-----Emir paradoxal, l'Algérie d'aujourd'hui
en a fait sa grande figure nationaliste lui donnant même la place
que naguère, du temps de la France, nous offrions à Bugeaud.
-----Le 5 juillet 1966, l'Algérie
organisera en grandes pompes le retour des cendres de l'Émir et
son inhumation au carré des Héros du cimetière d'ElAlia
à Alger. L'aurait-il souhaité ? Rien n'est moins sûr.
Retiré à Damas où il mourut en 1883, il conservait
une grande fidélité à la France et la plus totale
indifférence à l'Algérie. Protégeant les chrétiens
lors de l'insurrection de Damas en 1860, l'Europe le couvrira d'honneurs.
-----Napoléon III, qui rêvait
de constituer un Empire arabe souhaitait y mettre l'Emir à sa tête.
Ce dernier refusera. En 1870, il désavoue son fils qui a rejoint
la révolte en Algérie.
-----Abd-el-Kader rêvait d'une réconciliation
des trois religions monothéistes. Il la verra se développer
en Algérie et l'admirera. Voici ce qu'écrit sur lui, Nasser,
descendant direct du grand Émir, ami de la France après
la guerre d'Indochine.
-----"Tout enfant, à Damas, je
jouais avec mes frères dans une belle cour à l'intérieur
du palais syrien, qu'habitait ma famille. Je me rappelle bien cette cour,
pavée de marbre blanc et rose, ornée au centre d'un bassin
alimenté par un jet d'eau, avec, sur les côtés des
massifs de jasmin et des plantes vertes.
-----Ah ! cette cour de mon enfance, pleine
de fraîcheur et de soleil, d'odeurs et de couleurs, de clameurs
d'enfants et de chants d'oiseaux. Parfois essouflés de nos jeux,
nous marquions une pause. C'était l'occasion de solliciter un vieux
serviteur, un merveilleux vieillard doué d'une mémoire remarquable
et d'un incomparable talent de conteur.
-----"Raconte-nous une histoire,Abou
Léhyé ! La plus belle de tes histoires.
------je ne connais pas, disait-il, de plus
belle histoire que celle de mon maître l'Emir Hadj Abd-el-Kader
Ben Mahi-ed-Din, votre aïeul, mes enfants, le grand Abd-el-Kader,
que j'ai eu l'honneur de servir dans ce palais, il y a bien longtemps.
Vous avez d'ailleurs le témoignage de ses hauts faits d'armes dans
le musée, installé dans le grand salon avec ses armes, ses
selles et ses portraits.
- ----- Il venait dans cette courAbou Lehyé
et tu lui racontais des histoires ?
------ Oh non ! mes agneaux, j'étais
tout jeune à l'époque et avec mon père je m'occupais
de ses chevaux ;les plus beaux chevaux de Syrie et donc du monde appartenaient
à l'Emir. Mon meilleur souvenir de cette époque, c'est de
l'avoir aidé à secourir les Chrétiens lors du grand
massacre de Damas. Hadj Abd-el-Kader est intervenu alors pour les sauver,
car disait-il "L'homme de bien s'honore en protégeant le faible
et le malheureux, surtout s'il s'expose au danger". Nous pressions
de questions le brave homme : "C'était la guerre ? ------Tu
as combattu, toi aussi, Abou Léhyé ?
------ Ça s'est passé dans
cette cour ?
------ Il y a eu beaucoup de morts ?"
-----En souriant,Abou Lehyé élevait
ses mains en signe d'apaisement. "Du calme ! Jeunes cabris. Vous
le savez, je vous l'ai déjà raconté. Votre aïeul
avait été un grand chef de guerre en Algérie, l'Emir
au cheval noir, le Commandeur des Croyants. Pendant dix-sept ans, il avait
lutté contre l'armée française, qui était
la plus puissante du monde à ce moment. Puis il avait été
vaincu par le nombre. Il avait demandé l'aman aux militaires français,
qui l'avaient traité avec beaucoup d'égards parce qu'il
avait été un adversaire loyal. Mais les politiciens l'avaient
gardé prisonnier pendant cinq années. C'est alors que le
nouvel empereur des français Napoléon III, l'a libéré.
El Hadj Abd-el-Kader a été reconnaissant aux Français
de lui avoir rendu sa dignité d'homme libre et il est devenu leur
ami. C'est alors qu'il est venu vivre à Damas.
------ Raconte-nous la guerre de Damas, puisque
tu y étais.
------A l'époque, il y avait beaucoup
de haine chez certains Musulmans, les Druzes, contre les Chrétiens.
