X
OFFICIELLEMENT, plusieurs milliers de prostituées
sont inscrites au grand livre spécial de la ville d'Alger mais
on ne peut tenir ce vaste chiffre pour rigoureusement exact, car les personnes
immatriculées ici, une fois pour toutes, ne sont pas sédentaires.
Elles constituent, au contraire, pour la plupart, une sorte d'armée
flottante qui se déplace sans cesse, capricieusement, d'un point
du littoral à l'autre : de Tunis à Tanger ou bien émigre
dans l'intérieur des terres : d'Alger à
Blida, d'Orléansville
à Tlemcen
ou Boghar.
Il en est aussi qui sont mortes sans envoyer de faire-part à la
Préfecture et restent par conséquent arbitrairement inscrites.
D'autres qui se marient, changent de métier ou de continent, sans
prendre la peine de le signaler au contrôle des moeurs.
En fait, sans tenir compte d'une statistique erronée comme toutes
les statistiques, la Casbah d'Alger compte une permanence active de cinq
à six cents filles.
Une grande partie de ces dames d'amour s'abrite (et bien qu'il s'en égaille
encore dans un certain nombre de voies moins célèbres) dans
les rues Desaix... Bologhine... Sophonisbe... Barberousse... Kataroudjil.
Ces deux dernières, surtout, en sont gorgées. Elles sont
entièrement consacrées au culte et en majorité peuplées
de prostituées indigènes ce qui est un bienfait tant pour
l'aspect ornemental que pour la tenue.
Car les maisons de prostitution indigènes de la Casbah d'Alger
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ont conservé la décence et
la parfaite simplicité qui conviennent à cet éternel
et simple échange : " Voici mon corps, voici le pain. "
Aucun civilisé vicieux, aucun impuissant importé d'Europe
ne trouve là de quoi stimuler suffisamment son inertie. On peut
lui offrir un thé à la menthe, tout au plus.
Il ne viendrait pas à l'esprit d'un arabe du peuple de tenter de
jouir s'il n'en possède pas les moyens physiques évidents.
Il n'y a, dans les maisons publiques arabes, aucune image obscène;
on ne saurait y proposer aucune " Spécialité "
dégradante. Les filles ont l'apparence placide des vaches sacrées
d'un nécessaire troupeau. Et qui n'a pas l'aiguillon rapide du
taureau peut s'adresser ailleurs. L'idée de se dénuder leur
est une offense; quand elles y consentent, ce n'est jamais que pour des
touristes étrangers, des occidentaux congestifs, époumonnés,
essouflés qui espèrent se mettre en train pendant le temps
d'une rapide danse du ventre et rien ne saurait avoir d'importance devant
des roumis, des infidèles, des chiens. Mais, avant de se dévêtir,
elles prennent la peine, par déférence pour les musiciens
musulmans qui sont chargés de rythmer leur danse, de fermer la
porte et de calfeutrer avec un tapis, une tenture, une robe, l'ouverture
réduite par laquelle ils pourraient les apercevoir nues. Elles
veulent rester dignes devant leurs égaux.
Les filles arabes de la rue Bologhine, de la rue Kataroudjil, de la rue
Barberousse, de la rue Sophonisbe vendent leur corps aux passants quotidiens,
tranquillement et pour la plupart avec une sorte de dignité antique.
Le spectacle le plus indécent que l'on risque de rencontrer dans
l'une de ces maisons est celui qu'y peut offrir quelque petite bourgeoise
excitée par l'ambiance et pendue au cou de son homme pour un baiser
super-américain.
Dans ce patio, huit jours auparavant, l'une des pensionnaires Léila,
belle fille un peu mélancolique, un peu farouche, vêtue de
pourpre, coiffée de ses seuls cheveux couleur de feu et crêpelés,
en train de consommer la bière d'ordonnance en compagnie de deux
clients dont l'un semblait très empressé auprès d'elle,
s'était fait réprimander assez vertement par une camarade...
Le client, à la manière d'un fiancé de village, l'avait
embrassée dans le cou sans qu'elle y mît aucune provocation,
plutôt une gêne, une impassibilité feinte de jeune
personne bien élevée.
