Djenan Ali Raïs
(description de 1909)
Combien peu, parmi les villas des temps barbaresques,
dont l'orientalisme sourit dans la verte banlieue algéroise,
ont été conservées intactes en leur forme primitive,
par leurs nouveaux propriétaires !
Ne pense-t-on pas que la possession de ces précieux échantillons
d'architecture locale que ne protège aucun édit, crée
aux détenteurs une obligation morale : celle d'en respecter le
style et de les transmettre dans leur originale beauté, à
la postérité ?
Il est à reconnaître cependant que l'adaptation aux habitudes
occidentales, d'un home fait pour la vie musulmane, nécessite
parfois, certaines transformations de détail. Mais avec quel
tact alors, doit agir l'architecte pour ne pas défigurer la délicate
chose qu'on lui confie !
Hélas! combien de jolies villas furent à jamais gâchées
par le manque de goût de ceux qui voulant y réaliser une
réformation pratique, ne réussirent qu'â accomplir
une déformation lamentable ! Combien furent irrémédiablement
déshonorées sur l'inspiration lamentable de leur propriétaire
!
Les Médicis, n'est-il pas
vrai, ne sont pas légion à notre époque ?
Au nombre de celles, le mieux conservées autour d'Alger, est
à citer Djenan Ali Raïs
qui se trouve dans le coquet village d'El-Biar
dont les nombreux patriciens turcs, villégiaturant en ses vallons,
avaient fait jadis, une manière d'Eden.
Blottie à l'ombre d'arbres centenaires, elle semble dans le silence,
songer à son passé. C'est le nom d'un renommé corsaire
d'El-Djezaïr qu'elle porte !
Sa destinée fut dans la suite d'appartenir à des familles
bourgeoises de l'ancien- siècle dernier, au Bach-Agha Ben Ali
Cherif, de Chellata. Elle devint plus tard la propriété
du riche américain Macklay qui la fit restaurer par l'habile
architecte, Bucknall, puis, du vicomte de Vercelli de Ranzy ( La
possède aujourd'hui, M. Hill Loa', qui tient à lui conserver
sa physionomie première, et y réside avec sa famille.).
Veut-on à son sujet quelques lignes de description ? Mais comment
ne pas donner tout d'abord, à l'admirable parc qui l'environne,
à ces pins où la gent ailée se multiplia sans cesse,
toujours protégée par les maîtres de céans
- à cette spacieuse et cristalline pièces d'eau que raye
l'hirondelle au passage, à cette curieuse colonie de bambous
poussés en une large excavation donnant en son curieux milieu,
l'illusion d'un coin de jungle - à ce verger de centaines d'arbres
où, orangers, citronniers, mandariniers constellés de
fruits éclatants, embaument l'air de leurs senteurs pénétrantes
!
On erre délicieusement sous ces allées de cèdres,
d'eucalyptus, de palmiers, de cocotiers qu'enserent de folles montées
de lierres. Certes, les Raïs savaient donner un digne cadre à
leurs loisirs, à leurs plaisirs intimes !
On s'attarde volontiers en cet extérieur d'ombrages.
Soudain, en sa retraite végétale, vous apparaît
la blanche Sultane, la séduisante villa qui, en vraie fille d'Orient
qu'elle est, dissimule ses grâces sous des voiles, voiles d'un
particulier attrait, que tisse pour elle la coquette nature.
Djennan Ah Raïs impressionne à l'arrivée, autant
par le charme de sa physionomie que par le mystère qui l'enveloppe.
Aucun bruit, aucun mouvement. Parfois seulement, la voix d'un piano,
qui semble un écho lointain. La première fois que j'y
vins, les accords d'une mélodie orientale vibraient dans l'air
frais, pénétré des parfums du jardin; on eût
dit rame même de la solitaire demeure s'exhalant en ce chant...
Visitons à présent cette attirante résidence.