Dans les rues des enfants accrochaient des croix aux queues des chiens
pour qu'elles traînent dans la poussière et ils insultaient
les Européens. Mon maître avait plusieurs fois mis en garde
les consuls des pays d'Europe contre les agissements d'Ahmed pacha, le
gouverneur turc de Damas, un chien, qui a été fusillé
par la suite pour sa mauvaise conduite, mais on ne l'avait pas écouté.
Un jour, en plein été, on apprend qu'il y avait eu de terribles
massacres dans la plaine de la Bekaa au Liban, tout près de Damas.
Du coup, la folie gagne notre ville. Partout on tue, on pille, on brûle.
Partout du sang et des flammes, des gens terrorisés, qui appellent
au secours. L'EmirAbd-elKader était à Doummar, sa résidence
d'été. Il rameute tous ses hommes, fait seller les chevaux
et galope jusqu'ici. J'étais avec lui et je n'avais pas peur, parce
que je savais qu'avec lui j'avais la baraka !
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-----A peine arrivé,
il convoque tous les Algériens de Damas, un millier d'hommes. Il
court au Consulat de France et interpelle le consul : "Tu m'as dit
que partout où flotte le drapeau français, c'est la France
?
------ Oui, lui répond le consul
- -----Alors, prends ton drapeau et plante-le
sur ma maison, pour qu'elle devienne la France".
-----Il ramène chez lui tous les diplomates
: de France, de Russie, d'Autriche, de Grèce. Il envoie deux de
ses fils, Mohammed et Hachemi, avec des cavaliers pour sauver les Chrétiens
et disperser les égorgeurs à coups de crosses et de plats
de sabre. Ces Algériens étaient des guerriers, les voyous
fuyaient à leur vue.
-----J'ai accompagné l'Emir quand
il a été, luimême, chercher les communautés
religieuses : les prêtres, les moines, les religieuses et les enfants
des écoles chrétiennes. Tout le monde venait ici, il y en
avait partout.
-----Dans cette cour aussi,Abou Léhyé
?
-----Bien sûr, dans cette cour il y
avait des soeurs avec des petites filles. Dans tout le palais, on organisait
des cuisines, des dortoirs, des infirmeries.
-----L'Emir était toujours debout
et actif. Il a obligé Ahmed pacha à ouvrir sa citadelle
parce qu'à un moment on était trop nombreux ici. Il a sauvé
quinze mille vies humaines, il en a hébergé et nourri quatre
mille dans ce palais. Accompagné de ses fils, il s'asseyait devant
la grande porte et payait cinquante piastres pour chaque Chrétien
qu'on lui amenait et c'était son propre argent qu'il donnait. Chaque
fois qu'il passait dans cette cour, tout le monde se précipitait
pour lui baiser les mains, toucher son burnous. On le bénissait
et on pleurait, mais alors c'était de joie et de reconnaissance.
Lui, toujours souriant, montrait le ciel et le drapeau, qui flottait au
vent et disait : -----"C'est Allah qui
vous guide et c'est la France qui vous protège". Mais les
gens répliquaient "Oui, Seigneur ! mais c'est toi, qui nous
sauves". Plus tard, le calme est revenu. Les soldats turcs sont venus
mettre de l'ordre et les Chrétiens sont repartis dans leurs maisons,
ou du moins dans ce qu'il en restait. Personne n'a jamais oublié
la noble conduite de votre aïeul. Tous les pays d'Europe lui ont
adressé des messages de félicitations et des décorations,
des poèmes et des cadeaux. L'empereur des Français lui a
fait apporter une belle croix d'honneur avec un grand ruban de soie rouge.
-----Plus tard, quand il recevait des gens
qui disaient du mal de la France, parce qu'elle avait perdu la guerre
contre la Prusse, l'Emir Abd-el-Kader sortait quelques minutes puis il
revenait avec sa belle écharpe sur son burnous et les gens se taisaient,
conscients d'avoir été insolents et blessants.
-----Voilà, jeunes poulains, la belle
histoire de votre arrière-grand-père. Allez jouer maintenant,
mais rappelez-vous toujours ce magnifique exemple de courage, de fidélité
et d'honneur".
-----Avec mes frères,
nous avons retenu la leçon d'Abou Lehyé. Nous avons choisi
de devenir fils de France à un moment difficile. Six descendants
d'Abd-el-Kader, après avoir été élèves
du Prytanée Militaire sont passés : quatre par Saint-Cyr,
un par l'école de l'Air, un par Centrale de Lyon. L'un de nous,
Ali, est tombé au combat en Indochine le 15 mars 1949, pour la
France et pour maintenir l'honneur chevaleresque des Abd-el-Kader".
Nasser Abd-el-Kader
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