- 107 -
- Voyons ! Tiens toi mieux ! lui dit l'autre... On ne fait pas cela et
surtout devant des français !
La touriste était au contraire excessivement affamée du
gros partenaire que la bonne fortune ou le mariage lui avait momentané-
ment adjoint. Le baiser repris aussitôt que suspendu, la vue de
ce gros homme suant et congestionné, la voracité animale
avec laquelle sa femelle le provoquait à l'amour dans ce lieu où
l'amour véritable aurait eu à pudeur de ne pas s'exprimer,
tel fut, en bien des mois de prospection patiente, le spectacle véritablement
le plus indécent, le plus laid, le plus contaminé par un
esprit de vice qu'il m'ait été donné de voir, dans
les maisons publiques indigènes de la Casbah.
*
**
Ce sont les maisons de filles européennes,
qui conservent le privilège de la vulgarité et de la laideur
prétentieusement obscène. On y trouve d'affreux petits salons
intimes décorés, par quelque très bas artisan, de
peintures murales où des femelles percheronnes et des mâles
doués d'attributs sexuels extrêmement importants (à
la façon de ces caricatures à l'ancienne mode où
la tête apparaissait amplifiée au détriment du corps)
à facies de garçons bouchers, se poursuivent dans des bosquets
d'une bêtise plus que végétale.
Les filles, dans ces maisons, sont vêtues de maillots de bains qui
ne surprennent plus personne depuis qu'on voit tellement plus nu sur les
plages. La différence vient du ton de la peau. Ces dames qui n'ont
pas le loisir ou la faculté de prendre des bains de soleil font
un peu démodé à cause de la blancheur de leur épiderme.
Elles chantonnent des refrains qui veulent être gais et provocants
et qui sont seulement tristes et sales. Un appareil de T.S.F. couvre de
temps à autre leurs voix éraillées : il diffuse les
airs et les nouvelles comme au café du coin. Les seuls endroits
où la T.S.F. paraisse vraiment indispensable ce sont les bordels
et les bistrots...
*
**
Si quelque étrangère visitant
la Casbah des filles entend un mot malsonnant au passage, il sort toujours
de la bouche d'une européenne... Les filles arabes regardent passer
le monde en observant un silence digne.
- 108 -
L'expression " fille soumise " avec ce qu'elle devrait comporter
de biblique plutôt que d'infamant paraît convenir particulièrement
aux prostituées indigènes de la Casbah d'Alger qui exercent
leur fonction avec une absence d'orgueil, de prétention, une simplicité
capable de désarmer toute morale préconçue.
Par rapport à ces filles (plus vêtues que bien des personnes
de bonne vie et moeurs de la basse ville européenne et infiniment
moins maquillées que beaucoup de jeunes vierges du monde qui hantent
les thés des établissements renommés) les prostituées
européennes paraissent des chiennes savantes qui aboient des obscénités
pour manifester ce qu'elles pensent être une liberté d'esprit.
***
Certains jours de mévente et d'extrême
chaleur ou de vaste beuverie, parfois, les filles indigènes osent
reprocher à leur consoeurs européennes d'avoir apporté
ici, dans l'exercice simple et sain de l'amour, une recherche décadente
et dégradante, d'avoir dépravé en quelque sorte leur
métier et ses traditions. " Avant votre venue, disent-elles,
nos hommes n'étaient pas tellement difficiles et ils se réjouissaient
vite avec nous, comme des enfants! Et vous leur avez proposé tant
de choses épuisantes et hors nature que bientôt pour ne pas
crever de faim et de soif nous serons obligées de faire comme vous
".
Alors les filles européennes leur répondent qu'elles n'ont
pas émigré dans cette Casbah de toutes les pourritures pour
leur plaisir.
