inconnu de la casbah, chapitre 5
Accès PDF
Chapitre 5
(clic sur image)

TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 5
pages 51 à 64
2 illustrations

Les illustrations grand format peuvent être vues dans les PDF
mise sur site : février 2013

36 Ko
retour
 
En cliquant sur les mots ou groupes de mots en rouge, soulignés en rouge, vous accédez à la page correspondante.

V

ON englobe, aujourd'hui improprement sous ce terme " Casbah " la totalité de la ville indigène. Avant l'occupation française, ce nom ne servait qu'à désigner l'enceinte turque fortifiée qui renfermait,
comme aujourd'hui : la poudrière, les casernes des janissaires, une mosquée devenue l'église Sainte-Croix et les appartements du Dey.

Tout le monde est censé connaître les liens par lesquels cette ville et cette citadelle se rattachent au passé. On peut donc survoler rapidement cette Casbah historique : celle de Barberousse (Baba Aroudj) et du Coup d'Eventail, de la Conquête et du romantisme, de Delacroix et des visites diplomatiques des tenants successifs de la confiance du peuple Français, depuis le Duc d'Orléans jusqu'à Monsieur Doumergue, dernier délégué en date venu apporter la bonne parole dans ce pays annexé.

Topographiquement, la Casbah actuelle est dominée, au delà même de l'ancienne enceinte turque : par les casernes des zouaves, un terrain de sport. Le cimetière arabe, le lazaret des contagieux d'El-Kettar, la prison civile dénommée Barberousse et le dispensaire où les filles publiques passent l'hebdomadaire visite, font la liaison.

Un musée militaire occupe depuis peu l'ancienne poudrière turque et se prolonge, de l'autre côté de la voie du tram, par une annexe où sont placées, à proximité du Pavillon du Coup d'Eventail, diverses autres salles.
On y trouve, à côté d'une vitrine qui préserve des outrages des mites certaine tunique du maréchal Franchet d'Esperey quand il n'était que

-52 -

lieutenant, une bombarde du treizième siècle, les anciennes et monumentales clefs de la Ville d'Alger, la truelle qui, maniée un instant par les délicates mains d'Eugénie de Montijo, servit à poser la première pierre du Boulevard d'abord nommé, à cause de cela, " Boulevard de l'Impératrice " puis rebaptisé " Boulevard de la République ".

Dans la Casbah, comme partout ailleurs, on s'est permis de remplacer des noms charmants par des appellations infiniment moins savoureuses. Il suffit, pour s'en convaincre, de connaître certaines des anciennes déno- minations

Rue des Oranges... Rue des Caravanes... Rue au Beurre... Rue de la Ville de Soum-Soum... Rue des Boutiques des Décorateurs... Rue de l'Hôtel du Miel... Rue de l'Impuissance... Rue aux Rubans... Et l'Impasse du Banquier... Et la rue du Bain des Lions... Et celle des Fabricants de Chebrellas qui sont des souliers pour femmes. Et celle des petites Boutiques de l'Etrangère...

On pouvait imaginer cent contes et rêver indéfiniment, reconstituer l'âme d'une ville, sa magique atmosphère, rien qu'à l'énumération de ces vocables significatifs... " Rue de l'Homme à la Perle " entre tant d'autres. Aussitôt que ne voit-on pas !

Les appellations anciennes ont été remplacées par des noms de généraux, de soldats, de conseillers municipaux, de trésoriers-payeurs ou par des souvenirs de bataille. Mais il demeure au moins, dans l'enceinte de ce qui fut véritablement la Casbah, c'est-à-dire la forteresse turque, certaines ins- criptions musulmanes de ce genre

" Bonne action à la Louange du Glorieux ! Notre prince Hussein a conçu la construction de la mosquée illustre parce qu'elle rassemble. Que Dieu le récompense en vertu de cette parole véridique " A tout homme selon ses intentions. " 0 merveille ! C'est un bienfait qui convient à son rang ".

Dans la cour, cependant, il est porté à la connaissance du régiment de zouaves caserné aux alentours que sont promus Tireurs d'Ente

Orlini Jean et Canard Paul de la classe 1932.

Ainsi des civilisations différentes honorent-elles leurs bienfaiteurs et leurs guerriers.

- 55 -

Pour en revenir au musée militaire, on y trouve des tableaux, des étoffes, des costumes, des médailles, des textes soigneusement exposés dans une salle en rotonde. Un Horace Vernet solidement construit retrace certaines péripéties du débarquement. Il vaut mieux ne pas parler des marines d'un peintre contemporain qui lui sont opposées.

