère.
--------A
l'occasion de ces contacts humains, la voie de la paix aurait pu être
tracée et élargie. Chaque fois que j'ai perçu la
possibilité d'une ouverture politique, respectueux des consignes
gouverne-mentales exprimées par M. Guy Mollet, j'en ai immédiatement
rendu compte au représentant de la France en Algérie pour
que l'éventualité qui s'offrait fût exploitée
à son échelon.
--------J'ai
agi ainsi lorsqu'en mars 1956 ce grand
honnête homme qu'est MUSTAPHA BEN HOUENNICHE, administrateur de
la Banque de l'Algérie et l'une des personnalités les plus
marquantes de la bourgeoisie musulmane, vint s'ouvrir à moi pour
tenter de nouer un dialogue. Je le conduisis chez M. Lacoste qui, après
l'avoir entendu, ne sut que lui répondre -- propos que je n'ai
pas osé reproduire au procès Ben Houenniche pour ne pas
ridiculiser un ministre en fonction : " Je
ne tiens pas, conclut
Lacoste, à passer en Haute Cour. "
--------Singulier
réconfort, en vérité, pour l'homme de bonne volonté
qui venait chercher conseil et appui auprès du représentant
de son pays!
--------J'ai
agi de même lorsque l'un de mes camarades du corps expéditionnaire
en Italie, lieutenant de tabors, vint m'avertir qu'Abane Ramdane et les
principaux chefs de la rébellion demandaient à prendre contact
avec moi pour discuter. Deux heures après cette invite, en compagnie
de mon ami Georges Blachette à qui j'avais demandé de m'accompagner,
j'étais reçu par M. Lacoste auquel je faisais part de la
proposition que je venais de recevoir. Je lui déclarai que, quels
que fussent les risques, j'acceptais s'il le jugeait nécessaire
de me rendre dans les monts du Sakamody où m'était proposé
le rendez-vous, accompagné soit par un officier, soit par le directeur
des Affaires politiques.
--------M.
Lacoste me remercia de le tenir au courant, s'étonna qu'on m'eût
fait cette proposition plutôt qu'à lui et demanda un temps
de réflexion jus-qu'au lendemain. Le lendemain je retournai au
Palais d'Été avec Georges Blachette. M. Lacoste me déclara
qu'il était intéressant de savoir ce que voulaient ces gens
et que je pouvais donc aller les voir.
--------Je
lui demandai alors un ordre de mission et quelqu'un de son entourage pour
m'accompagner. Il refusa de me donner cet ordre de mission, parce que,
dit-il, "ça pourrait se savoir,,.
"
--------Dans
ces conditions, je refusai de donner suite à cette affaire, ne
tenant pas à être éventuelle-ment capturé ou
tué par l'armée française et considéré
comme traître alors que je me serais sacrifié pour mon pays.
Passe encore de perdre la vie, mais pas l'honneur.
--------D'autres
occasions se sont encore présentées, comme celles qui ont
surgi au lendemain de la grève générale de 1957 brisée
en Alger par le général MASSU.
--------Le
découragement des activités F.L.N. fut tel durant quelques
jours que j'obtins plusieurs redditions d'agents de liaison qui me téléphonèrent
à la mairie pour me demander à qui et comment ils pouvaient
se rendre. Devant pareil désarroi, je suggérai au ministère
de l'Algérie que l'on fît savoir par la presse, ce que le
général SALAN devait expliciter après le 13 mai 1958
dans son appel aux fellagha, c'est-à-dire qu'à quiconque
se rendrait volontairement le pardon serait accordé.
--------En
réponse à ma suggestion, il me fut signifié : "
Ce ne sont pas des redditions que l'on cherche, mais des arrestations.
"
--------Que d'occasions ont ainsi été
perdues !
--------Quoi qu'il en soit, la politique de contact,
d'apaisement, de confiance totale, même si l'on ose la juger naïve,
je n'ai cessé pour ma part de la pratiquer aux pires moments de
la bataille d'Alger - que ce soit de jour ou de nuit. Quarante-huit heures
ne se sont jamais écoulées durant cette période sans
que j'aie parcouru seul les bidonvilles de ma cité pour affirmer,
en même temps que mon mépris de la passion meurtrière,
la continuité de la confiance et de l'amitié en
dépit de tout.
--------La
population musulmane l'a compris et je lui suis reconnaissant des témoignages
d'adhésion qu'en toutes circonstances elle n'a cessé de
m'apporter.
--------Cependant,
il en fut différemment ailleurs. Les injures et les insultes sous
les ricanements et les encouragements officiels devinrent mon lot.
--------Alain
de Sérigny, confident et en quelque sorte éminence grise
de M. Robert Lacoste, et qui eut la rude besogne de le camper glorieusement
dans l'opinion algérienne, est le seul à avoir eu le courage
de révéler les arrière-pensées du ministre
résidant.
--------Par
une mise au point publiée dans le Monde du 30 juillet 1958 et qui
n'a jamais suscité le moindre démenti ni la moindre rectification,
il précise en ces termes le sens d'une conversation du sénateur
ROGIER avec M. Robert Lacoste :
--------"
Monsieur le Ministre, lui ai-je dit, samedi 10
mai à 22 heures, à Paris, en présence du sénateur
SCHIAFFINO, le sénateur Rogier m'a fait le récit de l'entretien
que quelques heures auparavant il avait eu avec vous, entretien au cours
duquel (M. Rogier dixit) vous lui avez exprimé le voeu que la manifestation
prît un caractère d'une violence telle que la municipalité
d'Alger devrait être prise d'assaut et - propos non mentionné
dans mon livre - que Jacques Chevallier devrait être éjecté.
"
--------Ainsi
le ministre résidant socialiste en Algérie, représentant
le gouvernement français, participait sous main au déchaînement
d'une violente manifestation de rues en suggérant d'orienter la
foule ivre de fureur aveugle contre la municipalité d'Alger et
en préconisant une violence qui devait aboutir à l'assaut
de la mairie, puis au lynchage du maire suspect de regarder les citoyens
musulmans comme des Français " à part entière
". Il est impossible de comprendre la phrase " Jacques Chevallier
devrait être éjecté " autrement que comme
une incitation au lynchage, dans le contexte où l'accent est mis
sur " une violence telle " et sur la " prise
d'assaut ". Personne, connaissant l'atmosphère d'alors
à Alger, saturée de terrorisme et de terreur, de haine et
de rage homicides, ne saurait interpréter autrement le dessein
du ministre.
--------Depuis
des années, bien des choses m'ont définitivement séparé
d'Alain de Sérigny, mais en l'occurrence je suis profondément
convaincu qu'il dit vrai et, ce faisant, il donne la mesure de la politique
suivie durant ces deux dernières années en Algérie.
