-----------Au
cours des recherches qui aboutiront bientôt à la publication
d'un ouvrage sur " L'enseignement primaire en Algérie, de
1830 à 1962 ", notre " G.E.R. Enseignement " s'est
trouvé à la tête d'une documentation précieuse
et si riche que nous n'avons pu en exploiter toutes les ressources.
-----------Il nous a semblé intéressant
d'en extraire quelques pages qui permettront aux algérianistes
de comprendre l'intérêt de ce travail destiné comme
je l'ai dit, peut-être un peu trop souvent, mais à cause
de ma conviction profonde, à sauver de l'oubli tant de labeur,
de dévouement, de large compréhension humaine que les membres
de l'enseignement ont dispensé sans compter pour aider les populations
déshéritées dont ils avaient la charge à s'adapter
au monde moderne qui, pour eux, représentait tant d'embûches.
-----------Pour ma part, je me cantonnerai
dans le sujet que j'ai traité - " la scolarisation des filles
musulmanes ", avec l'aide de tant de documents fournis par les membres
de l'Amicale des anciens instituteurs d'Algérie ou trouvés
aux Archives d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence. Je n'en retiendrai que quelques
aspects... pour donner aux lecteurs le désir de connaître
l'évolution de ce problème.
-----------Avant
la venue des Français en Afrique du Nord, l'enseignement des filles
était à peu près inexistant (1-
Dans la Régence, fréquenter l'école est un privilège
réservé aux seuls garçons, scolarisés à
Alger dans la proportion de 20 p. 100 environ. Les filles, qu'elles soient
musulmanes ou juives, font leur éducation à la maison. Elles
apprennent à tenir le ménage, coudre, filer, tisser la laine...
"Pierre Boyer : La vie quotidienne à Alger, à la veille
de l'intervention française, Hachette, 1963. ).
-----------Quelques
fillettes appartenant à des milieux bourgeois fréquentent
des ateliers de broderie où une personne également de la
bourgeoisie leur enseigne de fins travaux de broderie, les bonnes manières,
parfois, mais rarement, des rudiments de lecture, quelques bribes du Coran
et d'innombrables dictons où se concentre la sagesse populaire
et se reflètent les croyances et superstitions des milieux féminins.
Quelquefois, les familles notables faisaient donner des leçons
particulières à la maison. En aucun cas les petites filles
du peuple et de la campagne ne recevaient la moindre instruction. "
(2 Notes documentaires et études, no 344 L'enseignement des musulmans
en Afrique du Nord.Secrétariat d'Etat à la Présidence
du conseil et à l'Information. 5 juillet 1946. )
-----------Enseigner
les filles musulmanes présentait une difficulté majeure
: les coutumes islamiques maintenaient la fillette sous l'autorité
paternelle jusqu'à son mariage qui la plaçait alors sous
l'autorité maritale. D'où son statut de " perpétuelle
mineure ".
-----------Comment
décider les familles à confier leurs fillettes à
des éducatrices étrangères ? Question épineuse
entre toutes qui n'a pu être résolue qu'avec précaution
et délicatesse.
-----------Etre
passés du refus ombrageux des premières années de
la " conquête " à l'afflux massif des fillettes
à la veille de l'Indépendance, n'y a-t-il pas une sorte
de miracle ?
-----------De
l'école-ouvroir de 1845 aux lycées techniques de 1962 avec
leurs C.A.P. divers - quel chemin parcouru que nous allons jalonner par
quelques textes intéressants.
-----------En
1845 surgit une personnalité étrange, Mme Luce, dont les
Cahiers du centenaire de l'Algérie (VI Art antique et art musulman
en Algérie) nous donnent un portrait fort idéalisé.
-----------"
En 1845 se révélait une admirable institutrice, Mme Luce,
celle qu'avec ses élèves nous devons proclamer la grand-mère
de l'art algérien.Vie de pure abnégation et de désintéressement
passionné ! Mme Luce n'a jamais rien demandé. C'est à
ses risques et périls - un document officiel le précise
- qu'elle a créé, à Alger, en 1845, la première
école-ouvroir indigène. Mme Luce, d'une intuition vive et
agile, retrouva toutes les finesses de la broderie turque. Elle forma
plusieurs générations de disciples que sa grande âme
et son art attachèrent à notre cause. "
-----------Portrait
flatteur, mais fort controversé par Yvonne Turin (3) qui, avec
un parti-pris évident, voit en elle une sorte d'intrigante intéressée
qui sut tirer profit pour elle-même de son initative originale.
