L'oasis thermale
de Hammam-Rirha*
*Aqu calid colonia - les eaux qui guérissent
par Claude-Maurice Robert ()
Grand Prix littéraire de l'Algérie
Les pages que
voici datent de l'automne 1956, de novembre pour être exact. Retourné
à Miliana afin de m'y reposer du tintamarre d'Alger, j'y trouvai
un froid si vif que, dès le soleil tombé, il fallait s'enfermer.
Et comme l'hôtel était sans feu, venu pour une semaine,
je fuyais le deuxième jour. Alors je me souvins que Miliana se
trouve à 720 m d'altitude et de ma déception je n'accusai
que moi. Ayant agi en étourdi, je payais à son prix mon
effraction à la raison. Mais du même coup je me souvins
que dans le voisinage, à 30 km, et à l'altitude de 525
m se trouve Hammam-Rirha. Y ayant eu très chaud l'été,
je pensai qu'en automne je pourrais y trouver un climat tempéré.
J'y fus - et j'y vécus trois jours de paradis terrestre.
LES THERMES d'Hammam-Rirha sont les " Aqu Calid "
des Anciens, mentionnées par Antonin dans son itinéraire.
L'établissement romain daterait de 44 avant Jésus- Christ
et aurait été florissant sous Tibère, c'est-à-
dire au début de l'ère nouvelle.
L'archéologue Waille, dans le Bulletin de correspondance africaine
(tome i, 1882, p. 352), signalait des fragments de sculptures: deux
torses d'empereur, une tête de satyre, une déesse diadémée,
et la partie inférieure d'une statue de Vénus drapée,
laquelle orne désormais le parc du Grand Hôtel.
Au nord-ouest de ce dernier, des fouilles furent effectuées en
1898 qui amenèrent la découverte de fragments de colonnes
et d'une inscription en l'honneur de Gordien III, celui qui fut proclamé
empereur à Thysdrus (El-Djem) en l'an 238.
Comme Aqu Sirenses (Bou-Hanifia), Aqu Calidae recouvrait
un plateau incliné, parfaitement drainé et ventilé,
au sud et en arrière de l'établissement actuel. De l'enceinte
aux bastions carrés, quelques vestiges, à l'est et à
l'ouest, encore identifiables en 1898, ont cessé de l'être
depuis. Plusieurs piscines ont également disparu. Le même
Bulletin de correspondance africaine signalait encore " un cimetière
important à l'est ". Plus rien de tout cela n'est nettement
discernable. Les terres, presque toutes cultivées, ont dû
tout recouvrir. Mais Waille indique que les ruines des Aqu Calid
" ont servi de carrière au siècle dernier ".
Cela - qui n'étonnera personne - explique tout. Ici, comme partout,
les pierres de tailles romaines ont été remployées;
l'infrastructure du Grand Hôtel en est la preuve sans réplique.
On présume enfin que les Aqu Calid, érigées
en colonie, devaient avoir un évêque en 484, date mémorable
pour l'Église africaine, puisqû elle celle du rassemblement,
ordonné par le Vandale Hunéric, de tous les chefs de diocèse
à Carthage, d'où ceux qui n'abjurèrent pas le credo
catholique sortirent exilés ou condamnés aux mines.
Les sources d'Hammam-Rirha (ou Righa)
tirent leur nom de la tribu qui occupait jadis
le plateau des eaux chaudes d'où ils furent chassés par
une tribu rivale, les Béni-Ménad, lesquels furent à
leur tour refoulés à la suite de l'insurrection de 1871.
Les Rirha, qui habitent actuellement le djebel Zaccar voisin, sont d'origine
berbère, mais ils ont adopté l'arabe avec l'Islam. Seuls
les noms de lieux révèlent aujourd'hui le dialecte oublié.
Exemple : Tala-N'Tarit (la source du col) devenue Aïn-Tala-N'Tarit.
Pléonasme que notre administration redouble en écrivant
officiellement: source-de-l'Aïn-Talat-N'Tarit !
Un beau cas de stratigraphie épigraphique. Pas unique. Ne dit-on
pas couramment, à Constantine le pont d'El-Kantara ? Or, "
gantra ", déformé en " kantara ", signifie
pont en arabe. De même " bab " signifie porte. Or, il
n'y a pas longtemps, l'on disait à Alger : la porte Bab-Azoun.