Sous les dehors d'un patriotisme localement intransigeant, elle n'avait
ni grandeur, ni profondeur, ni perspectives autres que de tristes règlements
de comptes, ou simplement la recherche d'une pose cocardière à
l'usage de congrès ou d'élection de chef-lieu de canton.
--------Des
milliers de jeunes pleins d'enthousiasme et de foi ont payé de
leur vie cette misérable politique...
IX
--------Où
en était l'Algérie à la veille du 13 mai?
--------- A la veille du 13 mai 1958, l'Algérie
était arrivée au dernier stade de l'anarchie organisée,
je dirai presque légale. --------- Ces
termes peuvent choquer. Ils n'en sont pas moins l'expression de la dure
vérité.
--------- Pendant les deux dernières
années, elle avait vécu sous le régime de la décomposition
du pouvoir camouflée derrière le décor en carton-pâte
des réorganisations et des réformes sur le papier à
usage des congrès. Le mensonge régnait en maître :
bluff de la municipalisation, bluff des réformes agraires prétentieusement
qualifiées de révolution agraire, bluff de la départementalisation,
bluff de la pacification, bluff du dernier quart d'heure, bluff généralisé
partout.
--------- N'était-il pas inéluctable,
et même nécessaire, que pour étayer ce décor
branlant on confiât aux militaires des responsabilités de
plus en plus grandes qu'ils ne réclamaient point et étrangères
à leur mission? Faut-il s'étonner qu'un jour, et à
ce train, l'armée ait totalement suppléé les pouvoirs
civils désorganisés, inexistants ou défaillants?
--------- Pour ma part, loin de leur en tenir
rigueur, je crois devoir me demander tout haut ce qu'il serait advenu
si les militaires n'avaient pas fait face à la situation?
--------- Mais en revanche, comment qualifier
ceux qui, en Algérie, détenaient officiellement les pouvoirs
de la République et qui, par calcul ou par sottise, ont failli
à leur tâche : c'est aux résultats de leur gestion
qu'on doit les juger. Les politiciens et des fonctionnaires qui, deux
années durant, pour conserver leurs postes, ont mystifié
le Parle-ment et le pays ne méritent que le mépris.
--------- J'ai dit aussi " anarchie
légale " car bien fort serait celui qui, à la veille
du 13 mai, aurait pu définir le régime sous lequel vivait
l'Algérie.
--------- En effet de facto le défunt
Statut (loi de septembre 1947) restait en vigueur alors que de jure la
loi-cadre de février 1958, dont la pénible élaboration
avait coûté la vie à deux ministères qui voulurent
abroger le Statut de 1947, devenait applicable mais n'était pas
appliquée. L'immense train de ses décrets de mise en place
s'embourbait de jour en jour...
--------- Constatons en passant que la loi-cadre
n'ayant pas été abrogée jusqu'à présent
demeure toujours applicable à l'heure qu'il est...
--------- Il eût fallu miser loyalement
sur cette loi, d'abord parce qu'elle était la loi, ensuite parce
qu'elle constituait enfin une ouverture politique, la première
depuis le début de la rébellion. Ouverture ardemment souhaitée
depuis quatre ans par tous ceux qui, dans la communauté musulmane,
raisonnaient avec intelligence et sans passion.
--------- Les élites autochtones voyaient
à juste titre un moyen de reconvertir le sanglant combat des djebels,
qu'ils réprouvaient, en une libre confrontation des points de vue
dans les débats des assemblées ou ailleurs. Et cela n'était
rien d'autre que le désir de discussions d'où peut-être
eût pu jaillir la lumière.
--------- Malgré son extrême
complexité qui traduisait l'essence d'un compromis entre les partis
nécessitant quelque trente ou quarante décrets complémentaires
d'application, la loi-cadre avait le mérite d'exister en créant
une novation considérable par le libéralisme sans précédent
qui découlait de sa terminologie, sinon de son esprit.
--------- Elle reconnaissait et garantissait
la personnalité algérienne et groupait les départements
algériens en territoires autonomes qui devaient gérer librement
et démocratiquement leurs propres affaires (article 1).
--------- Elle instituait à l'intérieur
de chacun de ces territoires une assemblée devant laquelle un gouvernement
local serait responsable dans des conditions que cette assemblée
devait fixer elle-même (article 3).
--------- Après deux ans, chaque territoire
pouvait déléguer partie de ses attributions à une
assemblée fédérative.
Personnalité algérienne, collège unique, exécutif
et législatif locaux, en quelque sorte délégations
de souveraineté aux assemblées locales algériennes
faisaient l'originalité de ce texte.
--------- Dans l'impossibilité, vu
la situation en Algérie, de procéder à des élections
pour doter ces assemblées de leur personnel politique; il était
prévu des mesures transitoires de cooptation à partir des
conseils municipaux.
--------- Mais chaque parti politique entendit
se placer afin de s'imposer dans les assemblées qui allaient naître.
Il n'était meilleure façon d'y parvenir que de dissoudre
les municipalités existantes et d'en remplacer les élus
par des créatures, des amis sûrs ou des alliés politiques
en fonction d'un dosage savant pour s'assurer à brève échéance
la majorité des nouvelles assemblées.
--------- Ainsi a-t-on ajouté à
l'anarchie déjà immense en décourageant, par la menace
de leur exclusion imminente ou en les détruisant sans raison, des
municipalités qui depuis trois ans de guerre n'avaient cessé
de faire courageusement leur devoir. Elles méritaient plutôt
respect et reconnaissance.
--------- Seules expressions démocratiques
qui aient jusque-là survécu à la tourmente, toutes
les autres assemblées ayant été dissoutes et l'Algérie
n'étant plus représentée au Parlement, les municipalités
régulièrement élues étaient détruites
à leur tour : couronnement de l'anarchie.
--------- Pouvait-on s'étonner, dès
lors, que ce fatras d'hésitations, de contradictions, de désorganisations,
de destructions et de basse politique n'inspirent aucune confiance à
ceux des musulmans qui eussent voulu prendre parti pour la France? Devait-on
honnêtement leur tenir rigueur d'une réserve dont aucun fil
conducteur ne leur per-mettait de sortir?
--------- Que de musulmans ai-je reçus
durant ces quatre années qui confessaient avec angoisse : "
Si vous voulez que nous
demeurions avec la France, de grâce dites-nous ce qu'elle veut;
comment pourrons-nous nous accrocher à la France et la défendre
si l'on ne nous donne rien qui puisse justifier les témoignages
de notre dignité, de notre intérêt, de notre fidélité?
Dites donc ce que vous voulez, mais une fois pour toutes, tenez-vous-y.
