inconnu casbah, chapitre 10
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Chapitre 10
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TOUT L'INCONNU DE LA CASBAH D'ALGER
- Lucienne Favre -
Illustrations de Charles Brouty

CHAPITRE 10
pages 103 à 122
3 illustrations

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mise sur site : février 2013

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OFFICIELLEMENT, plusieurs milliers de prostituées sont inscrites au grand livre spécial de la ville d'Alger mais on ne peut tenir ce vaste chiffre pour rigoureusement exact, car les personnes immatriculées ici, une fois pour toutes, ne sont pas sédentaires. Elles constituent, au contraire, pour la plupart, une sorte d'armée flottante qui se déplace sans cesse, capricieusement, d'un point du littoral à l'autre : de Tunis à Tanger ou bien émigre dans l'intérieur des terres : d'Alger à Blida, d'Orléansville à Tlemcen ou Boghar.

Il en est aussi qui sont mortes sans envoyer de faire-part à la Préfecture et restent par conséquent arbitrairement inscrites. D'autres qui se marient, changent de métier ou de continent, sans prendre la peine de le signaler au contrôle des moeurs.

En fait, sans tenir compte d'une statistique erronée comme toutes les statistiques, la Casbah d'Alger compte une permanence active de cinq à six cents filles.

Une grande partie de ces dames d'amour s'abrite (et bien qu'il s'en égaille encore dans un certain nombre de voies moins célèbres) dans les rues Desaix... Bologhine... Sophonisbe... Barberousse... Kataroudjil. Ces deux dernières, surtout, en sont gorgées. Elles sont entièrement consacrées au culte et en majorité peuplées de prostituées indigènes ce qui est un bienfait tant pour l'aspect ornemental que pour la tenue.

Car les maisons de prostitution indigènes de la Casbah d'Alger

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ont conservé la décence et la parfaite simplicité qui conviennent à cet éternel et simple échange : " Voici mon corps, voici le pain. "

Aucun civilisé vicieux, aucun impuissant importé d'Europe ne trouve là de quoi stimuler suffisamment son inertie. On peut lui offrir un thé à la menthe, tout au plus.

Il ne viendrait pas à l'esprit d'un arabe du peuple de tenter de jouir s'il n'en possède pas les moyens physiques évidents.

Il n'y a, dans les maisons publiques arabes, aucune image obscène; on ne saurait y proposer aucune " Spécialité " dégradante. Les filles ont l'apparence placide des vaches sacrées d'un nécessaire troupeau. Et qui n'a pas l'aiguillon rapide du taureau peut s'adresser ailleurs. L'idée de se dénuder leur est une offense; quand elles y consentent, ce n'est jamais que pour des touristes étrangers, des occidentaux congestifs, époumonnés, essouflés qui espèrent se mettre en train pendant le temps d'une rapide danse du ventre et rien ne saurait avoir d'importance devant des roumis, des infidèles, des chiens. Mais, avant de se dévêtir, elles prennent la peine, par déférence pour les musiciens musulmans qui sont chargés de rythmer leur danse, de fermer la porte et de calfeutrer avec un tapis, une tenture, une robe, l'ouverture réduite par laquelle ils pourraient les apercevoir nues. Elles veulent rester dignes devant leurs égaux.

Les filles arabes de la rue Bologhine, de la rue Kataroudjil, de la rue Barberousse, de la rue Sophonisbe vendent leur corps aux passants quotidiens, tranquillement et pour la plupart avec une sorte de dignité antique.

Le spectacle le plus indécent que l'on risque de rencontrer dans l'une de ces maisons est celui qu'y peut offrir quelque petite bourgeoise excitée par l'ambiance et pendue au cou de son homme pour un baiser super-américain.

Dans ce patio, huit jours auparavant, l'une des pensionnaires Léila, belle fille un peu mélancolique, un peu farouche, vêtue de pourpre, coiffée de ses seuls cheveux couleur de feu et crêpelés, en train de consommer la bière d'ordonnance en compagnie de deux clients dont l'un semblait très empressé auprès d'elle, s'était fait réprimander assez vertement par une camarade... Le client, à la manière d'un fiancé de village, l'avait embrassée dans le cou sans qu'elle y mît aucune provocation, plutôt une gêne, une impassibilité feinte de jeune personne bien élevée.