Les eaux chaudes jaillissent sur le versant sud-est de la montagne et
c'est là que, dès l'occupation de Miliana par la France,
un établissement militaire fut créé, et plus tard
les piscines et le Grand Hôtel actuels. En se plaçant sur
la terrasse de ce dernier et en regardant devant soi, c'est- à-dire
vers le sud-est, on aperçoit, à gauche : la chaîne
de l'Atlas, le pic de Mouzaïa (1604 m), le djebel Nador près
duquel se situe Médéa, que l'on pourrait distinguer en
escaladant le plateau. En bas, dans la vallée, l ravin où
coule l'oued El-Hammam, qui devient plus bas l'oued Djer, sépare
Hammam-Rirha de Vesoul-Bénian, village de colonisation aux terres
bien cultivées. J'oubliais Bou-Medfa (le Père du Canon),
station ferroviaire du pays, à 12 km de la station et à
110 km d'Alger.
Au second plan, la chaîne onduleuse du djebel Gontas (871 m) circonscrit
l'horizon. Enfin, sur la droite, tout près, s'érige le
massif du Zaccar, le Transcelleus Mons de Rome, dont le pic culminant,
celui de l'est (" chergui "), atteint 1 572 m.
C'est sur la pente sud de l'autre pic, celui du nord (" rarbi "),
à 720 m, comme il est dit plus haut, que s'arc- boute Miliana,
la " Zuccabar " antique. Cité du bon vin, de la bonne
eau et du bon air, des beaux arbres et des bons fruits, des beaux visages
aussi, mais où il fait si froid à partir de la Toussaint!
C'est le 10 novembre 1830 que la colonne d'occupation de Miliana mettait
à jour, sur l'emplacement des Aqu Calid, des piscines
antiques. Celles-ci étaient restées en si bon état
de conservation qu'une réparation sommaire les rendit utilisables.
Les médecins de l'armée se préoccupèrent
de l'aménagement des eaux et des essais furent tout de suite
décidés, ce dont témoignent les instructions officielles
adressées aux officiers de santé de l'hôpital militaire
de Miliana, qui débordait de malades: " Un service d'ambulance,
sous le titre d'annexe de l'hôpital de Miliana, sera établi
à " Aqu Calid ", afin de seconder les moyens
curatifs ". Exactement ce que l'on fit, dans le même temps,
à Bou-Hanifia et HammamMeskoutine. Ailleurs aussi, sans doute.
La première armée, trente militaires, quatre colons et
un musulman furent traités par les eaux, et l'on constata dix-neuf
cas de guérison complète, dix améliorations, cinq
cas d'effet nul et un cas incertain. Le succès dépassait
les espérances. Ce que spécifiait le médecin traitant
dans son rapport officiel : " On était loin de s'attendre
à un résultat aussi satisfaisant, surtout en réfléchissant
au peu de moyens en notre pouvoir ". C'est qu'à cette époque
aucun abri fixe n'existait pour les malades que l'on n'appelait pas
encore " curistes ". Ceux-ci, de même que le personnel
médical, étaient logés sous la tente, et l'installation
balnéaire se limitait aux piscines romaines, hâtivement
restaurées. Des résultats aussi décisifs amenèrent
la création d'un hôpital militaire, lequel n'a pas cessé,
depuis, de fonctionner.
Aux " Aqu Calid ", les Romains, ai-je lu, utilisaient
trente-deux sources. Aujourd'hui, neuf seulement, qui représentent
un débit de 54 000 1/h, alimentent la station. Ces eaux sourdent
à une température de 44° et 39°. Les unes sont
sulfatées calciques hyperthermales, les autres sulfatées
calciques ferrugineuses.
Ces eaux sont favorables dans les rhumatismes, les séquelles
de traumatismes et de blessures, le paludisme, l'anémie paludéenne,
l'insuffisance hépato-rénale, la lithiase biliaire, la
lithiase urinaire, la goutte, certaines dermatoses torpides.
Je m'excuse de cette nomenclature barbare, mais, comme faire se doit,
je respecte le jargon médical. Et j'ajoute, pour rassurer mon
lecteur, que je puise ces précisions dans le fascicule du 15
décembre 1946 des Documents algériens publiés par
les soins du Gouvernement général.