"
X
---------
Où en sommes-nous maintenant?
--------- Au moment où le rideau se
lève sur une cinquième année de guerre, qui devrait
être la dernière, où en sommes-nous?
--------- L'Algérie a vécu
en mai 1958 des jours de fièvre et d'exaltation sans précédent.
Stupéfaite et émerveillée de ce qu'on qualifiait
de miracle, la France apprenait soudain qu'un immense élan de fraternisation
spontanée venait de balayer les miasmes de la rébellion
algérienne.
--------- La masse européenne d'Algérie,
courant au devant de la masse musulmane et lui tendant des mains fraternelles,
avait fait litière de tous ses préjugés, banni ses
rancoeurs et accepté tout ce qu'elle avait si longtemps condamné.
--------- Du forum algérois désormais
sacré " haut lieu " de l'histoire, les porte-parole
des Français d'Algérie, engageant généreusement
la mère patrie et s'engageant eux-mêmes,
accordaient avec solennité aux musulmans algériens reconnus
" Français à part entière " les réformes
les plus hardies et jusqu'alors les plus combattues : le collège
unique, l'égalité complète et immédiate de
tous les droits politiques et sociaux sans restriction aucune.
--------- La presse et la radio se plaisaient
à affirmer que l'enthousiasme des musulmans était tel qu'envahissant
cars et camions, se bousculant sur les routes, des foules en burnous se
ruaient vers le forum d'Alger, les hommes consentant soudain à
abandonner le privilège coranique de masculinité et tolérant
que leurs femmes se dévoilent en public pour consacrer leur émancipation
subite, sans craindre de bafouer une tradition millénaire.
--------- Le 20 mai, afin qu'une nouvelle
fois nul n'en ignore, le Comité de salut public du 13 mai votait
à l'unanimité et par acclamation la motion suivante :
--------
" Le Comité de salut
public du 13 mai 1958, conscient de l'union qui existe entre toutes
les communautés vivant sur le sol de l'Algérie, affirme
à la face du monde que, désormais, rien ne pourra entamer
cette unité et déclare à l'unanimité que
tous les citoyens de cette province sont des Français à
part entière. " |
--------- Le même jour,
reprenant à son compte l'initiative de l'homme le plus honni du
défunt système, en Algérie, Pierre Mendès-France,
qui en novembre 1954 avait obtenu la reddition définitive et immédiate
de tous les fellagha tunisiens, le général Salan faisait
imprimer sur trois colonnes dans toute la presse algéroise son
appel aux ralliements : " Fellagha, ralliez-vous. L'union est
faite. 150.000 Français, musulmans et chrétiens, l'ont proclamé
le 16 mai à Alger. Partout, Français, musulmans et chrétiens
le proclament dans les villes et les villages. Fellagha, ralliez-vous.
Rendez vos armes à l'armée. Le pardon vous est accordé.
Reprenez votre place dans l'Algérie nouvelle française.
"
--------- Le retour à une paix désormais
imminente était aussi une nouvelle fois annoncé. Au micro
de Radio-Algérie, le 24 mai, M. Jacques Soustelle, s'adressant
aux Français de la métropole, faisait le bilan de ces journées
:
--------- "
Dix millions d'êtres humains, de la Méditerranée
au Sahara, ont enfin pris la résolution historique d'être
à jamais Français, membres à part entière
d'une libre communauté, en effaçant d'un coup toutes
les manoeuvres et toutes les haines d'autrefois. Ils tendent leurs
mains vers vous. Ces mains tendues, allez-vous les laisser retomber
dans le vide?
--------- Dites-vous
bien que les événements qui se sont accomplis ici
depuis le 13 mai sont irréversibles. La roue de l'histoire
ne peut pas revenir en arrière. Rien ne peut effacer ce fait
qu'en un éclair tout le peuple algérien a pris conscience
de sa volonté, qui est de demeurer dans la France, sans distinction
d'origine ni de confession.
--------- On
a beaucoup discuté, depuis des années, sur des notions
un peu abstraites, comme l'autonomie, la fédération,
l'intégration. Aujourd'hui, il n'y a plus de discussion possible,
car l'intégration est faite dans les coeurs et les âmes,
et il ne reste plus qu'à régler le passage dans la
réalité de cette volonté communautaire qui
s'est exprimée avec une force bouleversante.
--------- Dans
ces journées décisives, si pleines à la fois
de joies et d'alarmes, nous sommes tous ici pénétrés
d'une profonde certitude : c'est que, grâce au sursaut de
l'Algérie, la paix tant désirée apparaît
à l'horizon comme à l'aube les premières lueurs
du jour. "
|
--------- Il avait d'ailleurs
suffi que M. Jacques Soustelle atterrisse subrepticement, à l'aérodrome
de Maison-Blanche, pour que la radio déclare avec une totale assurance
que, de ce fait, " l'Algérie était sauvée".
Ainsi, en Alger, durant ces jours de mai 1958, le problème algérien
paraissait-il officiellement résolu.
--------- Six mois se sont
écoulés depuis le 13 mai 1958. La marche du temps a-t-elle
confirmé ou infirmé la profondeur ou la sincérité
de tous ces élans?
--------- Comme le soupçonnaient certains
esprits sceptiques, ou malveillants, l'expression " à part
entière " empruntée aux statuts de la Comédie-Française
n'aurait-elle consacré qu'une comédie? Ce qu'on a lu, appris
ou constaté jusqu'à présent laisse ouvert le débat.
--------- Une fois éteints les lampions
du forum, tout a continué en Algérie comme depuis quatre
ans; l'attentat terroriste et la guerre meurtrière ont repris leur
rythme quotidien et sanglant. Les bilans qu'en publient régulièrement
les services du général Salan le prouvent.
--------- Du 1er janvier au 13 mai 1958,
soit pour quatre mois et demi, 17 300 fellagha tués et 6 500 hors
de combat ; du 13 mai au 31 août seulement, soit pour trois mois
et demi, 10.000 tués et 4 100 hors de combat. D'autre part, le
terrorisme a déferlé sur la France comme jamais auparavant,
fût-ce au temps des " chauffards ".
--------- Ainsi dans l'immédiat et
après tant de tumultes, nous nous retrouverions dans l'impasse
si une lueur d'espoir n'éclairait nos horizons.
--------- En provoquant le retour du général
DE GAULLE au pouvoir, l'affaire d'Alger a offert au régime politique
français une chance de rénovation. Ce sera son mérite.
Si cette chance se confirme, l'Algérie en profitera autant et plus
que la France.
--------- Cela étant, peut-on dire
que les structures nouvelles susceptibles de ramener la paix et la confiance
en Algérie répondront à celles que souhaitaient les
acteurs du 13 mai 1958?
