VUE D'ENSEMBLE
--------L'ALGÉRIE
subit le sort de toutes les colonies où, fatalement, affluent des
éléments de toute nature son peuplement se fait concurremment
à l'aide d'éléments français et étrangers.
On a souvent dressé comme un épouvantail ce que l'on a appelé
le péril étranger, c'est-à-dire
la submersion possible de l'élément français sous
l'élément étranger et la substitution d'un esprit
nouveau à notre autorité et à l'admirable génie
de notre race. Disons que ce danger est illusoire. Notre suprématie
militaire, notre autorité administrative et notre influence morale
se maintiennent et se développent de plus en plus. Avec le calme
qui convient et la vigilance qui s'impose, nous assistons à la
formation d'une race méditerranéenne nouvelle qui sera vigoureuse
et belle.
--------Les
peuplements humains sont pareils aux antiques peuplements forestiers.
Si elles trouvent un terrain favorable, les graines qui tombent sur le
sol germent et produisent de beaux sujets. Au contraire, si le milieu
ne leur convient pas, elles se dessèchent et avortent. Il en va
de même pour les hommes qui se multiplient dans les zones d'accommodation
et dépérissent dans les pays où tout est contraire
à leur organisme.
--------Donc,
il n'appartient pas aux gouvernements de créer, à la légère
et de toutes pièces, des centres de peuplement. Des essais malencontreux
ont prouvé qu'en certains cas les lois, les décrets où
les arrêtés fléchissent devant des conditions naturelles
et des défauts d'adaptation. La nature, les situations géographiques,
des affinités étroites produisent des résultats plus
rapides que les décrets arbitraires.
--------L'Espagne
et l'Italie s'infléchissent vers l'Afrique du Nord par deux pointes
naturelles; et c'est ainsi que, par un phénomène d'endosmose,
des éléments de peuplement étranger s'infiltrent
dans notre colonie : des Espagnols à l'ouest ; les gens des îles
Baléares, par voie maritime, au centre, et les Italiens à
l'est.
--------Quelques
statistiques montreront dans quelles proportions se juxtaposent, en attendant
qu'ils se fusionnent, les éléments ethniques de notre colonie.
DÉNOMBREMENT
|
LE DÉPARTEMENT
D'ALGER
(130 communes, 5.454.025
hectares)
|
|
En 1906
|
En 1911
|
Français d'origine. |
118.139
|
129.259
|
Israélites, sujets français |
19.458
|
20.771
|
Étrangers naturalisés |
59.357
|
63.563
|
Espagnols |
35.614
|
39.456
|
Italiens |
12.387
|
13.607
|
Maltais |
1.451
|
1.526
|
Etrangers divers |
3.181
|
3.585
|
Indigènes |
1.346.746
|
1.421.819
|
TOTAUX |
1.596.333
|
1.693.586
|
LE DÉPARTEMENT
D'ORAN
(111 communes,
6.577.002 hectares)
|
Français d'origine.. . .
|
85.792
|
95.469
|
Israélites, sujets français. |
27.007
|
29.834
|
Étrangers naturalisés |
77.470
|
92.777
|
Espagnols |
79.465
|
92.986
|
Italiens |
2.607
|
3.085
|
Maltais |
128
|
168
|
Étrangers divers |
4.027
|
4.770
|
Indigènes |
823.101
|
892.212
|
TOTAUX. . . . |
1.099.587
|
1.211.301
|
LE DÉPARTEMENT
de CONSTANTINE
(109 communes, 8.730.202 hectares)
|
Français d'origine |
73.079
|
77.370
|
Israélites, sujets français |
17.367
|
18. 955
|
Étrangers naturalisés |
32.409
|
30.574
|
Espagnols |
1.939
|
2.304
|
Italiens |
18.023
|
19.969
|
Maltais |
4.633
|
5.209
|
Étrangers divers |
1.307
|
1 .273
|
Indigènes |
1.876.197
|
1.945.443
|
TOTAUX.. . |
2.035.044
|
2.10I.097
|
En ajoutant aux
chiffres précédents les statistiques
relatives aux territoires du sud et en comprenant la population
totale
|
L'ALGÉRIE
( 363 communes, 57.496.453 hectares)
|
Français d'origine |
278.970
|
304.592
|
Israélites |
14.645
|
70.271
|
Étrangers naturalisés et
nonnaturalisés |
336.642
|
377.180
|
Indigènes |
4.417.788
|
4.740,520
|
TOTAUX. |
5.158,051
|
5.492.569
|
ALGER
---------L A VILLE,
brisant sa ceinture de pierres, s'étend, de plus en plus, sur les
deux rives du nord et du sud, et semble monter à l'assaut des collines
de Mustapha et de Saint-Eugène. Avec son port, son grand boulevard,
ses longues avenues, Alger deviendra, dans un avenir prochain, une des
plus grandes cités méditerranéennes.