*
**
Par un crépuscule particulièrement
pesant, une fille de la rue Kataroudjil regarde défiler des femmes
étrangères qui sous la conduite d'un guide parcourent les
rues mal famées... Bien entendu, comme toutes les personnes de
sa sorte, elle éprouve une solide rancune mêlée de
dédain envers les personnes chanceuses qui ont trouvé d'emblée
l'homme capable de les nourrir... Alors on l'entend qui s'adresse à
une voisine de face plutôt que de côté car cela lui
permet de crier davantage... " Ah ! non, dis donc !.. Aujourd'hui
la viande est pour rien !.. On brade ! "
*
**
Deux prêtres, un jour, s'égarèrent
dans la rue Barberousse à une
- 109 -
heure où les locataires des " Magasins " assises devant
leurs portes en costumes tentateurs commençaient d'espérer
le client. Visiblement, et bien qu'ils fissent bonne contenance et s'efforçassent
de fixer le sol, ces égarés par manque de sens topographique
étaient bien ennuyés... Ils eussent préféré
passer devant d'autres chapelles... Aucun cri dissonant ne sortit des
bouches des filles et l'une d'elles chuchota à sa voisine de siège
:
- Ah ! si j'osais... Regarde... les voilà qui descendent tout droit
au lieu de tourner... Ils vont encore se flanquer en plein au milieu de
celles des autres rues !
***
Mais quel tollé, par cette après-midi
de mai gratifiée d'une chaleur précoce où vinrent
se promener parmi elles des touristes excessivement vieux, véritablement
grotesques. Une caravane de vieillardes et de vieillards affublés
comme des personnages de vaudeville, vêtus de costumes pour adolescents,
coiffés de chapeaux de toile kaki ridicules et promenant dessous
une gravité irrésistible. La joie des filles explose.
- Dis donc ! c'est aujourd'hui un jour de procession !
- Comment ! tu ne le savais pas ! Tous les cornards du monde, se sont
donné rendez-vous pour un pèlerinage dans notre rue !
Bien qu'ils ne parussent pas comprendre, rapidement le guide les fit bifurquer.
*
**
Dans cette savoureuse cour bleue, on trouve,
à l'heure d'une fin de sieste, la patronne arabe prostrée
qui péniblement se soulève puis se lève pour vous
accueillir. Cette personne courtoise est extrêmement pâle
et soupire...
- Qu'as-tu ? O ! ma Mère (car toutes ses pensionnaires, ainsi que
dans une communauté religieuse, la nomment ainsi) .
- Jé souis soulement un peu malade !
- Pourquoi ?... Quoi ?... Qu'est-ce qui ne va pas ?... Le foie... le cur...
l'estomac ?... Ah tu fumes trop et tu bois, peut-être !
- Non ! le mal, c'est là !
- 110 -
Elle se frappe la tête... puis ajoute :
- Qu'est-ce tu veux ! si ça t'était arrivé ça
qui m'est arrivé, le jour d'avant- hier, ah, excuse-moi ! tu serais
comme moi, oui, ma belle !
- Et que t'est-il donc arrivé ?
- Des hommes qu'ils ont voulu, dans la pleine nuit, essayer de me foutre
le feu à ma porte... Elle est en beau bois sec ! Juste... un tas
de fagots devant... Ils soufflaient dessus, ces chitanes, enfants du démon,
pour que mieux, le feu, il prenne. Chance ! Loué soit Dieu ! Lui
seul peut tout... que je ne dors jamais très bien et que j'ai l'habitude...
comme ça... temps en temps... de me lever pour regarder si dans
la maison tout repose... Ya...a...a.. si je ne faisais pas comme ça,
O! ma belle! toutes ces filles qui s'en foutent pas mal car elles ne paient
pas la note... elles... laisseraient, des fois, brûler la lumière
électrique jusqu'au jour... Elles sont feignantes !... Oui, bien
sûr et malgré que cette lumière leur mange les yeux...
va-t'en donc faire lever la main à une fille arabe un peu saoule
de bière pour éteindre une lampe... Ya..a.. Je te jure,
si c'est comme ça que ça continue.., et si ce n'était
pas pour les clients... je fais remettre la bougie... Cette nuit là,
elles avaient éteint et tant mieux... Comme je n'étais pas
en colère contre elles, j'ai entendu plus vite peut-être
ce grondement de feu qui venait du dehors... hou... hou... hou... Je suis
née aussi, oui, ma belle, dans un pays où souvent il y a
des forêts qui brûlent. Et de naissance, j'ai l'oreille exercée
à ce bruit du souffle du feu... J'ai crié si fort... La
patrouille n'était pas loin. Ah ! on en a seulement arrêté
deux... Et sur les deux, encore, il y en a un qui s'est jeté en
bas du premier étage du commissariat pour éviter qu'on l'interroge...