Dès 1879, le docteur Renard, médecin-major de première
classe, chargé du service médical de l'établissement
thermal militaire écrivait: " La température n'est
jamais trop élevée, excepté pendant les jours de
sirocco, en juillet et août, ce qui est général
pour l'Algérie. Le thermomètre ne s'élève
guère au-delà de 33° à 36°, les soirées
et les matinées sont toujours très bonnes et les nuits
délicieuses. Le moment le plus chaud de la journée c'est
le matin, de 8 à 11 heures, c'est du moins le plus pénible
et le plus fatiguant. À partir de 11 heures, la brise de mer
arrive, met l'atmosphère en mouvement, et la chaleur n'a plus
rien de désagréable ".
Le toubib, ici, parle de la température éprouvée
à l'hôpital militaire, lequel se trouve à 505 m
d'altitude, alors que le Grand Hôtel (qui n'existait pas encore)
est à 525 m. Vingt mètres de plus en hauteur, c'est peu
de chose dirait-on. En été, c'est l'altitude de la terrasse
d'un immeuble moyen comparée à celle du rez-de-chaussée.
Ici, on suffoque; sur le toit on respire. Le docteur Renard conclut:
" Le climat de Hammam Rirha se rapproche un peu de celui de Miliana,
c'est le meilleur éloge que j'en puisse faire ".
Ici, une mise au point: plus chaude en été (j'y ai vécu
en août), HammamRirha est plus froide en hiver que Miliana. Ce
qu'explique naturellement son altitude inférieure à 195
m. C'est ainsi que, chassé de Miliana par une bise hivernale,
je devais trouver ici une tiédeur printanière:
" Un automne sans feuilles mortes, Doux et fleuri comme un printemps
". Cela, le 15 novembre.
Un autre médecin, le docteur Lelorrain, s'exprimait ainsi en
1854 :
On respire là (à Hammam-Rirha) un air pur et doux. L'élévation
de la montagne met à l'abri des " émanations paludéennes
", nées des débordements de la rivière ".
J'ai mis deux mots entre guillemets. C'est pour faire remarquer qu'en
ce temps-là encore nos hommes de sciences croyaient que le paludisme
se transmettait par des " émanations ".
Un autre dans le même temps, parlait de " miasmes paludéens
". Laveran n'avait pas découvert que la " fièvre
des marais " a pour seul agent vecteur le moustique anophèle.
Mais de nos jours encore n'en voit-on pas qui croient que l'innocent
laurier-rose, l'adorable oléandre, transmet le paludisme ?
" On nous l'a appris à l'école ", m'a déclaré
une dame que je pensais moins attardée. Ça n'est pas impossible,
mais la " maîtresse " s'est trompée. Et c'est
dommage.
Complétant les appréciations optimistes de ses confrères,
le docteur Dubief écrivit en 1878: " Les avantages d'un
tel pays sont inestimables. N'y eut- il pas d'eaux minérales
à HammamRirha, certains malades y trouveraient encore la santé,
grâce à ses excellentes conditions atmosphériques
".
Cette opinion est la mienne. J'aime Hammam-Rirha, indépendamment
de ses eaux dont je n'ai jamais usé. Je l'aime pour sa position
et son atmosphère, pour sa forêt de pins au sous- bois
de bruyères et de salsepareilles, de philarias, et d'arbousiers,
de lentisques et de nerpruns, l'été
plein de lavandes et de cèpes à l'automne...
Et pas un thérapeute ne me contredira si j'avance que cette ambiance
de paix et de beauté, cette grandeur du paysage et sa grâce
bucolique, sont déjà lénitives ensemble et tonifiantes
pour ceux qui viennent ici faire une cure balnéaire.
Il me semble impossible que l'idiosyncrasie la plus imperméable
aux prestiges de la nature ne soit pas impressionnée, même
à son insu, par ce que les Latins nomment les " circumfusa
" et les Anglais " l'environnement ".
Oui, je crois à l'influence du milieu, du meilleur comme du pire,
et que l'enveloppement tellurique d'Hammam-Rirha est éminemment
bénéfique pour détendre un malade, dénouer
ses nerfs, lui inspirer confiance, lui rendre l'espérance, conditions
optima pour un traitement thermal.
