ALGER, au temps des Turcs, n'était pas éclairé.
Il était défendu, d'ailleurs d'y circuler après huit
heures du soir. Les délinquants étaient punis de 500 coups
de bâton ou, s'ils étaient aisés, d'une forte amende.
Le quartier Ketta-Redjel (du Coupe- Jambes), nom dont, on fait Katarougil,
était ainsi dénommé en raison de ce que, chaque soir,
une nouba en partait qui jouait une retraite interdisant la circulation
- coupant les jambes - comme disait le peuple.
Au début de l'occupation, les Européens durent se servir
le soir dans les ruelles, de ballons vénitiens.
L'éclairage officiel était en 1831, des plus modestes. Il
comportait 38 falots, dont 20 seulement pour les rues, le reste pour les
cours des administrations ( En 1836, la ville fut dotée
de 120 réverbères - système Bordet et Marcet - que
l'on plaça sur la place du gouvernement et dans les rues de Bab-Azoun,
Bab-el-Oued et de la Marine).
Cet éclairage primitif ne coûtait pas moins de 9.000 francs,
par an (Archives de la Bibliothèque Nationale. Correspondance de
l'Administration Civile avec le Grand Quartier général).
Le long des rues existaient devant chaque maison, des auges à immondices
établies en saillie, que l'on fit disparaître dès
la conquête à cause de l'infection qu'elles occasionnaient.
Ces auges, recouvertes d'une voûtelette, recevaient les détritus
de la rue que chaque propriétaire était tenu de faire disparaître
des abords de sa porte, sous peine de bastonnade ou d'une amende.
La ville en 1830 comptait 150 fontaines dont la plupart étaient
des fondations pieuses. Il y avait, en outre en certaines rues, des jarres
scellées dans les murailles, qu'on remplissait d'eau régulièrement.
Il s'en trouvait à la porte de toutes les casernes et des établissements
publics, et aussi dans l'épaisseur du mur des auges susmentionnées,
que nettoyaient les employés du Caïd el Chouara.
Le nombre des numéros des rues, données après 1830,
était bien plus considérable que celui actuel. La rue Bab-Azoun
arrivait jusqu'au numéro 461. Cela tenait à ce que le numérotage
avait été fait par portes. L'entrepreneur chargé
du travail avait trouvé son compte à numéroter toutes
les ouvertures (Pichon).
Alger possédait en 1830, 60 cafés maures. Le plus beau était
celui situé rue de la Marine, près de la Mosquée
de la Pêcherie. On l'appelait Kahoua Kebira
(le Grand Café). Son nom fut donné à la partie de
la rue où il se trouvait. Le moka à cette époque,
ne coûtait en cet établissement, qu'un sou les deux tasses.
Comme aujourd'hui, les métiers se groupaient en certaines rues.
Toutefois, les corporations d'artisans n'étaient pas nombreuses.
Les amins de ces corporations étaient tenus de verser au Dey une
taxe. Cette taxe datait du jour où Duquesne avait imposé
la ville d'une contribution.
Les principales corporations industrielles étaient celles des cordonniers,
des tisserands, des brodeurs, des fabricants de tapis. Il y avait aussi
celle des potiers et des briquetiers. Les briques du pays étaient
faites avec de l'argile bleue. La Casbah, le Fort l'Empereur furent construits
avec ces briques. Lors du bombardement de ce dernier fort, la poussière
dégagée par le choc des projectiles était telle que
les artilleurs turcs en étaient aveuglés.
Le commerce, sous les Turcs, était l'objet d'une surveillance assez
active. Les fraudeurs étaient traités avec la dernière
sévérité.
Les vendeurs à faux poids, par exemple, subissaient le cruel supplice
du poignet coupé. La main enlevée était suspendue
à leur cou. On les forçait ensuite à monter - â
rebours - sur un âne, puis ils étaient ainsi promenés
à travers la ville.
Une des originalités d'Alger consistait dans le nombre considérable
de ses mendiants.
Chose curieuse, c'était un droit reconnu à ceux-ci par les
juges musulmans, d'exiger l'aumône des personnes qui les avaient
habitués à la recevoir de leurs mains.
Un indigène qui cessa, un jour, de remettre à un mendiant
son obole quotidienne, se vit cité en justice par ce dernier, et
condamné par le Cadi à lui verser les aumônes en retard
et aussi à lui continuer ses dons charitables.
***
En raison de l'incertitude où l'on était
au sujet du sort d'Alger (on ne savait si la France conserverait sa conquête),
la Colonie, après deux ans d'occupation, ne ressemblait encore
qu'à un bivouac.
