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-L'enseignement primaire en Algérie
-Controverse sur un budget
E. HAZAN, inspecteur départemental honoraire de l'Education

Discuter un budget est toujours une chose difficile mais lorsqu'il s'agit de l'enseignement et, qui plus est, de l'enseignement en Algérie, cela devient quasiment impossible !
Le texte ci-dessous est extrait d'un numéro spécial de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information. - n°14 - 15 mai 1981.avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
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---------Discuter un budget est toujours une chose difficile mais lorsqu'il s'agit de l'enseignement et, qui plus est, de l'enseignement en Algérie, cela devient quasiment impossible !

---------Nous sommes en 1896. La session parlementaire se poursuit par l'examen du budget de l'Algérie pour l'exercice 1897. On en est au chapitre 19 : " Subventions aux communes algériennes pour construction d'écoles ou de classes destinées aux indigènes ". La parole est à M. Chaudey, député de la Haute-Saône, rapporteur. Le crédit accordé en 1896 s'élevait à 265.000 francs. Le gouvernement a proposé de le porter à 350.000. Comme toujours, la Chambre est très divisée : les uns sont prêts à suivre la voie de l'augmentation, les autres se contenteraient de la reconduction pure et simple ; d'autres inclinent vers la diminution ; certains, enfin, peu au courant de ce qui se passe en Algérie, sont indécis et attendent le déroulement des débats pour se faire une opinion : c'est souvent ce " marais " qui fait pencher la balance et c'est pour lui qu'il faut trouver des arguments. Mais écoutons M. Chaudey:
---------«Le gouvernement demandait, sur ce chapitre, une augmentation de 85.000 francs : votre commission n'a pas cru devoir l'accorder et elle avait même, tout d'abord, réduit le crédit à 200.000 francs.
---------«Des doutes nombreux se sont en effet élevés sur l'efficacité et l'utilité de l'enseignement indigène et beaucoup de bons esprits pensent que le résultat le plus certain des écoles indigènes est de créer, parmi les Kabyles, une nouvelle catégorie de déclassés ; les résultats obtenus jusqu'à ce jour ne semblent pas, en effet, répondre aux vues des excellents républicains qui, dans un but louable d'affranchissement et de développement intellectuel des Kabyles, avaient conçu l'organisation des écoles indigènes.
---------" C'est peu connaître, à notre avis, l'indigène que de le croire susceptible d'assimilation ; les exemples sont nombreux qui prouvent jusqu'à quel point il est réfractaire à tout progrès.
---------« Il est peu probable que l'indigène se serve de l'instruction qu'on lui donne pour améliorer son état social ou celui des siens. Sa seule pensée est d'en tirer parti pour obtenir une place dans l'Administration et devenir fonctionnaire. Nous ne pensons pas que ce soit là le but qu'on ait voulu atteindre, et nous croyons qu'il serait préférable de donner à l'indigène les notions élémentaires de français qui lui sont nécessaires et, pour le surplus, de lui donner un enseignement professionnel utile au lieu d'essayer de lui inculquer un enseignement scientifique et compliqué dont il n'a que faire.
---------" C'est dans cette pensée que votre commission avait non seulement rejeté l'augmentation de crédit proposée au budget de 1897, mais encore réduit de 65.000 francs le crédit alloué au budget de 1896.
---------«Sur les instances de M. le ministre de l'Instruction publique, qui a fait valoir qu'il ne pourrait plus, avec la réduction proposée, faire face aux dépenses déjà engagées, votre commission a maintenu le chiffre de l'année 1896, soit 265.000 francs. Mais elle persiste dans sa décision de supprimer l'augmentation de 85.000 francs proposée au budget de 1897, et elle opère cette réduction dans le seul intérêt des communes algériennes dont la situation est devenue très critique, et qui ne peuvent plus s'imposer, pour l'enseignement des Kabyles, de nouveaux sacrifices sans s'exposer aux plus graves mécomptes et même à de véritables catastrophes. "