-----------Il
n'empêche qu'un texte de 1863 nous donne quelques détails
savoureux sur les suites de cette initiative (4).
-----------"
C'est à Mme Luce qu'on doit le premier essai de civilisation appliquée
aux femmes islamites. Cette dame, frappée des bons effets que commençait
à produire, pour les garçons, l'école arabe-française,
alors dirigée par M. Depeille, entreprit d'attirer chez elle un
certain nombre de petites Mauresques et de leur donner, avant la connaissance
des divers travaux à l'aiguille, quelques notions de lecture et
d'écriture françaises. Des leçons de calcul y furent
ajoutées, et les premiers résultats parurent assez concluants
pour décider le gouvernement à subventionner l'oeuvre.
-----------"
Elle reçut le nom d' " Ecole arabe-française pour les
jeunes filles musulmanes ". Une maison lui fut gratuitement affectée
pour local, dans la rue de Toulon. Mme Luce reçut, en qualité
de directrice, un traitement de quinze-cents francs. Des indemnités
proportionnelles furent instituées en faveur de trois sous-maîtresses.
On alla jusqu'à défrayer la nourriture des élèves
dans l'intervalle des classes. Enfin, y compris les dépenses accessoires,
le crédit alloué dépassa douze mille francs par an.
"
-----------Mais
qu'arriva-t-il ? Les musulmans ne voulurent pas de compagnes qui "
dépassaient déjà sensiblement le niveau de leurs
coréligionaires ".
-----------"
Il nous faut des femmes et non des cadis pour épouses ", disaient-ils.
Cette hostilité à l'instruction des femmes amena une autre
pionnière, Mme Barroil, à ouvrir, " parallèlement
" à l'école de Mme Luce, un atelier où les jeunes
filles arabes apprendraient, à l'exclusion de tout autre art, les
menus travaux qui sont du ressort de la femme. Ce nouvel établissement
réussit au-delà de toute espérance. Les Maures ne
se firent plus scrupule de lui confier leurs filles ou de lui demander
leurs épouses, et telles furent bientôt sa vogue et son importance
que, non seulement le gouvernement consentit à la patronner, mais
qu'il résolut de l'adopter pour modèle.
-----------L'école
arabe-française de Mme Luce fut convertie en ouvroir et l'ouvroir
de Mme Barroil mis sur le même pied que l'établissement de
Mme Luce. Or, voici quel est en substance le règlement des deux
institutions, règlement consacré par un vote du conseil
général dans sa séance du 18 septembre 1861
-----------o
Les travaux à l'aiguille forment le principal ----objet
d'éducation des ouvroirs. Néanmoins, les directrices sont
autorisées à donner, sur la demande des parents, des leçons
de lecture et d'écriture françaises, ainsi que des notions
élémentaires de calcul, à leurs élèves.
-----------o
L'Administration fournit à chacun des deux établissements
le local et cent bourses d'apprentissage. Le prix de la bourse est fixé
à cinq francs par mois, dont trois attribués à l'élève
et deux à la directrice.
-----------o
La durée de l'apprentissage est de deux années. Les jeunes
filles sont admises à en profiter depuis dix ans jusqu'à
seize inclusivement. Celles qui restent dans l'ouvroir à l'expiration
de leur apprentissage sont rétribuées suivant leur habileté
et la nature de leur travail.
-----------o
Les ouvroirs sont placés sous la dépendance du bureau de
bienfaisance musulman et sous la surveillance d'un comité de dames
patronnesses au nombre de sept, dont cinq françaises et deux musulmanes.
Les directrices sont en outre tenues d'avoir des conductrices, agréées
par le comité, pour accompagner les jeunes filles à l'aller
et au retour. "
-----------La
petite fille de Mme Luce, Mme Luce-Ben-Aben, a continué son oeuvre
jusqu'à sa mort, en 1915. -----------Elle
l'a complétée par la conservation de broderies anciennes
qui avaient été réunies dans deux salles du Musée
des Antiquités d'Alger qui portaient son nom et par l'établissement
de modèles nouveaux devenus le premier fonds du " Cabinet
de dessin de l'Académie ".
-----------En
1901, dans Le monde moderne, Paul Crouzet décrit l'ouvroir
de Mme Luce-Ben-Aben. C'est une description qui -mérite d'êtrreproduite
dans son intégralité pour en évoquer l'atmosphère
(5).
