ALGER vue par FROMENTIN
par El-Boudali Safir
Algeria et l'Afrique du nord illustrée, revue mensuelle, octobre 1948, n°1.Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 26 bd Carnot ou 40-42, rue d'Isly, Alger
sur site le 12-9-2005

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Fromentin
Fromentin
Le carrefour Sidi Mohamed Chérif, à Alger, surnommé " Carrefour Fromentin
Le carrefour Sidi Mohamed Chérif, à Alger, surnommé " Carrefour Fromentin " parce que l'auteur d' " Une année dans le Sahel " allait souvent s'asseoir sur les bancs du café maure - à droite sur notre photo - où il rencontrait son ami le fumeur de hachisch.
--------1830 !Alger, refuge d'audacieux corsaires, jusque-là inviolable, et que n'avaient pu vaincre ni l'Armada de Charles Quint, ni les galères de l'Amiral Duquesne, est à la fin réduite ! --------Son prestige d'invincibilité s'écroule et, aux yeux du voyageur d'Europe, égaré sur la mer, elle n'a plus cet aspect de bête fauve à la blanche crinière, accroupie au flanc de la colline, prête à bondir sur sa proie au moindre geste, malgré les vagues, malgré le vent.
--------Apprivoisée, accueillante, elle semble, mollement étirée sur les pentes adoucies du Sahel, faire offrande, à ceux qui la visitent, de la magie de son nom africain, du charme irrésistible de sa blancheur, de son climat, de ses parfums. Sans compter son mirage d'Orient devenu accessible, qui lui attire en foule : voyageurs, peintres, écrivains, épris de romantisme pittoresque et venus là en quête de visions inédites, d'impressions neuves, de rêveries ou d'aventures ensoleillées.
--------S'il ne fut pas le tout premier, Eugène Fromentin fut tout au moins l'un des principaux de ces voyageurs captivés et pensifs.
--------Avec quelles intentions, quels dons, quels appétits, quels préjugés d'artiste est-il venu ici ?
--------Né en 1820, à La Rochelle, Fromentin aurait sans doute subi avec plus de profondeur l'atteinte du mal du siècle, si des influences modératrices diverses ne s'étaient exercées sur lui. Sa famille, de moyenne bourgeoisie, lui transmit, comme héritage, non seulement une forte culture, mais aussi de grandes qualités de mesure, de perspicacité, de netteté d'esprit.
--------Ses études achèvent de former le mécanisme de son intelligence claire et ordonnée, et lui permettent de prendre contact avec les écrivains antiques qu'il évoquera sans cesse, plus tard, dans ses voyages sous le ciel d'Afrique.
--------A Paris, où il se destine au barreau, et où cependant, il fréquente davantage les musées, les ateliers de peinture et les cours de Michelet au Collège de France que les amphithéâtres de droit, il ne tarde pas à apparaître comme un jeune romantique plein de tendresse et de mélancolie, au visage pâle, fuyant la vie réelle pour son prosaïsme et l'action par man-que d'énergie.
--------C'est dans ces dispositions de l'âme, qu'il est amené à découvrir l'une des particularités de son es-prit. Amoureux, il groupe autour de l'émotion amoureuse toutes les autres émotions où sa passion s'exalte, s'associant à tous les traits de la nature, à tous les détails du ciel, de la mer, de la grève. Et plus tard,lorsque meurtri par la perte de Madeleine il jure d'écrire le roman de leur amour, il remet toutes vives ces impressions à la surface, et les ressuscite avec une intensité de rappel étonnante. -------C'est le poète, c'est le peintre du souvenir, qui décrit à distance, alors que le temps a décanté dans la mémoire les détails observés, les faits vécus. Il en résulte, dans l'oeuvre, une économie de ligne admirable, une sobriété, une concision dignes du 17e siècle. Peintre, il vit la lutte entre les romantiques et les néo-classiques. Ne prenant point parti, il apprécie les mérites des uns et des autres, admire, chez ceux-ci, la recherche du permanent et de l'immobile, la haine du laid et du difforme, ce-pendant qu'il s'attache à imiter la puissance d'expression de ceux-là. Une mode, si l'on veut l'appeler ainsi, va concilier ces deux tendances. L'Orient, qui soulève l'engouement général et qui a déjà rendu célèbres Delacroix, Descamps et Marillat, possède cette immobilité, cette stabilité, cette couleur, ce degré d'expression qui le fascinent chez les romantiques. Sa décision est prise, sa voie est trouvée. Il lui faut aller à la recherche de cet Orient qu'il croit être en Algérie. Il y vient avec un de ses amis, Charles Labbé, une première fois en 1846, une seconde fois en 1848. Il arrive du reste avec certains préjugés et certaines théories. En effet, l'Algérie n'est pas seulement pour lui le pays de la couleur et de la lumière, c'est aussi un anachronisme vivant, une Bible en images. Il rappelle, dans le " Sahel ", l'intensité de son enthousiasme premier.