J'ai dit et pense beaucoup de bien de Hammam-Bou-Hanifia et HammamMeskoutine,
encore que le premier soit singulièrement austère. Mais
aucune de ces deux stations, non, pas même Meskoutine, ne peut
rivaliser, pour la beauté du site, avec Hammam-Rirha.
Tout charme et tout sourire, fleurie et parfumée, elle est toute
seule à son image, toute seule à bénéficier
d'autant de dons de la nature.
Je n'ai rien dit de l'eau froide, gazeuse et ferrugineuse qui, comme
à Meskoutine et à Bou-Hanifia, coexiste, à Hammam-Rirha,
avec les eaux thermales. Selon l'appréciation du docteur Besançon
" elle suffirait seule à la réputation de la localité
". Et le docteur Renard précise : " Une eau froide,
gazeuse et ferrugineuse est, en effet, bien précieuse dans un
pays comme l'Algérie où le climat et les influences telluriques
ont précisément pour résultat l'anémie,
la chlorose, la débilité, l'embarras des fonctions digestives,
l'engorgement des viscères et, en général, toutes
les maladies qui reconnaissent pour cause l'appauvrissement du sang
". La source gazeuse se trouve à la côte 525, à
1 500 m de l'hôpital militaire. Elle fut découverte en
1846 par le docteur Panier, chargé à cette époque
du service médical. Sans écoulement, elle formait un marécage
envahi par la brousse.
Après avoir bâti un hôpital pour utiliser les thermes
au profit des soldats et des colons, l'autorité militaire avait
aménagé une autre source, chaude également à
45°, pour les Arabes et les Israélites et construit, pour
eux, une sorte de caravansérail où les baigneurs avaient
deux grandes piscines à leur disposition et quelques petites
chambres dans lesquelles ils pouvaient se reposer et passer la nuit
". Mais ajoute le docteur Renard : " Cette installation primitive
et sans aucune espèce de confort ne permettait pas à la
population algérienne, et surtout à la partie féminine,
de faire usage des bains... Et si quelques personnes, forcées
par la maladie, se décidaient à passer deux ou trois jours
à Hammam-Rirha, aucune n'aurait consenti à faire une saison
de 30 jours dans ces conditions ". Tout cela devait changer. Un
autre médecin, le docteur Gros, le souhaitait en ces termes en
1862 : " Si un homme sérieux se présentait, qui voulût
entreprendre à ses frais la construction d'un établissement
nouveau, nous croyons qu'il ne faudrait pas laisser échapper
l'occasion. Ce serait le plus sûr moyen d'assurer l'avenir de
ces thermes efficaces. En France, toutes les eaux doivent leur fortune
à des entreprises particulières qui, dans certains endroits,
ont amené de petits centres de population, et dans d'autres,
ont fait naître de grandes villes ". Ce voeu plein de sagesse
allait bientôt s'accomplir.
Après quarante ans d'exploitation au ralenti par l'armée,
les eaux de Hammam-Rirha étaient concédées en 1883,
à François Prosper-Alphonse Arlès-Dufour, négociant
propriétaire, demeurant à Alger, à titre de bail,
pour la durée de 99 ans. Ce bail n'ayant pas été
rompu, il expirera en 1981. Selon les termes de la convention annexée
au décret de possession, l'État laissait aux établissements
à venir l'usage de dix sources débitant ensemble 414,50
1/ min et cédait au concessionnaire plusieurs lots importants
de terrain.
En ce qui concerne la source n° 4, ferrugineuse et gazeuse, à
laquelle six articles de la convention sont consacrés, "
elle restera, précise-t-elle, la propriété du département
de la Guerre. La consommation sur place, pour boisson, sera gratuite
en tout temps et pour tout le monde. Le concessionnaire devra, en
outre, supporter les frais du premier établissement, de remplacement
et d'entretien des appareils qu'il pourra être nécessaire
d'établir pour assurer la répartition entre les divers
intéressés ".