-----------"
Tous les matins, arrivent, amenées par une conductrice qui va les
chercher dans leurs demeures respectives, une trentaine de jeunes filles
de six à quatorze ans, munies chacune d'un petit panier à
maigres provisions. La régularité n'est pas leur première
vertu car au moindre événement dans leur famille, à
la moindre fête religieuse ou matrimoniale dans celle des autres,
elles font défection pour passer parfois plusieurs jours et plusieurs
nuits à pousser de joyeux youyous. Aussi, le jour de la rentrée,
ne pourra-t-on attendre d'elles qu'un paisible sommeil sur le métier.
-----------"
Même si elles sont bien reposées elles n'abattent pas beaucoup
de besogne, non seulement parce que leur travail est lent et délicat,
mais surtout parce que la plus grande activité de la femme mauresque
est toujours un peu nonchalante. En vain leur surveillante, la bonne Mme
Midy, s'époumonne à crier : " Fissa ! " (vite).
L'excitation ne dure pas. J'en ai entendu qui disaient à leur voisine
-----------"
- Bats-moi pour que je travaille. "
-----------Mais
vient le moment de la récréation après celui du déjeuner,
le jeu ne chôme pas. Les osselets sont un de leurs plaisirs favoris
et quelquesunes y sont d'une très grande adresse.
-----------"
Tout à coup, dans la matinée, un grand remue-ménage
se produit. Toutes, rapides et rivales, quittent leur métier et
grimpent l'escalier en criant joyeusement : " Lella Ben Aben. "
-----------"
C'est, qu'au premier étage, elles viennent d'apercevoir, penché
sur la balustrade, le visage de la directrice.., et les voilà toutes
autour d'elle comme une grappe, les unes lui baisant les mains, les autres
lui jetant à son cou de fraîches, petites et odorantes guirlandes
de jasmin ou de fleurs d'oranger.
-----------"
Mais, désormais, le travail est sérieux. La directrice distribue
les tâches, donne un conseil, corrige les fautes ; elle-même
trace les dessins, choisit les couleurs et doit marquer, par un petit
point de soie, la teinte de chaque partie de l'ornementation. Sur le tissu
ainsi préparé, les jolies têtes brunes se pencheront
de longs jours, les doigts effilés courront avec autant de patience
que de prestesse, avant qu'apparaisse dans tout son éclat le moindre
petit carré de broderie. "
-----------C'est
à partir de ces ouvroirs que, peu à peu, se dessine une
oeuvre fort intéressante : la rénovation des arts mineurs
en Algérie. L'école-ouvroir indigène devient un "
conservatoire des arts mineurs algériens ".
Mme Missié, à Kalaa, s'efforce de restaurer l'industrie
locale, après une étude attentive des plantes tinctoriales
du bled. Mme Saucerotte, à Constantine, Mme Saëton, à
Tlemcen, parviennent à retrouver des modèles qui étaient
tombés en décadence.
-----------Dès
1890, à Constantine, on faisait des broderies d'argent sur soie,
dès 1898, à Chellala, 1900, à Constantine, 1902,
à Bougie et Aït-Ichem, on tissait des tapis. Puis chaque école
reçut sa mission de résurrection appropriée aux traditions
locales
------------
Constantine, Sétif, Bougie rénovent le tapis du Guergour
;
------------
Mostaganem, Orléansville celui de Kalaa ;
------------
Djelfa, Aïn Mahdi, Reibell les tapis de Djebel-Amour ;
------------
en Kabylie on se spécialise dans le tissage berbère.
-----------"
C'est dans quelques " écoles-ouvroirs " que l'art du
tissage a atteint une perfection, une maîtrise, une envolée
d'activité créatrice, dignes des plus hauts éloges.
Le tapis et la broderie deviennent ici une véritable manifestation
d'art. Les ouvroirs d'Alger, de Blida, de Constantine et d'Oran pour ne
citer que ceux-là, ont produit des oeuvres d'une puissante et rare
originalité. L'un d'eux, notamment, présenta à l'Exposition
des arts décoratifs de 1926 des tapis berbères d'une formule
entièrement renouvelée, qui obtint à Paris le plus
vif succès... " (6)
-----------Si
l'on atteignait ce but d'intérêt général ce
n'était qu'une conséquence lointaine ; la préoccupation
immédiate, plus utilitaire et d'intérêt pratique était
la possibilité d'amélioration des conditions de vie indigène.
