Les souvenirs de M.
le Procureur Général
...J'ai beaucoup de souvenirs de mon séjour
à l'Ecole de la Bouzaréa, je pourrais même dire qu'ils
sont parmi les meilleurs de ma jeunesse. Comment choisir ?
Je me souviens tout à coup d'une soirée théâtrale
organisée par les élèves de seconde année
(les profanes). Bien entendu, les " vétérans ",
occupés par la préparation des examens de sortie, n'y devaient
être que des auditeurs. Les " tyrons " imberbes devaient
y jouer les rôles féminins. Parmi les artistes se trouvait
mon vieil ami : François Redon, élève d'élite
qui fut, dans la vie, ce qu'avait annoncé sa jeunesse : un Maître,
puis un Inspecteur de grande classe, ajoutant à sa science pédagogique
une remarquable beauté morale.
La préparation de notre soirée avait donné prétexte
à une démarche assez amusante : deux des organisateurs,
mes camarades Guerbet, qui rentra en France peu de temps après
sa sortie de l'Ecole, et Chaigneau, qui fit un excellent directeur d'école,
mais mourut jeune, demandèrent audience au Directeur du Théâtre
Municipal d'Alger. Clients fidèles des matinées populaires
(et à prix réduits) qui, entre parenthèses, permettaient
d'assister aux opérettes d'Offenbach et à bien d'autres
merveilles pour douze sous, ils rêvaient de voir de près
ces " étoiles " qui, du " poulailler ", les
plongeaient dans le ravissement.
Le motif donné était qu'ils avaient besoin de savoir comment
on conduit le spectacle de la coulisse. Le Directeur du Théâtre
d'Alger, amusé, accéda à leur requête et, le
soir du jour où ils furent reçus dans les coulisses, ils
rentrèrent à la Bouzaréa en triomphateurs romains.
Entre deux scènes exigeant un changement rapide de costume, Guerbet
s'était vu confier - pas moins - le chapeau de Mam'zelle Nitouche,
et Chaigneau, fils de colon, avait même tenu la bride du cheval
qui, un instant après, allait amener l'héroïne sur
la scène en tenue d'officier de dragons.
Notre soirée fut, d'ailleurs, un succès. Nous avions eu
l'audace de jouer, en costume, tout " Le
Bourgeois Gentilhomme ". Et, à coup sûr,
jamais la Comédie-Française ne disposa dans la scène
du " grand Mamamouchi " d'un muphti comme le nôtre. Ancien
élève du Cours Normal, Arabe de pure race, au lieu d'employer
des mots incohérents, il jetait au public, au moment de la cérémonie
que l'on sait, des exclamations en sa langue, du plus haut cornique. Ce
collaborateur imprévu de Molière, c'était Soualah
qui devint agrégé de l'Université, docteur ès
Lettres et fut, jusqu'à sa récente mise à la retraite,
un des professeurs les plus distingués d'Alger.
Il y avait aussi, parmi les artistes, un " tyron " nommé
Boukris. Celui-là, je le revis bien longtemps après. Un
soir, à Paris, - encore un spectacle mais moins sympathique, -
je paraissais sur les tréteaux d'une réunion publique pour
y exposer un programme électoral, - qu'allais-je faire en cette
galère ! La séance allait commencer et on désignait
le président et les assesseurs du Bureau quand, à quelques
mètres, dans le public, j'aperçus un homme doté d'une
barbe noire qu'eussent enviée les militants de 1848, et qui m'examinait
avec attention. Il avait l'air terrible.
" Bon, pensai-je, c'est le candidat communiste ! Que n'est-il resté
chez lui ?
Puis, je le vis se lever, s'avancer vers le Bureau et il m'interpella
: " C'est bien toi, me dit-il, en me tendant les bras ; je m'en doutais
! "
Je le reconnus davantage à sa voix qu'à son visage et la
scène se termina par une accolade affectueuse.
Ce soir-là, la salle me fut particulièrement sympathique.
Je ne pouvais pas dire dix mots sans recueillir, de l'emplacement où
Boukris s'était installé avec ses amis, des applaudissements
enthousiastes. Et la salle suivait, tant la " claque " qu'il
avait spontanément organisée paraissait décidée
et sincère.
***
Je n'ai jamais tellement ressenti la force de la solidarité née
des souvenirs scolaires. N'est-ce pas du meilleur temps de la vie qu'ils
nous sont restés, de celui où les difficultés n'apparaissent
encore qu'au minimum, où l'esprit se cultive et où, sous
la direction de maîtres éclairés et bienveillants,
on apprend à devenir des hommes ?