Ce qu'il y a de plus émouvant, dans sa concision, est ce parchemin daté du 8 Juillet 1830, annonçant aux Lyonnais d'après un communiqué Toulonnais :

" ALGER S'EST RENDU A DISCRETION LE 5, A MIDI. A DEUX HEURES, LE PAVILLON DU ROY FLOTTAIT SUR LE PALAIS DU DEY ".

Ce sont des lignes magiques et si l'on peut pleinement évoquer le passé dans cette pièce bourrée de souvenirs refroidis, réfrigérés, désinfectés, c'est surtout à cause d'elles.

Il en surgit le grouillement des camps improvisés, la lueur des feux de bivouac, l'espèce de tohu-bohu puant de sueur, de chaleur, de poussière, de misère sanguinolente et de joie un peu saoule qui accompagne chaque conquête. C'est une vision toute mélangée, comme tout ce qui est vie, de gestes nobles et de mouvements furieux, d'élans généreux et de sentiments médiocres.

Pour peu que l'on se souvienne de certains autres textes des Cahiers du Vieil Alger qui bien que rassemblés par un civil trouveraient justement leur place sous ces vitrines, la reconstitution devient enfin émouvante et palpable presque, malgré ce qui vous gêne aux alentours.

Car, dans un musée officiel, tout est toujours disposé si arbitrairement en vue de prouver quelque chose, de donner une impression de force ou de noblesse conventionnelle après un triage, un choix dangereux où l'on ne garde que le plus beau, le plus réussi, le plus propre, que cela devient infiniment ennuyeux et momifié. Ce musée-ci n'échappe pas à la règle. Il est empaillé, composé. Même le chaton qui folâtre dans la cour est cravaté de ruban tricolore !

Ces turbans sont trop immaculés... Ces magnifiques redingotes vert bouteille sont trop neuves comme aussi ces immenses culottes rouges... ces guêtres à trente-six boutons... (Et que cela devait donc être pratique en plein mois de Juillet, pour le service en campagne !..) Ces décorations

- 56 -

semblent être en fer blanc et ces masques de cire qui les portent sont par trop à la ressemblance du coiffeur moyen. Il manque à ces uniformes une usure, une odeur humaine, quelque sueur et crasse ayant marqué l'encolure et les manches, des traces de poudre et de blessures, quelque chose qui donne le sentiment de cet humus putride d'où nous sortons, où nous retournerons. Ce que l'on trouve, enfin, un peu plus bas, dans ce que j'appellerai un Musée de Plein Vent et qui n'est en apparence que le plus banal des marchés aux puces.
Ce rapprochement de valeurs si diverses, cette confrontation d'un beau musée et d'une pouillerie n'ont rien d'irrévérencieux, dans mon esprit. La vie, la mort, le souvenir sont des entités assez poignantes pour qu'on en recherche les traces n'importe où. Et l'on trouve parfois, sous de vieux tapis élimés, cachés sous des guenilles pudiques, reliés par de vieilles ficelles ou des rubans roussis par le soleil, des témoignages de valeur humaine au moins aussi probants que ceux dont on bourre des vitrines et des livres.

C'est en tout cas un étalage bien propre à ôter d'un coeur certaines vanités illusoires. Quand on sort du musée d'en haut on se sent fier d'être français. Quand on prospecte cette pauvre fosse commune du Musée de Plein Vent on sent toute la difficulté d'être un homme.

Pour y parvenir, il faut d'abord traverser un chemin bossué, longer un terre-plein où des barbiers, des arracheurs de dents, des jeteurs de sorts, des charmeurs de serpents et des fabricants d'amulettes ont installé leurs diverses industries. Devant la boutique de tôle ondulée du principal dentiste, sont exposées sous vitre des milliers de vieilles molaires. Peut-être en est-il qui datent de l'époque de la conquête, car si rien n'est plus capricieusement soumis à la nervosité du climat et des variations du tempérament humain qu'une dent vivante, rien ne résiste mieux au temps qu'un ivoire délivré de ses racines, affranchi de tout. Il faut passer d'abord entre ces souvenirs de mâchoires défuntes qui broyèrent les viandes et mâchèrent les révoltes pour aborder le Musée de Plein Vent.

Mais tandis que le Musée militaire rassemble des souvenirs pour la plupart âgés de plusieurs siècles, celui-ci ne brasse et ne mêle que des détritus d'une époque plus contemporaine, c'est-à-dire datant de 1860 à nos jours.