Voici à l'entrée, un ravisant berceu fleuri appuyé
sur les blancs piliers; dans le fond, un jet d'eau pleuvillant sur son
bassin, au delà, le jardin du harem; auprès, une galerie
qu'avoisine une tapisserie de bignones fraîches écloses,
dont les pendeloques de son oranger, semblent des pièces de joaillerie.
Voyons les parties basses de l'édifice. C'est ici, la salle des
gardes aux supports frustes, là, l'entrée d'un souterrain
où auraient été retrouvés des chaînes,
un squelette. Ce sont encore diverses salles meublées à
l'avenant de leur caractère, et que décorent avec des
fines faïences d'Italie, des cheminées harmonisées
au style de la maison, par l'emploi d'encadrements de pierre sculptées,
ayant formé jadis le cintre de portes anciennes. Et voici l'escalier
contourné, aux gracieux revêtements d'émail, au
long duquel ont été disposé avec art, d'élégantes
pièces de décoration arabe. A la partie supérieure,
c'est avec ravissement que l'oeil considère ces salons, ces galeries,
ces cours à arceaux, avec leurs broderies murales, reproduites
de l'Alhambra, leurs faïences de Delft, de Sicile, d'Espagne, leurs
bois ciselés, leurs cuivres ajourés, leurs tentures de
soie, leurs tapis précieux, leurs meubles incrustés, et
aussi leurs plantes rares épanouies en des vases de haut prix.
Et c'est encore la séduction des baies en ogive ouvertes sur
le dehors avec leurs échappées, leurs perspectives savamment
calculées, sur le jardin dont la pittoresque végétation,
on le constate à chaque instant, vient familièrement s'étendre
sur la maison, caressant, enlaçant colonnes et chapiteaux, recouvrant
d'une luxueuse parure de corolles, la blanche vêture des murs
séculaires, improvisant aux fenêtres, des tendelets, des
stores de fleurs, des velums de feuillage, car c'est bien la caractéristique
de cette villa, d'associer continuellement son charme intérieur
à celui de la végétation qui l'entoure.
On considère longuement ce délicieux
ensemble, confondant son admiration en un sentiment de reconnaissance
envers ceux qui, dans l'accommodation de cette villa aux nécessités
de la vie nouvelle, surent si heureusement lui éviter les tristesses
d'une transformation à l'européenne. Et l'on pense alors
aux soeurs infortunées de celle-ci, mentionnées au début,
qui s'offrent aujourd'hui, si laides, si ridicules, sous l'odieux travestissement
dont les déshonora la pitoyable ignorance de leurs
nouveaux maîtres.
Ben-Siam
Cette villa, située à l'entrée
de Birkadem, et qui appartint à M. Tachet, négociant à
Alger, puis à M. Chevalier, est aujourd'hui la propriété
de M. VÜST.
Elle était en 1830, propriété de la famille Ben
Siam. Mahmoud Oulid Braham ben Siam, de
Miliana, Mustapha Oulid Braham ben Siam, en résidence
à Tétouan, et la soeur de ceux-ci, Aïcha ben Siam,
étaient possesseurs des cinq sixièmes que l'Etat français
séquestra.
Le dernier sixième fut laissé à la dame Khadoudja,
fille du Sid Abd-er-Rahman ben Siam, qui était tutrice du Sid
Mohammed et du Sid Ali, ses enfants, tous deux fils du Sid Abd-er-Rahman
ben el-Raïs-Karbila.
La campagne avait une superficie de 6 hectares 75 ares. Un acte de 1836
la désigne ainsi :
"Campagne composée de deux corps de bâtiment réunis
par un mur d'enceinte; d'un terrain de 6 hectares 75 ares, planté
d'un verger détruit en grande partie par la troupe; d'une vigne
totalement détruite, et d'un petit jardin planté d'orangers,
situé entre les deux pavillons et la noria".
Un magnifique pin séculaire qui en décore l'entrée
est le dernier vestige d'un gracieux bois existant là, jadis.