Je n'ai oublié aucun de ces maîtres. Ils étaient tous
aussi modestes qu'admirables. Mais il en est un qui a, dans mon coeur,
une place particulièrement émue et déférente.
C'est Delassus, le professeur de Lettres. Comme il les aimait, les Lettres
! Et quelle jolie nature d'homme, d'époux, de père et d'ami
! Il était algérien et nul n'avait su mieux ressentir les
charmes de son pays et de sa ville. Il adorait son métier et savait
rendre les belles-lettres " adorables ". Son élocution
et sa science nous ravissaient également. Son caractère,
très doux et très droit, achevait de nous conquérir.
Nous avons su, plus tard, qu'il était aussi un écrivain
de talent, poète, romancier, philosophe. Son souvenir est de ceux
qui remuent en mon coeur les cendres les plus fines et les plus chaudes
d'un passé qui ne veut pas mourir.
*
**
C'est du temps où j'étais élève
de troisième année à Bouzaréa que fut créé
à l'Ecole Normale, un poste de professeur de sylviculture. On commençait,
dans l'Administration du Gouvernement Général, à
se rendre compte de l'impérieuse nécessité de défendre
la forêt algérienne. Pour y collaborer, on comptait, comme
de juste, sur les Instituteurs.
Notre cours de sylviculture me valut une aventure qui ne manque pas de
gaîté. J'en avais été le plus mauvais élève,
absolument indifférent, ce qui n'était point à ma
louange. Or, à la fin de l'année scolaire, on nous apprit
que le Ministre de l'Agriculture avait décidé d'offrir,
au meilleur élève en sylviculture, un prix. Pour effectuer
un classement, on recourut au système coutumier de la composition.
Et, humblement, je ne pus, quant à moi, que remettre au professeur
une feuille banche. On ne s'improvise pas sylviculteur et autrement qu'en
poésie, - encore n'en sais-je rien, - on ne brode pas des fantaisies
sur la forêt et les lois forestières, quand on le ignore.
Une année passa, au bout de laquelle je devins instituteur-surveillant
à l'Ecole Primaire Supérieure de Sidi-bel-Abbès.
Un jour, mon Directeur me fit appeler dans son cabinet. Là se trouvait
réuni le Conseil des Professeurs et, devant cet aréopage
impressionnant, le Directeur, non sans une allocution bien sentie, me
remit, de la part du Recteur, le prix de sylviculture disputé par
ma promotion. Il me serra la main et, après lui, tous les professeurs
en firent autant, me félicitant chaudement.
Je sortis, sidéré, me demandant si je rêvais.
Mais... attendez. En juin suivant, j'allais à Alger pour y subir
un examen de Droit et rencontrai sur le Boulevard un de mes anciens professeurs
de l'Ecole Normale, toujours en fonctions, dont le savoir s'agrémentait
volontiers de paradoxe et de scepticisme servis par infiniment d'esprit.
Il enseignait l'agriculture et s'appelait M. Girard. Si ces lignes tombent
sous ses yeux, qu'il me pardonne l'aveu que je vais faire. Je lui racontai
l'histoire de mon prix de sylviculture.
" N'en parlez jamais à âme qui vive, s'exclama-t-il
aussitôt, vous me feriez pendre ! C'est moi le coupable. "
Et il m'expliqua que l'Inspecteur des Forêts qui avait été
chargé du cours de sylviculture ayant été nommé
à Fontainebleau avant d'avoir corrigé les compositions,
le Directeur lui avait confié, à lui Girard, cette correction.
Mais M. Girard avait égaré les compositions. Chaque fois
que le Directeur le rencontrait, il le harcelait pour avoir le résultat
de l'épreuve. M. Girard en était arrivé à
fuir le Directeur. Mais, d'aussi loin que celui-ci l'apercevait, il lui
criait : " Et le prix de sylviculture ? ". Et c'était
devenu chez l'excellent homme, qui n'osait avouer la vérité,
une hantise. Un jour que le Directeur insistait particulièrement,
le professeur finit par lui dire : " Je n'ai pas sur moi les compositions,
mais c'est Godin qui mérite la meilleure note ". A quoi le
Directeur répondit : " Mais je ne vous en demande pas plus
". C'est ainsi que je fus l'élu et que, dès lors, le
faux correcteur put respirer tranquille.
Cependant, je lui posai cette question : " Mais pourquoi moi plutôt
qu'un autre ? "
Il me répondit : " Je ne me souvenais que de votre nom qui
était un des plus faciles à retenir de la promotion. "
Le prix était, d'ailleurs, magnifique. Trois volumes superbement
reliés avec texte de luxe et gravures artistiques. Je l'ai perdu
dans l'un de mes nombreux déménagements, ce qui prouve,
une fois de plus, que " Bien mal acquis ne profite jamais "...
