--------Quelle
était la situation scolaire des Juifs en Algérie avant l'arrivée
des Français, et comment réagirent les autorités
religieuses face à l'école publique. C'est ce que nous dit
ici Henri Chemouitli.
--------On
a trop tendance à croire, sous l'influence de la littérature
des conquérants de l'Algérie française, puis sous
celle des injures anti-juives de la fin du dix-neuvième siècle,
que les Juifs d'Algérie d'avant la conquête étaient
de pauvres hères analphabètes " marchands du fil et
des aiguilles " comme l'affirmait une chanson anti-juive. Il n'en
était rien. Les Juifs algériens étaient souvent les
hommes de confiance de la Régence, ils parlaient des langues étrangères,
ils avaient des relations internationales. Peut-on croire que les cargaisons
de blé envoyées à la France de la Convention par
des Juifs d'Algérie étaient envoyées par des ignorants
? Que les traités et les accords signés par le dey mais
préparés par " ses" Juifs dénotaient une
inculture foncière ?
--------Les
Juifs riches d'Alger envoyaient fréquemment leurs enfants en Europe
et leur curiosité pour les choses du monde leur donnait une ouverture
d'esprit qui n'excluait pas un attachement foncier au judaïsme. Car,
pour les Juifs, l'instruction juive et le genre de vie juif étaient
une nécescité évidente s'ils voulaient survivre sur
la mer de l'Islam dans laquelle les chrétiens d'Afrique s'étaient
déjà noyés. Juifs et Musulmans étaient bien
de la même origine ethnique, tous des Berbères, mais chacun
tenait à sa distanciation socio-religieuse, même si les ressemblances
n'en restaient pas moins vivaces. La langue maternelle des Juifs était
l'arabe, qu'ils lisaient et écrivaient couramment la plupart du
temps, l'antique parler berbère ne s'étant pas maintenu
chez eux, du moins dans le domaine de la Régence. Mais j'écris
cela sans preuves, il faudrait une étude linguistique profonde
qui séduira peut-être quelque chercheur à venir...
*
--------Les
Juifs avaient aussi leur écriture hébraïque, une cursive
venue des temps anciens, qu'ils utilisaient pour leur correspondance.
A la fin du XIXe siècle, quelques vieux notables signaient encore
de cette cursive leurs noms au bas des actes consistoriaux,
--------Une
remarque en passant : jamais la langue des Juifs de l'Afrique du Nord
ne fut le yiddish, comme le disent parfois quelques Européens ignares
qui confondent deux choses aussi différentes que le judaïsme
askénaze (Allemagne) et le judaïsme sépharade (Espagne).
--------Dans
un pays où la religion était une affirmation nationale officielle
- celle de la Nation juive - et la certitude de la survie temporelle et
du salut éternel, la modernisation radicale qui suivit la conquête
créa un problème aussi cruel pour les Juifs que pour les
Musulmans. Pouvait-on aller vers la civilisation française et le
progrès de l'Occident sans devenir un " mtourné ",
sans perdre ses raisons divines et humaines de vivre ? Les Juifs algériens
finirent par larguer nombre de leurs raisons divines en même temps
que leur parler arabe et leur costume indigène.
--------Dès
1832, une école française pour les jeunes Juifs s'ouvrit
à Alger. Mais l'école, en ce temps, n'était pas laïque
et ses maîtres ne purent s'empêcher de faire savoir que leur
religion chrétienne était la plus belle et la plus vraie.
Et comme ils le disaient à des gens qui savaient bien que seule
leur religion était !la plus belle et la vraie les familles juives
et les familles musulmanes qui les avaient imitées retirèrent
leurs enfants de cette école. Chose admirable, la municipalité
d'Alger entendit la leçon et, en 1837, reprit cette initiative
et ouvrit en même temps une école pour les fillettes juives.
Les principales villes d'Algérie suivirent cet exemple au cours
des ans.
*
--------Ces
écoles eurent des fortunes diverses : elles avaient en face d'elles
une concurrence redoutable : les écoles rabbiniques, le midrash
(pluriel les midrashim). On y donnait, en arabe, l'enseignement
juif traditionnel.
--------En
1858, l'Algérie française comptait treize établissements
d'enseignement primaire pour les jeunes Juifs et les élèves
étaient vêtus à l'européenne. Bons élèves,
par ailleurs, je ne vais pas dresser de palmarès. Belle percée
aussi dans le secondaire. En 1864 le lycée impérial d'Alger,
qui allait devenir lycée Bugeaud, puis lycée Emir-Abd-el-Kader,
comptait 495 élèves, dont 63 Juifs. Dix ans auparavant,
le judaïsme algérois avait eu son premier bachelier. Quand
les moyens de la famille le permettaient, le bachelier allait poursuivre
en France des études supérieures. C'est ainsi que Moïse
Aboulker, étudiant en médecine à Paris en 1870, alla
en volontaire soigner les blessés de la ligne de feu. Le maire
du Xe arrondissement l'en remercia par une lettre ; ce maire était
Clemenceau.