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--------" Certains horizons de montagne, du côté de Miliana, vagues et bleus dans la brume ardente du soir, nous faisaient crier d'un même instinct : " 0 Palestine ! O Palestine ! "
--------De la Bible, il passe à l'évocation de la Grèce et de son épopée, découvre sous les fiers haillons des enfants du désert les antiques compatriotes d'Ulysse, et pense revivre, devant tel tableau de la vie arabe, quelque scène émouvante de l'Iliade. Il se promène par-tout, crayonne des dessins, écrit des lettres, accumule des souvenirs. Ce n'est que quelques années plus tard, dans le silence et la molle clarté d'un cabinet parisien, qu'il rassemble et rédige ses souvenirs, sous forme de lettres qui paraissent dans une suite de deux volumes : " Un été dans le Sahara ", " Une année dans le Sahel ".


--------C'est ce dernier ouvrage, daté de 1852, qu'il consacre à ses impressions algéroises. Il est venu s'installer pour longtemps dans la blanche cité, parce qu'il l'aime :
--------" Ce pays me plaît, il me suffit et, pour le moment, je n'irai pas plus loin que Mustapha d'Alger c'est-à-dire à deux pas de la plage où le bateau m'a débarqué ".

-------Il en découvre le charme en artiste, qui sait contempler de l'extérieur, et ne veut point s'assujettir aux choses, aux êtres qu'il rencontre et qu'il décrit. Condamnant la curiosité comme étrangère à l'art, sa position reste celle du peintre plutôt que celle
du poète, insatisfait et toujours assoiffé de mystère et de délire. Les portes des demeures mauresques peuvent se refermer devant lui, sans qu'il s'afflige, comme plus tard Gide, de l'inutile et lancinant désir de voir ce qui se passe derrière. Maître de ses enthousiasmes, comme de ses passions, il n'attache d'importance qu'aux lignes, aux formes, aux couleurs. Devant la face ensanglantee de cette pauvre Haoua, qui l'appelait pourtant avec une tendresse toute musicale " Ya Habibi ", il a quelques mots d'étonnement douloureux vite résigné et qui frisent l'indifférence, mais il s'attache plus longuement à décrire la danse qui se pour-suit non loin, au milieu d'un cercle de curieux dont un feu, dans la nuit, colore les visages. Evidemment il est venu en Algérie non pour s'abandonner aux aventures et aux idylles avec les musulmanes, mais pour faire moisson de traits et de détails pittoresques. Il voit donc Alger, d'abord et avant tout du " dehors ", de l'extérieur. Le cadre, il l'aperçoit à son arrivée, de la mer. La ville s'y inscrit comme un triangle blanc :
--------" Trois heures avant d'être au port, on voyait la terre. Le premier sommet qu'on aperçoit c'est le vieil Atlas ; puis se présente la tête un peu plus voisine de la Bouzaréah, puis Alger, un triangle blanchâtre, sur des plateaux verts ".