Pierre GODIN,
ancien élève-maître à l'Ecole Normale de Bouzaréa
(promotion 1889-1892)
Procureur Général près la Cour des Comptes.
La journée d'un normalien vers 1900
Elle commençait tôt et finissait
tard. Les heures étaient longues, d'un travail interrompu seulement
par les courts moments d'un repas. Quant aux récréations,
mieux vaut ne pas en parler : rares et bien fugitives, elles étaient
employées aux révisions hâtives des leçons.
Le moment le plus pénible était celui du réveil,
surtout en hiver. Harassés de fatigue, nous nous étions
couchés à neuf heures, à vingt et une heures comme
l'on dit maintenant. Nous étions comme foudroyés par le
sommeil qui était une véritable volupté, surtout
vers le petit matin où le repos est si bienfaisant et les rêves
si légers. Drelin Jing ! Dreling ding ! la cloche sonne, et il
n'est pas cinq heures du matin. Il fallait donner un fameux coup de reins
et combien pénible pour remonter à la surface du subconscient
!
Contre la vie, contre Dieu et surtout contre le concierge trop ponctuel,
quel concert d'injures en français, en espagnol, en patois corse,
en arabe, en kabyle ! Si l'on était tenté de se laisser
dissoudre encore quelques minutes dans la tiédeur du lit, les "
allons debout ! " du surveillant général, un professeur
du Cours Normal, vous jetaient hors de vos draps.
In petto, on souhaitait au sonneur un accès de fièvre, un
accident sérieux, voire même une attaque d'apoplexie qui
l'aurait maintenu dans sa chambrette sous l'escalier. Un rabiot de sommeil,
quel rêve jamais réalisé !
Après le lever, la toilette. Oh ! une toilette sommaire sous les
robinets d'eau glacée qui s'alignaient tout le long du mur de cette
espèce de vestibule qui séparait deux dortoirs, un vrai
royaume des courants d'air. La plupart des élèves-maîtres
avaient le courage d'y aller en bras de chemise et de s'y laver sérieusement
; d'autres, les précurseurs des enragés sportifs actuels,
avaient l'héroïsme de se rendre aux lavabos, torse nu, pour
se livrer à des ablutions plus complètes. Enfin, quelques-uns,
assez rares, emmitouflés déjà dans leurs sarraus
noirs et dans leurs longues pèlerines de laine à capuchon,
ne livraient strictement que le bout du nez à la morsure de l'eau
froide.
Nous finissions de nous habiller à la hâte et, dès
cinq heures et quart, nous étions en bas, au rez-de-chaussée,
devant les études.
Pendant un quart d'heure, nous allions et venions, d'un pas assez pressé,
pour lutter contre le froid, le long de ces galeries à arcades
constamment envahies par un brouillard glacial. Nous nous déplacions
dans une atmosphère si gorgée de vapeur d'eau, que les lampes
à pétrole, les bonnes grosses e camoufles ", n'émettaient
qu'un halo jaunâtre, dont la demi-clarté diffuse n'arrivait
pas à se dégager de la brume épaisse d'un gris foncé
légèrement bleuté.
A cinq heures et demie, nous entrions dans les études, heureux
d'y retrouver la douce lumière dorée et familière,
une atmosphère plus tiède et nous nous plongions dans nos
chères études, commençant notre journée studieuse
et dont la longueur procurait à beaucoup d'entre nous, au lieu
de la fatigue que l'on pourrait supposer, une griserie spirituelle qui
était une haute et pénétrante volupté. Quelle
ardeur aux leçons ! Quelle application aux devoirs, dans le silence
profond de ce début de matinée où nul bruit extérieur
ne venait nous distraire !
L'étude durait jusqu'à sept heures ; alors la cloche nous
appelait au réfectoire pour le premier déjeuner, repas sobre
composé de café noir et de pain rassis ; mais le café
était chaud, le pain de bon froment, l'appétit bien aiguisé,
les estomacs jeunes et point difficiles, n'ayant qu'une horreur : celle
du vide.
En cinq minutes, les bols étaient e desséchés ",
nettoyés et nous remontions dans nos dortoirs pour faire nos lits
que nous avions laissés aérer. Puis nous procédions
à la toilette un peu sommaire de notre grande Ecole, sous la surveillance
des élèves de troisième année, les
vétérans ; les tyrons
de première année, et les profanes
de deuxième année, étant seuls astreints
au balai et au chiffon. Les uns balayaient les longues galeries à
arcades, d'autres tâchaient de donner aux études un air de
propreté souvent trompeur, car on ne déplaçait les
tables qui si le surveillant, zélé, vérifiait le
travail de près ; quelques-uns enfin, nettoyaient les dortoirs
et mettaient de l'ordre dans la lingerie. Ces derniers étaient
assez enviés, car ils étaient en contact avec les lingères,
vertueuses, certes, comme des Vestales, mais elles étaient jeunes,
et puis c'étaient de vraies femmes, élément assez
rare dans la vie du Normalien qui souffrait du manque de liberté
et d'argent.