Il est essentiellement mobile, très peu noble d'aspect et de prime abord assez décevant. Ne peuvent le fréquenter avec fruit que ceux qui ne craignent ni la saleté ni la laideur apparente. La plupart des

- 57 -

objets qui provisoirement le composent sont estropiés, ayant beaucoup servi. On n'est jamais certains d'y retrouver le jour suivant ce qui vous intéressa la veille. De vieux meubles, des objets usuels intimes, des tableaux, des brochures : journaux, périodiques, vieilles livraisons, par années entières du " Turco " ou de la " Plume " qui étaient les périodiques satiriques locaux du moment, ses " Assiette au Beurre " et ses " Crapouillot ", les vases de porcelaines félés, les glaces de Venise talées comme de vieux fruits, les redingotes de notaires qui ont excessivement grossi et savent que leur fils ne leur succéderont pas, les uniformes bleu horizon sauvés des boues de l'Yser, les flacons pharmaceutiques vidés de ces remèdes qui aujourd'hui ne guérissent plus personne... une robe de bal surchargée de dentelles et si délabrée que le moindre geste pour la saisir en émiette un morceau... un ancien rouleau de buis pour lustrer les boucles de femmes... et surtout en abondance des photographies et des paquets compacts de lettres jaunies composent son fond.

Peu d'européens hantent ce marché aux épaves. Les naufrageurs, c'est-à-dire les marchands sont pour la plupart des arabes ou de très vieux juifs en costume biblique.

Parfois un indigène lent et rêveur, un flâneur musulman quelconque, nomade ou sédentaire, un homme de la brousse ou de la ville, un passant qu'égare le loisir ou un feignant résolu, peut-être aussi, depuis quelque temps, un chômeur distrait s'arrête, se penche, feuillette un album de photographies familiales qui rassemble ce que le ridicule bourgeois le plus absolu et une certaine satisfaction prudhommesque ont pu imaginer ou plutôt adapter à leur manque de fantaisie au cours d'une cinquantaine d'années, en matière de mode vestimentaire ou mobilière. De-ci, de-là, pourtant, une adorable femme ou fille en robe de taffetas noir, du genre montgolfière, une résille retenant le poids de ses lourds cheveux, offre la vision parfaitement stylisée d'une incomprise qui parmi ces gens là dut bien souffrir.

L'indigène la regarde un peu plus longuement qu'il n'a regardé les autres, puis, quelquefois, referme l'album sans un mot, sans un cillement, sans un rictus ou bien marchande avec le vendeur et s'en va, l'album sous le bras. Il vient d'acquérir pour cent sous, dix francs, toute une tribu française, plus une fort belle fille.

Mais qu'il emporte ou qu'il laisse cet album, il vient certainement de trouver dans le spectacle indécent et pénible de cette suite d'ancêtres

- 58 -

jetés au rebut, un motif de plus d'admirer la sagesse de l'interdiction coranique quant à la reproduction du visage humain.

Sans être musulman, sans joindre à cette profanation une idée religieuse quelconque, on a souvent envie soi-même de soustraire aux intempéries, à l'injure des éléments ou des acheteurs éventuels, ces visages pétrifiés, livrés à tous ceux qui passent de gens que l'on ne connaît pas mais qui apparaissent si semblables à certains personnages qui vous furent chers. On peut même éprouver un sentiment nationaliste en voyant le portrait de quelque savoureuse femme de son pays exposée sur ce pilori comme n'importe quelle esclave franque du temps des corsaires.

En réalité, ce marché de Plein Vent où ne devraient se trouver que des objets presque insensibles, est devenu par la vulgarisation des images (ressemblantes et c'est pire) une sorte de marché aux esclaves par transposition.

Un officier en grand uniforme 1875, une jeune femme en robe de bal 1880 avec ces admirables épaules tombantes sur lesquelles la caresse devait glisser sans appuyer et que l'on ne fabrique plus car c'est un article qui ne cadre pas avec les nécessités sportives de l'époque actuelle, trouvent toujours preneurs.

Un chanoine opulent, voire un simple prêtre, peuvent espérer comme acquéreurs soit un franc-maçon irréductible de l'époque 1900 qui impunément, dans le silence de son logis, les bafoue, soit une personne de petite vertu qui tient à prouver que sa famille outre les officiers supérieurs compta des gens d'Eglise. Les juges en costume d'apparat, les avocats en robe sont rares et recherchés. Les indigènes ont une adoration pour les hommes de belle parole.

