---------Discuter
un budget est toujours une chose difficile mais lorsqu'il s'agit de l'enseignement
et, qui plus est, de l'enseignement en Algérie, cela devient quasiment
impossible !
---------Nous
sommes en 1896. La session parlementaire se poursuit par l'examen du budget
de l'Algérie pour l'exercice 1897. On en est au chapitre 19 : "
Subventions aux communes algériennes pour construction d'écoles
ou de classes destinées aux indigènes ". La parole
est à M. Chaudey, député de la Haute-Saône,
rapporteur. Le crédit accordé en 1896 s'élevait à
265.000 francs. Le gouvernement a proposé de le porter à
350.000. Comme toujours, la Chambre est très divisée : les
uns sont prêts à suivre la voie de l'augmentation, les autres
se contenteraient de la reconduction pure et simple ; d'autres inclinent
vers la diminution ; certains, enfin, peu au courant de ce qui se passe
en Algérie, sont indécis et attendent le déroulement
des débats pour se faire une opinion : c'est souvent ce "
marais " qui fait pencher la balance et c'est pour lui qu'il faut
trouver des arguments. Mais écoutons M. Chaudey:
---------«Le
gouvernement demandait, sur ce chapitre, une augmentation de 85.000 francs
: votre commission n'a pas cru devoir l'accorder et elle avait même,
tout d'abord, réduit le crédit à 200.000 francs.
---------«Des
doutes nombreux se sont en effet élevés sur l'efficacité
et l'utilité de l'enseignement indigène et beaucoup de bons
esprits pensent que le résultat le plus certain des écoles
indigènes est de créer, parmi les Kabyles, une nouvelle
catégorie de déclassés ; les résultats obtenus
jusqu'à ce jour ne semblent pas, en effet, répondre aux
vues des excellents républicains qui, dans un but louable d'affranchissement
et de développement intellectuel des Kabyles, avaient conçu
l'organisation des écoles indigènes.
---------"
C'est peu connaître, à notre avis, l'indigène que
de le croire susceptible d'assimilation ; les exemples sont nombreux qui
prouvent jusqu'à quel point il est réfractaire à
tout progrès.
---------«
Il est peu probable que l'indigène se serve de l'instruction qu'on
lui donne pour améliorer son état social ou celui des siens.
Sa seule pensée est d'en tirer parti pour obtenir une place dans
l'Administration et devenir fonctionnaire. Nous ne pensons pas que ce
soit là le but qu'on ait voulu atteindre, et nous croyons qu'il
serait préférable de donner à l'indigène les
notions élémentaires de français qui lui sont nécessaires
et, pour le surplus, de lui donner un enseignement professionnel utile
au lieu d'essayer de lui inculquer un enseignement scientifique et compliqué
dont il n'a que faire.
---------"
C'est dans cette pensée que votre commission avait non seulement
rejeté l'augmentation de crédit proposée au budget
de 1897, mais encore réduit de 65.000 francs le crédit alloué
au budget de 1896.
---------«Sur
les instances de M. le ministre de l'Instruction publique, qui a fait
valoir qu'il ne pourrait plus, avec la réduction proposée,
faire face aux dépenses déjà engagées, votre
commission a maintenu le chiffre de l'année 1896, soit 265.000
francs. Mais elle persiste dans sa décision de supprimer l'augmentation
de 85.000 francs proposée au budget de 1897, et elle opère
cette réduction dans le seul intérêt des communes
algériennes dont la situation est devenue très critique,
et qui ne peuvent plus s'imposer, pour l'enseignement des Kabyles, de
nouveaux sacrifices sans s'exposer aux plus graves mécomptes et
même à de véritables catastrophes. "
---------En
clair, cela veut-il dire que la commission juge l'enseignement des indigènes
(qui se développait alors surtout en Kabylie), à la fois
inefficace, dangereux et trop ambitieux, donc inadapté ?