Les Maures croyaient à notre départ prochain et les Juifs
en cette prévision se rapprochaient d'eux. A chaque coup de tambour,
à chaque coup de canon, on se demandait : "Faut-il partir?"
Aussi s'inquiétait-on peu de créer des transactions sérieuses:
les nouveaux arrivés ne commerçaient pas mais plutôt,
rapinaient.
Cependant, bien que non fixée sur son avenir, la population d'Alger
eut garde d'oublier de se distraire.
Presque au lendemain de la prise d'Alger, en effet, l'autorité
dut décider la création d'un théâtre qui fut
aménagé, rue de la Marine, puis rue du Soudan.
Bientôt un cirque fut installé près de la mer, à
un kilomètre de la ville. On y arrivait par un chemin traversant
des champs de cactus, d'aloès, de citronniers et d'orangers (Carpentier,
1832) ( Au-delà du faubourg Bab-Azoun.).
Des fêtes champêtres étaient en outre données
dans les faubourgs où, les dimanches, des bals avaient lieu. Le
clou de ces fêtes était l'ascension d'un ballon ou l'explosion
d'un feu d'artifice.
A Mustapha-Pacha (quartier voisin du Champ de Manoeuvre)
se trouvaient des guinguettes agrémentées de tonnelles.
On s'y rendait en vinaigrette, pour cinquante centimes.
Parmi les cafés de la ville, il y avait : le Café du Nouveau-Monde,
sur la place du Gouvernement; celui de Paris, rue Bab-el-Oued; celui de
la Marine, dans la rue de ce nom. En 1837, un café dit de la Perle
fut installé dans la maison Duchassaing (partie Nord de la rue
Bab-Azoun).
Des commerçants, de nombreux officiers ( "Ce
qui étonne à Alger, c'est, dit Carpentier, le nombre des
officiers beaucoup plus considérable que les cadres ne l'exigent.
On pourrait avec le surplus, pourvoir pour tous les grades, deux régiments
entiers .") s'y rendaient chaque jour. Mais ces établissements
ne présentaient encore qu'un piètre aspect.
Il n'en était pas de même des temples de Vénus, très
nombreux déjà ( Nous reproduisons, à
ce propos, le plaisant récit de Carpentier, relatif à l'administration
du deuxième Gouverneur de l'Algérie : "Un
général (le général Clauzel) s'informa scrupuleusement,
lorsqu'il arriva en Afrique, de l'état moral de l'armée.
Il apprit bientôt que le climat et l'inaction développaient
chez le soldat d'impérieux besoins. Un chef imprévoyant
eût peut-être vu se rengtveler le tableau de cette armée
étrangère qui, au temps de nos discordes civiles, vint au
secours d'un parti, suivie d'un superbe troupeau de chèvres ornées
de beaux rubans, et que nos bons paysans prenaient dans leur simplesse
pour des provisions de bouche. Le général français
eut l'idée sage de faire attacher sur-le-champ à chaque
régiment, un certain nombre de femmes de bonne volonté,
à titre de blanchisseuses, de cantinières, de cuisinières,
etc..."), dont les prêtresses étaient
d'une jeunesse excessive.
Cependant, peu à peu, la confiance en la continuité de notre
occupation s'affirma. Quelques négociants s'établirent.
La maison de confections Descous eut alors le plus grand renom. De nouvelles
constructions à la française, furent élevées
sur les ruines de quartiers mauresques. Les premiers édifices furent
: l'actuel Hôtel de la Régence, à M. de Latour du
Pin, et la maison Duchassaing ( Duchassaing, nom d'un
conseiller municipal d'Alger qui devint dans la suite, maire de Kouba).
En 1839, trente-neuf arcades avaient été construites sur
une longueur de 800 mètres.
Dans le monde officiel, des soirées furent données, où
parmi nos officiers et nos fonctionnaires, figurait le haut commerce.
Plusieurs Juives y parurent, au nombre desquelles, Mlle Bacri dont la
fine beauté faisait l'admiration de tous et dont la grâce
native s'était tout de suite harmonisée aux toilettes parisiennes
qu'elle avait été la première fille de Jéhovah
à arborer ici.
Bavoux décrivit de façon intéressante, l'une de ces
soirées qui eut lieu à la Mairie.
Voici quelques passages raccordés, de son récit :
"La galerie supérieure était occupée par les
Maures et les Juives. La toilette de celles-ci était resplendissante:
toute leur poitrine apparaissait couverte de paillettes et de plaques
d'or. Cela était éblouissant aux lumières. Elles
étaient coiffées du sarmah, sorte de bonnet de Cauchoise
placé à peu près horizontalement sur le derrière
de la tête. (Le sarmah est souvent long de deux pieds et demi).