Non, il ne s'est pas tué... il court... J'ai envoyé mon
fils proposer une prime aux agents pour qu'on le rattrape. Une perte d'argent,
ce n'est rien, un samedi de fête vivement la répare... Mais
un ennemi en liberté peut tout... Ya...a...a Sidna Mohamed, protège-moi...
O ! ma belle ! j'ai déjà fait porter aussi l'aumône
au marabout.
- Mais enfin pourquoi t'en veulent-ils ?
- Manarf ! Je ne sais pas!
Son visage se ferme, elle se recouche et rabat ses paupières comme
si elle craignait que même sans paroles la malice proverbiale des
roumis ne parvienne à surprendre le secret dangereux qu'elle renferme
pour sa sauvegarde ou son malheur.
- 113 -
Dans le quartier spécial de la Casbah d'Alger comme dans ceux de
tous les autres pays du monde, il n'est presque jamais de crime gratuit,
sauf cas de folie spontanée, de crise de délirium tremens
ou paludéenne extrêmement rare.
Chaque geste de violence répond à quelque rancune précise.
On égorgea quelqu'un, le mois dernier, au sortir de cette maison.
Il y a peut-être une corrélation étroite entre ceci
et la tentative d'incendie.
La femme est allongée, paupières closes, comme une morte
de tragédie... Elle se soulève cependant de nouveau, rouvre
les yeux et ce n'est plus alors que le finale d'un opéra de l'école
italienne où les acteurs ne se décident pas immédiatement
à mourir pour obtenir davantage de suffrages du public.
- Ya...a...a ma belle, tu t'en vas et si j'osais avant... excuse-moi...
te demander quelque chose.
- Demande, Baya !
- Tu es chrétienne... Tu vas, des fois, à Notre-Dame
d'Afrique.
- Non, Baya !
- Ah ! Dieu te préserve quand même, car tu es généreuse...
Ne pourrais-tu au moins, y monter une seule fois ?
- Oui... Peut-être... mais pour quoi faire ?
- Pour brûler une grande bougie... s'il te plaît... la plus
grande... je te donne l'argent tout de souite... Et que Lalla Miriam,
la vierge noire, demande à son fils Sidna Aïssa de me protéger
contre tous !
***
On fréquente pendant de longs mois
d'automne, d'hiver, de printemps une tenancière frileuse et quelque
peu arthritique probablement, de maison arabe. Vient l'été,
elle abandonne les châles et les chandails de laine, raccourcit
ses manches, les réduit presque à rien... " Tiens,
relève un peu plus ta gandoura ! Qu'est-ce que tu portes, là,
tatoué sur le bras gauche ? " Elle sourit avec une dignité
condescendante et tout comme elle le ferait pour une enfant ingénue...
" Eh bien, tu vois... une colombe avec
- 1 14 -
une carta dans le bec... Cela pour les nouvelles qu'Elle n'envoya jamais,
malgré sa promesse... Au-dessous, ce poisson... parce qu'Elle traversa
cette mer qui éloigne... Et en dessous, encore... quoi... tu es
dégourdie... tu sais sûrement lire ! "
- Oui... naturellement 1..
- Bien... tu vois ce qui est écrit " Hadja Zohra "...
Je n'ai pas pu trouver, alors, un seul tatoueur qui sache écrire
en caractères arabes !... Nées dans le même douar...
oui... Nos mères s'amusaient parfois à changer de sein et
de bras leurs filles... Ah ! nous étions déjà presque
des femmes... quand il y eut cette grande famine... Nos parents morts...