Ceux chez qui on avait décelé quelques dispositions pour
les sciences étaient préposés à l'entretien
des laboratoires. Les favorisés étaient ceux à qui
on confiait le sanctuaire de la chimie : il y avait du glucose à
manger, des sels d'or pour la photographie, et quand on avait disséqué
un lapin ou un poulet, ils le faisaient griller tant bien que mal sur
une lampe à alcool et le dévoraient à moitié
cru.
A huit heures, les cours commençaient pour durer jusqu'à
midi, avec une seule récréation de dix minutes pour interrompre
la longue matinée, au cours de laquelle on revisait hâtivement
une leçon, tout en grillant parfois une bienheureuse cigarette.
Les professeurs défilaient, occupant le bureau des salles de classe,
pendant une heure chacun, interrogeant puis exposant, ou donnant le compte
rendu d'un devoir. Ils avaient plus ou moins de talent ; ils for- o çaient
plus ou moins l'attention, l'estime ou la sympathie ; mais presque tous
étaient consciencieux, zélés et méritaient
le respect.
A midi, la cloche nous libérait provisoirement, et, affamés,
nous galopions, c'est le mot propre, vers les réfectoires. Ah !
vous pouvez croire que nous faisions honneur au menu. D'ailleurs, les
aliments étaient frais, de bonne qualité, suffisamment variés
et, en général, bien préparés. Il y avait
de quoi satisfaire les appétits les plus exigeants. Si un plat
était vide, il n'y avait qu'à crier : " Garçon,
supplément I ", et l'on était de nouveau servi. Si
nous avons supporté, sans dommage pour notre santé, le travail
excessif que nous imposaient les programmes encyclopédiques et
fastidieux du Brevet Supérieur d'antan, c'est à l'excellente
nourriture de Bouzaréa que nous le devons.
A midi vingt, nous devions avoir évacué le réfectoire
et, jusqu'à une heure, nous étions libres de notre temps.
Les quarante minutes dont nous disposions étaient à peine
suffisantes pour revoir les cours de l'après- midi qui reprenaient
pour durer jusqu'à quatre heures, suivis d'une récréation-goûter
de quatre à cinq heures. Le goûter, c'était du pain
sec qui, lorsqu'il était trop rassis, devait être arrosé
par l'eau de la fontaine et nous dévorions ces espèces d'éponges
molles et imbibées.
Tous les cours n'avaient pas lieu dans le vase clos des études
; nous avions des heures de gymnastique, de travail manuel et d'agriculture.
L'éducation physique n'avait pas les attraits qui, aujourd'hui,
ont conquis la jeunesse. Nous étions amenés, en ordre, en
silence et au pas accéléré, dans une salle fermée.
Là, alignés devant les appareils, nous défilions
un par un, devant les anneaux, la barre fixe, les barres parallèles
ou la corde lisse, et chacun exécutait les mouvements prescrits
dans un mutisme absolu et dans un ennui mortel. On ne s'amusait pas davantage
dans la grande salle du travail manuel où le même silence
de couvent était imposé. On sciait, assemblait et clouait
et collait avec une morne résignation sous la surveillance d'un
maître-ouvrier très qualifié, très zélé
et qui voulait vraiment nous être utile. Quant au professeur, il
y en avait un, il nous regardait de loin, quand il nous regardait, et
ne communiquait avec nous que par le truchement de son aide.
La douceur du Père Fourquet nous rendait agréables les heures
consacrées au dessin.
Mais les leçons qui, pour nous, étaient vraiment les bienvenues,
les leçons reposantes, les leçons gaies, étaient
celles de l'agriculture sous la direction du Chikh.
Là, nous échappions, du moins par l'esprit, à la
contrainte de cette rude discipline qui pouvait faire appeler nos anciennes
Ecoles Normales des séminaires laïcs. C'était un régal
pour nous que la fantaisie débridée, inimaginable de notre
bon vieux maître qui faisait de splendides pieds-de-nez à
l'orthodoxie pédagogique. Pendant que les autres professeurs collectionnaient
promotions et décorations, le Chikh, lui, recevait de la haute
administration des blâmes de plus en plus courroucés. Sa
robuste philosophie n'en était pas le moins du monde troublée.
et il accueillait avec une joie formidable, qui débordait en pétillements
d'étincelles dans son regard si intelligent, ces manifestations
de la mauvaise humeur académique. Quand il était content
de nous, il nous régalait d'un verre de bon vin frais, qu'il baptisait
piquette pour ne pas attirer le veto de l'économe.