---------Actuellement,
Alger-ville comprend une superficie de 1310 hectares dont 400 sont couverts
par la voirie et les constructions. La population n'a cessé d'augmenter
dans de notables proportions
En 1881. |
65.227 habitants
|
1886 |
74.7912
|
1891 |
88.084
|
1896 |
96.642
|
1906(en tenant compte de l'annexion de
la commune de Mustapha) |
155.049 habitants
|
1911 |
172.397
|
La population d'Alger
se subdivise de la façon suivante
|
|
En 1906 |
En 1911 |
Français d'origine |
50.996 |
57.730 |
Israélites, sujets français |
12.490 |
13.290 |
Étrangers naturalisés |
26.305 |
28.360 |
Espagnols |
12.354 |
14.094 |
Italiens |
7.368 |
8.081 |
Maltais |
865 |
914 |
Étrangers divers |
1.652 |
2.030 |
Indigènes |
33.250 |
37.821 |
Population comptée à part |
8.769 |
10.071 |
TOTAUX |
154.049 |
172.397 |
---------Pour
mieux marquer, par des chiffres, la rapidité avec laquelle les
maisons ont été construites et les quartiers nouveaux se
sont créés, ajoutons qu'en 1896 il y avait 3871 maisons,
en 1906 près de 7000, et qu'en ce moment il y a plus de 7800 immeubles
dans Alger.
---------Sans
être optimiste à outrance, et sans vouloir tracer un tableau
trop séduisant, il est permis de prévoir et d'envisager
l'ampleur de la cité future. Au point de vue géographique,
elle est placée dans une situation exceptionnelle sur le bassin
de la Méditerranée occidentale. Les bateaux de tous les
tonnages ne cesseront d'affluer dans les deux ports, soit pour renouveler
leurs provisions de charbon ou les approvisionnements de toutes sortes,
soit à cause des exigences du transit, soit encore afin de pourvoir
à des réparations urgentes ou simplement pour donner satisfaction
à la légitime curiosité des touristes.
---------Dans
le futur port franc, qui ne tardera pas à devenir aussi important
que ceux de Hambourg, de Brême, de Copenhague et de Gènes,
les matières premières seront introduites, déposées,
manipulées, exportées, sans avoir à payer des frais
de douane.
---------Quelle
activité sur les quais et dans cette zone franche, dans cette immense
cité maritime où toutes les races s'entrecroiseront avec
leurs types, leurs allures et leurs idiomes !
---------Au-dessus
dominera la grande ville moderne, avec son mouvement et son luxe, avec
ses avenues bordées d'immeubles et ses voies qui se prolongeront
depuis la Pointe-Pescade
jusqu'à Maison
Carrée, sur une longueur de 17 kilomètres, avec
ses monuments, ses squares et ses jardins.
---------Plus
haut encore, la ville mystérieuse, dernier refuge de l'islam, où,
dans la lumière tamisée et la pénombre des oratoires,
les fidèles murmurent leurs prières dans l'attitude rituelle
et résignée... Contraste de l'immobilité qui se fige
dans le passé avec l'activité qui tend vers l'avenir.
LE PORT
---------C 'EST
la cité maritime qui se crée, s'agrandit et devient l'image
d'un progrès rapide.
