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-L'enseignement primaire en Algérie
-L'ouverture de l'école

----------Encore une fois ce sont les difficultés et les réticences que rencontrent nos instituteurs du bled ouvrant l'école pour la première fois ; mais ici, ces difficultés sont contées, dans un langage imagé et inimitable, par la plume alerte de Wah-Young, en 1934. Ces propos ont été recueillis dans un journal modeste : " la Voix des humbles ", organe des instituteurs d'origine musulmane. La maîtrise du français de ces instituteurs indigènes est, elle aussi, un hommage à leurs propres éducateurs.
Le texte ci-dessous est extrait d'un numéro spécial de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information. - n°14 - 15 mai 1981.avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
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--------------Encore une fois ce sont les difficultés et les réticences que rencontrent nos instituteurs du bled ouvrant l'école pour la première fois ; mais ici, ces difficultés sont contées, dans un langage imagé et inimitable, par la plume alerte de Wah-Young, en 1934. Ces propos ont été recueillis dans un journal modeste : " la Voix des humbles ", organe des instituteurs d'origine musulmane. La maîtrise du français de ces instituteurs indigènes est, elle aussi, un hommage à leurs propres éducateurs.

--------------Suivant l'expression kabyle, " la nuit s'était faite en plein jour " sur les habitants quand ils durent envoyer leurs enfants à l'école. Payer l'impôt, bon ; aller en prison quand on a mal agi, passe encore ; mais " donner ses enfants " paraissait bien dur aux Kabyles ; une surprise douloureuse les accablait. Que craignaient-ils au juste ?
--------------D'abord, le Roumi était encore l'ennemi vainqueur dont on avait tout à craindre : la confiance n'était pas née, surtout parmi les femmes et les enfants ; beaucoup n'avaient jamais vu un Européen de près. Dès qu'un Roumi était signalé dans le douar, les femmes rentraient à la maison ; les hommes eux-mêmes évitaient de se trouver sur la route de l'étranger.
--------------Chez beaucoup d'habitants, une exagération du sentiment religieux faisait considérer comme un péché tout ce qui entrait dans les habitudes connues des Roumis (mettre des habits noirs ou serrés, manger tête nue, siffler !) Si peu religieux qu'il fût, le Kabyle craignait qu'on prêchât ou même qu'on imposât le christianisme aux enfants de l'école. Cette erreur était fatale, puisque toutes les écoles indigènes enseignaient exclusivement le Coran. Aux yeux des Kabyles, il n'y avait pas d'autre matière possible à enseigner que le Coran ou l'Evangile.
--------------Dès la plus haute Antiquité, le Kabyle évitait les contacts de l'étranger : il le laissait faire ce qu'on ne pouvait empêcher, mais observait d'assez loin. L'homme, pendant la paix, allait très volontiers commercer avec l'envahisseur, mais cela ne l'engageait à rien ; le pis qu'il pouvait lui advenir, c'était d'être tué ou emprisonné. A la montagne, la famille et les traditions restaient intactes.
--------------Puis l'étranger s'usait et s'épuisait avec le temps ; un autre peuple venait d'abord détruire l'œuvre de l'ancien, puis bâtir à son tour, en attendant d'être chassé. Le Kabyle gardait ses distances, car le temps travaillait pour lui.
--------------Les plus clairvoyants disaient que la jeunesse se perdait dans les villes. " Ils porteront le chapeau et boiront du vin ", choses monstrueuses, bien entendu. Ce sera la fin de l'Islam, entendez la fin du monde.
--------------Avec toutes ces terreurs, vaines ou exagérées, plus par instinct que par raison, les Kabyles ne voulaient pas envoyer leurs enfants à l'école. --------------Craignant le nouveau et l'inconnu, ils renâclaient comme des chevaux devant une fondrière suspecte.

 

--------------Il fallait aller à l'école bessif pour une fois, la force avait raison de primer le droit. Force fut aux vieux Kabyles de recourir à la ruse, à la corruption. Arab mit deux pincées de tabac à priser dans ses yeux qui devinrent affreux. Il amena son fils devant la commission et plaida aveugle. On dispensa l'enfant qui reconduisit son père comme Antigone guidait le vieux Laïus.
--------------Les habitants influents cherchaient des protecteurs en cette douloureuse circonstance. Les plus pauvres et les plus avares étaient disposés à faire des sacrifices. Tous se conformaient à leur adage connu " lâche-moi, ronce, je t'abandonne mon turban ", manière de faire la part du feu.
--------------Invités à donner l'exemple, les notables envoyèrent des enfants très jeunes, pensant qu'on aurait le temps de voir venir les événements et que ces moutards n'étaient capables d'aucun travail dans les champs.
--------------Il resta dans le filet des orphelins, des pauvres qui n'avaient point de bêtes à garder, puis les enfants des fortes têtes du village à qui l'autorité très locale appliquait la loi scolaire dans toute sa rigueur.
Ces enfants pauvres méritent une minute d'attention. Ils se réfugient à l'école comme dans un gîte plus agréable et mieux chauffé que leur demeure. Habitués à la vie dure, ils ne s'effraient nullement de la neige. Même pendant les jours de congé, ils jouent près de l'école. On leur ouvre la classe et on allume du feu à leur intention, comme on ouvrirait à un pauvre rouge-gorge qui bat de l'aile près de la vitre.
--------------Au contact des maîtres, ces enfants semi abandonnés gagnent d'abord un langage correct, enseigné sans méthode mais plus vrai que les phrases fabriquées en classe. Un bon langage permet de bien suivre toutes les autres leçons. L'assiduité parfaite de ces élèves pauvres leur profite. Quand les enfants plus choyés se mettront au travail, ils seront distancés. Charlemagne s'était déjà aperçu du fait.
--------------Pourtant, quand un enfant grelotte de froid, quand il a sûrement faim, si, par surcroît, il sait bien ses leçons, aucun maître clairvoyant ne peut se garder d'être ému.

WAH-YOUNG.
N.D.L.R.de l'Algérianiste- Ce texte nous est communiqué par L. Bernollin-Besserve