Cette coiffure, construite en fil de fer, est recouverte d'étoffes
plus ou moins riches, de drap d'or quelquefois. Cet appareil très
gênant, n'était porté que par les femmes mariées,
les jeunes filles ayant un bonnet grec fort élégant, avec
une bride en or qui passe gracieusement sous leur cou."
"Le sarmah des Juives ne peut être qu'en argent; les mauresques
seules ont le privilège du sarmah en or. Cette faveur toute spéciale,
était sous l'ancien gouvernement, accordée à une
seule Juive : Madame Bacri, femme du fameux Bacri de l'Histoire Algérienne."
L'auteur ajoute : "C'est à l'oeil, un spectacle pénible
que celui de ces pauvres femmes obligées de baisser le front, les
yeux fixés à terre ou levés difficilement sous le
poids qui charge leur tête. On ne s'imagine pas l'embarras de ces
longs tuyaux qui s'entrelacent et se choquent, et forcent celles qui les
portent à s'asseoir de côté, sur les banquettes alignées
le long de la muraille."
Dans les salons de la galerie étaient réunis séparément,
d'une part, les Juifs et les Juives, et, d'autre part, les Maures. Aucune
Mauresque ne s'y trouvait.
Le coup d'oeil du bal était on ne peut plus original avec le mélange
des costumes indigènes, des brillants uniformes de l'armée
et de la marine, avec le luxe des toilettes, l'éclat des perles
et des fleurs répandues à profusion. Et cette originalité
s'accentuait de la diversité des types féminins qu'offraient
la Française, fine et gracieuse; la Juive belle et placide; l'Espagnole
piquante et pétillante.
Maintenant - en passant - quelques brefs détails d'ordre économique.
Afin d'aider le lecteur à se faire une idée de ce qu'était
la vie à Alger, au lendemain de la conquête, nous reproduisons
ci-dessous quelques-uns des conseils et renseignements que nous avons
relevés en un "Guide des Etrangers", qui parut ici en
1832 (par P. Carpentier).
"...Ne pas confier ses bagages, en débarquant, au premier
indigène venu. On fera bien de donner la préférence
aux Nègres. Ils sont complaisants et se contentent d'un salaire
assez modique."
"La seule formalité légale à remplir à
l'arrivée, est de se rendre à la Mairie (rue
Socgemah) et d'y déclarer le motif de son séjour."
Hôtels recommandés :
"Hôtel de l'Europe, près
de la rue Bab-el-Oued."
"Hôtel de Paris, rue Bab-el-Oued."
"On y aura le logement et la nourriture pour 3 fr. 50 et 4 francs
par jour (Avant 1830, la vie était encore à
meilleur prix. On avait un cent d'ufs pour 1 fr.20 et un mouton
pour 2 fr.50(Bavoux). En 1837, le prix de ce dernier article s'était
élevé de 0 fr. 50.)."
"Beau restaurant : rue de la Marine, Aux
Frères Provençaux."
Le vin y est à bon marché. Dans les principaux établissements,
il est à discrétion.
"Rue de la Marine: petites chambres pour 12 francs par mois"
"Recommandation importante : Ne pas apporter de billets de banque
dont le change serait difficile et coûteux."
"La petite monnaie est très recherchée. On perd jusqu'à
20 centimes par pièce de 5 francs pour s'en procurer."
Mais reprenons la description de l'ancienne cité barbaresque (
La superficie de l'ancien Alger était de 50 hectares 53 ares, auxquels
étaient à ajouter 4 hectares 09 ares de l'Amirauté,
ce qui donnait un total de 54 hectares 62 ares Sa population était
de 40.000 habitants. 4.000 Turcs et 14.000 Maures émigrèrent
après l'occupation. Les 6.000 Juifs qui s'y trouvaient demeurèrent.
La ville comprenait environ 4.000 maisons. A rappeler à ce propos,
que la population arabe de l'Algérie double en 34 ans augmentant
de 60.000 sujets chaque année. La population juive double en 30
ans. (Nouvelle Revue. Août 1924).), cité alors,
d'étendue restreinte.
La longue rue
Bab-Azoun était, comme aujourd'hui, l'une des plus animées
de la ville.