--------Le bateau accoste et la description se précise. Des couleurs nouvelles s'ajoutent, des impressions olfactives complètent l'ensemble. Le parfum de la cité monte dans l'air salubre :
--------" Il faisait chaud. Le vent ne soufflait plus ; la mer était d'un bleu sombre, le ciel net et très coloré, je ne sais quelle odeur de benjoin remplissait l'air. Nous entrions dans un climat nouveau, et je reconnaissais cette ville charmante à son odeur ".
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Pour compléter le tableau, voici comme fond les
alentours de l'ancienne cité, aujourd'hui envahis de maisons géantes et tout bruyants de la vie trépidante d'une capitale moderne. C'est le Hamma, les collines expirantes du Sahel, et, au loin, le massif un peu blanchâtre de Maison-Carrée. Mais écoutons l'auteur :
--------" C'est un pays de bocage, fertile, humide, presque partout marécageux. On y voit des prairies, des vergers, des cultures, des fermes, des maisons de plaisance aux toits plats, aux murs blanchis, des ca" sernes transformées en métairies, d'anciens forts, le tout sillonné de routes, clairsemé de bouquets d'arbres et découpé par d'innombrables haies de cactus et de nopals, toutes pareilles à des broderies d'argent ".
 


--------L'auteur nous transporte au coeur de la ville. Nous sommes loin, déjà, du nid de corsaires invaincus que représentent les vieilles estampes. Si la ville musulmane est demeurée intacte, nous voyons, à côté, s'élever peu à peu la ville européenne qui s'étirera, indéfini-ment, le long de la côte, escaladera audacieusement les collines aux herbes vertes. Les vieux remparts, presque sous les yeux de Fromentin, tombent sous les pics des démolisseurs, l'Opéra se construit sur une place créée de toute pièce, l'Agha ouvre ses multiples estaminets aux buveurs et, ça et là, s'édifient, à côté des délicieuses maisons de plaisance arabes, reconnaissables à leurs cyprès et à leurs terrasses blanches, quelques demeures européennes, aux fenêtres largement ouvertes sur la mer...
--------Là, grouille déjà une foule bigarrée et dynamique, qui parle toutes les langues, et qui, mot à mot, façonne l'espéranto de l'endroit, que viendra illustrer Cagayous. Matelots qui rôdent, industriels sans industries, émigrants qui pérorent dans des patois. violents, Juifs qui se querellent, femmes qui jurent, fruitiers espagnols qui chantent des couplets obscènes au son de la guitare, quel contraste ils forment avec le peuple arabe qui, drapé dans l'inconnu et le mystère de sa vieille ville comme en un blanc burnous, continue de mener une vie paisible et recueillie. Mieux même, dès le premier abord, elle apparait pleine de noblesse et de dignité.
--------Fromentin écrit :
--------" A l'opposite de cette colonie sans nom, on voit s'ouvrir
" discrètement les quartiers recueillis du vieil Alger et monter
" des rues bizarres comme autant d'escaliers mystérieux qui
" conduiraient au silence. La transition est si rapide, le chan?
" gement du lieu est si complet, que tout d'abord on aperçoit
" du peuple arabe les meilleurs côtés, les plus beaux ".

--------Quelles sont les qualités de ce peuple :
--------" II a pour lui un privilège unique et qui, malgré tout, le grandit ; il échappe au ridicule. Il est pauvre sans être indigent, il est sordide sans trivialité... Il est grave. II est violent ; jamais il n'est bête, ni grossier... Il a la dignité naturelle du corps, le sérieux du langage, la solennité du salut... Enfin, ses dons extérieurs font de lui un type accompli de la beauté humaine, et pour des yeux exigeants, c'est bien quelque chose ".
--------C'est quelque chose surtout pour Fromentin, qui a trouvé là des personnages dignes des tableaux dont il rêve et qui, voulant compléter sa documentation, s'enfonce plus avant dans la ville musulmane, se lie avec de vieux Algérois, observe dans son train calme et quotidien, la vie de ces êtres qu'il est venu connaître et contempler. Je le revois dans ce café déchu du carrefour de Sidi Mohamed Chérif, que j'ai moi-même, obsédé par son image et par son souvenir, si souvent fréquenté ; je le revois, absorbé dans l'examen de ce qui se déroule, jetant ça et là quelques notes, à son aise parmi ces hommes qu'il étonne peut-être et qui lui marquent déjà de la déférence et de la sympathie. Il cause avec Si -Abdallah, le vieux commerçant scrupuleusement honnête, sirote un café en regardant s'élever, dans l'air, les volutes de fumée et, peut-être, les rêveries mélancoliques d'un fumeur invétéré de haschich, prête une oreille
émerveillée aux intonations si douces de cette femme si blanche en son " voile immaculé " et qu'il ne pense point revoir et aimer, plus tard, à Blida, sous les traits et le nom de la belle, de l'infortunée Haoua. Il fume, il écrit, il crayonne, il pense. Et voilà qu'à la suite de son observation plus attentive, sa première opinion se corrige.

