| En 1888
 -----La commune de Bouzaréa 
        a pris quelque essor. Desmaisons de campagnes ont été édifiées par 
        des
 Européens, alternant avec les demeures mauresques occupées 
        par les descendants des corsaires et des riches bourgeois d'Alger. Deux 
        routes carrossables, passant par El-Biar 
        et par le Frais-Vallon, ont été ouvertes jusqu'à 
        la capitale. Une bonne piste conduit jusqu'à la forêt d'Aïm-Baïnem, 
        à travers des sites pittoresques. L'installation de l'Observatoire 
        et de l'Ecole Normale ont contribué à augmenter l'activité 
        du village.
 -----Le colonel de Polignac ne tarda pas 
        à devenir une personnalité de marque à Bouzaréa, 
        avec TRÉPIED, le savant, ESTIENNE, directeur de l'Ecole Normale 
        et FOLCO, grand épicier d'Alger, devenu maire. On témoigne 
        à M. de Polignac beaucoup de déférence. Souvent, 
        il arrête les jeunes Normaliens et se plaît à les instruire 
        ou à les taquiner. C'est ainsi que je (note 
        du déjanté : ce n'est pas moi qui parle, mais mr Dupuy auteur 
        du livre "Bouzaréa") lui fus présenté 
        avec un groupe de camarades français et indigènes en promenade. 
        Pour me prouver sans doute l'estime dans laquelle il tenait ma race, il 
        m'apprit que les Arabes avaient eu, dans l'émir Khaled Ben El Oualid, 
        un fameux tacticien. Dans la suite, il me demanda ce que signifiait "Bouzaréah" 
        en arabe, car on lui avait donné des versions différentes. 
        Entre autre explication, on lui avait sérieusement déclaré 
        que le nom voulait dire : le lieu battu par le vent.
 ------ Pas du tout, mon Colonel, lui répondis-je, 
        on vous a induit en erreur, comme on a trompé le Directeur de l'Ecole 
        Normale.
 ------ Comment cela ?
 ------ C'est bien simple. Bouzaréah 
        est composé de 2 mots : Bou 
        et Zarria'a. le premier veut dire : 
        père, ou bien, ce qui est remarquable 
        par. Le deuxième signifie graine ou 
        semence.
 Joignez les deux parties, vous obtenez : Bou Zarria'a (que vous avez déformé 
        en Bouzaréah ou en Boudjaria) qui signifie père 
        de la graine, ou le lieu remarquable par 
        la semence.
 ------ Le père de la graine ! le lieu 
        de la semence ! reprit le prince, cela ne me semble pas logique par ce 
        que, Bouzaréah, avec son massif rocailleux, n'est guère 
        favorable à la semence.
 
 -----A l'instant passa le vieux taleb Si 
        Slimane , appuyé sur sa matraque ; il se rendait à la tribu, 
        du côté du Marabout "Sidi-Madjdouba". Son âge 
        et sa condition en faisaient le dépositaire fidèle de la 
        tradition historique. Nous l'appelâmes et lui posâmes la question. 
        Glissant gravement la main sur sa longue barbe, comme pour se recueillir, 
        il esquissa un sourire malicieux, puis il dit : "C'est 
        par ironie que l'on a donné le nom de Bouzaréah à 
        ce pays : lorsque vous avez labouré, semé, sarclé, 
        moissonné, dépiqué et sué abondamment, c'est 
        à peine si vous parvenez à récolter la semence confiée 
        à cette terre ingrate. Il faut donc prendre le nom dans un sens 
        moqueur."
 ------ Pas mal imaginé ! Quelle subtilité 
        orientale ! fit le colonel en hochant sa tête maigriotte au nez 
        bourbonien. Puis il ajouta : "Ah ! Voilà sans doute la raison 
        qui a déterminé les colons à fuir ces parages pour 
        le Sahel et la Mitidja. Et, nous désignant, il demanda au taleb 
        : "Et cette jeune graine panachée que le Gouvernement vient 
        de semer à Bouzaréah ne paraît-elle pas aussi improductive 
        en dépit des frais qu'elle occasionne aux contribuables ?"
 ------ Allaho A'aiem (Dieu seul le sait), 
        répondit le vieux maître d'école coranique qui continua 
        son chemin en trottinant. Quant à nous, nous saluâmes le 
        colonel avec quelque confusion.
 