Au cours de ses leçons, qui étaient des conversations à
bâtons rompus, d'une animation extraordinaire, il trouvait tout
de même le moyen de nous apprendre le nécessaire en science
agronomique et nous étions aussi forts en agriculture qu'en ces
autres matières que nous ingurgitions d'une figure si morose.
De quatre à cinq heures, nous avions donc une récréation
substantielle, où, dégagés du souci des cours jusqu'au
lendemain, nous pouvions respirer un peu et causer par petits groupes
en déambulant dans les cours, sous les galeries ou dans les allées
étroites du jardin botanique ; puis, étude jusqu'à
sept heures, souper, puis nouvelle et dernière récréation
de la journée jusqu'à huit heures et, enfin, de nouveau
étude ! Ah ! que cette étude tardive, inutile, paraissait
longue ! Nous étions recrus de fatigue et nous tombions de sommeil.
Nous occupions les minutes interminables à lutter contre nos paupières
irrésistiblement lourdes. Il ne fallait pourtant pas s'endormir
pour ne pas attirer les foudres du surveillant général et
surtout pour éviter les redoutables courroux du Directeur, mieux
éveillé que jamais et dont le pas sec et rythmé emplissait
les sonores galeries.
Enfin, neuf heures, un coup de cloche discret : nous montions en bâillant
vers les dortoirs ; nous commencions à nous déshabiller
dans les escaliers et nous sombrions dans un sommeil noir et sans rêves,
qui nous remettait d'aplomb pour une nouvelle journée semblable
à la précédente.
M. DENNOUN,
Instituteur à Alger.
Souvenirs d'un " microbe " de 1906
En octobre 1906, j'avais à peine quinze
ans. J'étais, avec Verdy, le plus jeune de ma promotion, et aussi
le plus petit de taille : un " microbe ".
De 1906 à 1909, égrener quelques souvenirs sur Bouzaréa...
Entreprise vaine peut-être ; redites, sans doute, et d'un intérêt
assez mince, même pour des initiés.
Qu'importe cependant, si, du moins, les souvenirs communs doivent amorcer
l'appel des membres de notre grande famille aujourd'hui dispersée,
et préparer leur communion autour du foyer qui nous vit naître
à la vie morale ?
Car cette Ecole, je ne crains pas de l'affirmer en toute objectivité,
n'est pas une " boîte " ordinaire. Non. Après avoir
vu, en France et ailleurs, bien des établissements similaires,
après avoir enseigné dans un grand lycée, dans un
collège important, j'ai revu, il y a deux ans, Bouzaréa.
Eh bien, cette atmosphère un peu monacale, et pourtant souriante,
de la maison, son ambiance à la fois laborieuse et sereine, n'a
cessé de m'apparaître comme la marque distinctive de cette
" abbaye de Thélême " où chacun fait ce
qu'il doit, tout en paraissant agir au gré de sa fantaisie. Je
ne veux pas dire que tout y était facile et agréable, et
je n'ai pas oublié cette pénible impression d'" assommoir
" qui nous fut infligée brusquement en 1907, en cours d'études,
par la réforme du " B. S. en deux ans " " En dépit
d'une apparence de liberté et de " fair-play " bien séduisante
à première vue, le labeur y était lourd et la règle
impitoyable, Qui n'a souvenance de ces retours précipités
du dimanche soir, où il fallait se trouver à sept heures
précises à sa place au réfectoire ? M. le Directeur
Bernard était là, taciturne, immobile, qui " repérait
" froidement le malheureux retardataire et qui, pour une minute,
sanctionnait sans rémission la défaillance. Très
philosophe, tirant sur le stoïcisme - c'était là, du
moins, notre impression - il semblait l'incarnation vivante de sa doctrine,
et il avait coutume de déclarer : " A un pas, comme à
mille pas des portes de la ville, tu n'en es pas moins hors de la ville
".
Aussi bien, la grande valeur de Bouzaréa, c'est la primauté
de son enseignement moral sur toutes les autres disciplines. Cela est
très difficile à réaliser ailleurs que dans une école
normale, et il faut reconnaître qu'ici les conditions de lieu, l'éloignement
de la ville, la paix et la grandeur du site, y sont éminemment
favorables. On le doit également à l'organisation spéciale
de Bouzaréa, à l'esprit de la Section Spéciale et
du Cours Normal, si résolument tournés vers la vie, mais
aussi et surtout à la haute valeur de ses chefs et d'un personnel
d'élite, qui n'ont cessé d'y maintenir les bonnes traditions.