Le port ancien a 93 hectares de superficie, le nouveau port
30 hectares. La surface des terre-pleins peut être évaluée
à 17 hectares sur lesquels on réservera soixante mille ou
soixante-dix mille mètres carrés pour le port franc. La
jetée nord a 883 mètres de long, la jetée sud 1200
mètres. La passe du grand port a 171 mètres; celle qui met
en communication le grand et le petit port a 73 mètres. La longueur
totale des quais est de 2940 mètres. Il y aura, à Alger,
dans un temps assez rapproché, une longueur de 3500 mètres
de quais réellement utilisables dont 1495 mètres dans le
port et 2000 mètres dans l'arrière-port de
l'Agha. La statistique donne, en 1907, les chiffres suivants
:
POUR LES PASSAGERS
|
|
en 1907
|
en 1910
|
Départs |
72.864 |
70.297 |
Entrées |
70.479 |
76.656 |
POUR LES NAVIRES
|
Départs |
3.598 |
5.972 |
Entrées |
3.549 |
5.984 |
POUR LE MOUVEMENT
GÉNÉRAL DE LA NAVIGATION
|
années
|
nombre de navires
|
tonnages
|
tonnes de marchandises importées
et exportées
|
1900
|
7.932 |
6.937.737 |
1.222.720 |
1907
|
11.827 |
14.307.549 |
2.797.710 |
1910
|
11.956 |
15.818.482 |
3.145.770 |
-------Les chiffres,
quelquefois arides, ne sont jamais stériles. Ils ont en eux, comme
on dit, leur éloquence. L'Algérie a eu ses détracteurs.
Il est bon de leur prouver, à défaut de persuasion et par
la brutalité de certains arguments, qu'il n'est pas de ville, en
Europe, où la vitalité et la prospérité se
manifestent avec plus de rapidité et de façon plus tangible.
Actuellement, pour l'Algérie, le chiffre des importations s'élève
à 543.197.000 francs ; celui des exportations, à 511.919.000
francs, soit, au total, 1.088.116.000 francs.
-------Ce
n'est pas seulement un sujet d'étude et de documentation pratique
pour les gens de métier et les statisticiens: par sa population,
son genre d'activité, ses quais, son port, ses bateaux et son prolongement
naturel qui est la rade, la cité maritime offre, à foison,
toutes les séductions bien faites pour attirer le touriste, le
rêveur, le flâneur et l'artiste. Le cadre est merveilleux
: il est formé, d'un côté, par les contreforts du
Bouzaréah, de l'autre, par les collines qui vont en
s'infléchissant vers la mer, comme un col de cygne qui reposerait
sur les eaux. Dominant le paysage, la grande masse du Djurjura et la ligne
de l'Atlas.
-------La
mer, avec toute la variété de ses aspects et de son coloris,
semble vivre et palpiter éternellement. Tantôt, irritée
et rageuse, elle crache son écume sur les roches et les môles
; tantôt, apaisée et radieuse, elle reflète, sur sa
nappe nacrée et changeante, les lueurs d'opale et d'or de l'aube
et du couchant
-------Sur
les quais, les tonneaux en files interminables, les planches et les poutres
accumulées, les amoncellements de charbon, les lièges, les
monceaux de minerais de fer teintés de rouge, d'ocre et de gris
; tout ce qui naît du sol ou sort des entrailles de la terre, tout
apparaît dans les notes d'une polychromie qui éclate et rutile
sous le soleil, ce grand magicien.
-------À
travers les dépôts de marchandises, les wagons roulent, les
charrettes circulent, les portefaix s'agitent, les passagers débarquent,
les fiacres et les omnibus d'hôtel vont et viennent dans une cohue
pleine de pittoresque.
-------Dans
le port glissent ou dorment les embarcations blanches, bleues, jaunes
ou rouges, avec des tonalités qui semblent se prolonger sous les
eaux, comme des franges frémissantes et ondulées. Les chalands,
lourds et massifs, noirs comme leur noir chargement de charbon, accostent
les paquebots. Les balancelles des pêcheurs laissent tomber leur
voile pareille à l'aile d'un oiseau blessé, et les vaisseaux
de guerre semblent immobiles comme s'ils reposaient sur une base immuable.
-------L'homme,
patient, continue à refouler la mer pour conquérir les terrains
nécessaires à son activité. VU de haut, il ressemble
à un insecte petit et misérable qui n'achèvera jamais
sa tâche ; et pourtant, avec une indomptable persévérance,
il apporte ses petits tas de terre et ses moellons. Il comble les trous
et les abîmes, il protège contre les flots, par des parapets
énormes, les quais et les terre-pleins, et, par des digues gigantesques,
l'abri offert aux bateaux
Il a raison des flots,
et son heure s'achève,
Le pygmée est titan : il réalise un rêve
ALGER PITTORESQUE
-------ALGER
comprend trois zones distinctes : la cité maritime, la ville européenne
et la ville arabe que la vieille Kasbah
domine... Jadis, la mer venait battre les roches sur lesquelles
s'élevait la Djama-el-Djedid. Le boulevard de la République
et les quais ont été construits sur les enrochements et
les parties comblées du rivage.