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- Voyons ! Tiens toi mieux ! lui dit l'autre... On ne fait pas cela et surtout devant des français !

La touriste était au contraire excessivement affamée du gros partenaire que la bonne fortune ou le mariage lui avait momentané- ment adjoint. Le baiser repris aussitôt que suspendu, la vue de ce gros homme suant et congestionné, la voracité animale avec laquelle sa femelle le provoquait à l'amour dans ce lieu où l'amour véritable aurait eu à pudeur de ne pas s'exprimer, tel fut, en bien des mois de prospection patiente, le spectacle véritablement le plus indécent, le plus laid, le plus contaminé par un esprit de vice qu'il m'ait été donné de voir, dans les maisons publiques indigènes de la Casbah.

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Ce sont les maisons de filles européennes, qui conservent le privilège de la vulgarité et de la laideur prétentieusement obscène. On y trouve d'affreux petits salons intimes décorés, par quelque très bas artisan, de peintures murales où des femelles percheronnes et des mâles doués d'attributs sexuels extrêmement importants (à la façon de ces caricatures à l'ancienne mode où la tête apparaissait amplifiée au détriment du corps) à facies de garçons bouchers, se poursuivent dans des bosquets d'une bêtise plus que végétale.

Les filles, dans ces maisons, sont vêtues de maillots de bains qui ne surprennent plus personne depuis qu'on voit tellement plus nu sur les plages. La différence vient du ton de la peau. Ces dames qui n'ont pas le loisir ou la faculté de prendre des bains de soleil font un peu démodé à cause de la blancheur de leur épiderme.

Elles chantonnent des refrains qui veulent être gais et provocants et qui sont seulement tristes et sales. Un appareil de T.S.F. couvre de temps à autre leurs voix éraillées : il diffuse les airs et les nouvelles comme au café du coin. Les seuls endroits où la T.S.F. paraisse vraiment indispensable ce sont les bordels et les bistrots...

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Si quelque étrangère visitant la Casbah des filles entend un mot malsonnant au passage, il sort toujours de la bouche d'une européenne... Les filles arabes regardent passer le monde en observant un silence digne.

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L'expression " fille soumise " avec ce qu'elle devrait comporter de biblique plutôt que d'infamant paraît convenir particulièrement aux prostituées indigènes de la Casbah d'Alger qui exercent leur fonction avec une absence d'orgueil, de prétention, une simplicité capable de désarmer toute morale préconçue.

Par rapport à ces filles (plus vêtues que bien des personnes de bonne vie et moeurs de la basse ville européenne et infiniment moins maquillées que beaucoup de jeunes vierges du monde qui hantent les thés des établissements renommés) les prostituées européennes paraissent des chiennes savantes qui aboient des obscénités pour manifester ce qu'elles pensent être une liberté d'esprit.

***

Certains jours de mévente et d'extrême chaleur ou de vaste beuverie, parfois, les filles indigènes osent reprocher à leur consoeurs européennes d'avoir apporté ici, dans l'exercice simple et sain de l'amour, une recherche décadente et dégradante, d'avoir dépravé en quelque sorte leur métier et ses traditions. " Avant votre venue, disent-elles, nos hommes n'étaient pas tellement difficiles et ils se réjouissaient vite avec nous, comme des enfants! Et vous leur avez proposé tant de choses épuisantes et hors nature que bientôt pour ne pas crever de faim et de soif nous serons obligées de faire comme vous ".

Alors les filles européennes leur répondent qu'elles n'ont pas émigré dans cette Casbah de toutes les pourritures pour leur plaisir.