pour ne pas crever, nous aussi, en nous soutenant, nous sommes venues
peu à peu, jusqu'ici... En route, nous avons fait comme nous avons
pu... Allah seul est juge !... Oui, elle était beaucoup plus belle
que moi... quand même, elle eut sur elle, la chance... car la beauté
sans la chance ne peut rien... Ce vieil anglais un peu maboul et qui s'habillait
à la mode arabe... Ah ! Ah ! c'est sûr que s'il était
entré chez moi plutôt que chez elle, moi je me serais mise
à rire. Il avait la peau rouge de la tomate et sur ses cheveux
blancs la coiffure de nos hommes. Ah... Ah... Zohra était capable
de retenir le rire en elle jusqu'à la sortie du client... Il lui
légua donc des douros... encore et encore. Et vite... Car s'il
s'habillait comme un indigène, il continuait à boire comme
un mécréant... Elle put en hériter ainsi et partir
pour la Mecque... Je ne l'ai plus revue depuis... Quand on connaît
la gloire d'être devenue Hadja on ne peut plus fréquenter
certaines filles. Ya...a...a Pauvre !... S'abriter dans une maison de
putains comme celle-là... Elle est revenue oui... je sais, presque
laide du dehors, à cause de tant de soleil et d'une maladie terrible
qu'elle eut en route... Mais son contentement est si fort ! " Hadja
Zohra "... Je suis devenue croyante, davantage. à cause d'elle...
- Ah tu voudrais donc peut-être aussi, partir pour la Mecque et
devenir, Hadja !
Elle dresse aussitôt, ardemment, vers le ciel, le témoignage
de sa main droite :
- Ya...a !.. Bien sûr !.. S'il plaît à Dieu... Oh !
je n'ai pas assez d'argent ! Car il faudrait... qu'il m'en reste encore
au retour pour la faire bien vivre avec moi, ensuite... Non... ce n'est
pas ce que tu crois... Elle était comme ma soeur- nous étions
du même douar... et nous avons ensemble tété nos deux
mères... Ah ! chez nous autres, un tel amour il sait rester seulement
dans la pensée... Hadja Zohra !... Une fois, avant la mort, que
je mette mon épaule contre la sienne... Merci... Oui, c'est tout
! ! !
- 115 -
Puis elle se mit d'une voix impitoyable à morigéner l'une
de ses pensionnaires qui n'avait pas été suffisamment aimable
avec un client. Car chaque fois que l'une de ces pauvres femelles esclaves
se prostituait, elle en retenait un pourcentage qui la rapprochait matériellement
de l'instant divin de sa jonction avec Hadja Zohra, son amie sanctifiée.
***
Fin d'après-midi dans une rue où
les maisons de filles publiques indigènes sont essaimées
parmi des immeubles sourds à toute tentative de corruption et sur
la porte desquels on a pris la peine d'écrire avec une orthographe
variée " Maison Honaite " " Maison Hounète
" " Maison Honnette "... Deux hommes qui se sont probablement
rencontrés dans un désir simultané pour la même
fille, sont poussés hors d'un portail déshonnête,
agrafés et aboyant comme des chiens... Du sang coule déjà
du front de l'un... Les voilà tous deux roulant à terre.
Une vieille prostituée vaillante, aux membres noueux comme un bois
dur, appelle à la rescousse deux autres femmes solides qui tentent
de les dégrafer. Maintenant, ils saignent avec une égale
abondance... Des musulmans qui sortent d'une autre maison publique interviennent.
On emmène l'un à gauche ; on dirige l'autre vers la droite...
Et l'un comme l'autre ne cessent de tenter d'échapper à
la poigne des sauveteurs et tendent à se rejoindre en continuant
à s'insulter, tandis qu'on les entraîne... Alors, au plus
beau du tumulte, au comble des vociférations, on voit apparaître,
entre deux pots de basilic, derrière la petite ouverture grillagée
d'une maison bourgeoisement habitée, le visage ascétique
d'une très vieille musulmane au noble visage de parchemin surmonté
d'un foulard en manière de couronne, qui se plaçant tout
contre la grille regarde longuement la scène, écoute les
mots honteux sans qu'un seul trait de son visage frémisse... Les
hommes disparaissent, les filles publiques continuent un instant encore
à discuter puis regagnent leur poste de guet et retombent au silence
reposant, orné de la volute de fumée des cigarettes. La
vieille dame attend un instant... se penche vers l'un des pots de basilic,
en hume le puissant arôme poivré, puis dignement se retire.