La place du Gouvernement a été longtemps le coeur et le
centre de la ville. Là, en une promiscuité bien démocratique,
se coudoient les types les plus divers : des Européens, petits
rentiers et flâneurs, des ouvriers en quête d'embauchage,
des Espagnols, qui, en attendant la fortune, offrent l'imprévu
de leur costume national, hommes de Valence, de Minorque ou d'Iviça,
gitanos aux cheveux huileux, des gitanas marchandes de dentelles, des
Arabes trop loqueteux, de grands chefs indigènes trop pompeux,
des petits Arabes, cireurs ou marchands de journaux, effrontés,
amusants et braillards, des mauresques d'un style trop moderne, prêtresses
d'un orient facile et douteux.
-------De
cette place, véritable carrefour, partent les principales artères
de la cité : le long de la mer et dominant tout le panorama, le
boulevard qui, d'un côté, aboutit aux "Deux
Moulins", et de l'autre, à l'Esplanade Margueritte
c'est la plus belle promenade que l'on puisse rêver.
-------La
rue Bab-el-Oued, rue à arcades, où se succèdent les
bars, les cabarets et les boutiques, et où circule la
partie démocratique et quelquefois dépenaillée de
la population : petites ouvrières, nobles hidalgos qui n'ont jamais
eu de quartiers de noblesse, gratteurs de guitare, joueurs d'accordéon,
chanteurs de séguedillas, amateurs
de tramous et de cacahouètes... Ils
s'en vont vers la "Cantéra''
où vous retrouverez toute la couleur de la Triana, les types de
l'Albaycin, les belles lignes de la Malaguena et les odeurs de la cuisine
de la huerta Valencienne.
-------De
l'autre côté, symétriquement placée, c'est
la rue Bab-Azoun,
aristocratique du côté gauche, plébéienne du
côté droit. Ici, comme en France, dans le pays le plus démocratique
qui soit, on éprouve le besoin d'établir des distinctions,
des catégories entre les différents éléments
de la population. Si nous pouvions écrire sur notre chapeau que
nous sommes d'une essence supérieure, nous le ferions. Donc, du
côté gauche, on rencontre les promeneurs élégants
et les dames coquettes qui vont d'un pas lent et s'attardent devant les
devantures luxueuses. De l'autre, du côté droit, les passants
sont de mise plus négligée et vont vite. C'est une zone
où l'observateur, qui a du temps à perdre, peut faire de
la " psychologie urbaine ".
|
|
-------À
l'extrémité de la rue Bab-Azoun, le square
Bresson étale ses frondaisons exotiques en face du théâtre
municipal. Le square Bresson est le rendez-vous des marmots et des moineaux
de toute la contrée : les marmots dans les allées, les moineaux
dans la feuillée sont faits pour se comprendre. Les habitants aériens
du lieu révèlent trop souvent leur présence par des
fantaisies de mauvais goût. On avait presque décidé
leur destruction : une municipalité au coeur sensible a différé
cette Saint-Barthélemy de la gent empennée. Le théâtre
donne asile à tous les genres : on l'aime, on l'exalte, on le vilipende....
C'est le sort réservé aux heureux de la terre. C'est une
attraction, c'est un centre: c'est tout naturel dans un pays où
les gens chantent en naissant. 1l y est aussi question de la Saint-Barthélemy,
mais seulement dans l'opéra des Huguenots.... "Moineaux,
dormez en paix ! ".
-------La
rue d'Isly est, par son prolongement, la rue Michelet, la plus
grande voie de la ville d'Alger. Dans ce quartier, de même qu'à
Bab-et-Oued, on bâtit sans trêve ni merci. Les immeubles semblent
sortir du sol, et, dans ce pays fortuné, on ignore la crise immobilière.
--------Si nous revenons sur nos pas vers
la place du Gouvernement, nous entrerons, un instant, dans les deux grandes
mosquées, la Djama-el-Kébir, si intéressante
par son beau portique, la cour aux ablutions, les arcatures de l'intérieur,
et la Djama-el-Djedid, de rite Hanafi, construite, dit-on, par un architecte
chrétien qui, la construction terminée, paya de sa tête
son talent architectural. C'est la légende ; au vrai, les musulmans
ont voulu reproduire, dans cette mosquée, la forme cruciale de
Sainte-Sophie de Constantinople.