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Par un crépuscule particulièrement pesant, une fille de la rue Kataroudjil regarde défiler des femmes étrangères qui sous la conduite d'un guide parcourent les rues mal famées... Bien entendu, comme toutes les personnes de sa sorte, elle éprouve une solide rancune mêlée de dédain envers les personnes chanceuses qui ont trouvé d'emblée l'homme capable de les nourrir... Alors on l'entend qui s'adresse à une voisine de face plutôt que de côté car cela lui permet de crier davantage... " Ah ! non, dis donc !.. Aujourd'hui la viande est pour rien !.. On brade ! "

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Deux prêtres, un jour, s'égarèrent dans la rue Barberousse à une

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heure où les locataires des " Magasins " assises devant leurs portes en costumes tentateurs commençaient d'espérer le client. Visiblement, et bien qu'ils fissent bonne contenance et s'efforçassent de fixer le sol, ces égarés par manque de sens topographique étaient bien ennuyés... Ils eussent préféré passer devant d'autres chapelles... Aucun cri dissonant ne sortit des bouches des filles et l'une d'elles chuchota à sa voisine de siège :

- Ah ! si j'osais... Regarde... les voilà qui descendent tout droit au lieu de tourner... Ils vont encore se flanquer en plein au milieu de celles des autres rues !

***

Mais quel tollé, par cette après-midi de mai gratifiée d'une chaleur précoce où vinrent se promener parmi elles des touristes excessivement vieux, véritablement grotesques. Une caravane de vieillardes et de vieillards affublés comme des personnages de vaudeville, vêtus de costumes pour adolescents, coiffés de chapeaux de toile kaki ridicules et promenant dessous une gravité irrésistible. La joie des filles explose.

- Dis donc ! c'est aujourd'hui un jour de procession !

- Comment ! tu ne le savais pas ! Tous les cornards du monde, se sont donné rendez-vous pour un pèlerinage dans notre rue !

Bien qu'ils ne parussent pas comprendre, rapidement le guide les fit bifurquer.

*
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Dans cette savoureuse cour bleue, on trouve, à l'heure d'une fin de sieste, la patronne arabe prostrée qui péniblement se soulève puis se lève pour vous accueillir. Cette personne courtoise est extrêmement pâle et soupire...

- Qu'as-tu ? O ! ma Mère (car toutes ses pensionnaires, ainsi que dans une communauté religieuse, la nomment ainsi) .

- Jé souis soulement un peu malade !

- Pourquoi ?... Quoi ?... Qu'est-ce qui ne va pas ?... Le foie... le cœur... l'estomac ?... Ah tu fumes trop et tu bois, peut-être !

- Non ! le mal, c'est là !

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Elle se frappe la tête... puis ajoute :

- Qu'est-ce tu veux ! si ça t'était arrivé ça qui m'est arrivé, le jour d'avant- hier, ah, excuse-moi ! tu serais comme moi, oui, ma belle !

- Et que t'est-il donc arrivé ?

- Des hommes qu'ils ont voulu, dans la pleine nuit, essayer de me foutre le feu à ma porte... Elle est en beau bois sec ! Juste... un tas de fagots devant... Ils soufflaient dessus, ces chitanes, enfants du démon, pour que mieux, le feu, il prenne. Chance ! Loué soit Dieu ! Lui seul peut tout... que je ne dors jamais très bien et que j'ai l'habitude... comme ça... temps en temps... de me lever pour regarder si dans la maison tout repose... Ya...a...a.. si je ne faisais pas comme ça, O! ma belle! toutes ces filles qui s'en foutent pas mal car elles ne paient pas la note... elles... laisseraient, des fois, brûler la lumière électrique jusqu'au jour... Elles sont feignantes !... Oui, bien sûr et malgré que cette lumière leur mange les yeux... va-t'en donc faire lever la main à une fille arabe un peu saoule de bière pour éteindre une lampe... Ya..a.. Je te jure, si c'est comme ça que ça continue.., et si ce n'était pas pour les clients... je fais remettre la bougie... Cette nuit là, elles avaient éteint et tant mieux... Comme je n'étais pas en colère contre elles, j'ai entendu plus vite peut-être ce grondement de feu qui venait du dehors... hou... hou... hou... Je suis née aussi, oui, ma belle, dans un pays où souvent il y a des forêts qui brûlent. Et de naissance, j'ai l'oreille exercée à ce bruit du souffle du feu... J'ai crié si fort... La patrouille n'était pas loin. Ah ! on en a seulement arrêté deux... Et sur les deux, encore, il y en a un qui s'est jeté en bas du premier étage du commissariat pour éviter qu'on l'interroge... Non, il ne s'est pas tué... il court... J'ai envoyé mon fils proposer une prime aux agents pour qu'on le rattrape. Une perte d'argent, ce n'est rien, un samedi de fête vivement la répare... Mais un ennemi en liberté peut tout... Ya...a...a Sidna Mohamed, protège-moi... O ! ma belle ! j'ai déjà fait porter aussi l'aumône au marabout.

