sur site le 8-3-2003
-Alger, la Bouzaréah
LES ECOLES NORMALES D'INSTITUTEURS D'ALGER
n°3: Bouzaréa : "le Père de la Graine?"

extrait de la revue du gamt, n°68, 1999/4..adhérez!
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En 1888

-----La commune de Bouzaréa a pris quelque essor. Des
maisons de campagnes ont été édifiées par des
Européens, alternant avec les demeures mauresques occupées par les descendants des corsaires et des riches bourgeois d'Alger. Deux routes carrossables, passant par El-Biar et par le Frais-Vallon, ont été ouvertes jusqu'à la capitale. Une bonne piste conduit jusqu'à la forêt d'Aïm-Baïnem, à travers des sites pittoresques. L'installation de l'Observatoire et de l'Ecole Normale ont contribué à augmenter l'activité du village.
-----Le colonel de Polignac ne tarda pas à devenir une personnalité de marque à Bouzaréa, avec TRÉPIED, le savant, ESTIENNE, directeur de l'Ecole Normale et FOLCO, grand épicier d'Alger, devenu maire. On témoigne à M. de Polignac beaucoup de déférence. Souvent, il arrête les jeunes Normaliens et se plaît à les instruire ou à les taquiner. C'est ainsi que je (note du déjanté : ce n'est pas moi qui parle, mais mr Dupuy auteur du livre "Bouzaréa") lui fus présenté avec un groupe de camarades français et indigènes en promenade. Pour me prouver sans doute l'estime dans laquelle il tenait ma race, il m'apprit que les Arabes avaient eu, dans l'émir Khaled Ben El Oualid, un fameux tacticien. Dans la suite, il me demanda ce que signifiait "Bouzaréah" en arabe, car on lui avait donné des versions différentes. Entre autre explication, on lui avait sérieusement déclaré que le nom voulait dire : le lieu battu par le vent.
------ Pas du tout, mon Colonel, lui répondis-je, on vous a induit en erreur, comme on a trompé le Directeur de l'Ecole Normale.
------ Comment cela ?
------ C'est bien simple. Bouzaréah est composé de 2 mots : Bou et Zarria'a. le premier veut dire : père, ou bien, ce qui est remarquable par. Le deuxième signifie graine ou semence.
Joignez les deux parties, vous obtenez : Bou Zarria'a (que vous avez déformé en Bouzaréah ou en Boudjaria) qui signifie père de la graine, ou le lieu remarquable par la semence.
------ Le père de la graine ! le lieu de la semence ! reprit le prince, cela ne me semble pas logique par ce que, Bouzaréah, avec son massif rocailleux, n'est guère favorable à la semence.

-----A l'instant passa le vieux taleb Si Slimane , appuyé sur sa matraque ; il se rendait à la tribu, du côté du Marabout "Sidi-Madjdouba". Son âge et sa condition en faisaient le dépositaire fidèle de la tradition historique. Nous l'appelâmes et lui posâmes la question. Glissant gravement la main sur sa longue barbe, comme pour se recueillir, il esquissa un sourire malicieux, puis il dit : "C'est par ironie que l'on a donné le nom de Bouzaréah à ce pays : lorsque vous avez labouré, semé, sarclé, moissonné, dépiqué et sué abondamment, c'est à peine si vous parvenez à récolter la semence confiée à cette terre ingrate. Il faut donc prendre le nom dans un sens moqueur."
------ Pas mal imaginé ! Quelle subtilité orientale ! fit le colonel en hochant sa tête maigriotte au nez bourbonien. Puis il ajouta : "Ah ! Voilà sans doute la raison qui a déterminé les colons à fuir ces parages pour le Sahel et la Mitidja. Et, nous désignant, il demanda au taleb : "Et cette jeune graine panachée que le Gouvernement vient de semer à Bouzaréah ne paraît-elle pas aussi improductive en dépit des frais qu'elle occasionne aux contribuables ?"
------ Allaho A'aiem (Dieu seul le sait), répondit le vieux maître d'école coranique qui continua son chemin en trottinant. Quant à nous, nous saluâmes le colonel avec quelque confusion.