On ne tuera personne aujourd'hui... Il ne reste sur le pavé qu'une
flaque de sang qu'un chat puis un chien flairent...
***
Quelques marches surélèvent
l'entrée de cette maison publique arabe. Les filles sont accroupies
au sommet des marches comme des foraines pour la parade, sur leur tréteau.
Une enfant grave est assise parmi elles, qui semble bien portante, point
sauvage, ou plutôt si fatalement résignée
-116-
qu'elle tend sa main au commandement pour dire bonjour... " Tu es
sa mère... Moi, non... Seulement une amie de sa mère"
"Et sa mère, où est-elle?" " Au dispensaire,
elle est malade... Chérie, dis à la roumia où elle
est la Marna, fais voir comment elle est partie ". L'enfant, alors,
tend ses deux petits bras en croisant les poignets l'un sur l'autre comme
pour les livrer à une chaîne imaginaire. Les agents des moeurs,
quand ils sont venus chercher ici, sa mère qui ne s'était
pas présentée depuis quelque temps à la visite hebdomadaire
obligatoire, lui ont mis les menottes parce qu'elle résistait.
La femme oubliera peut-être ceci, l'enfant s'en souviendra jusqu'au
bout de sa propre vie.
***
On pénètre un samedi à
la nuit, c'est-à-dire un soir particulièrement achalandé
dans une maison publique indigène... Trois musiciens délirants
qui dansent en même temps qu'ils jouent, chantent en même
temps qu'ils servent de vis-à-vis à la fille qui se trémousse,
peuplent cette cour réduite d'une animation diabolique qu'amplifient
les rires des autres filles et ceux des clients déjà ivres
qu'elles font boire encore.
Pour mieux dominer le tourbillon des danseurs on emprunte l'escalier de
marbre escarpé qui mène aux étages. L'on atteint
un palier étonnamment désert... Dans l'une des chambres
dénudées, une autre fille publique se prosterne, front contre
sol et se relève et se prosterne encore avec une frénésie
de désespoir. Son visage est couvert d'un suaire de douleur...
La fille qui sert de guide dit :
-Laisse là... Tu vois... Elle prie Dieu !
On ne saura jamais ce qu'elle demande. L'interrogerait-on qu'elle ne répondrait
pas ou mentirait. Aucun humain ne peut rien pour elle et nous sommes,
au surplus, des mécréants. Ce visage de fille publique échappant
pour quelques minutes, dans un soir pareil, à la discipline de
son métier, réclame de Lui un secours urgent, immédiat.
Ce visage hurle ici un S.O.S. qui ne pouvait se lancer en public, dans
le vacarme de la salle basse. C'est une brûlée... une crucifiée...
une corrodée qui demande répit et immédiatement.
Sur la pointe des pieds on s'éloigne sans qu'elle se soit détournée
de sa prière.
Quelques minutes plus tard et parce que la patronne l'avait hélée,
elle se trouvait assise à côté d'un client. Elle but
beaucoup, fuma énormément. De sorte qu'elle parvint même
bientôt, poliment, à sourire comme il convenait. Sur son
vrai visage de Méduse, elle avait mis provisoirement un masque.
- 117 -
En période de Ramadhan, la dernière des filles publiques
indigènes, s'efforce de respecter les préceptes coraniques,
à la lettre. Elle demeure chaste, de l'aube aux prémices
de la nuit. Et ne boit, ne mange, ne fume pas davantage.
***
Dans la Casbah des filles indigènes,
surtout, il se fait, en temps habituel, une énorme consommation
de bière en bouteilles. C'est la seule boisson alcoolisée
dont on autorise la vente chez elles.
Mais toutes les canettes de bière, une fois vidées, ne retournent
pas au marchand... Non plus que certaines de simple limonade que ces habitantes
de la Casbah spéciale en la confondant facilement avec le champagne
appellent " Gazouz ". Même celles de ces bouteilles qui
ont contenu des liquides spiritueux et par conséquent réprouvés
par l'esprit coranique, trouvent souvent ensuite une destination magique.