- Mais enfin pourquoi t'en veulent-ils ?

- Manarf ! Je ne sais pas!

Son visage se ferme, elle se recouche et rabat ses paupières comme si elle craignait que même sans paroles la malice proverbiale des roumis ne parvienne à surprendre le secret dangereux qu'elle renferme pour sa sauvegarde ou son malheur.

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Dans le quartier spécial de la Casbah d'Alger comme dans ceux de tous les autres pays du monde, il n'est presque jamais de crime gratuit, sauf cas de folie spontanée, de crise de délirium tremens ou paludéenne extrêmement rare.

Chaque geste de violence répond à quelque rancune précise.

On égorgea quelqu'un, le mois dernier, au sortir de cette maison. Il y a peut-être une corrélation étroite entre ceci et la tentative d'incendie.

La femme est allongée, paupières closes, comme une morte de tragédie... Elle se soulève cependant de nouveau, rouvre les yeux et ce n'est plus alors que le finale d'un opéra de l'école italienne où les acteurs ne se décident pas immédiatement à mourir pour obtenir davantage de suffrages du public.

- Ya...a...a ma belle, tu t'en vas et si j'osais avant... excuse-moi... te demander quelque chose.

- Demande, Baya !

- Tu es chrétienne... Tu vas, des fois, à Notre-Dame d'Afrique.

- Non, Baya !

- Ah ! Dieu te préserve quand même, car tu es généreuse... Ne pourrais-tu au moins, y monter une seule fois ?

- Oui... Peut-être... mais pour quoi faire ?

- Pour brûler une grande bougie... s'il te plaît... la plus grande... je te donne l'argent tout de souite... Et que Lalla Miriam, la vierge noire, demande à son fils Sidna Aïssa de me protéger contre tous !

***

On fréquente pendant de longs mois d'automne, d'hiver, de printemps une tenancière frileuse et quelque peu arthritique probablement, de maison arabe. Vient l'été, elle abandonne les châles et les chandails de laine, raccourcit ses manches, les réduit presque à rien... " Tiens, relève un peu plus ta gandoura ! Qu'est-ce que tu portes, là, tatoué sur le bras gauche ? " Elle sourit avec une dignité condescendante et tout comme elle le ferait pour une enfant ingénue... " Eh bien, tu vois... une colombe avec

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une carta dans le bec... Cela pour les nouvelles qu'Elle n'envoya jamais, malgré sa promesse... Au-dessous, ce poisson... parce qu'Elle traversa cette mer qui éloigne... Et en dessous, encore... quoi... tu es dégourdie... tu sais sûrement lire ! "

- Oui... naturellement 1..