-------Entre
la rue Bab-el-Oued et la rue de la Marine, s'étend le quartier
de la Préfecture, agglomération de vieilles maisons
dont quelques-unes sont dignes de remarque par leur style, leurs faïences,
leurs bois sculptés et leurs inscriptions. Dans ce quartier, et
sous les voûtes du boulevard faisant face à la darse, les
pêcheurs italiens ont élu domicile. Originaires des environs
de Naples, de Procida et d'Ischia, ils constituent une sorte de colonie
qui vit à part, sans liens et sans rapports avec le reste de la
population, dans une sorte d'intégrité irréductible.
Ils continuent à parler leur patois napolitain, et, du logis familial,
vont à leurs barques et à leurs balancelles. Leurs femmes
et leurs enfants, la voile à recoudre, le filet à remmailler,
la coque du bateau à repeindre, voilà leurs seules préoccupations.
Tandis que, sur les flots, parmi le blanc floconnement des oiseaux de
mer, ils traînent le filet où s'agitent les poissons en infinis
frétillements et dans des coulées d'argent en fusion, les
pêcheurs italiens restent graves et murmurent la vieille cantilène
de la Riviera de la Chiaïa. Ils n'ont qu'un horizon, l'horizon lointain
qui va se perdre dans la trame des brumes azurées et derrière
lequel, bien loin encore, s'évoquent, dans leur imagination obscure,
les rives de Sorrente et les collines du Pausilippe.
-------Ce
quartier de la Préfecture, privé d'air et de
lumière, traversé de ruelles étroites et nauséabondes,
tombera bientôt sous la pioche des démolisseurs pour faire
place à une zone urbaine où, grâce à un système
de voirie bien compris, les constructions nouvelles auront leur large
part de soleil et d'oxygène.
-------De
la place du Gouvernement, on a accès sur la place Malakoff où
se trouvent la cathédrale, ancienne mosquée restaurée,
l'archevêché et le palais du Gouverneur. Un peu plus loin,
dans la rue de l'État-Major, la bibliothèque, située
dans une maison mauresque dont le caractère architectural est certainement
le plus typique, grâce à son vestibule, son patio, ses faïences
et ses galeries. De la place Malakoff, on entre dans la rue de la Lyre
qui communique, à son extrémité sud, avec la rue
Randon. Ces deux rues sont livrées au commerce où excellent
les israélites et les mzabites. Quelques magasins, où l'on
vend du tabac, des épiceries et des articles indigènes,
sont tenus par des notables d'origine turque.
LA VILLE ARABE
-------De la rue
de la Lyre, par la rue Porte-Neuve, on monte vers la ville arabe où
l'on peut avoir des impressions originales loin de la banalité
de la cité moderne. C'est l'asile où les musulmans peuvent
encore se réfugier dans le silence et la tradition, quand ils n'ont
pas été gâtés par les vices des civilisés.
Dans les parties de la ville haute que la construction de forme moderne
n'a pas encore profanées, il y a, pour le visiteur, des surprises
pleines de charme.
-------Dédales
de ruelles où, discrètement, pénètre la lumière
qui se diffuse et se colore en bleu pâle, reflet des murailles peintes
en bleu ; saillies d'un premier étage soutenu par des rondelles
de thuya ; escaliers rapides à l'extrémité desquels
on aperçoit la tache bleue du ciel où se profile un minaret
; un cyprès, aux tons veloutés, s'érigeant à
côté d'une blanche coupole ; dans une lucarne, comme dans
un cadre ovale, la figure rieuse d'une fille dont la tète est joliment
coiffée d'un foulard lamé d'or ; un vieux mendiant aveugle
qui implore au nom d'Abd-et-Kader el-Djilani ; dans un petit réduit,
la figure ivoirine et la barbe blanche d'un vieux scribe qui devise lentement
avec deux ou trois familiers, sans s'inquiéter, un seul instant,
des bruits du dehors ou du touriste qui passe; le va-et-vient silencieux
des mauresques voilées, des vieilles juives, des biskris, de quelques
nègres, d'Arabes haillonneux, de jeunes maures, de petits bourricots;
la vision, par une porte entrebâillée, de quelques filles
jouant aux cartes dans une cour où flotte cette lumière
bleue qui emprunte, par d'infinies vibrations, ses tons aux murailles
voisines ; le babil des enfants accroupis sur les nattes de la Zaouïa,
en face d'un naître qui enseigne le Coran ; les attitudes rituelles
des croyants dans la pénombre des oratoires...