En 1831, "Ben-Siam" fut occupé par un escadron de spahis
réguliers. Un camp y fut aussi installé, en son voisinage,
qu'on dénomma : Camp de Birkadem.
Le 17 décembre 1833, la partie libre du. jardin Ben-Siam fut
louée pour une rente annuelle de 350 francs, par ses co-propriétaires
à M. Amédée Rousseau, notaire, pour le compte de
Mme Forcinal, femme d'un lieutenant-trésorier de gendarmerie
d'Alger (dont la caserne se trouvait au n° 8 de la rue du Croissant).
Le lieutenant Forcinal était un ancien Garde du Corps du Roi.
L'État en 1835, proposa à Mme Forcinal la location de
"Ben-Siam", au prix annuel de 1.500 francs. La propriétaire,
qui demandait 2.000 francs, finit par accepter cette somme.
En 1836, le quartier Ben-Siam comprenait : 6 officiers, 137 hommes et
118 chevaux.
En 1840, le "Grand Pavillon" de la villa fut attribué
à un Maréchal de camp ( II
y avait à cette époque quatre maréchaux de camp
hors d'Alger, à Birkadem, à Maison-Carrée, à
Douéra et à Blidah.). Les officiers qui y logeaient
furent installés en des annexes qu'on construisit. L'aménagement
nouveau de ce pavillon çoûta 1.600 francs.
En 1845, la famille Ben Siam sollicita du Gouvernement la main-levée
du séquestre prononcé contre sept de ses membres. (Cette
famille comprenait alors douze personnes).
Le groupe des requérants représentait trois branches.
Soliman, Hamdan et Mouni, enfants de Mohamed Khodja et de Aïcha
bent Siam constituaient la première; Mohamed ben Siam, la deuxième;
Mustapha, Fatma et Zohra ben Siam, la dernière.
Soliman et Hamdan étaient, l'un Hakem, l'autre Khodja, à
Miliana.
Ils étaient demeurés fidèles à la France
et avaient la recommandation du duc d' Isly.
Il fut établi qu'ils n'eurent pas de relations avec
Abd-el-Kader en 1839, et que, surpris par la guerre à
Miliana, ils ne purent retourner à Alger. Jugés comme
suspects, ils furent condamnés à de fortes peines pécuniaires,
puis emprisonnés, dépouillés de leurs biens, et
exilés avec leurs enfants et leur soeur Mouni, chez les Beni-Menasser
qui les maltraitèrent. Ils ne durent leur salut qu'au Marabout
Sidi Abd-el-Kader ben Omar, qui leur fournit les moyens de revenir à
Miliana.
II fut établi d'autre part, que Mohammed ben Siam nous était
demeuré fidèle, lui aussi. Vieux, infirme, ruiné
par nous et par l'Emir, il menait une vie malheureuse.
Quant à Mustapha, Fatma et Zohra, on reconnut qu'ils n'étaient
nullement "émigrés". A notre arrivée
en Algérie, ils vivaient à Tétouan, où ils
résidaient depuis plus de dix ans, ainsi que l'attesta le Consul
français de cette ville.
Le Ministre de la Guerre, duc de Dalmatie, accorda la restitution sollicitée.
La famille Ben Siam possédait entre autres biens, la Caserne
de Gendarmerie qui se trouvait au n° 8 de la rue du Croissant.
La résidence des Ben Siam est aujourd'hui à
Hussein-Dey, en une villa à laquelle s'attache la
mémoire du Bach-Agha, fait Grand Officier de la Légion
d'Honneur, et où habite actuellement son fils, conféré
de même du titre de Bach-Agha.
Cette villa, très élégamment mauresque, et entourée
d'un remarquable jardin, recèle des souvenirs historiques des
plus intéressants, parmi lesquels : une pendule héritée
d'Hassan-Pacha, des armes incrustées d'or, dons du duc d'Orléans,
du Maréchal de St-Arnaud, un coffret portant une dédicace
sur cuivre, du prince Napoléon.