--------- Peut-on penser que ces mêmes
acteurs, n'ayant pas mesuré sur-le-champ la puissance des mécanismes
qu'ils déclenchaient, osent condamner un jour leur propre victoire
comme une sorte de journée des dupes?
--------- Peut-on supposer qu'en appelant
à grands cris le général DE GAULLE, ils aient ignoré
la puissance de la personnalité et du rayonnement du seul homme
qui, en France, puisse éventuellement défier l'impopularité
en accomplissant dans l'intérêt de la communauté et
dans l'intérêt seul de la communauté ce qui suffirait
à faire condamner tant d'autres?
--------- GASTON DEFFERRE, dans le Provençal
du
5 septembre 1958, en posant la question, y répond avec une infinie
pertinence quand il écrit :
--------- "
Comment d'ailleurs concevoir que l'homme qui a proposé aux territoires
d'outre-mer la politique que je viens de rappeler, qui a normalisé
les rapports entre la France et la Tunisie, qui a fait évacuer
par les troupes françaises les aérodromes, dont la seule
évocation suffisait à renverser les gouvernements il y a
quelques mois, qui a autorisé la livraison d'armes au gouvernement
Bourguiba, dont un des premiers gestes, lors de son arrivée au
pouvoir, a consisté à envoyer un message d'amitié
à MOHAMMED V, qui fait évacuer les troupes françaises
du Maroc, qui vient de permettre le rétablissement des relations
économiques et culturelles avec l'Égypte, puisse, en ce
qui concerne la seule Algérie, adopter une politique qui soit à
l'opposé de tout ce qu'il a fait par ailleurs. "
-
-------- Les acteurs du 13 mai avaient-ils pensé à
tout cela? Peut-être pas, mais peu importe.
--------- L'affaire d'Algérie n'est
que l'une des composantes de nos grands problèmes intérieurs
et extérieurs. Elle leur est subordonnée.
--------- " Alger n'est pas Paris
" avait déclaré JOSEPH SERDA, député
de Constantine, devant l'Assemblée consultative instituée
à Alger en guise de parle-ment provisoire au lendemain du débarquement
allié en Afrique du Nord et ces mots lui avaient valu son expulsion
de l'Assemblée.
--------- Aujourd'hui, ils revêtent
une valeur singulière et justifient l'apostrophe de l'Algérien
authentique qui les prononça.
--------- En vertu même des principes
démocratiques que nous ne cessons de rappeler quand nous avons
à juger les autres, un million de Français d'Algérie
ne peuvent pas imposer leur volonté à neuf mil-lions de
leurs concitoyens musulmans.
Obtiendraient-ils quand même leur adhésion que ces dix millions
de " Français à part entière " ne pourraient
pas davantage imposer leur volonté à quarante-trois millions
de Français métropolitains.
--------- Quelle que soit la prétention
que nous avons de nos droits et de nos mérites, nous ne sommes
en définitive que l'une des composantes de la Nation française
et non pas à nous seuls toute la Nation.
--------- Avec la chance qu'offrait à
la France la venue au pouvoir du général DE GAULLE, une
autre chance s'offrait aussi à l'Algérie par l'adhésion
massive et spontanée de l'élément européen
à une politique d'un libéralisme sans précédent.
--------- Cette politique nouvelle qu'à
tort ou à raison on pouvait craindre précaire, fondée
sur l'excitation ou la passion d'un moment, méritait d'être
consolidée. Raffermie et dégagée des lancinants complexes
de supériorité et de racisme, elle exigerait néanmoins
de tous beaucoup de compréhension, dans sa mise en pratique journalière,
une loyauté absolue et un recours aux qualités les plus
profondes de tous les Algériens pour confirmer la sincérité
des promesses si tapageusement exprimées, offertes ou consenties
le 13 mai 1958.
--------- Il ne semble pas que puisse être
expliquée autrement l'invite faite au lendemain du 13 mai à
tous les comités de salut public et aux Algériens par le
général DE GAULLE d'avoir à se consacrer avant toute
chose à "l'intégration des âmes " sans laquelle
aucune survie pacifique ne serait possible à personne dans la communauté
algérienne rénovée.
Inaccoutumés à pareille élévation de pensée,
de vision lucide et d'expression, cette " intégration des
âmes " parut a beaucoup d'Algériens comme une sorte
d'échappatoire sermonneuse à la définition nette
et définitive qu'ils attendaient - celle de l'intégration
pure et simple de l'Algérie à la métropole.
--------- La simple réflexion les
eût convaincus que cette consigne du général DE GAULLE
visait à faire exploiter par tous les Algériens et dans
leur seul intérêt l'immense découverte faite peut-être
à leur insu qui, à elle seule, devrait compenser les souffrances
de quatre années de guerre, parce qu'elle portait en elle les germes
de la solution finale : une solution humaine.
--------- En effet, jusqu'alors bien peu
se souciaient de savoir si l'autochtone algérien avait une âme,
qui eût fait de lui un homme comme les autres. Tardivement les foules
du forum venaient de l'admettre en exigeant que dorénavant, cet
homme ignoré fût leur égal dans tous les domaines
au risque même de les dominer. On auscultait les réactions
de cette personnalité fraîchement découverte, revalorisée
maintenant, on s'intéressait à son âme, on voulait
agir sur elle, la conquérir et la choyer. L'action psychologique
devenue à la mode n'avait pas d'autre sens.
--------- Le général DE GAULLE
vit juste en invitant chacun à faire un effort sur soi-même
pour réaliser et consolider la symbiose morale et psychologique
des deux communautés, l'européenne et la musulmane, en une
seule communauté algérienne.
--------- Intégration des âmes
signifie bien symbiose, et non paternalisme, car il ne doit plus, il ne
peut plus y avoir en Algérie de paternalisme, même psychologique.
Et c'est à nous, Français d'Algérie, qui prétendons
toujours être des guides, de provoquer cette symbiose.
--------- Jusqu'à présent,
nous étions soucieux de l'évolution des autres, sans jamais
envisager la nécessité de notre propre évolution,
je dirai même de notre propre révolution.
--------- Nous avons tellement vécu
sur la lancée de nos pères, imprégnés que
nous sommes de leurs conceptions de vie - qu'il ne nous appartient pas
de juger, car elles répondaient à l'esprit d'une époque
- que nous nous trouvons désaxés quand on nous invite à
les reconsidérer. Nous pouvons avoir quelque peine à accepter
l'homme d'Afrique du Nord tel qu'il pense et respire au moment où
j'écris. Mais, songeons en retour qu'avec sa pensée neuve,
sa volonté et la conscience de sa promotion, l'homme de ce pays
peut à son tour répugner à nous accepter si nous
continuons à agir et à penser avec une mentalité
désuète.