*
--------En
1876, le gouverneur général Chanzy vint au secours de l'enseignement
officiel : soutenu par les Consistoires il décréta que les
Midrashim ne donneraient plus qu'un enseignement purement religieux.
Nous allons voir en quoi consistait cet enseignement.
--------D'abord
dans l'apprentissage de l'hébreu, nécessaire pour la lecture
des prières et celle du Tenakh. Le mot Tenakh est
formé par les initiales des trois grandes parties de la Bible juive
: Torah, la Loi, c'est-à-dire les cinq livres du Pentateuque,
Neviim, les Prophètes, Ketoubim, les Ecrits. La Loi
est divisée en sections, les parachot (singulier : une
paracha) dont la lecture est cantilée selon le rite sépharade.
Chaque samedi a sa paracha, ce qui permet de lire dans l'année
le livre entier de la Torah et la lecture de la paracha est suivie de
la lecture, cantilée elle aussi, d'un passage déterminé
des Prophètes. Cette lecture termine théoriquement la prière,
c'est pourquoi ce passage s'appelle Haphtara, la fermeture.
--------Cela
suffisait pour la consécration de la Bar-Mitzvah, appelée
" communion " en Algérie par contamination, et cela alla
s'amenuisant à un point tel que le Consistoire dut organiser un
examen avant de permettre au jeune postulant la lecture du rouleau saint
au jour de sa treizième année.
--------Les
élèves qui fréquentaient le Talmud Tora après
leur Bar-Mitzva étudiaient le Targoum (traduction
araméenne du texte biblique par Onkélos, au 1e, siècle),
les Commentaires de Rachi (rabbin de Troyes au XIe siècle) ; des
traités du Talmud. Mais surtout Rachi. En Algérie on vénérait
Rachi. Est-ce parce qu'il était Champenois ? Je n'en sais rien.
*
--------En
tout cas, voici ce qui arriva après notre exode : les autorités
de Troyes, intriguées par le nombre de " rapatriés
" qui visitaient la ville et les interrogeaient sur un certain Rachi
finirent par leur demander qui était cet homme qui ne figurait
pas dans le dictionnaire. Et ils apprirent alors que leur ville, au XIe
siècle, s'enorgueillait d'un " docteur" juif que l'on
venait consulter de loin. Il y avait sur Rachi des études internationales,
mais aucune en langue française. Les Troyens ne le savaient pas.
Et cette gloire médiévale était l'honneur de leur
ville !
--------Il
y a une dizaine d'années, une grande manifestation culturelle judéo-française
eut lieu à Troyes. On baptisa une rue Rachi, on ouvrit une synagogue
Rachi, on inaugura un musée Rachi.
--------Et
voilà pour la culture algérianiste.
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--------Au
début du siècle, l'enseignement du midrash fut supprimé
mais le mot fut conservé dans le langage populaire. Le midrash,
école rabbinique, rappelait trop l'école coranique, il fut
remplacé par un enseignement " à la française
", baptisé Talmud Torah, étude de la Loi. C'était
le même contenu que l'enseignement des midrashim mais en plus appauvri,
plus rationnel, comme honteux, pour 'tout dire privé de sa saveur
" arabe ".
--------Entre
les deux guerres, le Talmud Torah avec ses instituteurs en complet-veston,
sans pantalons bouffants et sans chéchias enturbannées donnait
un enseignement élémentaire, pour ne pas dire misérable,
à un nombre d'enfants allant s'amenuisant chaque année.
--------Alors
le Consistoire prit souci de quelques garçons doués, pour
les faire bénéficier d'une éducation plus poussée
afin qu'ils devinssent des rabbins plus qualifiés que les rabbins
locaux, formés sur le tas. Il fallait bien assurer la relève
: on confia cette tâche à un enseignement nouveau, celui
des Etz Haïm, l'arbre de vie. Mais les plus remarquables des garçons
formés par Etz Haïm étaient récupérés
par l'Ecole rabbinique de France, à Paris, qui en faisait des Grands
Rabbins. Et ces Grands Rabbins ne rejoignaient guère l'Algérie.
Plus ils étaient remarquables, plus la métropole se les
réservait. C'est ainsi que l'ancien Grand Rabbin de Paris, aujourd'hui
à la retraite, était né à Médéa
ou à Boghari.
--------Pour
l'enseignement français, plus de problèmes : les enfants
juifs fréquentaient les établissements officiels, s'essayant
à rendre vraie cette vieille boutade : "
un jeune Juif algérien est un garçon qui sort de Polytechnique
et dont les parents ne parlent pas le français ".
--------Puis
vint la guerre, la défaite, le temps de la honte.