Il est un vieillard qui, par vantardise autant que penchant esthétique, collectionne les portraits de jeunes personnes belles, plaisantes ou élégamment vêtues qu'il peut trouver dans ce Musée de Plein Vent. Quand on vieillit, si l'on n'a pas une manie on est très malheureux. Cet homme a trouvé dans la recherche de cette collection, dans la disposition de cette galerie de beaux visages, une passionnante occupation. Tout un mur de sa pauvre chambre est entièrement revêtu de ces portraits parfois étranges. Et quand il invite ses amis, il leur présente ce panneau décoratif comme un rassemblement des amoureuses de son passé. Aucun jeune premier de l'écran ne possède un pareil choix. Le vieux qui est parvenu peu à peu à croire lui-même à la vérité de cette légende est extrêmement

- 59 -

heureux et glorieux grâce à ce musée qu'il entretient avec piété, qu'il préserve de la poussière et des mouches, auquel il accorde tour à tour, selon l'état atmosphérique et son humeur, des pensées purement sentimentales ou délicatement érotiques.

C'est une sorte de Don Juan imaginaire qui rêve devant les images des belles, des savoureuses et des laides ardentes qu'il aurait pu avoir, quand il en était temps.

***

Une autre maniaque assidue à la prospection du Musée de Plein Vent, c'est la demi-folle dont les deux fils ont été portés disparus à la dernière guerre. Leurs ombres errantes et chères font partie de ce déchet humain dont on ne retrouva jamais les traces vivantes ou funèbres. Fréquemment cette mère qui par ailleurs se montre extrêmement raisonnable et demeure capable de vaquer aux soins de sa maison, de veiller à la tenue de son intérieur, à la santé de son mari, vient errer sur ce tertre à la recherche d'une piste impossible, vient flairer chaque lot de débris. C'est un personnage shakespearien mais personne ici ne connaît Shakespeare. On la révère comme femme malade et mère désespérée, non comme entité poétique.

Dans ce dépotoir d'objets funéraires, elle espère, depuis dix-neuf ans, retrouver les sillages de ses fils disparus. Elle recherche surtout les lettres de soldats, les portraits, les vieux uniformes, les culots d'obus, tout ce qui par le graphique, l'image, la structure, se rapporte à cette chose immonde : la guerre. Elle flaire longuement ces débris. Aucun musée, hors celui de Plein Vent et de Belle Pouillerie, ne pourrait tolérer que cette femme pareillement flaire, renifle, hume, palpe ses reliques, évalue le poids, la densité, l'odeur de ses éventaires permanents bien qu'elle mette à manier chaque objet une extrême délicatesse de touche, car la cendre des morts est légère et l'ossature des cadavres est prête à s'effriter au premier heurt. Mais ici où tout est essentiellement transitoire et déjà délabré, où l'objet d'aujourd'hui ne sera pas celui de demain, d'après-demain surtout, on met à encourager sa manie maternelle une extrême complaisance. Les marchands musulmans ou juifs, retors à l'occasion et même voleurs, si l'on consent à se laisser duper, ont un respect pieux pour elle. Dès qu'elle arrive, c'est à qui favorisera sa recherche en lui montrant ce qu'il peut y avoir de neuf sur le marché, ce que la dernière jonchée d'épaves, à la dernière tempête des enchères publiques, a pu amener de débris humains. Ce n'est pas chaque jour ; souvent la pauvre femme qui ne se souvient plus, inspecte des objets, des lettres, contemple des

- 60 -

portraits qu'elle a déjà considérés dix fois. Personne n'oserait se permettre de le lui faire remarquer, de lui enlever cet atome d'espoir. La Françaiseun-peu-maboul est l'objet des indulgences plénières de ces mercantis musulmans. Elle sourit parfois pour les remercier d'être si aimables. C'est un sourire si vague et flou qu'il ne s'adresse à personne de façon précise, plutôt à l'ombre, au double des personnes présentes.

La Française - un - peu - maboul - parce - qu'elle - a - perdu - ses fils - à - la - guerre est exactement la sorte d'entité désespérée, la protectrice sans bonheur qui convient à ce Musée de Plein Vent et de Vaste Pouillerie.

****

Des livres de prix (mais où sont les tenants de ce concours d'esprit et leurs lauriers en couronnes de papier si légères ?) prix d'excellence et de discours latin et de français, conservent encore, sur leurs pages de garde, les noms des lauréats. On retrouve là certains patronymes qui sont inscrits sur des dalles funéraires honorées, que l'on salue parfois même au fronton de squares, de places, de rues, car l'ingratitude de la postérité des gens de valeur est infinie.