--------- Le refus d'une réciprocité
nécessaire en toutes choses n'est-il pas l'une des causes de nos
tragiques malentendus? " Cette mutation
brusque doit entraîner une mutation corrélative des rapports
psychologiques et sociaux ", écrit Jean Amrouche.
--------- Il a raison. Indispensable et inéluctable
s'avère cette mutation qui nous oblige à un complet changement
d'état. Il ne sera rien d'autre, en fin de compte, que l'acceptation
loyale de l'abolition de nos privilèges. Le mot est dur, mais il
faut le prononcer. L'acceptation enthousiaste par les foules du forum
le 13 mai 1958 de l'inconditionnelle égalité de tous les
droits, si elle fut sincère, n'a pas et ne devrait pas avoir d'autre
sens. --------- En cela, le 13 mai a été
comme une autre nuit du 4 Août... et la nuit du 4 Août symbolise
la fin d'un âge.
--------- En conséquence, à
l'esprit de colonisation, il faudra désormais substituer celui
d'association.
--------- Aujourd'hui nous ne colonisons
plus, nous ne dominons plus. Le vassal est devenu l'égal du suzerain
en vertu même des principes que ce suzerain s'est acharné
à lui inculquer, en vertu aussi " du mouvement des peuples
et de l'évolution générale du monde ". Nous
ne sommes plus seuls avec derrière nous "les autres ".
Nous sommes tous là, sur une même ligne, ensemble les musulmans
et nous, pour vivre, pour bâtir avec un égal amour et un
intérêt identique sur notre terre commune. Et parce que c'est
notre terre commune, nous tous ses habitants, quelles que soient nos origines,
nous sommes d'abord des Algériens.
--------- Nous avons quitté nos patries
d'origine, notre patronymie en porte témoignage, qu'elles soient
la France, l'Espagne, les Baléares, Malte ou l'Italie, pour nous
mêler les uns aux autres et la France nous a donné en Algérie
l'hospitalité de son drapeau, sa justice, ses lois, et le pain
quotidien.
--------- Puisqu'elle nous a permis de vivre,
cela méritait que l'on risquât sa vie pour la défendre,
comme tous les gars de France le font depuis mille ans sans beaucoup s'en
vanter, et que les meilleurs d'entre nous la lui sacrifient pour que les
autres continuent à avoir le droit de manger son pain, de prospérer
sous ses lois et sous son drapeau
- sans être des ingrats. Nous sommes les débiteurs de la
France et non pas ses créanciers, nous l'oublions trop souvent.
--------- Hier, nous nous identifiions à
la France. Certes,
nous l'avions servie dans la bataille, nous n'étions pas les seuls.
Les musulmans en masse en avaient fait autant,
à telle enseigne que CHÉRIF BENHABYLES pouvait écrire
:
--------- " Alors
que l'Angleterre n'a pas osé confier un seul fusil à un
seul Egyptien, c'est par milliers que les nôtres sont morts pour
votre cause sans même avoir l'idée de leur mérite.
"
--------- Nous avions, nous, une haute idée
du nôtre.
--------- Nous étions la France, nous
usions de son nom, de sa puissance, de sa générosité,
de son prestige, pour justifier le moindre de nos actes, souvent au risque
d'abuser d'elle et de lui nuire. La France était notre monopole.
--------- Il en sera différemment
demain : la logique l'exige. --------- Neuf
millions d'êtres égaux ne reconnaîtront plus ce monopole.
Ils respecteront et vénéreront la France avec tout ce qu'elle
représente dans le monde, mais ne souffriront plus que s'en prévalent
sans cesse ceux qui, par leur attitude, n'exprimeront pas les vertus françaises
fonda-mentales : justice, libéralisme et générosité.
--------- Ainsi que le combat cesse ou qu'il
traîne encore, l'Algérie entre dans une ère nouvelle.
--------- "
Li fet met ", " le passé est mort ",
dit un proverbe arabe : chacun doit s'en pénétrer.
--------- De nous et de nous seuls dépend
maintenant notre destin. Si autour de nous s'effondre un monde, il faut
aussi que meure le " vieil homme " en nous-mêmes et qu'un
esprit nouveau guide notre comportement.
--------- Le " vieil homme " qui
vit en nous lutte aveuglément, désespérément
contre la gestation dont il constate les progrès, mais elle est
inexorable comme la marche du temps. Il importe donc de rompre avec le
passé, d'abandonner sa nostalgie et le mensonge des rêves
pour une vision réaliste de notre présent et de notre devenir.
--------- Puissent les jeunes d'Algérie
en avoir conscience et ne plus suivre ces vieillards du coeur et de la
pensée qui exploitent leur dynamisme juvénile, leur inexpérience,
leur pureté pour les mener vers des horizons morts et qui leur
apprennent à conduire sur une route semée de précipices,
le regard' fixé sur le rétroviseur. Qu'ils pensent donc,
nos jeunes, qu'en conséquence d'une natalité galopante,
un million de jeunes musulmans viennent tous les quatre ans s'ajouter
à leurs frères et que c'est avec cette génération
musulmane dix fois plus nombreuse, infiniment sensible et endurcie par
la souffrance, qu'ils seront associés demain.
--------- Si, dès maintenant, un fossé
se creuse entre eux, combien large et profond il sera devenu à
l'âge de leurs responsabilités. Infranchissable pour chacun,
l'Algérie divisée, stérilisée par le sectarisme
ou la bêtise des hommes, sera perdue pour tous.
--------- Et pourtant, sous leurs pieds,
aura voulu naître un continent aux ressources immenses où
chacun aurait pu se tailler une place à sa mesure, comme nos pères
ont taillé la leur en d'autres temps et par des moyens différents
pour ériger cette grande chose qui menace maintenant de se désintégrer.
--------- Que de vieillards du coeur et de
la pensée qui empêchent ces jeunes Français d'Algérie
de réaliser un rêve d'homme, celui qui est notre raison d'être
des hommes, donner la vie, créer, bâtir, que ces vieillards
se taisent enfin pour tant de sang innocent versé, tant de souffrances
injuste-ment infligées à tant de victimes. Ils leur font
croire qu'ils servent notre pays en se barricadant sur la défensive,
alors que tant d'autres jeunes exaltés par la naissance d'un monde
nouveau s'apprêtent à les remplacer.
--------- Ils leur apprennent à craindre
l'avenir, à redouter le destin, mais le destin et la vie sont comme
des cavales que l'on dompte, qui vous brisent les reins parfois, mais
qu'on ne refuse pas de tenter de dominer. On ne subit pas l'avenir ni
le destin en pleurnichant, ni en klaxonnant, on l'affronte à visage
découvert, souvent sans arme ni armure, ce qui est plus méritoire
encore et peut-être aussi la meilleure façon de s'affirmer.