---------Le
rapport défavorable a fait l'objet d'une discussion qui s'est étendue
sur les séances des 11 et 12 décembre 1896, grâce
à l'amendement déposé par M. Albin Rozet, député
de la Haute-Marne, tendant au rétablissement du crédit proposé
par le gouvernement. Pour soutenir son amendement, et donc affaiblir la
portée des paroles de M. Chaudey, Albin Rozet va montrer que l'augmentation
du crédit est voulue par des hommes de valeur, que ses adversaires
ne font pas le poids et que les griefs énoncés à
l'égard de l'enseignement des indigènes sont contredits
par les réalités
---------La
somme de 350.000 francs a été proposée, dès
le 1er février 1896, par Paul Doumer, qui vient d'être ministre
des Finances et qui va bientôt partir en Indochine comme gouverneur
général, et Léon Bourgeois, ministre de l'Instruction
publique en 1890, puis ministre de la Justice, président du Conseil,
ministre de l'Intérieur et des Affaires Étrangères,
celui-là même qui " a fait rendre, le 18 octobre 1892,
le décret relatif à l'enseignement primaire public et privé
des indigènes de l'Algérie... ". " Quelques mois
après, dit M. Rozet, le cabinet actuel déposait son projet
de budget rectifié aussi pour 1897, et au même chapitre ce
cabinet demandait le même crédit que le cabinet précédent,
c'est-à-dire la même somme de 350.000 francs Quels étaient
les ministres qui avaient présidé à l'élaboration
de ce crédit ? C'était M. Combes (ministre de l'Instruction
publique dans le cabinet Bourgeois, en 1895-1896), c'était M. Rambaud
(ancien chef du cabinet de Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique
en 1896), c'est-à-dire les deux parlementaires qui, en France,
ont voué, avant et pendant leur ministère, la meilleure
partie de leurs efforts à la cause de l'enseignement des indigènes
d'Algérie ; c'est-à-dire les deux hommes les mieux qualifiés,
les mieux renseignés pour fixer ce chiffre... "
---------Interrogeant
ensuite quelques-uns de ces " excellents républicains "
auxquels son collègue a fait allusion, M. Rozet va répondre
pour eux qu'ils sont favorables à l'augmentation du crédit,
qu'il s'agisse des morts, comme Jules Ferry ou Burdeau, le traducteur
de Schopenhauer, ancien ministre de l'Instruction publique et des Finances,
président de la Chambre, décédé en 1894, ou
des vivants, comme le professeur Charles Dupuy, président du Conseil,
président de la Chambre, ministre de l'Intérieur, l'avocat
Raymond Poincaré, ministre de l'Instruction publique en 1893 et
1895, le prestigieux chimiste Marcelin Berthelot, lui aussi ancien ministre
(le l'Instruction publique...
---------En
face de cette pléiade d'hommes politiques qui ont déjà
accédé à la notoriété et deviendront
illustres, qui est aux côtés de M. Chaudey ? Un écrivain
de beaucoup d'esprit, M. Hugues Le Roux, qui a publié un ou deux
volumes sur l'Algérie et qui disait alors dans son ouvrage Je deviens
colon : " On a voulu commencer par l'école, on a échoué
misérablement... " Et puis aussi " un certain nombre
de colons ".
---------Et
Albin Rozet va s'attacher à minimiser cette opposition des colons,
qu'il appelle " une critique à fleur de peau ", en racontant
qu'en avril, au moment même où le maire de Tizi-Ouzou, recevant
une délégation de parlementaires, reprochait au ministre,
M. Combes, d'avoir été " l'un des initiateurs les plus
convaincus et les plus ardents de la diffusion de l'instruction chez les
indigènes.., sans songer aux conséquences funestes qui pourraient
résulter d'une modification profonde dans leur état ",
son conseil municipal venait de décider, à sa propre demande,
" la création d'une nouvelle classe supplémentaire
pour les indigènes. "
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---------Il
rappellera ensuite les efforts du recteur Jeanmaire pour adapter l'enseignement
aux besoins locaux, pour y introduire l'intérêt pour les
métiers manuels, " la serrurerie, la menuiserie, la maçonnerie
", pour y faire une large place à l'enseignement agricole,
au jardinage, à la culture des céréales, des légumes,
des arbres fruitiers, de la vigne, de la pomme de terre et de la châtaigne...