Bien différente cependant, était de la rue actuelle, l'ancienne
voie d'El-Djezaïr. Bien différente, et par le pittoresque
de ses maisons et par l'étroitesse de sa chaussée. Le tracé
primitif de cette voie, que l'on croyait disparu, à tout jamais,
s'est, en 1912, révélé aux Algerois étonnés,
au cours des fouilles profondes que fit exécuter la Municipalité
dans toute la longueur de la rue, pour la mise en place des canalisations.
Même chose eut lieu dans les rues Bruce, de la Lyre et de la Marine.
La rue Bab-Azoun, qui n'avait que cinq à six pieds de large, fut
la première livrée au pic militaire.
Dans l'intérêt de la défense, l'autorité interdit
en 1832, en cette rue, les balcons, les miradors, les vérandas,
enfin toutes les saillies pouvant gêner le tir de l'artillerie.
Elle portait en son cours, différents noms provenant, en partie,
du commerce et des diverses industries qui s'y exerçaient.
Cette rue s'appelait ainsi, près de la porte d'Azoun: Souk-es-Semarin,
souk des Maréchaux-Ferrants; Souk-er-Rahba,
marché aux grains. En son milieu: Souk-Kherratin,
souk des Tourneurs. Près de la place du Gouvernement : Souk-el-Kébir,
le Grand Souk. Une liste détaillée de ses dénominations
sera donnée plus loin.
Il y avait dans cette rue ( Nous ne mentionnons que
pour mémoire ces édifices dont l'histoire se retrouvera
en cet ouvrage.) :
Le Bagne des Chrétiens (devenu actuel N° 11). En
ce bâtiment, le Dey élevait des lions qu'il destinait aux
souverains de l'Europe. La Caserne des Lions, installée là,
plus tard, rappela quelque temps ce souvenir par son nom.
La Caserne Kherratine, qui devint
en 1830 l'Hôpital civil ( Un hôpital civil
avait été créé auparavant dans une mosquée
de la rue des Consuls. En ce point de la rue Bab-Azoun furent installés,
en 1855, le Trésor et la Poste qui se trouvaient antérieurement,
rue Jean-Bart.), et dont l'emplacement est déterminé
par les actuelles rues Boza et de l'Aigle.
La Caserne du Parc (N° 21 actuel).
La Caserne des Buveurs-de-Petit-Lait,
qui devint l'Hôpital militaire, puis Collège. (Ce dernier
établissement se trouvait antérieurement dans la rue des
Trois-Couleurs). La "Rachbah", marché aux grains ( Le
fermier du droit sur les grains était, en 1830, Bou Derbach qui,
pour cela, payait à l'Etat une redevance de 52.000 francs.),
où passe la rue Littré.
A l'angle de la rue Bouza (aujourd'hui rue Palmyre), se trouvait la fontaine
Bouza. Il y avait là, aussi, le fondouk de l'Huile. Ce lieu était
dénommé Souk-elKébir, en 1830; Souk des Kabyles,
en 1563; Souk des Marchands de Sel, en 1650. Il porta encore au XVIèrne
siècle, les noms de: Souk des Potiers, Souk des Tailleurs.
A l'entrée de l'actuelle rue Palmyre, sur l'emplacement de la maison
Duchassaing était la Mosquée des
Paresseux, appelée ainsi, rapporte Devoulx, en raison
de l'heure tardive à laquelle y était dite la prière
du Dohor, commencée ailleurs à une heure.
Dans la rue Bab-Azoun, près des portes, se trouvait l'une des deux
plus grandes synagogues ( La
principale synagogue se trouve aujourd'hui sur la place Randon,
devenue " du Rabbin Bloch ". Elle y fut édifiée
en 1855 et inaugurée en 1865, uvre de MM. Vialar, Sorbier,
Rattier et Lefebvre. Les ciselures sur pierre et sur plâtre sont
de Latour. Les ciselures sur bois, de Magdonel. Le gros oeuvre coûta
120.000 francs. Peut contenir 1.100 personnes.
Le nom de "Rabbin Bloch" qui fut donné à l'ancienne
place Randon est un hommage rendu au dévouement du rabbin qui,
sur le front, au cours la grande guerre, sacrifia sa vie pour obtenir
à un soldat chrétien mourant, l'eucharistie dont remise
lui fut faite, en un poste voisin.).
L'autre était près des portes Bab-el-Oued, rue Bisson :
la synagogue El-Ghideur, de remarquable
décoration.