-------Dans
cette ville, respectable par son âge et son originalité,
il y a des mosquées, des zaouïas et un cimetière qui
ont en eux l'intérêt de l'histoire et la poésie de
la légende.
-------Entrons
dans la rue d'Anfreville, passons devant les boutiques des cordonniers,
des tourneurs sur corne, des sculpteurs sur bois, des décorateurs
de derboukas et d'étagères, et nous arriverons à
la Djania-Safir qui fut commencée en 1531. Un chrétien,
esclave de Kheir Eddin et devenu musulman, paya de ses deniers la construction
de cette mosquée. Il avait pris le nom de Caïd Safar ben Abd-Allah,
caïd Safar, fils de l'adorateur de Dieu ; et c'est ainsi que le renégat
ne courut plus le risque d'être appelé "fils de mécréant"
ou "fils de chien". Celui-ci, d'ailleurs, acquit assez
de savoir pour obtenir le titre envié de lecteur du Coran. La mosquée
Safir fut achevée le 11 septembre 1531, neuf mois après
la pose de la première pierre. Elle fut reconstruite, en 1791,
par Baba-Hassen, sur les plans de la Djama Ketcheoua que nous avons transformée
en cathédrale.
-------Au
numéro 15 de la rue d'Anfreville existait la djama Hammamet ou
mosquée du bain, élevée en 1678 et démolie
en 1850.
-------Descendons
la rue Kléber, arrêtons-nous dans le carrefour auquel le
"Comité du Vieil Alger"
s'efforce de rendre son aspect primitif, et où notre grand peintre
Fromentin aimait à s'asseoir et à observer les passants.
-------Nous
pénétrerons ensuite dans la zaouïa où se trouvent
l'oratoire et le tombeau de Si Mhammed Chérif, mort en 1511, l'année
même de la désastreuse expédition de Charles-Quint
: des femmes qui prient, une vigne centenaire, un chat qui ronronne, une
fontaine qui pleure, une atmosphère de recueillement.
-------Puis,
c'est la ruelle qui dévale dans le clair-obscur où les légumes,
les fruits et les viandes de boucherie se succèdent dans une polyphonie
inattendue, où les relents de la rue se mêlent à des
odeurs de myrte et de jasmin. L'ombre de Sidi Bou Gueddour, "l'homme
aux marmites", qui, par ses prières et ses incantations, contribua
à la défaite Lie Charles-Quint, nous arrête au passage.
-------Au
bout de cette rue, non loin de la mosquée de Sidi-Abd-Allah, il
y a un petit cimetière, dans la quiétude
qui convient aux morts : " Le silence est
à Dieu et le bruit est aux hommes ". A l'entrée,
l'humble logis de l'oukil. Puis la minuscule nécropole. Sous la
Kouba dort le vénéré Sidi ben Ali ben Mhammed. A
l'ombre des trois figuiers sacrés, le tombeau de Sidi Braham ben
Mouça, et les deux tombes, à stèles de marbre, qui
contiennent les restes de deux charmantes princesses mortes en pleine
jeunesse et dans tout l'éclat de leur beauté. Elles furent
la fleur et l'ornement du harem. Des prédictions leur avaient annoncé
les destinées les plus hautes, et, sous les coups de la mort brutale,
les illusions s'évanouirent. Des splendeurs passées, il
ne reste que deux stèles qui redisent un nom harmonieux avec une
imploration
-------
Voici le tombeau de Fatmah bent Hassan
Bev.
Que Dieu lui pardonne, ainsi qu'à tous les musulmans.
Amen,Amen!
-------Et
la deuxième stèle
Voici le tombeau de celle qui est en
la possession de Dieu : N" Fissa, fille de feu Hassan Pacha. Que
Dieu leur soit miséricordieux, ainsi qu'à tous les
musulmans.
Amen,Amen!
-----------Le
saint Sidi Ben Ali ben Mhammed revit dans le tronc des figuiers, et, quand
les arbres sacrés se parent de leur frondaison nouvelle, l'âme
fragile des deux princesses renaît dans les feuilles teintées
d'argent.
-----------Entre
le cimetière et la mosquée de Sidi-Abd-Allah, des femmes
sans âge vendent les plantes et les simples qui guérissent
tous les maux, conjurent les maléfices et parfument les ragoûts.