Cette convention qui devait être sanctionnée par un décret,
fut signée à Alger le 10 février 1882, entre ArlèsDufour
et le gouverneur général Tirman, puis ratifiée
par le ministre des Finances Léon Say, frère, si je ne
me trompe, de Louis Say, (fondateur du petit port oranais qui porte
aujourd'hui son nom), lequel se ruina dans cette entreprise comme se
ruinera Arlès-Dufour en créant la station moderne de Hammam-Rirha.
Ainsi le proverbe n'a pas toujours raison qui dit que la fortune sourit
aux audacieux. Niestzche est plus près de la vérité,
qui fait dire à Zarathoustra : ". Les précurseurs
sont toujours sacrifiés ". Ce que furent effectivement Arlès-Dufour
et Louis Say. En plus des thermes modernes du Grand Hôtel, le
" fermier ", précise la convention de 1882, devait
aménager à ses frais sur les terrains concédés
" un hôpital civil ainsi qu'un caravansérail et un
fondouk destinés aux indigènes et appropriés à
leurs usages ". L'article 3 stipule: " Le concessionnaire
sera tenu de meubler et de décorer convenablement les chambres,
dortoirs et salles de repos de l'hôpital comme de l'établissement
balnéaire. Les parois des piscines et des baignoires, les marches
d'escaliers, les soubassements, les dallages, cordons et corniches seront
en ciment de bonne qualité, le tuyautage sera en plomb ".
On le voit, rien n'est laissé à l'initiative du constructeur,
ni au hasard. Tout est prévu, même le nombre des robinets,
des douches, des piscines et de leurs dimensions, des lits. On accuse
facilement l'administration de tout faire à la vanvole. Je suis
heureux - pour une fois - de rendre hommage à sa minutie. Mais
le concessionnaire - n'en doutons pas - pensait différemment.
Ce que j'admire, encore dans la convention précitée, c'est
le soin que prend l'État d'imposer au fermier des eaux de Hammam-Rirha,
" de meubler et de décorer convenablement les chambres,
dortoirs, salles de repos " des établissements à
construire.
Que ceux qui pensent que l'esthétique - qui agit sur le psychique
- est chose neuve en thérapeutique, fassent leur confiteor :
en 1882 l'État veillait déjà à leur conjugaison
!
D' Arlès-Dufour, je ne sais pas grand-chose. Je regrette ce manque
de documentation, car cet audacieux malheureux appartient à la
race d'hommes que j'estime et que j'aime, assez hardi pour agir sans
penser à une récompense; hommes d'action, que leur défaite
ennoblit plus qu'une victoire. On m'a dit que la fondation par lui du
Grand Hôtel était la conséquence d'un pari ou d'un
voeu. En puissance d'un ulcère au visage, il s'était engagé,
si les eaux de Hammam-Rirha le guérissaient, à édifier
ici un établissement thermal. Sa guérison s'étant
produite, Arlès-Dufour avait accompli sa promesse.
La " vox populi " lui est d'ailleurs favorable. Je n'ai rencontré
personne qui l'ait personnellement connu. Mais plusieurs de mes connaissances
le connaissent par ouï-dire. Toutes m'ont fait de lui un éloge
enthousiaste. À Hammam-Rirha, les jeunes savent par les vieux
et par les disparus, le faste des réceptions du Grand Hôtel
et l'élégance de sa clientèle, où le tout-Alger
mondain et tous les touristes de marque se donnaient rendez-vous.
J'ai sous les yeux une photographie de l'époque, où l'on
voit de belles dames en longues robes volantées et chapeaux à
voilettes, et des grooms et des chauffeurs en uniformes. Mais le plus
beau, c'est l'auto qui amena ces mondaines de la ville jusqu'ici : un
char haut sur roues, les antérieures plus basses que les postérieures,
exactement comme la calèche à deux chevaux qui l'accompagne
: l'automobile est la réplique motorisée de l'hippomobile.
L'amusant, c'est le phare : une lanterne à pétrole fixée
à la carrosserie. Je serais curieux de connaître combien
d'heures mettait cet ancêtre de nos " Arondes " et de
nos " Frégates " pour effectuer les 100 km qui séparent
Alger d'HammamRirha.
Visiteurs illustres
D'illustres artistes ont fréquenté
Hammam-Rirha. Camille Saint-Saëns
y avait sa chambre avec terrasse sur le parc, que j'ai moi-même
occupée. Une plaque de marbre, à l'entrée, rappelle
les séjours du compositeur de "Samson et Dalila ",
de la " Suite algérienne ", de " Phryné
".