-----Panaché, notre groupe l'était au physique et au moral. En effet, les Français portaient une casquette de collégien avec un complet redingote qui donnait aux jeunes gens un certain air de gravité. Les indigènes ressemblaient à de jeunes turcos avec leur calotte rouge, leur veste en forme de boléro jaune, et leur pantalon bouffant bleu. Seules, les palmes académiques ornant les casquettes et les vestes nous étaient communes.
-----Quant à nos idées, veuillez considérer un entretien de l'époque
-----"- Moi, disait le grave Donadieu, je voudrais réussir au brevet supérieur, épouser ma cousine qui est à l'Ecole Normale de Miliana et être nommé instituteur à Douaouda, mon pays natal.
------ Si j'obtiens le brevet élémentaire, déclara le petit Mohammed, je demanderai un poste dans une école nomade de notre région. La vie errante au milieu des pasteurs et des cavaliers intrépides me plairait assez, bien que mon père se soit fixé dans mon village.
------ L'enseignement ne m'attire pas précisément ! s'exclama le grand Pierre. Il est possible qu'une fois mes études terminées, je me prépare au concours de rédacteur dans l'administration algérienne.
------ Eh bien, moi, je retournerai dans ma montagne je rejoindrai ma famille. Je planterai des figuiers et des oliviers d'un bon rapport, fit Ait Ouaghzène, qui n'avouait pas que son père l'avait déjà marié pour l'attacher au foyer.
------ Parfait ! opina Moïse. Tout en assurant consciencieusement le service de ma classe, je ferai valoir mon argent dans des opérations commerciales.
------ Ferment d'usure ! Grand fainéant, s'écria Manuel. Tu n'ignores pas que l'agriculture produit plus que le négoce, apanage des parasites. Seulement, il faut se donner de la peine. Dans le bled, j'achèterai des lopins de terre. je serai maître d'école et colon. Je m'associerai avec les Arabes pour élever des moutons.
------ Vulgaires arapèdes ! s'exclama Calzaroni. On est déjà à l'étroit ici comme en Corse. Moi, j'irai aux colonies où les traitements sont plus élevés qu'en Algérie. Vous n'entendez rien à la vie. Pourriez-vous entretenir une famille avec les 100 francs par mois que l'Etat nous octroie généreusement?
------ Calzaroni a raison, expliqua Ahmed. S'il est désigné pour le centre de l'Afrique, je serai son adjoint. On se rouille en restant surplace. "
:
... et 50 ans plus tard...

-----Voyons ce que sont devenus les interlocuteurs rencontrés au temps du Prince de Polignac
------ Donadieu a accompli une carrière normale dans l'enseignement primaire, comme d'ailleurs la plupart de ses camarades français et indigènes. Il a fini par être nommé directeur de l'école de . Douaouda avec sa femme comme adjointe. Le couple a pris sa retraite dans le pays après la satisfaction de voir un fils nommé instituteur adjoint sur place et une fille mariée à Coléa.
------ Le goût de l'étude a détourné Mohammed de la vie bédouine. Suivant le conseil de ses maîtres, il a poursuivi ses études à l'Ecole Normale française puis à la Faculté d'Alger. Devenu professeur, il s'est élevé jusqu'à l'agrégation et p doctorat es lettres. Ayant rendu des services appréciés pen dant la grande guerre, il a été nommé officier puis chevali de la Légion d'Honneur. Marié avec une parisienne, il a élevé ses deux enfants au lycée. Son fils, bachelier, est contrôleur financier. -Sa fille, bachelière, ayant épousé un métropolitain, il se trouve être le grand-père de deux petits bretons. Sa retraite acquise, il partage son existence entre l'Algérie et la France.
------ Pierre a tenu parole. Après avoir exercé comme maître adjoint dans des écoles importantes, il a préparé la licence et le doctorat en droit. Il a affronté des concours pour entrer dans l'Administration. Ses qualités lui ont permis d'accéder aux fonctions de préfet, de directeur du cabinet du Père La Victoire, de président du Conseil municipal de Paris et de procureur général à la Cour des comptes. Il est commandeur de la Légion d'Honneur.

 

------ Ait Ouaghzène a sérieusement bifurqué. De bonne heure, son père lui a laissé, en mourant, une fortune rondelette. Il a renoncé à l'enseignement pour se consacrer à la culture du figuier, de l'olivier et de toutes nouvelles espèces d'arbres fruitiers. C'est lui qui a bien tiré profit des leçons du "Père Girard". Tranchant avec les Kabyles, il est devenu l'arbitre des élégances indigènes. Elu conseiller général et président de la section kabyle aux Délégations financières, il a été élevé au grade d'officier de la Légion d'Honneur. Ce conservateur a donné une éducation française à son fils qui est pharmacien en Kabylie et à son neveu devenu ingénieur naval après être sorti dans les premiers rangs de l'Ecole polytechnique.
----- Moïse n'a pas réalisé ses rêves en matières commerciales. Il a fait mieux. Entré par voie de concours au service des Postes, Télégraphes et Téléphones en Algérie, il est parti ensuite pour le Tonkin. Il a bénéficié d'un avancement rapide et mérité, puis il est revenu occuper un poste important dans son administration. Ses pérégrinations ne l'ont pas empêché de pousser sa fille jusqu'au professorat et ses garçons jusqu'au doctorat en médecine et en pharmacie.
------ Manuel s'est consacré à sa classe. Il s'est attaché également à la culture. Après avoir confié son domaine à son beau-frère, il s'est rendu, un des premiers, au Maroc, où il a fait défricher de nombreux terrains. De son fils, il a fait un agrégé de mathématiques.
------ Calzaroni n'a pas tardé à se faire nommer au Sénégal. Devenu directeur d'école normale, il a présidé à la formation de nombreux maîtres indigènes en Afrique Occidentale Française. Au début de la grande guerre, il est mort glorieusement, en Artois, à la. tête d'une compagnie de tirailleurs marocains.
------ Ahmed était le fils d'un vénérable taleb. Doué d'une vive intelligence, il se montre facétieux. A Bouzaréah, il inquiète le curé du village parce que les jeunes filles européennes s'intéressaient à ses tours plus qu'à la messe. Dans une époque de chômage intellectuel, il parcourt la France et l'étranger. Un jour, un de ses professeurs le rencontre porteur d'une faucille au milieu d'une équipe de moissonneurs en Bourgogne. Quelques mois après, il adresse une carte postale de Damas, puis une autre du Maroc espagnol. Dans la suite, il surveille Déroulède, banni à St Sébastien. Puis il monte des agences commerciales dans le midi de la France. Au cours de la grande guerre, il s'engage dans les cuirassiers. Il n'y avait pas droit. Une maîtresse jalouse le dénonce comme ne pouvant être incorporé que dans les tirailleurs : il est muté. ,A la paix, il acquiert dans les stocks de "godillots" américains qu'il écoule aux armées balkaniques.