Si Abd-Allah offre aux méditations, aux prières, aux rêveries
sans objet l'abri, où, dans une demi-obscurité, des ombres
se lèvent et s'inclinent, puis s'accroupissent pour le marmonnement
des surates et l'égrènement des chapelets.
-----------Dans
le quartier où sont confinées les vierges folles qui rappellent
les courtisanes de Suburre, avec leurs yeux allongés par le koheul
et leurs joues rougies par le carmin, juste sur l'emplacement de l'ancienne
Kasbah (el Kasba et Khédima), s'élève l'antique mosquée
berbère de Sidi Rhamdane. On l'ignore. Elle apparaît comme
le symbole du passé au milieu des rires des vendeuses d'amour et
des jurons d'une clientèle avinée. Elle a dix-huit colonnes
et neuf toits, colonnes empruntées, sans doute, à des temples
païens, et toitures singulièrement enlaidies par des tuiles
rouges. Jadis, le revenu de ces biens hobbous, représentés
par cinquante immeubles, était attribué à de bonnes
uvres. En temps de Ramadan, Sidi Rhamdane, dont l'oratoire, jusqu'au
dix-septième siècle, s'appela la mosquée de la Kasba,
recevait deux cierges de cinq livres, neuf mesures d'huile à manger,
de l'huile pour l'éclairage, des sucreries, des pâtisseries
et des nattes.
-----------Plus
loin, vers le nord, le jardin créé par le vieux colonel
qui, sur l'ordre de Napoléon 1 abandonna son nom, Capone, pour
s'appeler Marengo, du nom de la bataille où il s'était illustré.
-----------La
nouvelle Mederça, qui fait honneur à l'architecte, M. Petit,
voisine harmonieusement avec la mosquée de Sidi Abd-er-Rahmane.
Un minaret, où les bandes de faïences alternent avec les colonnettes
légères sur lesquelles s'appuient des arceaux évasés,
le lieu où repose Abou-Zeid-Abd-er-Rahmane-et-Tsalbi (que Dieu
le comble de ses bienfaits ! ) ; la mosquée ; le pittoresque des
constructions voisines ; les tombes ; les menues
frondaisons des plantes grimpantes ; le cyprès plusieurs fois centenaire
qui résume, par la noblesse de son port et les luisances de son
velours, un hiératisme sacré et une mystérieuse tradition...
tout nous donne une sensation d'art. C'est bien l'asile qui convient à
ce vieux savant, au théologien qui erra par le monde, du levant
au couchant. Abd-er-Rahmane naquit en 1387 et mourut en 1471. Ouali, par
la grâce de Dieu, en possession de l'étincelle divine, il
fut un semeur de bonnes paroles et devint un pasteur d'âmes. En
1471, à côté de la Kouba où il fut inhumé,
on édifia une mosquée modeste que Hadj Ahmed Bey remplaça,
en '1697, par la Djama que nous admirons aujourd'hui. Le culte pour le
saint homme n'a jamais fléchi. Les dons affluaient, les donations
se multipliaient : Soixante-neuf maisons, en biens hobbous, appartenaient
encore à la mosquée au début de la conquête.
Une dame Douma ben Mhammed, en 1826, offrait tous ses chaudrons au marabout;
Hadj-es-Saadi affranchissait tous ses esclaves devant le tombeau du saint.
A côté de la Kouba, on enterrait des pachas, des fonctionnaires
de marque, le bey de Constantine, comme si ce voisinage constituait, même
dans la mort, le suprême hommage.
-----------Ici
se termine cette promenade dans le passé. Un comité composé
d'hommes de bon vouloir, dit "Comité
du Vieil Alger", s'efforce de faire revivre ces souvenirs
et d'enseigner le culte des vieux monuments. Y réussira-t-il?...
Souhaitons-le de tout cur. Là-haut, dans la vieille ville,
c'est la tradition avec les vestiges d'une architecture
originale et d'un art intéressant ; en bas, c'est le modernisme,
l'avenir, le progrès, dit-on... Ceci tuera cela. Le bruit des sirènes,
le sifflet des locomotives, le flot montant des envahisseurs, l'agitation
de la foule mettront peut-être en fuite l'ombre de Abou-zeid-Abd-er-Rahamane-et-Tsalbi,
sur lequel soient le Salut et la Paix !
Alger, 1912
CH. de GALLAND
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