Car le coeur et l'esprit sont plus puissants que l'arme et que l'armure
et quand on a trouvé chez l'adversaire du moment le chemin du coeur,
alors tout devient facile et agréable. On gagne pour soi, pour
son pays et pour le genre humain, sans effusion de sang, sans haine et
sans rancoeur.
--------- Dans sa fraternité retrouvée
ou dans l'intérêt commun intelligemment compris, on continue
de vivre avec l'adversaire d'hier et les liens qui se tissent ne peuvent
plus être rompus.
***
--------- On comprend qu'il
soit difficile pour certains d'accepter sans arrière-pensée
ni scepticisme le principe même de cette " intégration
des âmes ". Le Français du bled a des sentiments
et des réactions différents du citadin dont la sécurité
est mieux assurée.
--------- Celui qui vit isolé parmi
des dizaines de milliers de gens dont il ne parle quelquefois pas la langue,
dont la religion rigoureusement observée et chaque année
strictement témoignée au temps du Ramadan, est en même
temps un code et un guide de vie, a un sentiment lancinant de solitude
à la pensée de . quelque éruption passionnelle qui
s'exprimerait par la flambée impitoyable du " Djihad ",
la guerre sainte. A cette pensée, le colon du bled qu'on a si souvent
critiqué, mais qui pourtant mérite le respect, est évidemment
sensible.
--------- Il faut avoir parcouru ces hauts
plateaux mornes et sans joie, et vu ces fermes perdues dans l'immensité,
coupées et isolées de tout, pour comprendre la mentalité
du colon. --------- Quand je dis colon, je
pense au vrai, celui qui s'accroche à sa terre, vit avec elle et
ne la quitte que pour mourir, et non celui qui, jouissant du labeur et
du sacrifice de ses ascendants, profite des revenus en laissant à
quelque fermier le soin de faire produire.
--------- Depuis le début de la rébellion,
ce vrai colon a toujours tenu, en dépit du massacre qui le menaçait.
--------- Je ne sais pire folie et pire lâcheté
de la part du F.L.N. que de s'être acharné à détruire
cette merveilleuse infanterie du sol. Ce faisant, il a commis, mais cette
fois par le crime, la même faute que nous quand, par un esprit de
revanche stupide en Tunisie au lendemain de la Libération, nous
avons expulsé la foule des petits colons italiens. Ils occupaient
le sol et créaient richesse et salaires, qui sont la base d'une
économie. Leur départ a sonné le glas de la Tunisie
européanisée qui a provoqué celui de la Tunisie française.
--------- Si demain le colon européen
d'Algérie venait à se décourager et à disparaître,
une présence sédentaire, un guide, une volonté s'éteindraient
et des régions entières, pour un long temps peut-être,
retomberaient dans la misère et dans la nuit.
--------- Peut-on reprocher à cet
" homme seul " d'avoir un sentiment de légitime défense?
Ne l'a-t-on pas, lui aussi, trop souvent trompé? On ne cesse de
l'utiliser et de vanter ses mérites, mais quand la récolte
est mauvaise, quand ses dettes s'accumulent dans les caisses du Crédit
agricole qui l'aident parcimonieusement, c'est à qui l'oublie ou
le méconnaît. --------- Alors,
au fond de son coeur, bouillonne aussi la révolte.
--------- Ce colon travailleur est certainement
plus près du fellah dont il partage la pauvreté et le destin
que n'importe qui peut l'être en Algérie. Mais il a tellement
servi de prétexte ou de justification à son corps défendant
qu'il devient en quelque sorte, selon les circonstances, tantôt
l'exemple à suivre, tantôt le bouc émissaire. Comme
il l'a compris, il finit par douter de tout et de tous.
--------- Et pourtant sans lui, et sans le
fellah qui le seconde, l'Algérie ne serait que landes et déserts.
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XI
---------LES façons
ne manquent pas d'aimer sa patrie, de lui être fidèle et
de le lui prouver, mais en la matière, des défilés
et des chants ne sont pas des preuves exclusives. D'autres moins voyantes
et moins tapageuses lui rapporteraient sans doute davantage, qui procèdent
de l'esprit de communauté ou plus simplement d'un patriotisme intelligent.
Membres d'une communauté nationale, notre intérêt
et notre amour-propre lui étant subordonnés, nous devons,
nous Algériens, aider la France à surmonter son drame africain
dont le dénouement dépend désormais de notre propre
conduite.
---------Si nous avons depuis des années
sans nous en priver accusé Paris de perdre l'Algérie, nous
ne le pouvons plus à présent. Le 13 mai 1958, Paris a répondu
au voeu d'Alger en rappelant au pouvoir le général DE GAULLE.
Au risque de paraître des inconscients, les Algériens doivent
s'en déclarer satisfaits et faire confiance au chef du Gouverne-ment
quelles que soient les solutions qu'il propose.
---------S'il exige de nous de sacrifier
à l'esprit de communauté, nous devons y souscrire comme
y souscrivent ces Résistants rescapés des camps d'extermination
qui acceptent d'accueillir les concitoyens de leurs bourreaux sur un pied
d'égalité dès lors qu'il s'agit d'instaurer une autre
communauté, celle de l'Europe. Leurs souffrances, leurs rancoeurs,
tout ce passé de cauchemar qui vit en eux s'efface devant l'intérêt
supérieur de la nation. L'esprit de communauté, le patriotisme
vrai ce n'est pas autre chose.
---------De même, si dans un monde
qui se divise l'intérêt de la communauté française
exige qu'une immense collectivité de 400 millions d'âmes,
dont les grandes puissances se disputent le concours, ne soit plus hostile
à la France, cet intérêt doit primer et tout doit
être tenté pour le faire pré-valoir. Et si les méthodes
employées de bonne foi pour y parvenir jusqu'à ce jour étaient
défectueuses, il faut les changer. Qui mieux que nous, Algériens
qui vivons parmi les gens d'Islam, pourrait faciliter pareille entreprise
en assumant les initiatives indispensables et urgentes qu'elle implique?
Notre rôle n'est-il pas d'être le pont entre la France et
l'Islam, plutôt que d'en paraître le fossé? L'Algérie,
avant-garde de l'Islam en Occident, est aussi l'avant-garde de la France
en Islam. Qui pourrait le nier, sinon ceux qui, des deux côtés,
cherchent à exploiter ou à attiser nos divisions?
---------J'entends bien qu'on objectera :
" A quoi bon? N'avons-nous pas déclaré
que tous les musulmans algériens étaient des citoyens français?