--------Peu à peu, à un jeu normal de comparaison, ce peuple de petits bourgeois et de citadins lui paraît féminin, étriqué, mignard, à côté des Arabes qu'il a rencontrés au cours de ses voyages dans le désert. Artisans, boutiquiers, rentiers, scribes, il trouve que les Algérois de 1850 manquent de grandeur et de style. Préjugé d'ordre artistique, qu'il reconnaît lui même et contre lequel s'insurge timidement sa raison :
--------" C'est un préjugé d'ordre artistique, si tu veux mais ici, bien entendu, je parle en artiste. Avec leur veste collant à la taille, leur culotte en forme de jupe, et leur ceinture que beaucoup portent lâche, il est aussi difficile aux vieillards de paraître majestueux qu'aux jeunes gens de ne pas avoir l'air éfféminé ".
--------C'est avec la même perspicacité qu'il observe et détaille les autres éléments de la population algéroise : les Juifs avec leur facilité d'adaptation, leurs femmes aux visages d'une blancheur pâle et aux yeux étrangement beaux et langoureux ; les négresses, avec leurs hanches bien en chair, leur démarche alerte, et leurs danses interminables, bruyantes, nostalgiques, comme au soir de cette fête donnée à Abdelkader, après le sacrifice rituel du taureau consacré à Sidi Bla
--------" On eut dit une peuplade éthiopienne ou le harem de quelque sultan fabuleux, surpris en une matinée de réjouissances. C'était fort beau, et, dans cette alliance inattendue du costume et de la statuaire, de la forme pure et de la fantaisie barbare, il y avait un exemple de goût détestable à suivre, mais éblouissant ".
--------Ainsi donc, cet artiste amoureux d'ordonnance et de bon goût classique sait rester insensible aux spectacles violents, aux particularités trop puissamment marquées. Le permanent, le général le touchent, alors que l'accidentel le laisse indifférent. Déçu auxmoindres changements de ses tableaux de prédilection, il déteste Alger sous la pluie qui " gâche son ciel clair et secoue la Méditerranée, dont il aime le bleu sombre, de blanches convulsions ". Incurieux, il renonce volontiers à comprendre le mystère des vies cachées de l'Islam. L'extérieur lui suffit.
--------Est-ce la raison du pessimisme de ses spéculations lorsqu'il s'aventure - rarement il est vrai - hors des limites de l'art et se livre à des considérations, des jugements d'ordre philosophique ou social ? Obsédé par les différences que présentent les aspects ou les manifestations extérieurs, il n'aperçoit que des barrières et des incompatibilités, n'entrevoit que des divorces.
--------Près d'un siècle écoulé n'a-t-il pas fait mentir ces prophéties prématurées, au reste peu convaincues?
--------Si elle demeure, pour les artistes épris d'évocations anciennes, la romantique cité des raïs, Alger est devenue la grande ville moderne, la belle capitale dont peut s'enorgueillir toute l'Afrique. Son charme étrange n'a rien perdu de sa subtilité et tout un peuple, presque indistinct, fraternel, y vit quotidiennement côte à côte, dans la paix bienfaisante qu'une pléiade d'hommes de bonne volonté a construite pour lui, patiemment.