---------EN mars
1846, à 26 ans - 26 et non 22, comme le prétend Larousse
et à l'insu de sa famille qui s'y fût opposée, Eugène
Fromentin, alors élève de Cabat, se rendait à Alger
et de là à Blida, chez son ami Charles Labbé, où
il vécut trois semaines d'émerveillement esthétique.
---------Si
brève qu'elle fût, cette escale fut décisive pour
la vie du jeune artiste qui cherchait encore sa voie. Elle eut sur sa
formation et son orientation une influence déterminante. Moins
d'un mois de face à face avec la terre africaine avait décidé
de sa vie.
UN PSAUME D'ADORATION
---------D'EMBLEE,
Alger l'avait séduit. Mustapha, la Casba, le ciel, les jardins,
l'architecture, la végétation, les animaux, les hommes,
tout dépasse son attente : son rêve était moins beau
que la réalité.
---------"
Heureux peuple, s'écrie-t-il, dont l'expression
naturelle est le sourire... Il est permis d'oublier que la vie décroît
dans cette Hespéride enchantée qui jamais ne parle de déclin.
"
---------On
pense à Maupassant, qui s'exclamera un jour
à l'apparition d'Alger : " Féerie
inespérée et qui ravit l'esprit. "
---------A
Blida, l'enthousiasme lyrique de Fromentin ira croissant. Dès le
lendemain de son arrivée après cinq heures de diligence
à travers la Mitidja alors inculte , levé dès les
cinq heures, il escalade les gorges de l'Atlas - du vrai Atlas - souligne-t-il
- et, dans l'oued El-Kébir envahi de lauriers roses, il évoqu
l'Eurotas.
---------"
C'est beau, c'est beau ! Tout est beau, même
la misère, même la boue des sandales Oh ! les enfants ! "
---------Pour
retrouver ces effusions extasiées, il faudra attendre André
Gide et " Les nourritures terrestres c'est-à-dire un demi-siècle.
---------Un
autre jour, il explore les gorges de la Chiffa (voir
ce lieu)une véritable aventure, en 1846, car il n'y
avait encore ni pont sur les torrents, ni sécurité assurée
; il était même interdit de circuler sans arme en dehors
d la ville. Et c'est ainsi qu'il travaille : " un fusil en bandoulière.
"
L'ALGÉRIE INSPIRATRICE
---------AVANT de
quitter Blida, il écrit à un ami :
---------"
Plus j'étudie cette nature, plus je crois
que, malgré Marilhat et Decamps, l'Orient reste encore à
faire... Le vrai peuple arabe, en haillons et plein de vermine, avec ses
ânes misérables et teigneux, ses chameaux en guenilles passant,
noirs et rongés par le soleil, devant ces horizons splendides,
cette grandeur dans les attitudes, cette beauté antique dans les
plis de tous ces haillons, voilà ce que nous ne connaissons pas...
Je défie qu'on me montre un antique mieux drapé, mieux proportionné,
plus scrupuleusement beau, qu'un Bédouin n'importe lequel pris
au marché, au café, dans la rue. " (Lettres
de jeunesse.)
---------Le
jour de son arrivée à Blida, ébloui par la plendeur
éparse, Fromentin avait écrit : " Mon
Dieu, si cela me faisait peintre ! "
---------Ce
souhait, dont la ferveur égale l'humilité, devait être
exaucé : cela le fit peintre, car c'est précisément
avec " Les gorges de la Chiffa ", aujourd'hui au Louvre,
qu'il débuta au salon en 1847, donc l'année lui suivit sa
visite à Blida.
---------L'Algérie
le fit, de surcroît, écrivain : " Le classique de
la littérature pittoresque ", le nommera Sainte - Beuve
dans ses " Nouveaux Lundis " - car " sa
plume vaut son pinceau", - dira Théophile Gautier
dans un de ses " Salons ".
L'APPEL DU SOLEIL
---------DANS une
lettre à son père, où ce grand réticent par
excès de pudeur se livre tout entier, Fromentin expliquait ce qu'il
me plaît d'appeler sa vocation du Sud : "
Un natif instinct, me portait vers la nature du Midi, que j'avais en quelque
sorte devinée avant de l'avoir vue. "
---------Cet
instinct, chez ce Charentais de la Rochelle, pour les terres de soleil,
deviendra aussi impérieux, après son premier contact avec
l'Afrique, qu'il devait l'être, vingt ans plus tard, chez le Parisien
Henri Regnault,qui s'écriera à la découverte de Tanger
: " Quelle ivresse, la lumière !