Peut-être un petit indigène apprendra-t-il à lire dans ces objets de récompense scolaire qui sont d'ailleurs imprimés sur des papiers admirables de résistance et que l'édition actuelle ne connaît plus, en caractères gras, larges, nobles.

Il est aussi des demeures musulmanes où un tel livre sera peut-être considéré pour sa seule valeur ornementale. La couverture qui est de la plus belle pourpre doit suffire à la récréation d'un amateur de sensations colorées ; la contemplation de cette couverture, à la méditation de quelque sage. Et jamais plus la lecture de ce livre ne se poursuivra.

***

Et puis des lettres et des cartes postales en tas serrés. Le même paquet rassemble parfois l'expression de la pensée, les confidences de gens qui dans le cours de leur vie ne se connurent pas ou furent des ennemis, refusèrent de se prêter de l'argent ou d'unir leurs gosses. Capulet et Montaigu se retrouvent dans la même déchéance publique. Tout finit aux mains d'un indifférent.

L'histoire d'un siècle de colonisation se trouve résumée dans ces déchets intimes.

- 63 -

Jeunes gens échoués ici par décret de famille pour avoir perdu quelques billets au jeu ou s'être trop souvent attardés, passé minuit, auprès d'une créature... (nous sommes en 1880) ... " Engage toi, mon fils Pars pour l'Afrique ". Ils sont devenus des personnages importants de la Colonie. Ils ont vite pris du ventre, perdu toute fantaisie, se sont mis aussi à connaître " la valeur de l'argent ".

Factures pour des robes d' " éolienne bleu électrique " et des souliers de " satin puce... ". Pour des bijoux montés sur argent, car on ignorait l'usage du platine.

Correspondance de jeunes filles à propos de la prochaine garden- party du Gouverneur et l'une d'elles qui craint tellement de n'être pas invitée car ses parents s'ils sont riches ont une situation peu honorifique.

Carnets de bal où l'on retrouve effacés des noms de beaux dan- seurs qui sont de vieux messieurs aujourd'hui. Et certaines hésitations du crayon pour biffer un nom et le remplacer par un autre sont encore sensibles.

Appel au secours d'un homme qui craint de faire faillite car faire faillite était alors un déshonneur.

Fonctionnaires français cent pour cent et pauvres qui refusent la main de leurs filles à des jeunes gens auxquels ils reprochent non seulement d'être d'origine étrangère mais encore de s'être vulgairement enrichis dans le commerce.
Usuriers qui réclament les termes en retard et proposent un arrangement avec augmentation de dix pour cent.
Billets à double sens où quelque jeune homme connu par une belle estiveuse algérienne, sur une plage de France, espère qu'elle reviendra et seule puisque son mari n'aura pas de congé l'été prochain.

Inquiétude manifeste de gens dont le fils ne veut rien apprendre au lycée. Faudra-t-il en faire un colon ?
Dans un langage presque chiffré, des plans de manœuvres électorales et des procès-verbaux de duels.

Des faire-part de mariages et de décès côtoyant de brefs billets

- 64 -

de cultivateurs qui parlent stoïquement des fièvres qui les tuent, de leurs difficultés avec l'atmosphère et les sociétés de crédit.

Celle-ci est de 1890. Le signataire est un colon céréaliste qui fut en définitive victime des mauvaises saisons et surtout des Banques régionales qui lui coupèrent le blé sous le pied au moment opportun et firent vendre à l'encan son domaine. Il ne s'en fallait que de quelques mois qu'il pût faire face à l'échéance que l'on refusa de proroger. Il peinait sur cette terre depuis vingt ans. Quand on connaît les prolongements de l'aventure, la lettre en apparence banale qui gît là prend un autre accent.

Car le signataire s'embarqua certain jour d'août sur le bateau qui emmenait vers la France le Directeur-Dictateur de cette société de crédit impitoyable et tira sur lui, en pleine mer, deux coups de revolver que la forte houle fit dévier. L'affaire n'eut pas autrement de suite. L'un se trouva ruiné mais libre et l'autre sauf.

La lettre est écrite d'une écriture calme et lourde, avec des pleins vigoureux. Elle traite simplement d'une partie de campagne et d'un rendez- vous amical remis à cause de " certains ennuis dont je vous parlerai un autre jour "...