Il y avait en tout, quatorze synagogues ( 17 en 1832
(annuaire de la dite année).). C'était dans la
partie basse de la ville comprise entre ces deux portes, qu'était
le quartier juif. Rappelons que la rue Sainte ( Ce fut
dans la rue Sainte, à la synagogue Serfati, que commença,
en 1805 le grand massacre des juifs, qu'avait provoqué la protection
officielle accordée à ceux-ci par Mustapha-Pacha.)
s'appelait, en 1700, rue des Juifs, et que les Bains-Juifs se trouvaient
au-dessous de l'actuelle rue Palmyre, en une descendante rue Boza primitive
(altération de Bouza), dont le nom a été donné
à une autre voie proche de celle-ci.
Une vue de ces Bains-Juifs, dont une partie a été conservée
dans les sous-sols de l'Hôtel de Ville, a été reproduite
dans les premiers Feuillets d'EI-Dzezaïr, livre II.
Disons ici que d'intéressants détails furent donnés
sur cet immeuble par le rabbin Bloch. Celui-ci rapporte en effet, dans
son ouvrage sur la Communauté israélite d'Alger, qu'en 1783,
le bain maure de la rue Boza fut pris en location au Dey par Abraham Bouchara,
chef de la nation juive, et par un de ses coreligionnaires, Jonas Tabet.
L'opération fut inscrite au nom de la Communauté.
On pensait que cet établissement, placé au centre du quartier
juif, réussirait mieux que celui réservé aux Israélites,
près de la porte Bab-el-Oued, lequel entraînait pour ceux-ci,
l'obligation désagréable de passer à l'aller et au
retour, devant une caserne de Janissaires.
Contrairement aux prévisions, l'affaire ne réussit pas.
La Communauté refusa d'endosser l'acte signé de Bouchara
et de Tabet. Une action judiciaire s'en suivit, qui dura longtemps. Enfin,
en 1801, après la mort de Bouchara, gain de cause fut donné
aux héritiers de l'ancien chef de la nation juive ainsi qu'a ceux
de Tabet, décédé depuis quelque temps.
Bouchara n'avait exercé ses hautes fonctions que jusqu'au 3 février
1800, époque à laquelle il fut destitué pour avoir
répudié sa femme qu'il trouvait trop âgée,
et épousé ensuite une toute jeune fille (Bloch).
- Mais poursuivons
A l'angle des rues actuelles de Chartres et Bab-Azoun, existait un îlot
de maisons juives qui avait noms : dar Djarki,
dar Ouardja, dar Aloua.
Près de là, se trouvaient le bagne dit de "la
Taverne Tmakin", la rue Tmakin et le Souk-el-Srir (petit
marché). Tout proche, était le quartier el Koudakdjia (des
Armuriers).
Parallèlement à la rue Sainte, montait une ruelle qui devint
rue du Marteau en 1832, et de nos jours, escalier Saint-Louis.
Cette ruelle menait à un massif compact de maisons qui ne communiquaient
entre elles que par l'intérieur. Sur l'emplacement de cet îlot
fut créée la place de Chartres qui s'étendit jusqu'au
quartier Kebatiya (des fabricants de cabans), où s'élève
aujourd'hui le Temple Protestant. Cette place fut, en 1847, agrémentée
de douze orangers, de plusieurs bananiers, et d'une belle fontaine à
deux vasques, dont les débris, après avoir figuré
au Parc d'Isly ont été réunis dans le nouveau square
de l'esplanade Bab-el-Oued, où s'érigèrent aussi,
les colonnes de l'ancienne porte d'Isly.
Dans la moderne rue Bab-Azoun, une chose intéressante parut, vers
1850, que nous tenons à signaler ici. Il s'agit de l'inscription
romaine qui se trouve à l'intersection de cette voie et de celle
du Caftan.
Cette pièce épigraphique a une grande valeur aux yeux des
archéologues parce que seule, elle rappelle le nom d'Icosium porté
dans l'antiquité par cette ville, et fait mention du Conseil municipal
d'alors :
Cette inscription est relative à un monument élevé
ici en l'honneur d'un personnage important, et dont la dépense
fut supportée par le père de celui-ci. En voici la traduction.
A Publius Sittius Plocamianus,
L'Ordre des Icositains.
Fils de Marcus, de la tribu Quirina,
Marcus Sittius Ccecilianus, fils de Publius
Pour son fils très pieux.
Cet honneur étant reçu, a remis la dépense. |
Cette pierre, qui est la pièce d'identité
de l'ancien Alger, fut trouvée, par hasard, en 1844, parmi les
ruines d'une maison de la Casbah, par un cloutier de la rue de Chartres
à qui pendant des années, elle servit d' enclume. A la mort
de celui-ci, la pierre fut employée dans la construction de la
maison formant l'angle gauche des rues Bab-Azoun et du Caftan. Par bonheur,
les ouvriers placèrent le texte en dehors. Afin de la protéger,
le Comité du Vieil Alger, en 1905, a fait encadrer cette intéressante
inscription de baguettes de céramique.