-----------"
Les écoles-ouvroirs ne visent pas, il est utile de le préciser,
à la production industrielle, mais à l'apprentissage. Leur
formation terminée, les jeunes filles indigènes quittent
l'école ; mais elles peuvent, elles doivent continuer à
travailler chez elles. L'école les y aide, en leur transmettant
des commandes, en leur fournissant même les matières premières
nécessaires, en surveillant aussi leur travail et en leur assurant
ensuite des prix rémunérateurs. C'est là une organisation
très intéressante de travail à domicile : l'OEuvre
d'assistance sociale postscolaire. Elle permet à de nombreuses
femmes indigènes de vivre de leur travail. " (7)
-----------Ce
travail à domicile a été organisé, encouragé,
surveillé par l'école telle directrice de cours complémentaire
d'enseignement professionnel me disait avoir consacré régulièrement
deux heures chaque jour après la classe aux visites qu'elle faisait
pour guider le travail de ses anciennes élèves. C'est ce
dévouement inlassable qu'il me semble important de souligner.
Parallèlement, le Gouvernement général institue l'"
Artisanat indigène " dont le programme a été
précisé ainsi par le gouverneur général Pierre
Bordes
" L'action de la Maison de l'Artisanat se développera en faveur
de la femme indigène. Elle devra viser à mettre à
sa portée les moyens propres à lui permettre d'exercer chez
elle un métier.
-----------"
De cette femme arabe, disait-il encore, qui, dès son âge
nubile, vit enfermée au domicile paternel ou au foyer conjugal
et qui, de ce fait, ne saurait, la plupart du temps, devenir ouvrière
travaillant en atelier, s'efforcer de faire un artisan au vrai sens du
mot, c'est-à-dire, après lui avoir enseigné la pratique
d'un métier manuel, 1a mettre à même de travailler
chez soi pour son compte ; dans ce dessein, lui fournir un métier
à main, en lui en facilitant l'accession en toute propriété
; lui faire l'avance des matières premières nécessaires
à la confection de ces ouvrages ; guider ces travaux ; enfin, lui
assurer la vente régulière des produits de son industrie,
telle sera, avec ses modalités essentielles d'intervention, la
tâche impartie à la Maison de l'Artisanat. " (8).
-----------Mais
si l'éducation des filles semble s'orienter essentiellement vers
l'artisanat, ce serait en négliger un aspect important qui deviendra,
à son tour, essentiel par la suite, de ne pas envisager les progrès
parallèles de leur instruction.
-----------C'est
après la Première Guerre mondiale, dans la période
1918-1923, que ces progrès dans les écoles de filles deviennent
très sensibles.
-----------Auparavant,
la résistance des pères de famille avait empêché
toute décision d'ensemble et n'avait permis que des réalisations
sporadiques puisque le décret du 18 octobre 1892 prévoyait
que...
|
|
-----------"
En dehors des écoles enfantines ouvertes aux enfants des deux sexes,
des écoles réservées aux filles pourront être
établies dans les centres européens ou indigènes
lorsqu'elles seront demandées par les autorités locales
d'accord avec la majorité des membres musulmans de l'Assemblée
algérienne. "
-----------Désormais
l'enseignement féminin a de chauds partisans dans la population
musulmane.
-----------Dans
certaines localités, on s'ingénie à trouver des solutions
de fortune : ainsi à Tabarourt, dans les écoles de garçons,
on reçoit les filles en dehors des heures de classe normales ou
pendant les jours de congé hebdomadaire.
-----------Une
évolution se dessine. " En diverses régions, sans cesser
d'apprécier hautement l'enseignement ménager et pratique
et sans dédaigner l'apprentissage d'ouvrages manuels, ils en viennent
à attacher une plus grande importance à l'instruction proprement
dite, particulièrement à la connaissance du français.
"
-----------Un
texte important nous fait connaître l'évolution de la mentalité
des musulmans sur ce problème : le 28 mai 1923, le secrétaire
général de l'Association des instituteurs d'origine indigène
en Algérie adressait une lettre au recteur de l'Académie
d'Alger pour demander la création d'écoles de filles indigènes
partout où il existe déjà des écoles de garçons.