" J'eusse préféré qu'ils le déclarassent
eux-mêmes librement, ce dont je ne désespère pas si
nous savons enfin valoriser en Algérie la qualité de français
plutôt que de vouloir l'imposer.
---------A cet égard, le discours
du général DE GAULLE prononcé le 3 octobre 1958 à
Constantine paraît ouvrir la voie.
***
---------Négligeant
la terminologie dont on a si copieusement abusé, refusant de "
figer dans des mots ce que l'entreprise va peu à peu dessiner
", le général DE GAULLE a tracé dans
son discours de Constantine les traits essentiels de sa politique algérienne
qui substitue au verbalisme antérieur le dynamisme économique,
social et politique.
---------Ce discours est un monument d'honnêteté,
de réalisme et de clarté.
---------Soucieux de revaloriser les engagements
en tenant les promesses déjà faites, " même
celles des autres ", le général DE GAULLE a d'abord
fait à Constantine un véritable pari, celui de réaliser
en Algérie un programme économique et social sans précédent
: 400 00o emplois nouveaux, un million de personnes logées, deux
millions d'enfants scolarisés, 250.000 hectares de terres distribuées
aux fellahs, la première phase du plan de mise en valeur agricole
et industrielle portée à son terme, le tout au cours des
cinq ans à venir.
---------Si le général DE GAULLE
gagne son pari, la France gagnera. Dans le cas contraire, la France aura
perdu, et la civilisation occidentale aussi.
---------Le musulman algérien a confiance
en DE GAULLE, dont la parole ne saurait être discutée, mais
si le malheur voulait que malgré lui ces engagements ne puissent
être tenus, les conséquences en seraient cette fois catastrophiques.
La France et aucun de ses hommes d'État ne seraient plus jamais
crus.
---------Ces choses-là doivent être
dites au moment où commence la première des cinq années.
Chaque jour compte, chaque minute compte et tout jour ou minute perdus
dans cette course contre la montre amenuiseraient la confiance et l'espoir
renaissants.
---------La réalisation de cet extraordinaire
effort économique et social exigera des équipes d'hommes
armés d'une foi profonde et d'un dynamisme peu ordinaire. Il ne
leur suffira pas de vouloir, mais encore de susciter l'enthousiasme et
l'adhésion constructive des populations dans des régions
où la sécurité est encore précaire, de bousculer
la routine et de faire jaillir l'étincelle dans un pays désorganisé,
las et hébété par quatre ans de guerre.
---------S'ils y parviennent, les conditions
seront alors créées d'une solution algérienne. "
Li fet met ", le passé sera mort. ---------Des
hommes passionnés par une grande entreprise et par le sens de leur
intérêt vital s'uniront pour arracher leur pays au chaos,
pour travailler à son redressement et à sa renaissance,
pour ensemble " bâtir une tour ".
---------Alors que les rancurs et la
haine les séparaient, leur amour de l'Algérie, leur fierté
d'être des Algériens, ces points de rencontre que quatre
années de souffrance n'ont pu effacer les réuniront de nouveau
dans les champs, sous les derricks et dans les assemblées.
---------Chaque Algérien sait que
l'Algérie peut et doit assumer demain le leadership en Afrique
du Nord mais aussi qu'elle sera sa clé de voûte économique
et l'indispensable carrefour de l'Occident en Afrique, comme elle peut
rendre aussi à la République française ce rôle
qu'elle n'eût dû jamais perdre de puissance musulmane conseillère
et inspiratrice du monde islamique moderne.
---------Le pari du général
DE GAULLE ouvre des voies immenses, difficiles certes à tracer
dans les délais prévus, mais possibles à ceux qu'animent
une volonté constructive.
---------" Where there is a will
there is a way ", disent les Anglais.
---------A nous Français et Algériens
de montrer que nous n'en sommes point démunis.
---------Ainsi l'enthousiasme suscité
par cette grande oeuvre économique et sociale devrait-il dépassionner
le débat ou plutôt transférer la passion actuellement
orientée sur la politique comme une fin en soi vers des réalités
plus tangibles et socialement plus rentables.
---------Ce transfert n'exclut pas que chacun
conserve son quant-à-soi, et la liberté totale de ses options
politiques. Mais le général DE GAULLE, soucieux de fixer
loyalement les règles du jeu, a limité l'étendue
de ces options lorsqu'il déclarait : " L'avenir de l'Algérie,
parce que c'est la nature des choses, sera bâti sur une double base,
sa personnalité et sa solidarité étroite avec la
métropole française. "
---------L'Algérie conserve sa personnalité,
elle demeure un fait propre, un cas sui generis différent d'une
province métropolitaine, elle sera donc susceptible d'une très
large autonomie, mais elle demeure aussi étroitement solidaire
de la métropole française. Quant à l'avenir, il n'est
à personne, comme dit le poète, " il est à Dieu
".
---------Tout en maintenant l'Algérie
intégrée dans la communauté française, comme
l'ont volontairement décidé pour eux-mêmes lors du
référendum la plupart des pays d'Afrique Noire, la reconnaissance
une nouvelle fois affirmée de sa personnalité conférerait
à l'Algérie une très grande souplesse de gestion
qui harmoniserait les conceptions intégrationnistes, c'est-à-dire
de citoyenneté, d'égalité des droits et d'indissolubilité
des liens avec la France, et celles de fédéralisme c'est-à-dire
d'autonomie de gestion dans l'orbite, sous la protection et avec l'aide
de la mère patrie. Certains secteurs demeureraient dans l'intérêt
même de l'Algérie l'apanage exclusif de la communauté,
c'est-à-dire de la France.
---------Quel nom donner à cela? Peu
importe. L'Algérie est avant tout l'Algérie, cas unique,
cas d'espèce, comme Porto Rico l'a été pour les États-Unis,
et son régime créera peut-être une terminologie nouvelle.
---------A quoi bon se battre sur des mots?
Nous en avons tellement dans notre langue si riche et les nuances qui
en différencient le sens sont parfois tellement infimes que chacun
suivant ses idées ou sa passion peut les interpréter à
sa façon.
Laissons plutôt, pour l'Algérie, l'entreprise voulue par
DE GAULLE, immense et humaine, soucieuse de la dignité et du bonheur
de l'homme créer un mot nouveau.
---------Quel qu'il soit, il associera deux
peuples dans une oeuvre grandiose et le mérite comme le profit
en reviendront équitablement à tous deux. C'est l'esprit
même de toute association. Au point où nous en sommes et
sans préjuger de l'avenir, il ne peut y avoir en Algérie
d'autre politique que celle-là.
