----------Le ler
octobre 1949 est une date importante dans la vie de l'école mixte,
à classe unique du Corso (Alma). Ce jour-là, une seconde
classe a été ouverte. A la cinquantaine d'élèves
déjà inscrits sont venus s'ajouter une cinquantaine de garçons
européens et musulmans et quelques filles européennes âgées
de cinq à huit ans. (Pour les fillettes musulmanes l'opposition
de la population autochtone était telle qu'après trois ans
d'exercice, le directeur ne put obtenir que deux ou trois unités
dans l'école et huit jeunes filles pour le cours ouvroir d'adulte.)
----------Dès
le départ, cette seconde classe pose quelques problèmes
indépendants de l'apprentissage de la langue qui est l'objet même
de l'enseignement. Les uns, naturels, sont vite réglés,
tels, par exemple, l'obligation pour des élèves qui ne connaissaient
d'autres moyens de s'asseoir que l'accroupissement en tailleur sur une
natte, d'utiliser convenablement les bancs de l'école, ou la nécessité
d'apprendre à des enfants l'utilisation des lieux d'aisance alors
que, jusque-là, la nature leur a fourni suffisamment de buissons
pour satisfaire décemment leurs besoins naturels.
----------Le
premier gros problème, le maître le rencontre dès
la rentrée des classes lorsque, registre d'appel en main, il essaie
d'identifier ses élèves. Le nom patronymique est pratiquement
inconnu et cela s'aggrave chez les jeunes musulmans par une pratique locale
: à chaque maladie grave, pour tromper les djinns, on a changé
le prénom de l'enfant. Aussi, pendant la première semaine,
matin et soir, la classe commence par cette leçon : Je m'appelle
Benturquia Mohammed, mon nom est Benturquia, mon prénom est Mohammed,
etc.
----------Cela
s'achève, le premier matin, par un de ces mots d'enfants qui sont
si savoureux parce que naturels. Un tout petit, tout aussi naïf et
timide qu'on peut l'être à cinq ans, lorsqu'on est le dernier
d'une famille de cinq enfants. - " Comment t'appelles-tu ? "
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Pas de réponse. -
-----------Comment
t'appelle ta maman?"
-----------
Ma maman m'appelle mon petit sucre d'orge." -----------
" Mais encore, comment t'appellent tes soeurs ? " -
-----------Elles
m'appellent " mon petit chou. "
----------Le
directeur demande
-----------Ne
t'appellerais-tu pas Grandvillemain, par hasard ? "
----------L'enfant
répond alors : " Grandvillemain, oui, par hasard, non "
!
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----------Et
c'est ainsi que va commencer cette promotion qui verra un petit Djillali
de cinq ans, fils d'un fellah et ne sachant pas un mot de français,
et une petite Bernadette du même âge, fille d'un maraîcher,
se disputer la première place et le prix d'excellence pendant plusieurs
années sans qu'il soit possible de les départager.
----------Second
problème : parmi la quarantaine d'élèves musulmans
qui viennent d'être recrutés, une vingtaine ont des plaques
de teigne. Que faire ?
----------Il
y a bien une circulaire rectorale qui indique qu'il ne faut pas les mettre
à la porte de l'école jusqu'à guérison (les
centres antiteigneux étant très rares cela reviendrait à
exclure définitivement les élèves de l'école)
mais qu'il faut exiger que ces élèves aient le crâne
rasé (chose facile à obtenir) afin de les badigeonner avec
de l'alcool iodé. Mais cette circulaire oublie le principal. Qui
fournira l'alcool ? La mairie ? La réponse est négative
: pas de crédits prévus pour cet usage. Alors, que faire
?
----------La
maîtresse de cette seconde classe émet une idée. Quand
son père, qui est un chasseur, a des chiens teigneux, il les soigne
avec de l'huile de vidange. Pour le directeur, c'est un cas de conscience.
Peut-on soigner des enfants comme s'il s'agissait d'animaux sans attenter
à leur dignité d'homme? Mais ne rien faire, n'est-ce pas
pire ?
----------Aussi,
dès le lundi matin, après une visite au garagiste du village,
directeur et institutrice, armés d'un pinceau et d'une boîte
de conserve contenant un peu d'huile de vidange, se mettent à badigeonner
les crânes suspects qui viennent d'être rasés. A la
récréation, on recommande aux enfants de rester tête
nue au soleil. ----------Soleil,
huile de vidange ? Les cas les plus rebelles n'ont pas résisté
plus de trois semaines. Il n'y eut qu'un cas de récidive l'an suivant.
Aussi, le 15 septembre de chaque année, le garagiste du village
vit arriver le directeur de l'école qui quémandait un peu
d'huile de vidange, pas trop sale, pour soigner les nouveaux venus qui
en auraient besoin.
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