Le caractère original et l'aspect typique de certains de ses vieux
professeurs atteste encore la puissance de cet esprit de corps spécial
à l'Ecole.
Ainsi la rusticité, la rugosité du " Chikh ",
son humour bonhomme, ses questions insolites témoignaient certes
d'un grand sens pratique, mais aussi d'une réelle élévation.
C'est lui qui demandait, par exemple, au candidat " tyron "
: " Alors, tu es de Damiette ? Peux-tu me dire le nom des arbres
qui ornent la place du village ? Et combien de rangées il y en
a ? " Nous devons reconnaître aujourd'hui la raison d'être
de pareilles questions et leur valeur comme " tests ". Assez
peu rigoureux dans son cours d'agriculture, fixé cependant une
fois pour toutes dans de mémorables cahiers que l'on se transmettait
de c vétéran " à " profane " et à
" tyron ", il était, à l'égard de M. l'Inspecteur
d'Académie, très à l'aise, quoique pénétré
de respect. Ce dernier, un jour d'inspection, voulut attirer son attention
sur certains procédés de culture, " assez récents
" disait-il. Alors le Chikh, cachant un fin sourire derrière
ses lunettes embuées, renchérit en s'écriant : "
Même que Monseigneur Dupanloup, dans un discours de distribution
de prix en 1873, s'en déclarait un partisan convaincu ! "
Ce fut un instant d'intense jubilation intérieure, que M. l'Inspecteur
ne parut pas partager...
A côté de ce " rusticus ", il y avait le poète.
Un professeur modèle, celui-là, mort à la tâche,
M. Achille Delassus, qui aurait fait aimer la littérature aux plus
rebelles, tant il vivait ses classiques, tant il s'en nourrissait avec
délices. Et, avec son air distrait, comme il observait, comme il
analysait ses élèves ! Je lui dois sans doute d'avoir pris
conscience de ma vocation musicale et musicologique.
A cet égard, tout en combattant chez nous les spécialisations
hâtives, Bouzaréa développait assez la personnalité
de chacun pour lui permettre, le moment venu, de cultiver son violon d'Ingres,
ou de poursuivre des études favorites. C'est ce qui explique, je
crois, le nombre assez grand de ceux d'entre nous qui ont " bifurqué
", parfois dans l'Enseignement même, parfois hors de l'Université,
mais sans cesser de jouer un rôle éducateur.
Je terminerai ces souvenirs à bâtons rompus sur un aspect
de ma promotion. Nous n'avions guère d'amusements en 1906, en dehors
de la balle ronde et des promenades au petit bois. Notre major de promotion,
Benoît, aussi désinvolte dans le travail qu'élégant
dans le jeu, avait organisé des monômes en chapeaux hauts-de-forme
achetés au " décrochez-moi ça " et nous
défilions aux accents de la " Marche des Vétérans
", musique de Serette (qu'est devenue cette chanson ?). Nous avions
ainsi la joie rare de mener un beau chahut, qui ne laissait pas cependant
d'être correct, organisé, noblement lyrique, d'ailleurs plus
vibrant de joie intérieure que de tapage réel, et grâce
auquel nous échappions pour un temps à la hantise des programmes
à parcourir et à la rigueur de la discipline. Un dimanche
matin, pendant la toilette préparatoire à notre sortie hebdomadaire,
le monôme s'organisa soudain à travers les dortoirs, dans
un cortège inspiré de l'antique, où les athlètes
se montraient avec tous leurs muscles. Mais chacun de nous arborait son
cérémonieux couvre-chef de roi nègre, et, en guise
de flambeau de la Science, une petite bougie collée sur le nez
!
C'était peut-être un peu osé comme tableau, mais c'était
sans malice comme sans ostentation ; mieux même, c'était
l'indice d'une adolescence saine et laborieuse, prélude d'une vie
qui s'annonçait noble et belle, dans sa simplicité.
Mais le souffle tragique de 1914 a passé là-dessus. Où
sont les survivants de la promotion 1906-1909 ?...
Alexis CHOTTIN,
Professeur au Collège des Orangers à Rabat.
Trois croquis
Souvenirs d'un ancien-I904-1929 (sic)
J'ai sous les yeux un des précieux
albums Tourte et Petitin.