 
 -----Panaché, notre groupe l'était 
        au physique et au moral. En effet, les Français portaient une casquette 
        de collégien avec un complet redingote qui donnait aux jeunes gens 
        un certain air de gravité. Les indigènes ressemblaient à 
        de jeunes turcos avec leur calotte rouge, leur veste en forme de boléro 
        jaune, et leur pantalon bouffant bleu. Seules, les palmes académiques 
        ornant les casquettes et les vestes nous étaient communes.
 -----Quant à nos idées, veuillez 
        considérer un entretien de l'époque
 -----"- Moi, disait le grave Donadieu, 
        je voudrais réussir au brevet supérieur, épouser 
        ma cousine qui est à l'Ecole Normale de Miliana et être nommé 
        instituteur à Douaouda, mon pays natal.
 ------ Si j'obtiens le brevet élémentaire, 
        déclara le petit Mohammed, je demanderai un poste dans une école 
        nomade de notre région. La vie errante au milieu des pasteurs et 
        des cavaliers intrépides me plairait assez, bien que mon père 
        se soit fixé dans mon village.
 ------ L'enseignement ne m'attire pas précisément 
        ! s'exclama le grand Pierre. Il est possible qu'une fois mes études 
        terminées, je me prépare au concours de rédacteur 
        dans l'administration algérienne.
 ------ Eh bien, moi, je retournerai dans 
        ma montagne je rejoindrai ma famille. Je planterai des figuiers et des 
        oliviers d'un bon rapport, fit Ait Ouaghzène, qui n'avouait pas 
        que son père l'avait déjà marié pour l'attacher 
        au foyer.
 ------ Parfait ! opina Moïse. Tout en 
        assurant consciencieusement le service de ma classe, je ferai valoir mon 
        argent dans des opérations commerciales.
 ------ Ferment d'usure ! Grand fainéant, 
        s'écria Manuel. Tu n'ignores pas que l'agriculture produit plus 
        que le négoce, apanage des parasites. Seulement, il faut se donner 
        de la peine. Dans le bled, j'achèterai des lopins de terre. je 
        serai maître d'école et colon. Je m'associerai avec les Arabes 
        pour élever des moutons.
 ------ Vulgaires arapèdes ! s'exclama 
        Calzaroni. On est déjà à l'étroit ici comme 
        en Corse. Moi, j'irai aux colonies où les traitements sont plus 
        élevés qu'en Algérie. Vous n'entendez rien à 
        la vie. Pourriez-vous entretenir une famille avec les 100 francs par mois 
        que l'Etat nous octroie généreusement?
 ------ Calzaroni a raison, expliqua Ahmed. 
        S'il est désigné pour le centre de l'Afrique, je serai son 
        adjoint. On se rouille en restant surplace. "
 :
 ... et 50 ans plus tard...
 -----Voyons ce que sont devenus 
        les interlocuteurs rencontrés au temps du Prince de Polignac------ Donadieu a accompli une carrière 
        normale dans l'enseignement primaire, comme d'ailleurs la plupart de ses 
        camarades français et indigènes. Il a fini par être 
        nommé directeur de l'école de . Douaouda avec sa femme comme 
        adjointe. Le couple a pris sa retraite dans le pays après la satisfaction 
        de voir un fils nommé instituteur adjoint sur place et une fille 
        mariée à Coléa.
 ------ Le goût de l'étude a 
        détourné Mohammed de la vie bédouine. Suivant le 
        conseil de ses maîtres, il a poursuivi ses études à 
        l'Ecole Normale française puis à la Faculté d'Alger. 
        Devenu professeur, il s'est élevé jusqu'à l'agrégation 
        et p doctorat es lettres. Ayant rendu des services appréciés 
        pen dant la grande guerre, il a été nommé officier 
        puis chevali de la Légion d'Honneur. Marié avec une parisienne, 
        il a élevé ses deux enfants au lycée. Son fils, bachelier, 
        est contrôleur financier. -Sa fille, bachelière, ayant épousé 
        un métropolitain, il se trouve être le grand-père 
        de deux petits bretons. Sa retraite acquise, il partage son existence 
        entre l'Algérie et la France.
 ------ Pierre a tenu parole. Après 
        avoir exercé comme maître adjoint dans des écoles 
        importantes, il a préparé la licence et le doctorat en droit. 
        Il a affronté des concours pour entrer dans l'Administration. Ses 
        qualités lui ont permis d'accéder aux fonctions de préfet, 
        de directeur du cabinet du Père La Victoire, de président 
        du Conseil municipal de Paris et de procureur général à 
        la Cour des comptes. Il est commandeur de la Légion d'Honneur.
 