La
porte d'Azoun s'ouvrait tout près de là, porte
près de l'emplacement de laquelle, en 1910, le précité
Comité fit apposer une plaque de marbre dont voici le texte
A quelques pas d'ici
Le 25 octobre 1541, le Français
Pons de Balaguer,
Dit Savignac,
Porte - Etendard
Des Chevaliers de Malte
Qui firent partie
De l'expédition dirigée
Par Charles - Quint,
Contre Alger,
Vint, sous une grêle de traits,
Planter sa dague
Dans la porte d'Azoun,
En disant;
"Nous reviendrons!"
Prophétie qui se réalisa
Le 5 juillet 1830,
Avec l'armée
Du général de Bourmont.
|
On vient de prendre connaissance de quelques-uns des noms
divers qu'avait avant la conquête, la rue Bab-Azoun. D'autres rues
portaient aussi plusieurs dénominations. (Une liste en sera donnée
plus loin).
Les voies d'Alger étaient autrefois désignées de
noms pittoresques que leur avaient donnés depuis des siècles,
les indigènes, et qu'on eut le grand tort de ne pas conserver.
Ceux par lesquels la fantaisie administrative les remplaça furent
peu souvent, hélas! appropriés au cadre original qui les
reçut!
C'est ainsi que la rue Ben-Ali, dans la Casbah, où se trouve le
cimetière séculaire de ce nom, fut dénommée
rue de l'Empereur, puis rue Mirabeau! (enfin, rue N'fica, en évocation
d'une princesse inhumée là).
Mieux inspirés que nous, les indigènes continuent, entre
eux, à désigner les rues de l'ancienne ville par leur nom
primitif. Ils dénomment encore aujourd'hui - par exemple - Zoudj-Aïoun
le bas de la rue de la Casbah, où se trouvaient jadis deux fontaines.
Djebel (montagne), la haute ville que nous avons improprement appelée
: la Casbah. Djebila (la Petite Colline), le quartier dominant la rue
Lellahoum. Ka-esSour (le Pied du Rempart), les rochers des Bains Nelson.
Dans la banlieue : Aïn-erReboth (la Fontaine de l'Attache), le Champ
de Manuvre, sur un point duquel les Janissaires immobilisaient leurs
montures.
Quelques
appellations du passé furent, il est vrai, par nous
conservées, mais alors combien dénaturées! Citons,
dans le nombre: la rue Socgemah dénommée, en arabe : Souk-el-Djama
(le Marché du Vendredi); la rue du Locdor, jadis, El-Akhdar
(rue Verte); la rue Orali, dont le nom complet était Ben-Kour-Orali
(la rue du fils d'Ali le Boiteux); la rue du Sahara, forme altérée
de En-Nsara (les Chrétiens), pour lesquels était
fabriqué là un pain particulier; rue de la Selle, dénomination
qui, à la Conquête, remplaça celle d'El-Azel (le
miel) denrée qu'on vendait près de la porte d'Azoun; la
rue Gagliata, de son vrai nom: Khetch-Khaliata (la proue de la
Goélette); la rue du Sabbat, en réalité : rue Aïn-es-Sebath
(Fontaine de la Voûte).
Avec leurs dénominations anciennes, ces rues ont encore perdu depuis
l'occupation française, une grande partie de ce charme qu'elles
tenaient non seulement de leur architecture première tant faussée
après 1830, mais encore des êtres qui y circulaient. Hommes,
femmes, enfants, vêtus de façon bien plus originale qu'à
présent, s'y pressaient - dans les plus importantes du moins -
au milieu d'une confusion de chevaux, de mulets, d'ânes et de chameaux
donnant à ces voies un caractère unique.
Et c'était encore l'apparition curieuse des innombrables marchands
forains, immobiles et hiératiques, au pied d'un mur ou d'une colonne,
regardant, avec impassibilité, derrière leurs denrées,
défiler la foule grouillante et bruyante.
Mais qu'a fait notre civilisation de tout ce pittoresque!
Veut-on connaître l'aspect que présentaient, il y a cent
ans, les rues les plus fréquentées d'Alger? Le capitaine
Barchou de Penhoën, alors aide-de-camp du général Berthezène,
fit de celles-ci une intéressante description.