Nous ne citerons ici que quelques passages de cette lettre
-----------"
Malgré les efforts louables qui ont été
faits depuis une trentaine d'années, malgré le dévouement
des maîtres, l'école française n'a exercé qu'une
influence insuffisante sur la vie familiale des indigènes... Nous
voyons, en effet, la jeunesse indigène des écoles désorientée
au moment de son entrée dans la vie... Nos meilleurs élèves,
en quittant l'école ne tardent pas, par suite de l'influence de
leur milieu, à perdre le bénéfice des leçons
qu'ils ont reçues... Cette situation pénible serait certainement
plus rare le jour où les jeunes gens indigènes des deux
sexes recevraient la même instruction française. "
-----------(Signé)
Zenati, instituteur adjoint à Constantine.
-----------Ainsi,
l'élite masculine qui avait bénéficié de l'instruction
française (n'oublions pas que la demande émane d'instituteurs)
se rendait compte de la nécessité d'instruire les filles.
-----------Je
n'entrerai pas dans le détail de l'évolution de l'enseignement
des filles musulmanes ; signalons seulement qu'aux ouvroirs de la première
heure succéderont de " vraies écoles " dont le
cours technique n'est plus qu'une annexe, et les fillettes y apprendront
le français, le calcul et les autres matières enseignées
dans les écoles primaires élémentaires. Mais l'évolution
sera lente, au point que les programmes ne seront fixés qu'en 1934
et, dans les douars, les maîtresses rencontreront encore bien des
résistances.
-----------Et
pourtant, le courant favorable à la scolarisation des filles s'accentue.
Après la Deuxième Guerre mondiale, on note une augmentation
importante des effectifs féminins qui passent de 21.679 en 1939
à 38.879 en 1946. 300 classes nouvelles pour les filles sont ouvertes
en 1945-1946.
-----------Le
rapport de M. Cheffaud, vice-recteur de l'Académie d'Alger en 1947,
est très significatif à cet égard. Il faut, dit-il,
" éviter à l'avenir une dissociation sociale dangereuse
entre le jeune Algérien et sa future compagne... L'évolution
de la mentalité musulmane ayant créé le désir
nouveau d'amener les enfants des deux sexes à un niveau de culture
sensiblement égal, il est devenu essentiel de multiplier les créations
d'écoles de filles et d'en aménager les programmes de manière
à donner aux femmes arabes ou kabyles, en même temps qu'une
expérience réelle des choses du ménage (couture,
cuisine, puériculture), assez de connaissances générales
pour ne pas en faire les associées inégales de leurs maris.
" (9)
-----------Et,
peu à peu, l'école des filles attire les enfants. Les "
rentrées " voient affluer tant de demandes de parents que
les écoles ne sont plus assez nombreuses ni assez grandes. Il y
a là un succès extraordinaire de notre enseignement. Le
temps n'est pas loin où, après avoir tant résisté,
on nous reprochera de n'avoir pas assez scolarisé les filles. Dans
la masse des documents, je prendrai un seul exemple, mais combien significatif,
émanant de Mme Cornuey, chargée d'école puis directrice
de l'école de filles de BarakiAlger, 10e arrondissement, commune
dortoir comptant 1.000 Européens et 4.000 Musulmans. Cette école
a passé d'une classe de 50 élèves à neuf classes
avec cantine, soit 450 oélèves environ et deux cours d'adultes
filles de 25 à 30 élèves chacun.
-----------"
La population musulmane était très attachante et le meilleur
esprit de camaraderie a toujours régné dans mon école,
même aux jours les plus noirs.
-----------"
Elle était " école pilote " pour la lutte contre
le trachome ; le personnel mettait tous les jours des gouttes dans les
yeux des élèves malades. Le médecin scolaire est
venu tourner des films et nous avons eu, sous sa conduite, des médecins
turcs et yougoslaves qui venaient constater les résultats et s'inspirer
de nos méthodes.
-----------o
Un journaliste américain est venu filmer les élèves
en récréation car Européens et Musulmans jouaient
ensemble (1960).
-----------o
Notre école était parrainée par la mairie de Saint-Gaudens
(HauteGaronne). Le maire était venu la visiter avec une délégation
des maires de France.
-----------o
Aux vacances de 1958 avec un groupe d'élèves, deux Européennes
et seize Musulmanes, nous avons effectué un premier voyage par
avion, la télévision était au rendez-vous. Les filles
étaient heureuses ; au retour elles m'ont dit : " Nous ne
nous voilerons jamais ". Ce qui a été vrai d'ailleurs.
-----------o
En 1959, nous avons effectué un deuxième séjour.