- Bien... tu vois ce qui est écrit " Hadja Zohra "... Je n'ai pas pu trouver, alors, un seul tatoueur qui sache écrire en caractères arabes !... Nées dans le même douar... oui... Nos mères s'amusaient parfois à changer de sein et de bras leurs filles... Ah ! nous étions déjà presque des femmes... quand il y eut cette grande famine... Nos parents morts... pour ne pas crever, nous aussi, en nous soutenant, nous sommes venues peu à peu, jusqu'ici... En route, nous avons fait comme nous avons pu... Allah seul est juge !... Oui, elle était beaucoup plus belle que moi... quand même, elle eut sur elle, la chance... car la beauté sans la chance ne peut rien... Ce vieil anglais un peu maboul et qui s'habillait à la mode arabe... Ah ! Ah ! c'est sûr que s'il était entré chez moi plutôt que chez elle, moi je me serais mise à rire. Il avait la peau rouge de la tomate et sur ses cheveux blancs la coiffure de nos hommes. Ah... Ah... Zohra était capable de retenir le rire en elle jusqu'à la sortie du client... Il lui légua donc des douros... encore et encore. Et vite... Car s'il s'habillait comme un indigène, il continuait à boire comme un mécréant... Elle put en hériter ainsi et partir pour la Mecque... Je ne l'ai plus revue depuis... Quand on connaît la gloire d'être devenue Hadja on ne peut plus fréquenter certaines filles. Ya...a...a Pauvre !... S'abriter dans une maison de putains comme celle-là... Elle est revenue oui... je sais, presque laide du dehors, à cause de tant de soleil et d'une maladie terrible qu'elle eut en route... Mais son contentement est si fort ! " Hadja Zohra "... Je suis devenue croyante, davantage. à cause d'elle...

- Ah tu voudrais donc peut-être aussi, partir pour la Mecque et devenir, Hadja !

Elle dresse aussitôt, ardemment, vers le ciel, le témoignage de sa main droite :

- Ya...a !.. Bien sûr !.. S'il plaît à Dieu... Oh ! je n'ai pas assez d'argent ! Car il faudrait... qu'il m'en reste encore au retour pour la faire bien vivre avec moi, ensuite... Non... ce n'est pas ce que tu crois... Elle était comme ma soeur- nous étions du même douar... et nous avons ensemble tété nos deux mères... Ah ! chez nous autres, un tel amour il sait rester seulement dans la pensée... Hadja Zohra !... Une fois, avant la mort, que je mette mon épaule contre la sienne... Merci... Oui, c'est tout ! ! !

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Puis elle se mit d'une voix impitoyable à morigéner l'une de ses pensionnaires qui n'avait pas été suffisamment aimable avec un client. Car chaque fois que l'une de ces pauvres femelles esclaves se prostituait, elle en retenait un pourcentage qui la rapprochait matériellement de l'instant divin de sa jonction avec Hadja Zohra, son amie sanctifiée.

***

Fin d'après-midi dans une rue où les maisons de filles publiques indigènes sont essaimées parmi des immeubles sourds à toute tentative de corruption et sur la porte desquels on a pris la peine d'écrire avec une orthographe variée " Maison Honaite " " Maison Hounète " " Maison Honnette "... Deux hommes qui se sont probablement rencontrés dans un désir simultané pour la même fille, sont poussés hors d'un portail déshonnête, agrafés et aboyant comme des chiens... Du sang coule déjà du front de l'un... Les voilà tous deux roulant à terre. Une vieille prostituée vaillante, aux membres noueux comme un bois dur, appelle à la rescousse deux autres femmes solides qui tentent de les dégrafer. Maintenant, ils saignent avec une égale abondance... Des musulmans qui sortent d'une autre maison publique interviennent. On emmène l'un à gauche ; on dirige l'autre vers la droite... Et l'un comme l'autre ne cessent de tenter d'échapper à la poigne des sauveteurs et tendent à se rejoindre en continuant à s'insulter, tandis qu'on les entraîne... Alors, au plus beau du tumulte, au comble des vociférations, on voit apparaître, entre deux pots de basilic, derrière la petite ouverture grillagée d'une maison bourgeoisement habitée, le visage ascétique d'une très vieille musulmane au noble visage de parchemin surmonté d'un foulard en manière de couronne, qui se plaçant tout contre la grille regarde longuement la scène, écoute les mots honteux sans qu'un seul trait de son visage frémisse... Les hommes disparaissent, les filles publiques continuent un instant encore à discuter puis regagnent leur poste de guet et retombent au silence reposant, orné de la volute de fumée des cigarettes. La vieille dame attend un instant... se penche vers l'un des pots de basilic, en hume le puissant arôme poivré, puis dignement se retire. On ne tuera personne aujourd'hui... Il ne reste sur le pavé qu'une flaque de sang qu'un chat puis un chien flairent...