On pénètre dans l'antre d'une fille... Et l'on heurte du
front quelque chose qui est pendu à la voûte d'entrée...
- Tu ne t'es pas blessée, au moins, ma belle ?..
- Non ! Qu'est-ce que c'est ?
- Quoi ! Tu ne sais pas... Une bouteille comme ça, si tu l'emplis
chaque mois, ainsi, avec l'eau de la mer toute neuve, elle te porte bonheur
et y en a beaucoup les clients qui passent dessous et qui paient bien
!
***
Maison publique arabe par une après-midi
de semaine... Calme... La patronne somnole et veille malgré cette
somnolence, étendue sur une natte, dans le patio... Les pensionnaires
dorment dans leurs chambres... Trois petites filles jouent sur le balcon
du premier étage en poussant de temps à autre des cris de
joie ou de mécontentement rauques... Si le cri dépasse la
sonorité permise, en bas, la patronne frappe dans ses mains pour
rappeler ses oiselles à l'ordre...
- Ce sont tes filles ?
- Non, seulement les filles de ma soeur qui tient une autre belle, belle,
grande maison, un autre boxon... oui, sur les coteaux, à Mustapha...
meilleur
- 118 -
qu'ici . .. La . . .1a . . . chouïa ... Miriam . . . La . . .1a .
. . Fitouma . La la . . . la . . . O mes belles !
Rien n'est plus doucement calme et familial que le patio de ces maisons,
à certaines heures... Le phono ne recommencera son chant que vers
la nuit, au moment où les muezzins appelleront aussi à la
prière... Et la fille spécialement vouée à
remonter le mécanisme, à changer les disques (qu'on appelle
ici des " assiettes ") à remplacer les aiguilles, s'acquittera
alors de sa mission, dans une position accroupie, jambes remontant vers
le menton, visage grave suivant attentivement le mouvement du disque.
Une attitude incessamment diligente de prêtresse antique préposée
à l'entretien du feu sacré. Dans cette cour, dans ce temple,
le chant du phono ne doit pas s'éteindre, en présence des
fidèles, c'est-à-dire de cinq heures du soir à une
heure du matin.
***
Quand vous revenez pour la seconde ou la
troisième fois dans une maison publique arabe, la tenancière,
honteuse que vous lui distribuiez autant d'argent pour ne consommer que
de la limonade ou de la bière, repousse une partie des billets
tendus.... " Non.... Non.... garde.... c'est trop ! " Alors,
vous vous contentez d'apporter aux filles, à la visite suivante,
des foulards sans grande valeur mais de tonalités magnifiques achetés
rue de la Lyre, chez un mozabite. Car vous imaginez que si jusqu'ici elles
n'entouraient pas leurs têtes de ces foulards charmants c'est qu'elles
n'avaient pas les moyens de s'en offrir. Erreur... Si Baya... Yamina...
Zohra... Fatouma étaient moins polies, elles feraient la moue devant
votre présent. Car le foulard c'est chose de campagnarde démodée
ou de femme honnête... Les putains chics de la Casbah, les filles
à la page n'en veulent plus...
Mais l'on peut, au moins, sans déchoir, se couvrir les épaules
et le cou avec cette soie épaisse et végétale aux
soirs d'hiver... " Choisissez donc... " Elles secouent négativement
la tête puis la plus audacieuse prend le lot des foulards pour le
déposer sur les genoux de la matrone, de la " Mère
". Car elle seule a le droit de distribuer les biens de la communauté...
On insiste quand même... On dit à Zéineb qui est la
plus belle... " Fais voir... Une minute... " Zéineb se
met à rire... à rire... Elle n'en peut plus... A la seule
idée de nouer ce foulard sur sa tête... Comme si on lui proposait
un jeu d'enfant... une rétrogradation dans le temps, vraiment comique
!...
- 121 -
Elle est aimable et serviable... Elle essaie quand même... Elle
ne sait pas... Elle ne peut plus !... C'est tellement dommage que l'on
en devient un peu triste bien qu'au rire de Zéineb se soient joints
ceux de Léila, de Rhira, de Yamina... de Baya...