---------En clair, cela veut-il dire que la commission juge l'enseignement des indigènes (qui se développait alors surtout en Kabylie), à la fois inefficace, dangereux et trop ambitieux, donc inadapté ?
---------Le rapport défavorable a fait l'objet d'une discussion qui s'est étendue sur les séances des 11 et 12 décembre 1896, grâce à l'amendement déposé par M. Albin Rozet, député de la Haute-Marne, tendant au rétablissement du crédit proposé par le gouvernement. Pour soutenir son amendement, et donc affaiblir la portée des paroles de M. Chaudey, Albin Rozet va montrer que l'augmentation du crédit est voulue par des hommes de valeur, que ses adversaires ne font pas le poids et que les griefs énoncés à l'égard de l'enseignement des indigènes sont contredits par les réalités
---------La somme de 350.000 francs a été proposée, dès le 1er février 1896, par Paul Doumer, qui vient d'être ministre des Finances et qui va bientôt partir en Indochine comme gouverneur général, et Léon Bourgeois, ministre de l'Instruction publique en 1890, puis ministre de la Justice, président du Conseil, ministre de l'Intérieur et des Affaires Étrangères, celui-là même qui " a fait rendre, le 18 octobre 1892, le décret relatif à l'enseignement primaire public et privé des indigènes de l'Algérie... ". " Quelques mois après, dit M. Rozet, le cabinet actuel déposait son projet de budget rectifié aussi pour 1897, et au même chapitre ce cabinet demandait le même crédit que le cabinet précédent, c'est-à-dire la même somme de 350.000 francs Quels étaient les ministres qui avaient présidé à l'élaboration de ce crédit ? C'était M. Combes (ministre de l'Instruction publique dans le cabinet Bourgeois, en 1895-1896), c'était M. Rambaud (ancien chef du cabinet de Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique en 1896), c'est-à-dire les deux parlementaires qui, en France, ont voué, avant et pendant leur ministère, la meilleure partie de leurs efforts à la cause de l'enseignement des indigènes d'Algérie ; c'est-à-dire les deux hommes les mieux qualifiés, les mieux renseignés pour fixer ce chiffre... "
---------Interrogeant ensuite quelques-uns de ces " excellents républicains " auxquels son collègue a fait allusion, M. Rozet va répondre pour eux qu'ils sont favorables à l'augmentation du crédit, qu'il s'agisse des morts, comme Jules Ferry ou Burdeau, le traducteur de Schopenhauer, ancien ministre de l'Instruction publique et des Finances, président de la Chambre, décédé en 1894, ou des vivants, comme le professeur Charles Dupuy, président du Conseil, président de la Chambre, ministre de l'Intérieur, l'avocat Raymond Poincaré, ministre de l'Instruction publique en 1893 et 1895, le prestigieux chimiste Marcelin Berthelot, lui aussi ancien ministre (le l'Instruction publique...
---------En face de cette pléiade d'hommes politiques qui ont déjà accédé à la notoriété et deviendront illustres, qui est aux côtés de M. Chaudey ? Un écrivain de beaucoup d'esprit, M. Hugues Le Roux, qui a publié un ou deux volumes sur l'Algérie et qui disait alors dans son ouvrage Je deviens colon : " On a voulu commencer par l'école, on a échoué misérablement... " Et puis aussi " un certain nombre de colons ".
---------Et Albin Rozet va s'attacher à minimiser cette opposition des colons, qu'il appelle " une critique à fleur de peau ", en racontant qu'en avril, au moment même où le maire de Tizi-Ouzou, recevant une délégation de parlementaires, reprochait au ministre, M. Combes, d'avoir été " l'un des initiateurs les plus convaincus et les plus ardents de la diffusion de l'instruction chez les indigènes.., sans songer aux conséquences funestes qui pourraient résulter d'une modification profonde dans leur état ", son conseil municipal venait de décider, à sa propre demande, " la création d'une nouvelle classe supplémentaire pour les indigènes. "