***

Quelques marches surélèvent l'entrée de cette maison publique arabe. Les filles sont accroupies au sommet des marches comme des foraines pour la parade, sur leur tréteau. Une enfant grave est assise parmi elles, qui semble bien portante, point sauvage, ou plutôt si fatalement résignée

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qu'elle tend sa main au commandement pour dire bonjour... " Tu es sa mère... Moi, non... Seulement une amie de sa mère" "Et sa mère, où est-elle?" " Au dispensaire, elle est malade... Chérie, dis à la roumia où elle est la Marna, fais voir comment elle est partie ". L'enfant, alors, tend ses deux petits bras en croisant les poignets l'un sur l'autre comme pour les livrer à une chaîne imaginaire. Les agents des moeurs, quand ils sont venus chercher ici, sa mère qui ne s'était pas présentée depuis quelque temps à la visite hebdomadaire obligatoire, lui ont mis les menottes parce qu'elle résistait. La femme oubliera peut-être ceci, l'enfant s'en souviendra jusqu'au bout de sa propre vie.

***

On pénètre un samedi à la nuit, c'est-à-dire un soir particulièrement achalandé dans une maison publique indigène... Trois musiciens délirants qui dansent en même temps qu'ils jouent, chantent en même temps qu'ils servent de vis-à-vis à la fille qui se trémousse, peuplent cette cour réduite d'une animation diabolique qu'amplifient les rires des autres filles et ceux des clients déjà ivres qu'elles font boire encore.

Pour mieux dominer le tourbillon des danseurs on emprunte l'escalier de marbre escarpé qui mène aux étages. L'on atteint un palier étonnamment désert... Dans l'une des chambres dénudées, une autre fille publique se prosterne, front contre sol et se relève et se prosterne encore avec une frénésie de désespoir. Son visage est couvert d'un suaire de douleur... La fille qui sert de guide dit :

-Laisse là... Tu vois... Elle prie Dieu !

On ne saura jamais ce qu'elle demande. L'interrogerait-on qu'elle ne répondrait pas ou mentirait. Aucun humain ne peut rien pour elle et nous sommes, au surplus, des mécréants. Ce visage de fille publique échappant pour quelques minutes, dans un soir pareil, à la discipline de son métier, réclame de Lui un secours urgent, immédiat. Ce visage hurle ici un S.O.S. qui ne pouvait se lancer en public, dans le vacarme de la salle basse. C'est une brûlée... une crucifiée... une corrodée qui demande répit et immédiatement. Sur la pointe des pieds on s'éloigne sans qu'elle se soit détournée de sa prière.

Quelques minutes plus tard et parce que la patronne l'avait hélée, elle se trouvait assise à côté d'un client. Elle but beaucoup, fuma énormément. De sorte qu'elle parvint même bientôt, poliment, à sourire comme il convenait. Sur son vrai visage de Méduse, elle avait mis provisoirement un masque.

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En période de Ramadhan, la dernière des filles publiques indigènes, s'efforce de respecter les préceptes coraniques, à la lettre. Elle demeure chaste, de l'aube aux prémices de la nuit. Et ne boit, ne mange, ne fume pas davantage.

***

Dans la Casbah des filles indigènes, surtout, il se fait, en temps habituel, une énorme consommation de bière en bouteilles. C'est la seule boisson alcoolisée dont on autorise la vente chez elles.

Mais toutes les canettes de bière, une fois vidées, ne retournent pas au marchand... Non plus que certaines de simple limonade que ces habitantes de la Casbah spéciale en la confondant facilement avec le champagne appellent " Gazouz ". Même celles de ces bouteilles qui ont contenu des liquides spiritueux et par conséquent réprouvés par l'esprit coranique, trouvent souvent ensuite une destination magique.