Voici ce qu'il dit des rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued :
" Des boutiques de toute sorte, mais surtout de barbiers, les garnissent
des deux côtés dans toute leur longueur... Une foule sans
cesse renouvelée, de Juifs, de Maures, de Turcs, de Bédouins,
de Koulouglis, de cavaliers, de fantassins, d'artilleurs, d'officiers
et de soldats, se pressant, se coudoyant en tous sens, les encombrait
du matin au soir. Il fallait un quart d'heure pour faire dix pas."
"D'un lieu élevé, par exemple de l'intérieur
d'une boutique, on voyait les têtes de tout ce monde, si diverses
de traits, de couleur et d'expression, tellement rapprochées, qu'elles
paraissaient se toucher; elles coulaient, elles roulaient à vos
pieds comme une rivière, comme un torrent fantastique dont les
flots exhalaient le plus étrange bruissement : c'étaient
des cris, des jurements, des imprécations en dix langues diverses...
C'était la confusion de Babel ( Les rues Bab-Azoun
et Bab-el-Oued n'avaient alors que le quart de la largeur qu'elles présentent
actuellement.)".
Bolle dit, d'autre part : "Dans ces rues où la circulation
est des plus intenses, on n'entend que ces mots : Balek! Aguarda! ce qui
vent dire : Attention ! " et l'auteur ajoute "Chose étonnante,
on rencontre, en ces rues, de nombreuses Juives, mais fort peu de Mauresques".
Les maisons arabes piquaient naturellement la curiosité des nouveaux
arrivés par leur architecture, mais ce qui intriguait surtout ceux-ci,
c'était l'apparition continuelle de cette main de Fatmah qu'on
voyait au-dessus de chaque porte, et Bolle nous apprend que les Européens,
après en avoir cherché la signification, trouvèrent
que cette marque indiquait dans les maisons la présence d'une fille
à marier! En réalité, cette représentation
reproduit l'empreinte qu'a la bataille de El-Berd, imprima sur son voile,
la fille du Prophète, après avoir trempé sa main
dans le sang, cela, pour ranimer l'ardeur des fidèles de son père.
Ce devint dès lors un signe de ralliement.
- Et quelle transformation, le soir, en ces mêmes rues devenues
subitement calmes!
On eut dit de vrais dortoirs. " Elles sont, la nuit, dit Bavoux,
bordées de gardiens que l'on voyait allongés devant les
boutiques closes, abrités sous des auvents. On heurte à
chaque pas des corps " ( Cette garde nocturne était,
sous les Deys, confiée officiellement aux Biskris.).
Par instant (détail d'une antérieure description), surgissaient
dans l'obscurité, des clartés colorées de ballons
de papier que portaient des passants attardés, car les ruelles
d'Alger, on l'a vu, n'étaient alors que rarement pourvues de réverbères.
Parfois, d'une fenêtre grillée et illuminée, s'échappait
le brouhaha d'une fête intime mêlé à des résonances
étouffées de tam-tam et de derboukas, tandis qu'au loin,
sur les pavés bleus de la rue, se faisait entendre le pas d'une
patrouille militaire qui arrivait.
Et de nouveaux ballons colorés succédaient aux premiers,
semant au long des voies, leur originalité. A ce propos nous préciserons
qu'au temps des Turcs, les seuls musulmans eurent, tout d'abord, le droit
de circuler de nuit, avec des lanternes. Les chrétiens furent,
par tolérance, admis à faire de même. Quant aux Juifs,
on ne leur permettait que l'emploi d'une chandelle tenue à la main,
que le vent pouvait éteindre à tout instant, ce qui, en
raison de l'édit interdisant de circuler le soir en ville, sans
éclairage, procurait aux soldats du guet, le joyeux prétexte
de bâtonner les infortunés, mis malgré eux en contravention
avec la loi.
***
Mais ces ruelles bizarres que leur étrangeté
eut dû faire conserver intactes, n'eurent pas l'heur de plaire aux
nouveaux occupants. Ceux-ci dépaysés en cet orientalisme,
supportèrent mal leur exiguïté, leur ombre presque
permanente - défauts pourtant si heureux, sous ce climat africain.
On souhaita bien vite le remaniement, l'agrandissement de ces voies dont
on ne tarda pas à altérer la si séduisante physionomie.
Et ce fut avec joie qu'on vit se réaliser des alignements sans
grâce et des étendues qu'envahit librement le soleil.
Disons tout d'abord qu'en dehors de la ville fut créée l'Esplanade
Bab-el-Oued ( Lieu dénommé : Djeban at
Bachaouat (cimetière des Pachas).), où les remblais
et les travaux de nivellement firent disparaître une grande quantité
de tombeaux, parmi lesquels : les mausolées de marbre des deys
Mustapha, Ali, et les koubas de divers saints. (Voir à cimetières
Musulmans.)