-----Qu'on ne s'y trompe pas. Les types présentés répondent dans l'ensemble à des réalités. Leurs noms prouvent qu'ils appartiennent à ces races diverses, bien juxtaposées, épanouies sous l'égide de la France. Ils constituent donc la graine panachée visée par le prince de Polignac.

-----Dans la pensée de ses promoteurs, cette semence devait être soigneusement traitée à Bouzaréah pour être ensuite consacrée à l'alimentation substantielle des enfants du peuple. Mais à l'expérience on a constaté que des types sélectionnés s'étaient montrés aussi bienfaisants pour les, adolescents que pour les hommes d'âge mûr. Aussi ont-ils été adoptés par les classes moyennes et dirigeantes.
-----D'autre essais ont prouvé qu'en dépit de la routine cette semence s'adaptait parfaitement aux différentes natures de terres, sans distinction d'altitude, de latitude ou de climat. Pour les musulmans, elle opérait à la façon de la Baraka (bénédiction).
-----Pour les européens émancipés, elle avait des propriétés radioactives. En définitive, elle produisait un bien-être universel.
-----En effet, gravissez le Djurdjura, cheminez par monts et par vaux, allez de Kairouan à Rabat, de Gabès à Agadir, traversez le Sahara et le Niger ; vous ne manquerez pas de constater les magnifiques résultats obtenus en dépit des pires difficultés et sans réclame tapageuse par des pionniers intellectuels sortis de Bouzaréah. Apprentis et compagnons d'origine picarde, provençale, lorraine, auvergnate, languedocienne, espagnole, italienne, arabe, berbère, soudanaise et parfois annamite, ils ont appris, sous la direction de maîtres éclairés, la valeur de l'émulation. Placés au milieu de vastes solitudes désertiques ou parmi les populations les plus denses, ils ont répandu les idées de travail, de paix et de solidarité humaine. Avec le temps, les idées se sont développées, opérant comme des plantes vivaces ; elles envahissent, étouffent et détruisent toutes les mauvaises herbes que sont les préjugés. Elles assurent l'union des coeurs dès l'âge tendre. Voilà pour l'ceuvre des laboureurs au milieu des terres en friche.
-----Vous trouverez donc, tout naturellement, quantité d'anciens élèves de la Bouzaréah dans l'enseignement primaire élémentaire et supérieur.
-----Vous en rencontrerez également, en moins grand nombre, à tous les degrés de l'éducation nationale et dans les carrières administratives, judiciaires, libérales, industrielles, commerciales et agricoles, non seulement en Algérie, en Tunisie et au Maroc, mais jusque dans le Sahara, au Soudan, en Egypte et en Syrie. -----Aux exemples donnés plus hauts, on pourrait ajouter des professeurs agrégés dans les lycées et les facultés, des avocats, des médecins, des administrateurs de commune mixte, des contrôleurs civils, des officiers supérieurs, un directeur des Contributions, un directeur de grande banque, un gros fabricant de porcelaine de Limoges, des directeurs de coopératives agricoles, des musulmans viticulteurs ou artistes peintres.

Epilogue

-----Bouzaréah, Père de la Graine, sorte de géant polycéphale, placé à la porte de l'Afrique française, recèle des forces mystérieuses.
D'un centre riant et de sites merveilleux, il dispense la santé et le plaisir aux citadins anémiés.
De son belvédère fortifié, dominant la terre et la mer, il assure la paix au royaume d'Alger-la-Belle.
De son observatoire, il scrute le ciel et prodigue de nouvelles richesses à la science.
De ses Ecoles Normales, l'été venu, il lance trois compagnies de fervents apôtres munis d'une semence divine pour fertiliser l'esprit humain.
Que de Bouzaréah, phare lumineux, rayonne à jamais le génie civilisateur de la France !

Propos tenus par M. Mohamed SOUALAH, ancien normalien de Bouzaréah, Docteur es Lettres, agrégé de l'Université et Professeur au Lycée d'Alger, dans la "Dépêche algérienne" du 18 avril 1938, à l'occasion du cinquantenaire de l'Ecole.
(Documents transmis par Sylvette DUPUYAdh. N° 1708)