Toute la population musulmane était très fière et
j'ai été très touchée de la confiance des
parents. J'avais la responsabilité de jeunes filles de quatorze
et quinze ans (cela est très important, quant à l'évolution
de l'état d'esprit des pères musulmans, par la confiance
absolue qu'ils témoignent à la directrice). Elles fréquentaient
les cours d'adultes, n'ayant pas été scolarisées
normalement. Elles avaient confectionné jupes, chemisiers, chemises
de nuit dans les cours de couture. Cela a été une réussite.
-----------J'ai
toujours gardé des contacts avec de nombreux élèves,
filles et garçons, j'étais tenue au courant des mariages
et naissances, même après l'indépendance. La plus
fidèle, c'est Nadia A. Elle a quitté l'école en 1958,
après le certificat d'études. J'ai gardé des contacts
très amicaux avec elle ainsi qu'avec ses parents. Après
l'indépendance, ayant eu mon adresse, elle 'm'a tenue au courant
de sa vie : mariage, premier enfant, deuxième, troisième,
quatrième, cinquième. Pour Noël, nous échangons
des cadeaux. D'Algérie : dattes, loukoums, articles d'artisanat,
babouches, sacs, ceinturons de cuir pour mes petits-enfants. De France
: poupées, voitures-jouets qui sont accueillis, me dit-elle, avec
ravissement, articles de layette pour les naissances.
-----------Je
vous ai fait un roman. Je suis intarissable quand il s'agit de mon métier
et des joies qu'il m'a apportées.
-----------J'ai
reçu de nombreuses lettres après l'indépendance où
des amis musulmans nous demandaient de revenir... Ils avaient " besoin
" de nous. "
-----------En conclusion
de cette brève évocation de la scolarisation des filles
musulmanes nous pouvons dire que, par les efforts conjugués de
l'Administration et du personnel enseignant nous sommes parvenus, en 1962,
à un véritable changement de mentalité quant à
la condition féminine en Algérie.
-----------Du
point de vue administratif, ce but a pu être atteint par la création
d'un artisanat de valeur restaurant les arts traditionnels, par la formation
de maîtres adaptés au milieu, par les réformes sociales
: allocations familiales, gratuité des fournitures permettant le
prolongement de la scolarité, autant de mesures aussi valables
pour les garçons que pour les filles. Mais, comme le disait le
recteur G. Hardy en 1960 : " Quand nous amenons un garçon
à l'école, c'est une unité que nous gagnons. Quand
nous amenons une fille c'est une unité multipliée par le
nombre d'enfants qu'elle aura. "
-----------Du
point de vue personnel enseignant, le but a été atteint
grâce à la compétence des " maîtresses
", leur spécialisation, leur perfectionnement par les stages
souvent pris sur la durée de leurs vacances, grâce à
leur dévouement : temps donné sans compter le jeudi, le
dimanche, après la classe, pour la surveillance des travaux à
domicile, l'usure nerveuse due aux classes surchargées de la dernière
période, grâce surtout à leurs qualités humaines
: tout cela créant des liens affectueux révélés
par la correspondance , liens qui ont survécu à la rupture
qu'aurait pu provoquer l'indépendance.
-----------Des
photos que nous espérons pouvoir reproduire dans le livre à
paraître nous permettent de comparer les petites filles étouffées
et farouches des premiers ouvroirs de 1845 aux jeunes filles fréquentant
gaiement, de leur plein gré, les écoles en 1962, coquettes
dans leurs vêtements, conscientes de leur dignité comme en
témoigneront plus tard leurs lettres. Quelle évolution extraordinaire
! Qu'en restera-t-il ? En tout cas j'ai essayé de montrer la somme
de désintéressement, de travail et d'amour qui a été
dépensée dans ce pays avec le souci de rendre plus heureuses
en les adaptant à un monde, qu'à tort ou à raison
nous pensions meilleur, les filles que leurs parents nous confiaient de
plus en plus volontiers, et qui, elles, nous aimaient.
C. CONYBEARE-GREZEL,
professeur à l'Ecole normale d'institutrices
Miliana-Ben Aknoun, de 1937 à 1962.
(3) Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale,
1971. (4) Charles Desprez : Les ouvroirs musulmans. (5) Cahiers du centenaire
de l'Algérie, VI, pp. 123-124. (6) Cahiers du centenaire de l'Algérie,
Xl. (7) Cahiers du centenaire de l'Algérie, XI. (8) Cahiers du
centenaire de l'Algérie, XI. (9) Documents algériens, 1947.
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