Intra-muros, les destructions eurent pour objet la création
de la placé d'Armes (place du Gouvernement), qui entraîna
la disparition de tout un intéressant quartier d'El-Djezaïr,
où se trouvaient la Mosquée Es-Sida et le Souk des Orfèvres.
(Voir à place du Gouvernement).
L'élargissement de plusieurs rues, opération qui causa également
bien des ruines.
-- Les rues de la Marine, Bab-el-Oued et Bab-Azoun, où passaient
avec difficulté les canons et les mulets chargés, virent
de la sorte, nombre de leurs curieuses boutiques situées en saillies
sur la chaussée, disparaître sous le pic militaire. Maints
cafés maures, maintes échoppes de barbiers perdirent en
cette circonstance leurs banquettes de faïences, leurs auvents sculptés,
leurs balustrades extérieures de bois découpé.
La nécessité de créer un espace libre entre les deux
portes d'Azoun fit, dès le début, songer à entamer
ce coin d'une originalité toute particulière.
-- Comme on le verra à l'article "Portes et Remparts",
la sortie d'Azoun s'effectuait par une première porte faisant suite
à la rue Bab-Azoun, puis par une seconde située sur la droite.
L'espace intermédiaire était toujours en deçà
de l'enceinte.
Parlant des boutiques adossées, en ce lieu, à la contre-escarpe,
le capitaine du Génie Attard disait, dans son rapport, du 23 mars
1831, que toutes étaient à démolir, à l'exception
toutefois de la chapelle de Sidi-Mansour et aussi du grand platane légendaire
( En dépit de protestations nombreuses, ce platane
plusieurs fois centenaire, fut détruit, le 11 octobre 1853, pour
l'élargissement de la chaussée. On le vendit au prix de
120 francs, à un ébéniste à qui il rapporta
105 quintaux de bois.) qui ombrageait délicieusement
cette entrée de la ville. On s'occupa en même temps de dégager
la petite place Massinissa, récemment créée là,
qu'occupait un marché de Kabyles. Celui-ci fut transporté
sur une place de l'extérieur. Mais où le bouleversement
fut grand, où les ruines s'accumulèrent non moins nombreuses
que sur le sol de la nouvelle place d'Armes, ce fut le long de la Casbah.
Là, des rues entières disparurent pour l'isolement de cette
forteresse et pour la percée du boulevard de la Victoire.
Cette oeuvre de destruction que justifiaient alors des raisons de défense,
mais qui l' altérait, combien déjà! la physionomie
du Vieil El-Djézaïr, allait, malheureusement pour le pittoresque
de celui-ci, se poursuivre pendant bien des années encore. Elle
n'a pas pris fin de nos jours.
ent,
-- Bolle, peu épris d'archaïsme, écrivait après
les premiers travaux du pic civilisateur en ville :
"L'élargissement de la rue de la Marine et l'ouverture de
la place du Gouvernement donnent une impression d'espace, mais celle-ci
s'efface bien vite. Deux couloirs pratiqués sous la Jénina
( les rues du Divan et de l'État-Major))
vous mènent à la ville arabe, et c'est alors l'oppression
des rues étroites."
"A peine a-t-on franchi le passage, que le coup d'oeil change tout
à coup. Les rues ne sont plus larges et droites, mais tortueuses
et étranglées au point de n'avoir que six pieds de largeur.
Celle qui, de la place du Divan, mène au Palais du Gouvernement,
n'a pas plus de quatre pieds."
Bavoux faisait des constatations analogues au sujet de la rue des Consuls
qui, dit- il, "n'avait que quatre-vingts pieds de large, avec des
maisons se rejoignant à peu de distance du sol. "
Et des appréciations du même genre furent par d'autres, émises
sur la rue Philippe, dont la presse, en 1860, réussit à
faire supprimer la curieuse voûte d'entrée, opération
d'où résulta la ruine d'une partie de la maison particulière
d'Hussein, qui ensuite fut pourvue d'une façade par les soins de
l'Administration.
Ah! pourquoi les conquérants de 1830 s'obstinèrent-ils à
vivre en cette cité qui leur déplaisait tant et au sein
de laquelle tant de transformations maladroites n'aboutirent qu'à
des enlaidissements irréparables, alors qu'il était tout
indiqué de créer une ville nouvelle à l'entour du
rivage de Mustapha, création par laquelle eut été
sauvé le merveilleux et unique pittoresque d'El-Djezaïr!
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