 


---------Il rappellera ensuite les efforts du recteur Jeanmaire pour adapter l'enseignement aux besoins locaux, pour y introduire l'intérêt pour les métiers manuels, " la serrurerie, la menuiserie, la maçonnerie ", pour y faire une large place à l'enseignement agricole, au jardinage, à la culture des céréales, des légumes, des arbres fruitiers, de la vigne, de la pomme de terre et de la châtaigne...
---------Et comment ne susciterait-il pas une vive émotion en évoquant ce qu'il a vu au cours de ce périple du printemps ? " Ici, je fais appel à ceux de mes collègues qui étaient là. Ne se rappellent-ils pas comme moi la bonne tenue de ces écoles, le dévouement des maîtres, et ces petits enfants répondant à l'improviste à tels ou 'tels de nos collègues qui leur adressaient des paroles rapides et qu'ils n'auraient pu comprendre s'ils n'avaient pas connu parfaitement le français ? C'était un spectacle consolant et patriotique. Quand on a des pionniers de la civilisation aussi dévoués, aussi vaillants que nos instituteurs de l'Algérie, il est bon qu'un député, appuyé de ceux de ses collègues qui les connaissent comme lui, leur adresse du haut de la tribune nationale un salut cordial et sympathique en les encourageant à persévérer... "
---------La discussion du chapitre 19 a eu des retombées en Algérie : le Bulletin de l'Enseignement des indigènes, auquel nous venons de nous référer, a reproduit, dans son numéro 55 de novembre 1897, deux documents intéressants parce qu'ils émanent de deux personnalités dont le point commun est d'avoir été élèves de cet enseignement décrié : une lettre adressée à M. Chaudey par M. Mohammed Ben Rahal, " grand lettré bilingue, politique dont la noble silhouette a dominé trente ans l'Algérie de l'Ouest " (Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres, éditions du Seuil, 1962) ; une note adressée à M. le recteur de l'Académie d'Alger, sur sa demande, par Si Saïd Boulifa, répétiteur de langue kabyle à Bouzaréa. Les Algérianistes en trouveront l'analyse dans l'ouvrage Des enseignants d'Algérie se souviennent, auquel le Groupe d'études et de recherche Enseignement met la dernière main. Ces deux documents ajoutent au plaidoyer de M. Albin Rozet des précisions indispensables
---------Mohammed Ben Rahal n'accepte pas le procès d'intention fait aux indigènes et à l'enseignement qui leur est donné : pour lui, il faut attendre la troisième génération pour savoir si l'instruction française fera des indigènes des déclassés, réfractaires à tout progrès et incapables d'émancipation intellectuelle. Si Saïd Boulifa, s'appuyant sur les changements apportés dans la vie de la Kabylie par la ligne de chemin de fer qui la dessert en partie depuis 1896, montre que le développement des échanges prouve que les Kabyles ne sont ni réfractaires au progrès, ni incapables de se servir de leur instruction pour améliorer leur état social. Tous deux aboutissent à la même conclusion : " Faites confiance aux indigènes, donnez-leur l'instruction... "
---------Ainsi, en 1896-1897, la discussion du budget de l'Algérie a souligné l'antagonisme de deux courants d'opinion : détracteurs et partisans de l'enseignement des indigènes. Pour les uns, l'instruction donnée aux indigènes doit immanquablement être la cause de " graves mécomptes et de catastrophes ". Pour les autres, c'est grâce à l'instruction que le pays connaîtra un avenir heureux fondé sur la compréhension mutuelle. Et chaque clan est convaincu qu'il incarne la seule vérité possible. Les uns et les autres étaient de bonne foi. Mais ils ignoraient sans doute cette pensée de Pascal : " La source de toutes les hérésies est de ne pas concevoir l'accord de deux vérités opposées et de croire qu'elles sont incompatibles... "
---------Etaient-ils dans le vrai, ceux qui voulaient instruire les indigènes et leur accorder l'assimilation politique quand leur niveau d'instruction serait jugé suffisant ? Étaient-ils dans le vrai, ceux qui voulaient refuser l'instruction aux indigènes dans la crainte de les voir un jour revendiquer l'assimilation politique ? S'agissait-il là de deux vérités et ces deux vérités étaient-elles " incompatibles " ? N'était-il pas sur la voie de la conciliation, ce M. Rambaud, ministre de l'Instruction publique, dont Albin Rozet déplorait l'absence lors de la discussion de son amendement, mais dont il citait ces mots écrits après une tournée d'inspection en Algérie
---------" La première conquête de l'Algérie a été accomplie par les armes et s'est terminée en 1871 par le désarmement de la Kabylie. La seconde conquête a consisté à faire accepter aux indigènes notre administration civile et notre justice. La troisième conquête se fera par l'école : elle devra assurer la prédominance de notre langue sur les divers idiomes locaux, inculquer aux musulmans l'idée que nous nous faisons nous-mêmes de la France et de son rôle dans le monde, substituer à l'ignorance et aux préjugés fanatiques des notions élémentaires mais précises de science européenne. Ce ne sera pas l'assimilation, car celle-ci ne sera peut-être pas réalisable avant (les siècles ; ce sera tout au moins le rapprochement des deux races dans des idées communes et dans des intérêts communs..."
---------Nous qui sommes allés de classe en classe durant des années et qui avons vu les instituteurs d'Algérie à œuvre, nous pouvons affirmer qu'ils se sont pleinement dévoués à cette " troisième conquête " et qu'en répandant la culture française ils étaient bien dans le vrai. ---------Qu'il nous soit permis, quatre-vingt-quatre ans après M. Albin Rozet, de leur adresser, à notre tour, notre " cordial et sympathique salut ".

E. HAZAN,
inspecteur départemental honoraire
de l'Education