Guy de Maupassant y vécut
en curiste avec son domestique.
Gide y passa le 13 novembre 1903.
Dans " Amyntas ", il parle ainsi du site : " La forêt
de Hammam-Rirha me rappelle beaucoup celle de l'Estérel à
l'entour de Fréjus. Même sécheresse embaumée;
lavandes et brûlantes résines, même feuillage aigu,
sec, luisant, que ne rougit ni ne jaunit l'automne ".
Gide ne cite pas les arbouses, dont la forêt, certains cantons
du moins, brasillent à cette époque; ni les cèpes
que l'on foule à chaque pas; ni les bruyères roses et
blanches. Mais il a bien traduit le bien-être euphorique qui envahit
le visiteur qui a des yeux pour voir et un coeur pour sentir:
" Par ce temps ravissant, éclatant, radieux, tout, ce matin,
paraît splendide. L'air coloré d'azur semble neuf; je le
sens qui m'emplit de santé, de vigueur. Je marcherai dans la
montagne - là-bas, là-haut, sans but, sans chemin ".
C'est le Gide dionysien des " Nourritures terrestres ", que
cet hymne panique à la nature africaine n'avait pas appauvri.
Maupassant, je l'ai dit, fit plusieurs séjours en Algérie.
Ils se situent en 1881, 1887-1888 et 1890.
De ces différentes visites, il a parlé dans deux de ses
ouvrages, La vie errante et Au soleil. Surtout dans ce dernier, qui
n'est guère qu'un reportage vers Saïda, la Kabylie et Djelfa,
destiné à ses lecteurs du Gaulois.
C'était la mi-juillet 1881. Belle saison, pour recevoir le baptême
du soleil africain ! Il allait être comblé. Vers le Kreider,
où sévissait l'agitateur Bou Amama, allié des Ouled
Sidi-Cheikh, il rencontra une telle chaleur que, a-t- il écrit,
" l'on pousse un cri si la main rencontre l'acier des armes ".
Ce qui n'empêchait pas les soldats de s'en servir. Mai "
Bel-Ami " n'était pas un guerrier.
C'est présumablement en 1887 que Maupassant vint à Hammam-Rirha.
A-t-il publié ses impressions sur les " Aqu Calidae"?
Je n'en ai pas connaissance. Ce que nous savons de sa visite fut rapporté
par son valet de chambre, François, dans ses Souvenirs sur son
maître. Selon François, Maupassant ne fut pas satisfait
de sa cure et il rentra à Alger d'où il partit pour Tunis.
Sans parler des eaux, l'atmosphère sédative du milieu
aurait dû apaiser cet hypersensitif, qui eût pu dire avec
Baudelaire: " Mécontent de tous et de moi ". Mais il
était condamné à " la vie errante ",
soit " sur l'eau ", soit " au soleil ", jusqu'à
sa mort horrible qui fut celle (ou presque) de l'auteur des Fleurs du
Mal.
Décadence
et vandalisme
On a lu les exigences imposées par
l'État aux concessionnaires des sources. Plutôt que moins,
ArlèsDufour fit plus qu'il lui était prescrit. Pour ne
parler que du Grand Hôtel et des Thermes du sous-sol, ils étaient,
pour cette époque (1882) ce qui existait de mieux en Algérie.
Ce bâtiment de 90 m de façade, avec deux étapes
d'appartements, ascenseur, chauffage central et jardin d'hiver, méritait
le titre de " palace ", si souvent usurpé de nos jours.
Encore faut-il spécifier que le projet initial d'Arlès-Dufour
ne fut pas exécuté dans son ensemble. En effet, une seconde
aile de bâtiment devait doubler au nord la façade sud,
qui fut seule édifiée. Le tout devait former un carré
long avec un jardin au centre. Le Crédit Foncier d'Algérie
et de Tunisie, qui assuma la relève du fondateur aux ressources
taries, n'a
pas réalisé sa grandiose ambition. Heureusement, peut-on
dire aujourd'hui. Car si cet édifice actuel coûte cher
à entretenir, qu'en serait-il si les frais étaient doubles?