---------Les représentants qui, suivant
le désir du général DE GAULLE, auront été
désignés par les Algériens pour u faire le reste
" devraient avoir la sagesse de ne point figer leur comportement
dans des mots.
---------Faisant abstraction de leurs idéologies
ou de leurs rancunes, souhaitons qu'ils s'abstiennent de vouloir considérer
la politique comme un but se suffisant à lui-même. ---------Les
grandes phrases, les grandes idées n'ont de valeur que par l'action
humaine qu'elles suscitent, qui en constituent l'expression vivante perceptible
pour chacun, sinon elles demeurent un rêve. Un pays comme l'Algérie
intensément, prodigieusement vivant, n'a que faire des rêves.
Ce sont des réalités qu'il lui faut. Elles seules font vivre
l'homme.
---------Le mot d'indépendance me
paraît être dans le moment présent le produit du rêve.
Il ne signifie plus grand-chose, ce mot, dans le monde où nous
vivons, car aucun peuple aujourd'hui n'est vraiment indépendant,
le peuple français pas plus qu'un autre.
---------Aucun peuple ne peut désormais
vivre seul sans appui économique, militaire ou financier, voire
politique, du grand bloc de nations pour lequel il a opté, du camp
auquel il appartient.
---------Rien n'est plus absurde que de voir
tant d'hommes mourir, un pays se ruiner pour un mot qui ne confère
d'autre bonheur et d'autre droit que celui de courtiser tour à
tour, pour en obtenir subsides ou appui, l'un et l'autre des deux blocs
qui divisent le monde et, au cas où ni l'un ni l'autre ne voudrait
ou ne pourrait les lui accorder, finir par s'étioler glorieusement
dans sa misère.
---------Prétendre vouloir être
indépendant et voler de ses propres ailes implique aussi une sérieuse
formation, des cadres, une stabilité, un
équilibre politique, un esprit collectif, toutes choses qui ne
s'acquièrent pas en un jour ni en une année.
---------Ce qui compte avant tout, ce n'est
pas tant l'indépendance du pays, mais l'indépendance de
l'individu, c'est-à-dire sa dignité d'homme. Cette valeur
seule est vitale et je croirais volontiers que le sens du combat algérien
a visé davantage à la conquérir plutôt qu'à
arracher une illusoire et précaire indépendance algérienne.
---------Je crois aussi que cette conquête
de la dignité humaine devrait être maintenant un fait acquis.
---------Reste un test ultime pour le prouver.
Dans quelques semaines ou quelques jours viendra l'échéance
électorale où tous les Algériens éliront leurs
représentants pour " faire le reste ", comme le leur
a promis le 5 juin 1958 le général DE GAULLE.
---------Cette épreuve sera celle
de la dernière chance... ---------L'Algérie
musulmane tout entière l'attend avec curiosité et angoisse.
On a dit au musulman qu'il était " à part entière
", qu'il votait en français avec le Français. Il ne
le croit pas encore tout à fait. Il attend de voir si l'expression
de sa pensée sera libre comme celle de tout autre Français
de la métropole. ---------C'est le
test de sa dignité de citoyen d'un pays libre.
Si, par des élections préfabriquées comme celles
que, dans le passé, on a hélas trop connues, sa dignité
devait être une nouvelle fois bafouée, la confiance s'évanouirait
d'un coup et sa déception serait d'autant
plus grande qu'ayant mis sa foi en la parole de DE GAULLE qui, pour lui,
identifie la France, il ne croira plus en lui ni, partant, en la France.
A quoi donc et à qui donc s'accrocherait-il dorénavant chez
nous?
---------Un élément nouveau
et considérable intervient dans cette conjoncture : le vote de
la femme musulmane.
---------Plus d'un million de femmes s'expriment
à présent et apportent avec elles un potentiel déterminant
car, contrairement à ce qu'on croit trop souvent, la femme musulmane
a une influence très sensible dans la vie du pays.
---------Son premier contact avec les urnes
au moment du référendum a été pour elle un
peu comme de grandes manoeuvres. Mais on ne saurait méconnaître
que, depuis quatre ans de guerre, la femme musulmane ait le plus durement
souffert du conflit, dans ses attaches et dans ses affections. Autant
que l'homme et sinon plus, comme chez nous d'ailleurs, elle a un sens
aigu de la justice et du bon droit. Introduite dans la vie publique, son
intervention, dont on ne peut encore évaluer les conséquences,
s'avère dans tous les cas déterminante, tant par le poids
du nombre que par la passion qu'elle met en tout.
---------Dans l'opération électorale
en perspective, chaque pas soulève l'occasion d'un parti. Le plus
important me paraît être celui de la confiance. Là
aussi, le général DE GAULLE vient de trancher. Dans les
instructions qu'il a adressées au général
Salan le 13 octobre 1958, il déclare avec la plus grande netteté
:
---------" J'attache
une extrême importance à ce qu'il y ait une véritable
compétition, c'est-à-dire qu'il puisse exister des listes
concurrentes.
---------Le pire écueil serait
la constitution de listes uniques favorisées par l'autorité
officielle.
---------Le but à atteindre consiste
à obtenir que se révèle librement une élite
politique algérienne.
---------C'est ainsi que pourra être
comblé le vide politique qui a ouvert la voie aux meneurs de
la rébellion. " |
---------En tenant ce langage,
le général DE GAULLE se montre fidèle aux engagements
souscrits par les foules du forum et avalisés par l'armée
et par lui au nom de la France.
Que certaines individualités n'aient accordé à ces
engagements qu'une valeur tactique sans souci de les voir respectés
par la suite ne saurait surprendre.
---------Il en va différemment de
l'armée, du général DE GAULLE et partant de la France.
On ne badine pas avec leur honneur ni avec le voeu exprimé dans
l'enthousiasme par les foules algériennes.
---------J'en suis convaincu, la masse musulmane,
après quatre ans de guerre et de souffrance, a acquis plus de maturité
politique et d'entendement qu'on ne lui en prête généralement.
---------Abstraction faite de toute sentimentalité,
elle a un sens
précis de son intérêt immédiat, qui n'est pas
éloigné du nôtre
---------L'heure est venue où peuvent
s'exprimer librement, dans la dignité retrouvée
et dans la paix, un esprit de concorde et une solidarité qui surprendront
les incrédules.
---------Que le " vieil homme "
qui maintenant doit mourir en nous ne gâche pas cet instant historique.
---------Dans la confiance retrouvée,
un monde nouveau peut naître où chacun aura sa place en Algérie,
sur cette terre qui est notre terre.
---------Ne compromettons pas son avènement.
---------De mon vieux Bordj, en chrétien,
en Français et en Algérien, c'est ce que je souhaite. Inch'Allah.
Au Bordj, 18 octobre 1958.
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