Il n'est pas de beauté féminine arabe sans foulard. C'est
à l'aide de ce carré de soie frangé d'argent, de
turquoise ou d'or qu'elles pegvent jeter aux hommes leurs pires maléfices.
Une femme arabe, tête nue, n'existe pas. Elle est toujours mal coiffée
comme une fillette française de la pire époque 1900, une
natte lui pend dans le dos, serrée d'une cordelette de couleur,
ligotée étroitement d'une quelconque étoffe. Cela
peut déparer la femme la plus belle. Certaines ont les cheveux
courts mais c'est à peine mieux. Les femmes arabes des terrasses
honnêtes ne se montrent aussi peu parées que dans certains
moments d'abandon, les jours de lessive et de grand rangement ménager,
quand elles sont entre elles et pensent que personne ne peut les voir.
Dès qu'il s'agit de parader, de plaire, mettez-leur dans les doigts
(et presque toutes ont des mains charmantes, racées) n'importe
quel morceau de soie et sans le concours du miroir elles vont magiquement
transformer leur tête. Aucune ne pose son foulard de la même
façon. Le foulard de la femme arabe, c'est son sortilège.
Les terrasses de la Casbah d'Alger, certains jours de fête, ne sont
qu'une vaste exposition de coiffures charmantes qui empruntent toutes
les couleurs de l'arc-en-ciel et leurs dérivés. Je n'ai
pas une seule fois vu une femme arabe des terrasses honnêtes draper
maladroitement son foulard sur sa tête. Cela participe d'une tradition
immémoriale; c'est une grâce en quelque sorte atavique, inimitable.
Il est à souhaiter que les femmes honnêtes des terrasses
ne se mêlent pas d'imiter le modernisme des putains.
***
Pourtant, dans la rue Barberousse, ce soir,
une fille arabe... peut- être saoule... peut-être dégoûtée
de la médiocrité de l'ambiance moderne s'est parsemé
le visage de ces sortes de mouches musulmanes qui sont des paillettes
d'argent et d'or. Elle est si précieuse ainsi que l'on ne peut
s'empêcher de la saluer au passage.... " Ah ! que tu es belle...
que tu es charmante... que tu as raison d'être ainsi... Ah! merci,
d'être si jolie. "
- " Toi aussi " répond-elle. Car elle est courtoise et
cela lui fait plaisir
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qu'une femme, une rivale quelconque, même d'une autre race, rende
spontanément justice à sa réussite ornementale.
***
Il est une autre réfractaire qui plutôt
que de s'adapter aux usages occidentaux varie chaque jour sa façon
de poser son mouchoir, son écharpe, sa guirlande de jasmin. Cette
fille qui n'est pas belle possède ce qu'en Europe on appelle du
" chic ". Elle apparaît, en matière de coiffure,
d'un génie inventif tout spontané... On vient vers elle,
chaque fois, en se demandant ce qu'elle aura trouvé de neuf et
avec cette arrière-pensée que l'invention s'épuise...
Mais non, elle a encore réussi à créer...
Parfois, elle ressemble à une assyrienne, parfois à une
grecque... parfois c'est l'Égypte qui inspire le mouvement de sa
coiffure. Et cette femme ne sait pas lire et cette femme, en principe,
ne sait rien de rien! Il en est de cette putain de la Casbah comme de
ce commis de banque plutôt niais du conte de Kipling. C'est la plus
belle histoire du monde qui renaît en elle, sans qu'elle s'en doute.
Elle est tellement douée du pouvoir de transformation, de métamorphose
ou du don de résurrection, comme on voudra, que certains clients,
à une semaine d'intervalle, la couvrent en la prenant pour une
nouvelle, une autre.
L'intelligence qu'elle met à se parer, ou qui n'est peut-être
qu'une sorte de souvenir extrêmement développé en
elle, mériterait mieux que la rue Barberousse pour se pleinement
utiliser... Les incarnations précédentes... c'est-à-dire
les aïeules de cette fille de la rue Barberousse ont déjà
dû faire jouir les cavaliers de Tout-Ank-Amon... Qu'on puisse maintenant
la posséder pour cent sous au lieu de la montrer comme objet de
musée est une véritable et obscure injustice.
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