 |  | ------ Ait Ouaghzène 
        a sérieusement bifurqué. De bonne heure, son père 
        lui a laissé, en mourant, une fortune rondelette. Il a renoncé 
        à l'enseignement pour se consacrer à la culture du figuier, 
        de l'olivier et de toutes nouvelles espèces d'arbres fruitiers. 
        C'est lui qui a bien tiré profit des leçons du "Père 
        Girard". Tranchant avec les Kabyles, il est devenu l'arbitre des 
        élégances indigènes. Elu conseiller général 
        et président de la section kabyle aux Délégations 
        financières, il a été élevé au grade 
        d'officier de la Légion d'Honneur. Ce conservateur a donné 
        une éducation française à son fils qui est pharmacien 
        en Kabylie et à son neveu devenu ingénieur naval après 
        être sorti dans les premiers rangs de l'Ecole polytechnique.----- Moïse n'a pas réalisé 
        ses rêves en matières commerciales. Il a fait mieux. Entré 
        par voie de concours au service des Postes, Télégraphes 
        et Téléphones en Algérie, il est parti ensuite pour 
        le Tonkin. Il a bénéficié d'un avancement rapide 
        et mérité, puis il est revenu occuper un poste important 
        dans son administration. Ses pérégrinations ne l'ont pas 
        empêché de pousser sa fille jusqu'au professorat et ses garçons 
        jusqu'au doctorat en médecine et en pharmacie.
 ------ Manuel s'est consacré à 
        sa classe. Il s'est attaché également à la culture. 
        Après avoir confié son domaine à son beau-frère, 
        il s'est rendu, un des premiers, au Maroc, où il a fait défricher 
        de nombreux terrains. De son fils, il a fait un agrégé de 
        mathématiques.
 ------ Calzaroni n'a pas tardé à 
        se faire nommer au Sénégal. Devenu directeur d'école 
        normale, il a présidé à la formation de nombreux 
        maîtres indigènes en Afrique Occidentale Française. 
        Au début de la grande guerre, il est mort glorieusement, en Artois, 
        à la. tête d'une compagnie de tirailleurs marocains.
 ------ Ahmed était le fils d'un vénérable 
        taleb. Doué d'une vive intelligence, il se montre facétieux. 
        A Bouzaréah, il inquiète le curé du village parce 
        que les jeunes filles européennes s'intéressaient à 
        ses tours plus qu'à la messe. Dans une époque de chômage 
        intellectuel, il parcourt la France et l'étranger. Un jour, un 
        de ses professeurs le rencontre porteur d'une faucille au milieu d'une 
        équipe de moissonneurs en Bourgogne. Quelques mois après, 
        il adresse une carte postale de Damas, puis une autre du Maroc espagnol. 
        Dans la suite, il surveille Déroulède, banni à St 
        Sébastien. Puis il monte des agences commerciales dans le midi 
        de la France. Au cours de la grande guerre, il s'engage dans les cuirassiers. 
        Il n'y avait pas droit. Une maîtresse jalouse le dénonce 
        comme ne pouvant être incorporé que dans les tirailleurs 
        : il est muté. ,A la paix, il acquiert dans les stocks de "godillots" 
        américains qu'il écoule aux armées balkaniques.
 
 
 -----Qu'on ne s'y trompe pas. Les types présentés 
        répondent dans l'ensemble à des réalités. 
        Leurs noms prouvent qu'ils appartiennent à ces races diverses, 
        bien juxtaposées, épanouies sous l'égide de la France. 
        Ils constituent donc la graine panachée visée par le prince 
        de Polignac.
 