Je n'en ai nul besoin, du reste pour que s'évoquent, au seul nom
de c Bouzaréa ", les grandes ailes Nord et Sud-Est avec leurs
toits rouges ponctués de petites cheminées en zinc, et les
bâtiments du centre, blanches masses hispano-mauresques, aux terrasses
bordées de créneaux. Je revois les longues galeries couvertes,
les cours et les jardins, l'orangerie, la vieille maison mauresque - aujourd'hui
rasée - les pentes du ravin, la vigne, et, en remontant au Sud
: " le petit bois ".
C'est tout un monde de souvenirs qui se ranime. Et quelle gageure de l'exprimer
dans le cadre de quelques pages !
**
I. - L'ECOLE ANNEXE
(1904-1908).
Venu à l'âge de 11. ans d'une minuscule école d'Anjou,
après un court passage dans une école du
boulevard Gambetta, je suis inscrit au " Cours Supérieur
" nouvellement créé à l'Ecole Annexe.
Que ce soit d'El-Biar
(Saint-Raphaël), ou, plus tard, d'une campagne sise au quartier Baïnem
(Bouzaréa), j'ai environ trois kilomètres à faire
pour aller à mon cours supérieur. Plusieurs de mes camarades
viennent également de loin : de Chéragas,
d'El-Achour, de Dély-Ibrahim.
Notre Cours Supérieur est installé dans une salle longue
et étroite près d'un atelier de menuiserie.
Ce qui nous frappe le plus au début, c'est l'immensité des
bâtiments de l'Ecole, l'immensité de ces galeries de cloître,
que nous longeons presque complètement en allant à onze
heures à la cantine.
A travers les vitres des salles successives, de vagues silhouettes se
profilent, des faces pâles penchées sur des cachiers ou des
livres. Ce sont les " maîtres ". Nous, nous sommes les
" cobayes ".
Cobayes sacrifiés ou élèves privilégiés
? Je pencherais nettement pour cette dernière conclusion.
On sait par quel hasard, le collège de Port-Royal étant
momentanément fermé, le jeune Racine eut comme précepteurs,
pour lui seul pendant deux ans, les meilleurs humanistes de l'époque.
Certes, Bouzaréa n'est pas Port-Royal. Et il n'y avait pas de Racine
dans ce cours supérieur. Mais nous étions très peu
au début : dix ou douze et nous recevions, en guise de classe,
des séries de leçons modèles, d'explications préparées
dans Le détail, de " conférences ". Notre réflexion
s'éveilla précocement au contact des personnalités
différentes qui se succédaient. Nous voyions assez souvent
le Directeur de l'Ecole Annexe " reprendre " une leçon,
une explication. Nous absorbions du savoir par tous les pores, et nous
recevions même - par osmose - quelques notions des méthodes
pédagogiques à l'état naissant.
Un jour, c'est un professeur d'arabe qui vient nous faire une leçon
modèle pour illustrer aux yeux des élèves-maîtres
l'emploi de la méthode directe dans l'enseignement de l'arabe parlé.
Tel autre jour. c'est le Directeur de l'Ecole Normale en personne, M.
Paul Bernard, qui s'arrête un moment dans notre loge, reprend une
leçon de grammaire et nous explique d'une façon lumineuse
les différentes espèces d'attribut. Enfin, de temps en temps,
nous voyions défiler rapidement de grandes figures dont nous soupçonnions
vaguement l'importance. Celui-ci est M. Gilles, Inspecteur général.
Celui-là s'arrête un jour chez nous à l'heure des
sciences et nous pose un certain nombre de " colles " sur l'assimilation
chlorophyllienne, c'est M. Lamounette, alors Inspecteur d'Académie.
Un autre éveil est provoqué en nous par le cadre même
de l'Ecole, par nos entrées aux salles de physique et de chimie.
Maintes expériences illustrent les leçons modèles
qui nous sont données. Parfois, un professeur interrompt soudain
le " maître " pour éviter une maladresse, peut-être
un accident, une explosion... Nous sortons de là émerveillés
d'avoir vu les métamorphoses de l'eau de tournesol ; les longues
étincelles claquant sec de la machine de Wimshurst, émerveillés
d'avoir vu le fer brûler dans l'oxygène, ou bien s'allumer
un grain de sodium en grésillant et tournoyant à la surface
de l'eau ou, enfin, d'avoir vu démonter et remonter les entrailles
rutilantes de " Joseph ", l'homme en carton du cabinet de sciences
naturelles.
**
Je manquerais à un devoir de ne pas
évoquer ici une grande silhouette : celle de M. Quilici, directeur
de l'Ecole Annexe. Géant paternel à la barbe touffue, doué
d'une voix sonore, il jouissait d'un prestige étonnant auprès
du menu peuple de l'Ecole Annexe. J'ai eu l'occasion d'apprécier
plus tard son dévouement, ses qualités d'éducateur.