"
---------En
découvrant l'Afrique, Fromentin et Regnault trouvaient leur vraie
patrie. Pour l'un comme pour l'autre, en dépit de leurs tempéraments
opposés, grâce à la beauté de son décor
de nature, de son humanité et de ses " fêtes de lumière
", l'Afrique fut une révélation et, je puis dire, un
envoûtement ce quelle fut dans la suite pour d'innombrables autres,
peintres et littérateurs, de Guillaumet à Dinet, d'Isabelle
Eberhardt à Psichari et à l'auteur de ces lignes.
ALGER PRIME ROME
---------R ENTRE
en France, tout paraît à Fromentin frigide et sans éclat.
Son coeur est en exil et il n'aspire qu'à repartir vers sa patrie
perdue. Le souvenir magicien attise sa nostalgie, la pluie de Paris aussi,
et il se met en devoir de circonvenir son père, qui n'a pas encore
pardonné sa première escapade.
---------"
j'en ai aujourd'hui la certitude, lui écrit-il,
si j'avais le choix entre Rome et Alger, vu les besoins de ma peinture,
je n'hésiterais pas : Alger. "
---------Toujours
aussi têtu, renfrogné, timoré, M. Fromentin père
(un père qui ressemble à celui de Stendhal) ne dit ni oui
ni non. Mais l'heure de l'émancipation est venue pour son fils
que sa vocation commande. Ses ailes battent, elles débordent le
nid, et rien ne l'empêchera de prendre son essor.
---------Le
4 octobre 1847, Fromentin débarquait de nouveau à Alger.
Cette deuxième vision, plus attentive et prolongée que la
première, justifie son retour. C'est le même enthousiasme
pour la terre et les hommes.
---------"
Ce peuple est adorable, écrit-il
à un ami. "
LA DÉCOUVERTE
DU SUD
---------M AIS l'artiste
est avide de découvrir le Sud. Après avoir revu Blida, il
s'élance à la conquête des palmes et des sables. De
Constantine, à dos de mule, il appareille pour El-Kantara, Biskra,
Tolga... Au total : " 63 lieues de pays
à traverser et sept jours de marches régulières
" sur des routes illusoires. Plus qu'une excursion, ce voyage fut
un exploit.
---------Mais
c'est ainsi, notons-le, que les oasis étaient belles. Leur sortilège
résidait dans la peine qu'on avait à les atteindre. Elles
étaient le havre après la tempête. Devenues d'accès
facile, elles sont désenchantées.
---------Après
cette longue équipée sur des pistes muletières, sous
la pluie de surcroît, comment El-Kantara, au ciel toujours radieux,
n'aurait-elle pas enthousiasmé ce voyageur fervent ? Aussi honore-t-il
l'oasis de ce couplet célèbre qui l'a rendue illustre.
---------"
Cette subite apparition de l'Orient, par la porte
d'or d'El-Kantara, m'a laissé pour toujours un souvenir qui tient
du merveilleux. "
---------Précisons
cette date faste : c'était le 28 février 1848. Fromentin
avait 28 ans.
---------Fromentin
est le premier artiste à s'aventurer aussi loin dans nos possessions
du Sud, à peine soumises encore. Ses yeux de peintre et de poète
sont les premiers à se réjouir de " l'anachronisme
vivant " que représentent ces terres vierges, "
le royaume de l'éternel soleil ", et il se croit
transporté " au Pays des Patriarches
". C'est la Bible en image, exulte-t-il. C'est superbe, c'est inoui.
Depuis El-Kantara, ce n'a été qu'un enchantement. "
---------Et
plus tard il dira :
---------"
J'ai pleuré de chagrin en laissant là
tant de trésors que je venais de découvrir. "
LA TERRE PROMISE
---------A Biskra,
Fromentin assista à une cérémonie qui lui a "
remué l'âme " :
la proclamation de la IIè République devant les troupes
réunies. Mais quelques semaines plus tard, les hommes nouveaux
l'ayant déçu, il annonçait à Armand Dumesnil
son désir d'être d'abord peintre, "
peintre plus que jamais, et de
vivre selon son coeur, dans un oubli complet des passions grandes et petites
qui font tant de mal au monde pour les mener à un bien inconnu.