Vers 1936, dans un livre intitulé Hammam Rosa, Lucienne Favre,
avec l'ironie et la férocité qui caractérisent
sa " manière ", a stigmatisé le désordre
qui sévissait au Grand Hôtel et la faune qui le hantait.
C'était l'époque où je vis un client briser un
disque sur son genou et en cacher les morceaux sous le coussin de son
fauteuil. Mais dès 1924, lors de mon premier séjour, tout
allait déjà à vau- l'eau. Puis la guerre est venue
et l'occupant militaire a tout démantibulé. L'état
de délabrement dans lequel, après les hostilités,
fut restitué le Grand Hôtel est inimaginable. Il faut l'avoir
vu pour le croire. Je l'ai vu.
Restauration
et modernisation
N'importe, si déchu qu'il soit dans
son ameublement par l'incurie des hommes et par leur barbarie, l'imposant
édifice aux assises de pierres romaines est demeuré intact
et son confort ancien peut lui être rendu : c'est une question
de remise en état et de modernisation, c'est-à-dire de
capitaux. Souhaitons qu'on les découvre. Il serait trop affligeant
de voir ce monument dont la mission est double : thérapeutique
et touristique, tomber en ruine faute d'entretien. Depuis le déguerpissement
de l'occupant militaire, le docteur Granger, administrateur délégué
de la Société des Thermes, secondé par M. Vial,
directeur du Grand Hôtel, se consacre à sa restauration.
Et si la tâche est ardue, il aura trop de force ayant assez de
coeur. Le rez-de-chaussée et le premier étage sont déjà
restaurés.
Le reste le sera. Veuillent Esculape et sa parèdre Hygie, dieux
des eaux qui guérissent, que cela soit bientôt!
Aux portes du Grand Hôtel qu'entoure un parc de cinq hectares,
les promenades champêtres et forestières abondent, et je
les ai toutes faites aux erres du docteur Granger, dont les bottes de
sept lieux font des foulées de Nemrod.
Je fus au Djebel Sam-Sam d'où se découvre tout le Sahel
avec le Chenoua et au Djebel Diouane (1075 m) qu'un arc-en-ciel double
nimbait de sa splendeur.
Ici comme au Zaccar et comme dans l'Ouarsenis, au Lella-Kadidja et au
djebel Chélia, un marabout en ruine sanctifie le culmen. Un trou
creusé dans l'argile est la citerne barbare qui garde l'eau des
pluies à l'usage des pèlerins qui visitent le saint lieu.
Heureux de l'aubaine, des sangliers irrespectueux font de cette vasque
une bauge. Le dernier soir de mon séjour, au pas de Jean-Jacques
lorsqu'il herborisait, je suis allé me recueillir sur le terre-plein
aménagé à l'orée de la forêt, que
les gens du pays en souvenir de l'époque où ce carnassier
abondait,nomment " le plateau de
l'hyène ". C'était l'ultime crépuscule. Des
combes et des ravins montaient des appels d'oiseaux : une pie-grièche,
des merles, une mésange, des geais, vingt autres, qui n'en finissaient
pas de se poursuivre et de s'appeler. On m'avait promis des hiboux.
Mais sans doute était-il trop tôt, ou n'était-ce
pas la saison car aucun ululement ne parvint jusqu'à moi.
Sous mes yeux, la vallée d'El- Hammam s'embuait de vapeurs floues.
Au-dessus, sculpté en plombagine sur le firmament blême,
le Zaccar olympien était un monstre fossile. Plus rares, les
bruits devinrent moins distincts. Entre deux cumulus, une étoile
s'alluma.
Oubliant la distance qui me séparait
de l'hôtel, fondu à l'atmosphère que je buvais de
tous mes pores, docile à l'incantation de l'ombre et du mystère,
longtemps je restai là, écoutant, regardant, plein d'une
béatitude impossible à traduire. Lorsqu'enfin je rentrai,
éclairé par le phare de la lune ascendante, je scandai
ce quatrain au rythme de mon pas :
" Loin du tumulte vain
des cités délétères,
De l'homme et de ses jeux, de l'homme
et de ses fanges
Tel qu'en moi-même enfin
la Nature me change,
Je suis le plus heureux
des vivants de la terre! "
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