Après la révocation du décret Crémieux, en
octobre 1940, révocation bien française, dans la droite
ligne de la révocation de l'Edit de Nantes, annonciatrice - mais
qui y prit garde ? - de la révocation de l'Algérie française,
les Juifs d'Algérie se retrouvèrent dans la situation de
1870, mais en pire. Pire aussi pour ce qui concerne l'enseignement : enfants
et enseignants furent mis à la porte de tous les établissements
de l'Education nationale. Soyons cruels : la puissante organisation syndicale
des instituteurs et des professeurs de France ne décida pas la
moindre grève, elle n'organisa pas la moindre " manif "...
--------La
communauté juive fit face : elle créa ses propres écoles
et l'on vit s'ouvrir, dans les principales villes d'Algérie, des
écoles primaires juives, des écoles secondaires juives.
À Alger ce fut l'école Maimonide installée rue Emile-Maupas,
dans la basse Casbah, un peu plus haut que la ravissante Bibliothèque
nationale d'alors.
--------Signalons
encore une innovation, et de taille : la création d'une école
d'apprentissage, rue Léon-Roches, à Bab-et-Oued. Après
le 8 novembre 1942, lorsque maîtres et élèves eurent
réintégré leurs postes, toutes les écoles
juives fermèrent leurs portes, sauf l'école Maïmonide
- enfant chérie du Grand Rabbin d'Alger - qui ne les ferma qu'en
1948.
--------L'école
d'apprentissage qui comblait alors une lacune importante de l'enseignement
officiel ne fut pas fermée. Reprise par l'O.R.T., Organisation
juive reconstruction-travail, elle prit un développement remarquable,
ouvrit une filiale à Oran, une autre à Constantine et vit
grossir chaque année le nombre de ses élèves. Chrétiens
et musulmans y étaient admis et aujourd'hui, en France, être
sorti de l'école de l'O.R.T. est une référence à
ne pas négliger. La République algérienne a hérité
des écoles de l'O.R.T. et de leur matériel précieux...
--------Quant
à l'éducation religieuse, elle continuait d'être enseignée
dans le Talmud Torah, en particulier dans les locaux consistoriaux. À
Alger, c'était 11, rue Bab-el-Oued. À signaler que le gouvernement
algérien a fait raser tous les immeubles vétustes du côté
des numéros impairs de la rue, mesure heureuse qui dégage
la perspective sur l'ex-place du Gouvernement et la Grande Mosquée.
*
--------En
1951 l'ensemble des écoles du Talmud Torah d'Alger compte moins
de 500 élèves. Pour une population juive de près
de 30.000 âmes, c'est peu. C'est même dramatique si l'on s'aperçoit
que ces élèves sont les enfants des classes les plus défavorisées
de la société juive. La bourgeoisie d'Alger, avide de connaissances
pourtant, refuse l'éducation juive. Le judaïsme s'étiole,
la foi se perd, c'est un fait, et la situation est la même dans
tout le pays. Mais cela ne vaut plus pour les années de la guerre
d'Algérie où on assistera à un regain de foi. Les
synagogues pleines, c'était, en des moments tragiques, l'affirmation
de la vitalité de l'ancienne Nation juive.
--------Etre
un bon Français et un bon Israélite avait été,
cent ans plus tôt, la devise des partisans du progrès. En
1950 les Juifs algériens sont de bons Français, ils ne sont
plus de bons Israélites. Ce qui faisait l'Israélite type
du XIXe siècle, c'était la mesure, la confiance et l'amour
de Dieu, la foi. Pour en arriver à Auschwitz ! La leçon
avait été trop dure ! En Algérie le nombre de rabbins
diminuait, la moyenne d'âge du rabbinat augmentait.
Les représentants des Consistoires régionaux étudièrent
les moyens de conjurer ce déclin et conclurent à une crise
de l'éducation. Puisque les meilleurs espoirs de l'éducation
juive étaient détournés par les institutions de la
métropole, l'Algérie devait avoir sa propre école
rabbinique, elle formerait et garderait ainsi ses Grands Rabbins. Sous
les auspices de la Fédération des Consistoires d'Algérie,
Alger ouvrit cette école à La Bouzaréah. L'école
n'eut qu'une vie éphémère, faute de moyens, faute
" aux événements ". Quelques-uns de ses élèves
seulement se vouèrent au sacerdoce, la métropole les récupéra.
--------Mais
c'est de cette génération qu'est sorti l'actuel Grand Rabbin
de France, René Sirat, distingué dès sa jeunesse
par le Grand Rabbin de Bône, Rahmin Naouri.
Je sais bien que René Sirat est le Grand Rabbin de tous les Juifs
de France mais je ne peux m'empêcher de voir dans sa promotion la
fin d'un paternalisme dont le judaïsme métropolitain gratifia
pendant plus d'un siècle le judaïsme algérien et comme
la victoire de ceux qui, en Algérie, se promirent un jour que notre
enseignement porterait ses fruits.
Henri CHEMOUILLI.
Henri Chemouilli est
l'auteur d'un ouvrage important : Une diaspora méconnue. Les Juifs
d'Algérie, Paris, 1980
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