"
---------Et
en manière d'excuse, pour ce que ces aveux contenaient d'égoïsme,
l'artiste concluait : " Que veux-tu rêver
autre chose devant ce pacifique horizon du désert ?
"
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----------Que le
Sahara (voir
ces pages)et ses phantasmes de lumière l'aient d'ores
et déjà conquis, les confidences qui suivent l'attestent
sans méprise :
---------"
Si jamais les événements nous éloignent
de France, si jamais l'ennui, le dégoût des choses et des
hommes, la lassitude ou les nécessités tout est possible,
tout est à prévoir en ce moment - nous obligent à
chercher refuge ailleurs, c'est ici que nous viendrons...
---------Si
je pouvais enlever de France et transporter ici ma famille et toi et tous
ceux qui me sont les plus chers, je me coucherais sur le sable chaud du
désert et ne demanderais plus rien à la Providence pour
combler ma vie. " (Lettres de jeunesse.)
---------Il
a trouvé sa Terre Promise, son Ithaque et son Arcadie !
Pourtant, il faut partir et regagner la France.
---------Le
1 7 avril, Fromentin quittait Biskra. Par le Hodna, où il voyage
avec les goums du colonel Canrobert et les zouaves de Bourbaki, qui surveillent
la région, il rejoint Constantine, puis Alger, où il s'embarque
le 19 mai pour Marseille. Ce deuxième séjour avait duré
huit mois.
LE PARADIS PERDU
---------D E Paris,
qu'il trouva agité (car les conflits )sociaux ne sont pas apaisés
) l'esprit de Fromentin cingle vers Désert, dont les féeries
le le hantent :
---------"
J'emporte des souvenirs qui vaudront mieux que
des notes avait-il confessé en s'arrachant à
Biskra. Et de Marseille :
---------"
Je vais opposer à toutes les exigences
diverse-ment hostiles qui vont m'assaillir, aux entraînements, aux
diversions, aux contraintes, à tout en un mot, ce qui viendra du
dedans et du dehors, la muette obstination de mes souvenirs et de mes
rêves. Je veux, du fond de ma solitude, retourner vivre au pays
pacifique d'où je viens. " (Lettres de jeunesse.)
---------Me
trompé-je en parlant de l'envoûtement du Sud ?
TROISIÈME VOYAGE
---------O BSEDE
par les images lumineuses du Désert, irrassasié de paix
et de grandeur spatiale, Fromentin reviendra une troisième fois
en Algérie, en octobre 1852.
---------Marié
depuis peu, c'est en compagnie de sa femme, nièce de son ami Armand
Dumesnil, qu' il effectue ce retour. Après une halte à "
Mustapha d'Alger ", d'où il se rend à la Fête
des Fèves du Hamma (voir
ce quartier), dont il fit une description inimitable, dans"
Une année dans le Sahel ", il se rend à Blida
( voir
ce lieu) où il loge rue des Koulouglis, dans un hôtel
arabe. Puis vers la mi-mai, laissant sa jeune femme dans la Cité
des Roses, il s'enfonce vers le Sud, où il ne s'arrêtera
qu'à Laghouat, à peine apaisée encore des convulsior
du siège.
---------Par
" les routes des prolonges ", il mettra vingt jours de cheval
pour atteindre son but. Son arrivée eut lieu le 4 juin 1853, à
la méridienne. Il était " écrasé
sous un soleil de plomb. "
---------Comme
il avait été le premier peintre à pénétrer
dans les Ziban et à pousser jusqu'au Hodna (car Horace Vernet ne
dépassa pas Constantine) , il était le premier qui franchissait
l'oued M'Zi, cette rivière si longtemps légendaire que Juba
II, roi lettré de l'antique Césarée (la Cherchel
de nos jours) , voyait en elle, au dire de Pline, une des sources du Nil.
---------Ce
troisième séjour, à Laghouat et Aïn-Madhi, puis,
au retour, à Blida et Alger, se prolongera une année. Outre
d'immortels souvenirs de joie et de beauté, que le temps avivera
en les transfigurant, Fromentin en rapportait la matière de ses
deux livres : " Un été dans le Sahara "
et " Une année dans le Sahel ", et des sujets
de tableaux qui établiront sa gloire.