 -----Dans la pensée de ses promoteurs, 
        cette semence devait être soigneusement traitée à 
        Bouzaréah pour être ensuite consacrée à l'alimentation 
        substantielle des enfants du peuple. Mais à l'expérience 
        on a constaté que des types sélectionnés s'étaient 
        montrés aussi bienfaisants pour les, adolescents que pour les hommes 
        d'âge mûr. Aussi ont-ils été adoptés 
        par les classes moyennes et dirigeantes.
 -----D'autre essais ont prouvé qu'en 
        dépit de la routine cette semence s'adaptait parfaitement aux différentes 
        natures de terres, sans distinction d'altitude, de latitude ou de climat. 
        Pour les musulmans, elle opérait à la façon de la 
        Baraka (bénédiction).
 -----Pour les européens émancipés, 
        elle avait des propriétés radioactives. En définitive, 
        elle produisait un bien-être universel.
 -----En effet, gravissez le Djurdjura, cheminez 
        par monts et par vaux, allez de Kairouan à Rabat, de Gabès 
        à Agadir, traversez le Sahara et le Niger ; vous ne manquerez pas 
        de constater les magnifiques résultats obtenus en dépit 
        des pires difficultés et sans réclame tapageuse par des 
        pionniers intellectuels sortis de Bouzaréah. Apprentis et compagnons 
        d'origine picarde, provençale, lorraine, auvergnate, languedocienne, 
        espagnole, italienne, arabe, berbère, soudanaise et parfois annamite, 
        ils ont appris, sous la direction de maîtres éclairés, 
        la valeur de l'émulation. Placés au milieu de vastes solitudes 
        désertiques ou parmi les populations les plus denses, ils ont répandu 
        les idées de travail, de paix et de solidarité humaine. 
        Avec le temps, les idées se sont développées, opérant 
        comme des plantes vivaces ; elles envahissent, étouffent et détruisent 
        toutes les mauvaises herbes que sont les préjugés. Elles 
        assurent l'union des coeurs dès l'âge tendre. Voilà 
        pour l'ceuvre des laboureurs au milieu des terres en friche.
 -----Vous trouverez donc, tout naturellement, 
        quantité d'anciens élèves de la Bouzaréah 
        dans l'enseignement primaire élémentaire et supérieur.
 -----Vous en rencontrerez également, 
        en moins grand nombre, à tous les degrés de l'éducation 
        nationale et dans les carrières administratives, judiciaires, libérales, 
        industrielles, commerciales et agricoles, non seulement en Algérie, 
        en Tunisie et au Maroc, mais jusque dans le Sahara, au Soudan, en Egypte 
        et en Syrie. -----Aux exemples donnés 
        plus hauts, on pourrait ajouter des professeurs agrégés 
        dans les lycées et les facultés, des avocats, des médecins, 
        des administrateurs de commune mixte, des contrôleurs civils, des 
        officiers supérieurs, un directeur des Contributions, un directeur 
        de grande banque, un gros fabricant de porcelaine de Limoges, des directeurs 
        de coopératives agricoles, des musulmans viticulteurs ou artistes 
        peintres.
 Epilogue -----Bouzaréah, 
        Père de la Graine, sorte de géant polycéphale, placé 
        à la porte de l'Afrique française, recèle des forces 
        mystérieuses.D'un centre riant et de sites merveilleux, il dispense la santé 
        et le plaisir aux citadins anémiés.
 De son belvédère fortifié, dominant la terre et la 
        mer, il assure la paix au royaume d'Alger-la-Belle.
 De son observatoire, il scrute le ciel et prodigue de nouvelles richesses 
        à la science.
 De ses Ecoles Normales, l'été venu, il lance trois compagnies 
        de fervents apôtres munis d'une semence divine pour fertiliser l'esprit 
        humain.
 Que de Bouzaréah, phare lumineux, rayonne à jamais le génie 
        civilisateur de la France !
 
 Propos tenus par M. Mohamed SOUALAH, ancien normalien de Bouzaréah, 
        Docteur es Lettres, agrégé de l'Université et Professeur 
        au Lycée d'Alger, dans la "Dépêche algérienne" 
        du 18 avril 1938, à l'occasion du cinquantenaire de l'Ecole.
 (Documents transmis par Sylvette DUPUYAdh. N° 1708)
 
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