On pénètre dans l'antre d'une fille... Et l'on heurte du front quelque chose qui est pendu à la voûte d'entrée...

- Tu ne t'es pas blessée, au moins, ma belle ?..

- Non ! Qu'est-ce que c'est ?

- Quoi ! Tu ne sais pas... Une bouteille comme ça, si tu l'emplis chaque mois, ainsi, avec l'eau de la mer toute neuve, elle te porte bonheur et y en a beaucoup les clients qui passent dessous et qui paient bien !

***

Maison publique arabe par une après-midi de semaine... Calme... La patronne somnole et veille malgré cette somnolence, étendue sur une natte, dans le patio... Les pensionnaires dorment dans leurs chambres... Trois petites filles jouent sur le balcon du premier étage en poussant de temps à autre des cris de joie ou de mécontentement rauques... Si le cri dépasse la sonorité permise, en bas, la patronne frappe dans ses mains pour rappeler ses oiselles à l'ordre...

- Ce sont tes filles ?
- Non, seulement les filles de ma soeur qui tient une autre belle, belle, grande maison, un autre boxon... oui, sur les coteaux, à Mustapha... meilleur

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qu'ici . .. La . . .1a . . . chouïa ... Miriam . . . La . . .1a . . . Fitouma . La la . . . la . . . O mes belles !

Rien n'est plus doucement calme et familial que le patio de ces maisons, à certaines heures... Le phono ne recommencera son chant que vers la nuit, au moment où les muezzins appelleront aussi à la prière... Et la fille spécialement vouée à remonter le mécanisme, à changer les disques (qu'on appelle ici des " assiettes ") à remplacer les aiguilles, s'acquittera alors de sa mission, dans une position accroupie, jambes remontant vers le menton, visage grave suivant attentivement le mouvement du disque. Une attitude incessamment diligente de prêtresse antique préposée à l'entretien du feu sacré. Dans cette cour, dans ce temple, le chant du phono ne doit pas s'éteindre, en présence des fidèles, c'est-à-dire de cinq heures du soir à une heure du matin.

***

Quand vous revenez pour la seconde ou la troisième fois dans une maison publique arabe, la tenancière, honteuse que vous lui distribuiez autant d'argent pour ne consommer que de la limonade ou de la bière, repousse une partie des billets tendus.... " Non.... Non.... garde.... c'est trop ! " Alors, vous vous contentez d'apporter aux filles, à la visite suivante, des foulards sans grande valeur mais de tonalités magnifiques achetés rue de la Lyre, chez un mozabite. Car vous imaginez que si jusqu'ici elles n'entouraient pas leurs têtes de ces foulards charmants c'est qu'elles n'avaient pas les moyens de s'en offrir. Erreur... Si Baya... Yamina... Zohra... Fatouma étaient moins polies, elles feraient la moue devant votre présent. Car le foulard c'est chose de campagnarde démodée ou de femme honnête... Les putains chics de la Casbah, les filles à la page n'en veulent plus...

Mais l'on peut, au moins, sans déchoir, se couvrir les épaules et le cou avec cette soie épaisse et végétale aux soirs d'hiver... " Choisissez donc... " Elles secouent négativement la tête puis la plus audacieuse prend le lot des foulards pour le déposer sur les genoux de la matrone, de la " Mère ". Car elle seule a le droit de distribuer les biens de la communauté...

On insiste quand même... On dit à Zéineb qui est la plus belle... " Fais voir... Une minute... " Zéineb se met à rire... à rire... Elle n'en peut plus... A la seule idée de nouer ce foulard sur sa tête... Comme si on lui proposait un jeu d'enfant... une rétrogradation dans le temps, vraiment comique !...

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Elle est aimable et serviable... Elle essaie quand même... Elle ne sait pas... Elle ne peut plus !... C'est tellement dommage que l'on en devient un peu triste bien qu'au rire de Zéineb se soient joints ceux de Léila, de Rhira, de Yamina... de Baya...