---------Et
comment ne susciterait-il pas une vive émotion en évoquant
ce qu'il a vu au cours de ce périple du printemps ? " Ici,
je fais appel à ceux de mes collègues qui étaient
là. Ne se rappellent-ils pas comme moi la bonne tenue de ces écoles,
le dévouement des maîtres, et ces petits enfants répondant
à l'improviste à tels ou 'tels de nos collègues qui
leur adressaient des paroles rapides et qu'ils n'auraient pu comprendre
s'ils n'avaient pas connu parfaitement le français ? C'était
un spectacle consolant et patriotique. Quand on a des pionniers de la
civilisation aussi dévoués, aussi vaillants que nos instituteurs
de l'Algérie, il est bon qu'un député, appuyé
de ceux de ses collègues qui les connaissent comme lui, leur adresse
du haut de la tribune nationale un salut cordial et sympathique en les
encourageant à persévérer... "
---------La
discussion du chapitre 19 a eu des retombées en Algérie
: le Bulletin de l'Enseignement des indigènes, auquel nous venons
de nous référer, a reproduit, dans son numéro 55
de novembre 1897, deux documents intéressants parce qu'ils émanent
de deux personnalités dont le point commun est d'avoir été
élèves de cet enseignement décrié : une lettre
adressée à M. Chaudey par M. Mohammed Ben Rahal, "
grand lettré bilingue, politique dont la noble silhouette a dominé
trente ans l'Algérie de l'Ouest " (Jacques Berque, Le Maghreb
entre deux guerres, éditions du Seuil, 1962) ; une note adressée
à M. le recteur de l'Académie d'Alger, sur sa demande, par
Si Saïd Boulifa, répétiteur de langue kabyle à
Bouzaréa. Les Algérianistes en trouveront l'analyse dans
l'ouvrage Des enseignants d'Algérie se souviennent, auquel
le Groupe d'études et de recherche Enseignement met la dernière
main. Ces deux documents ajoutent au plaidoyer de M. Albin Rozet des précisions
indispensables
---------Mohammed
Ben Rahal n'accepte pas le procès d'intention fait aux indigènes
et à l'enseignement qui leur est donné : pour lui, il faut
attendre la troisième génération pour savoir si l'instruction
française fera des indigènes des déclassés,
réfractaires à tout progrès et incapables d'émancipation
intellectuelle. Si Saïd Boulifa, s'appuyant sur les changements apportés
dans la vie de la Kabylie par la ligne de chemin de fer qui la dessert
en partie depuis 1896, montre que le développement des échanges
prouve que les Kabyles ne sont ni réfractaires au progrès,
ni incapables de se servir de leur instruction pour améliorer leur
état social. Tous deux aboutissent à la même conclusion
: " Faites confiance aux indigènes, donnez-leur l'instruction...
"
---------Ainsi,
en 1896-1897, la discussion du budget de l'Algérie a souligné
l'antagonisme de deux courants d'opinion : détracteurs et partisans
de l'enseignement des indigènes. Pour les uns, l'instruction donnée
aux indigènes doit immanquablement être la cause de "
graves mécomptes et de catastrophes ". Pour les autres, c'est
grâce à l'instruction que le pays connaîtra un avenir
heureux fondé sur la compréhension mutuelle. Et chaque clan
est convaincu qu'il incarne la seule vérité possible. Les
uns et les autres étaient de bonne foi. Mais ils ignoraient sans
doute cette pensée de Pascal : " La source de toutes les hérésies
est de ne pas concevoir l'accord de deux vérités opposées
et de croire qu'elles sont incompatibles... "
---------Etaient-ils
dans le vrai, ceux qui voulaient instruire les indigènes et leur
accorder l'assimilation politique quand leur niveau d'instruction serait
jugé suffisant ? Étaient-ils dans le vrai, ceux qui voulaient
refuser l'instruction aux indigènes dans la crainte de les voir
un jour revendiquer l'assimilation politique ? S'agissait-il là
de deux vérités et ces deux vérités étaient-elles
" incompatibles " ? N'était-il pas sur la voie de la
conciliation, ce M. Rambaud, ministre de l'Instruction publique, dont
Albin Rozet déplorait l'absence lors de la discussion de son amendement,
mais dont il citait ces mots écrits après une tournée
d'inspection en Algérie
---------"
La première conquête de l'Algérie a été
accomplie par les armes et s'est terminée en 1871 par le désarmement
de la Kabylie. La seconde conquête a consisté à faire
accepter aux indigènes notre administration civile et notre justice.
La troisième conquête se fera par l'école : elle devra
assurer la prédominance de notre langue sur les divers idiomes
locaux, inculquer aux musulmans l'idée que nous nous faisons nous-mêmes
de la France et de son rôle dans le monde, substituer à l'ignorance
et aux préjugés fanatiques des notions élémentaires
mais précises de science européenne. Ce ne sera pas l'assimilation,
car celle-ci ne sera peut-être pas réalisable avant (les
siècles ; ce sera tout au moins le rapprochement des deux races
dans des idées communes et dans des intérêts communs..."
---------Nous
qui sommes allés de classe en classe durant des années et
qui avons vu les instituteurs d'Algérie à uvre, nous
pouvons affirmer qu'ils se sont pleinement dévoués à
cette " troisième conquête " et qu'en répandant
la culture française ils étaient bien dans le vrai. ---------Qu'il
nous soit permis, quatre-vingt-quatre ans après M. Albin Rozet,
de leur adresser, à notre tour, notre " cordial et sympathique
salut ".
E. HAZAN,
inspecteur départemental honoraire
de l'Education
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