UNE QUESTION ET UN VU
---------ICI j'exprime
un voeu et je pose une question : Laghouat mesure-t-elle bien le privilège
que représente l'honneur d'être grâce à Fromentin
- magnifiée dans une oeuvre qui ne périra pas, et cela depuis
un siècle ?
---------Parlant
de Laghouat et de Fromentin, Masqueray a écrit : "
Il s'en est emparé, il l'a faite impérissable, et elle lui
appartient à meilleur titre que Stamboul au sultan et Londres à
la reine d'Angleterre. "
---------Un
boulevard de l'oasis porte le nom du peintre qui, délaissant ses
pinceaux, lui a consacré un livre plus beau que ses tableaux. Mais
ce boulevard est celui de la prison et du " quartier réservé
", et les messieurs-dames qui s'y perdent se soucient de Fromentin
comme de leur virginité ! J'ambitionne beaucoup mieux pour un si
pur artiste.
---------Ne
peut-on lui dédier l'unique square de la ville ? Lui qui aimait
la nature d'une tendresse passion-née, je suis certain que cet
hommage serait doux à ses mânes. Mais je rêve mieux
encore. Dans ce même jardin, au-dessus d'une fontaine sans fioriture
agressive, je vois un médaillon reproduisant les traits de celui
qui, le premier, a fait connaître Laghouat à l'univers lettré,
une Laghouat transfigurée par la magie d'un art souverain. Et sous
l'effigie harmonieuse, - car Fromentin était beau - je vois cette
inscription burinée dans un bloc de calcaire du pays
A Eugène Fromentin
Auteur d' "Un été dans le Sahara "
Laghouat reconnaissante
---------Et au-dessous,
cette phrase, la dernière de son livre, qui résume sa pensée
sur l'oasis dont il fut l'inventeur littéraire :
---------"
Il y a dans ce pays je ne sais quoi d'incomparable qui me le fait chérir.
"
LE PIONNIER DE L'ORIENTALISME
ALGÉRIEN
---------LORSQU'IL
quitte l'Algérie pour ne plus y revenir, en octobre 1853, Fromentin
a trente-trois ans. Depuis sept ans, il vit dans l'obsession de cette
terre, " ...où retourneront toujours
mes regrets, en quelque lieu que je sois ". Venu élève
de Cabat, il est à son tour un maître. En bourgeon à
son départ de France, son talent a mûri et s'est épanoui
en Afrique. C'est pourquoi nous saluons dans le peintre écrivain
" dont la plume vaut le pinceau
" le pionnier et l'initiateur de l'orientalisme algérien,
littéraire et pictural.
L'AFRIQUE CONSOLATRICE
---------MAIS l'Afrique,
pour Fromentin, fut plus qu'une exaltatrice et une inspiratrice, elle
fut consolatrice. Sa lumière cautérisante aida le jeune
artiste à surmonter le désespoir où l'avait fait
sombrer, en 1844, deux ans avant sa première fugue en Algérie,
la mort de Jenny Béraud qui fut son premier amour,
et qu'il immortalisera sous le nom de Madeleine, dans son roman "
Dominique ", qu'il commencera d'écrire en 1859.
---------Mais
c'est une autre histoire.
RENONCEMENT A L'ALGÉRIE
---------POUR finir,
je dirai ce qui m'étonne et même me scandalise. Fromentin
a quitté l'Algérie en 1853 et il est mort en 1876, sans
y être revenu. L'aimant comme il l'aimait, lui devant ce qu'il lui
devait, comment nous expliquer qu'il ait pu vivre vingt-trois ans sans
revenir la voir ?
---------Celui
qui avait écrit : " Quand je voyage,
soit en esprit, soit en réalité, c'est toujours le cap au
Sud ", oublia la route d'Alger après 1853. Il fut
en Egypte, mais plus en Algérie.
---------Ce
renoncement a l'air d'un reniement et d'une ingratitude. ---------Faut-il
croire que ses livres et ses toiles comme il arrive avaient exorcisé
l'artiste de son amour ? Ou bien, sans l'oublier, l'auteur d' "Une
année dans le Sahel " et d' "Un été
dans le Sahara " se contenta-t-il de visiter l'Algérie
" en esprit ? "
Claude-Maurice ROBERT.
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