Il n'est pas de beauté féminine arabe sans foulard. C'est à l'aide de ce carré de soie frangé d'argent, de turquoise ou d'or qu'elles pegvent jeter aux hommes leurs pires maléfices. Une femme arabe, tête nue, n'existe pas. Elle est toujours mal coiffée comme une fillette française de la pire époque 1900, une natte lui pend dans le dos, serrée d'une cordelette de couleur, ligotée étroitement d'une quelconque étoffe. Cela peut déparer la femme la plus belle. Certaines ont les cheveux courts mais c'est à peine mieux. Les femmes arabes des terrasses honnêtes ne se montrent aussi peu parées que dans certains moments d'abandon, les jours de lessive et de grand rangement ménager, quand elles sont entre elles et pensent que personne ne peut les voir.

Dès qu'il s'agit de parader, de plaire, mettez-leur dans les doigts (et presque toutes ont des mains charmantes, racées) n'importe quel morceau de soie et sans le concours du miroir elles vont magiquement transformer leur tête. Aucune ne pose son foulard de la même façon. Le foulard de la femme arabe, c'est son sortilège. Les terrasses de la Casbah d'Alger, certains jours de fête, ne sont qu'une vaste exposition de coiffures charmantes qui empruntent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et leurs dérivés. Je n'ai pas une seule fois vu une femme arabe des terrasses honnêtes draper maladroitement son foulard sur sa tête. Cela participe d'une tradition immémoriale; c'est une grâce en quelque sorte atavique, inimitable.

Il est à souhaiter que les femmes honnêtes des terrasses ne se mêlent pas d'imiter le modernisme des putains.

***

Pourtant, dans la rue Barberousse, ce soir, une fille arabe... peut- être saoule... peut-être dégoûtée de la médiocrité de l'ambiance moderne s'est parsemé le visage de ces sortes de mouches musulmanes qui sont des paillettes d'argent et d'or. Elle est si précieuse ainsi que l'on ne peut s'empêcher de la saluer au passage.... " Ah ! que tu es belle... que tu es charmante... que tu as raison d'être ainsi... Ah! merci, d'être si jolie. "
- " Toi aussi " répond-elle. Car elle est courtoise et cela lui fait plaisir

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qu'une femme, une rivale quelconque, même d'une autre race, rende spontanément justice à sa réussite ornementale.

***

Il est une autre réfractaire qui plutôt que de s'adapter aux usages occidentaux varie chaque jour sa façon de poser son mouchoir, son écharpe, sa guirlande de jasmin. Cette fille qui n'est pas belle possède ce qu'en Europe on appelle du " chic ". Elle apparaît, en matière de coiffure, d'un génie inventif tout spontané... On vient vers elle, chaque fois, en se demandant ce qu'elle aura trouvé de neuf et avec cette arrière-pensée que l'invention s'épuise... Mais non, elle a encore réussi à créer...

Parfois, elle ressemble à une assyrienne, parfois à une grecque... parfois c'est l'Égypte qui inspire le mouvement de sa coiffure. Et cette femme ne sait pas lire et cette femme, en principe, ne sait rien de rien! Il en est de cette putain de la Casbah comme de ce commis de banque plutôt niais du conte de Kipling. C'est la plus belle histoire du monde qui renaît en elle, sans qu'elle s'en doute.

Elle est tellement douée du pouvoir de transformation, de métamorphose ou du don de résurrection, comme on voudra, que certains clients, à une semaine d'intervalle, la couvrent en la prenant pour une nouvelle, une autre.

L'intelligence qu'elle met à se parer, ou qui n'est peut-être qu'une sorte de souvenir extrêmement développé en elle, mériterait mieux que la rue Barberousse pour se pleinement utiliser... Les incarnations précédentes... c'est-à-dire les aïeules de cette fille de la rue Barberousse ont déjà dû faire jouir les cavaliers de Tout-Ank-Amon... Qu'on puisse maintenant la posséder pour cent sous au lieu de la montrer comme objet de musée est une véritable et obscure injustice.