Il rassemblait les influences éparses et mettait de l'unité
dans notre formation. Il nous gardait bénévolement après
la classe, nous, " les grands ". Ce n'était pas seulement
pour nous initier à des compléments d'algèbre ou
de géométrie, mais pour former notre sensibilité
littéraire. Il nous donnait le goût de la lecture à
haute voix. Je l'entends encore débiter jusqu'au crépuscule
les plus belles pages de Grands Coeurs
ou bien Les Trois Messes basses et
la Mule du Pape, voire même
Chantecler et l'Aiglon.
Nous faisions ensuite des comptes rendus de ces lectures, avec une part
obligatoire d'impressions et d'appréciations.
Je dois beaucoup à M. Quilici, à sa nature généreuse,
à son souci de l'ordre.
Qu'il s'agît de l'analyse de quelques textes, de l'étude
d'une leçon, d'un travail de rédaction, il fallait arriver
d'abord à composer un plan, et toujours étudier ou reviser,
la plume à la main. Cette habitude d'analyse, de classification,
et, pour tout dire, de méthode contractée de bonne heure
m'a considérablement servi par la suite.
Les témoins de cette époque sont bien dispersés maintenant.
Les uns, devenus élèves-maîtres après moi,
ont tous été tués à la guerre ; je pense particulièrement
à Neuville, de Dély-Ibrahim ; à Roquet, de Chéragas,
dont l'avenir s'annonçait si brillant. Jean Croisé est parti
en France faire du commerce ; je ne vois plus que Soulé, M. et
F. Vautrin, Directeurs d'Ecole, et Reiss, astronome adjoint à l'Observatoire
(plus jeune de quelques années), qui puissent évoquer encore
cette période de l'Ecole Annexe, au temps du vieux " Cours
Supérieur ".
II - A L'ECOLE NORMALE (1908-1911).
Mes trois années d'Ecole Annexe se continuent par mes trois ans
d'Ecole Normale. Pendant un an et demi, nous avons M. Bernard comme Directeur,
puis c'est le tour de M. Ch. ab der Halden, aujourd'hui Inspecteur Général
de l'Education Nationale.
Je ne sais trop d'où vient le charme particulier qui émane
de cette évocation. N'est-ce point le souvenir d'une belle période
de jeunesse, pleine d'optimisme comme de sève, et naïveté
confiante dans la loyauté des promesses de la vie ? Mais n'est-ce
point aussi le souvenir d'une camaraderie franche et joyeuse, faite de
désintéressement et de générosité,
d'une intéressante période d'apprentissage, riche en révélations
de toutes sortes ?
Il avait, certes, une grande soif de savoir, le Normalien " moyen
" de 1910, un grand désir de beauté. L'âme assez
romantique en général sous son uniforme bleu-marine, la
casquette de télégraphiste décorée prématurément
de palmes académiques, il n'avait rien d'un jeune homme du monde,
et son escarcelle était légère. Cinq francs, dix
francs, peut-être quinze à l'occasion, suffisaient à
ses dépenses mensuelles. Avec cela, il pouvait acheter son tabac,
aller de temps à autre au théâtre, se procurer quelques
morceaux de violon qu'il étudiait avec ses camarades. Au moment
des grands concerts populaires (ni disques, ni T.S.F. ne diffusaient alors
les pages les plus célèbres de la littérature musicale),
vous les auriez vus, nos musiciens, descendre en groupe à Châteauneuf
par la traverse, monter dans le tram et discuter passionnément,
pendant le trajet, sur la musique, sur la littérature et le théâtre.
Puis, une fois entendue l'Héroïque ou la Septième,
vous les auriez retrouvés, remontant à pied du Théâtre
d'Alger à l'Ecole Normale, par les Tagarins, El-Biar et la traverse.
Tout cela pour quelques révélations d'art et de beauté
poétique dont il y avait de quoi vivre pour quelque temps...
**
En 1910, grand changement à l'Ecole
Normale, qui sembla symboliser le passage d'une discipline assez stricte
à un régime plus libéral.
La forte autorité, l'ascendant et le prestige qui émanaient
d'une personnalité aussi affirmée que celle de M. P. Bernard,
tout cela s'encadrait d'un régime un peu rude parfois, que nous
acceptions, du reste, sans songer à le discuter. Et je me souviens
de l'émotion poignante qui nous oppressait lorsque notre ancien
directeur entra à l'étude du soir pour nous dire adieu,
et nous serra la main à tous. Mais les dehors souriants et spirituels
de M. Ch. ab der Halden, son souci de moderniser l'installation matérielle
de l'Ecole, - nous n'avions ni douches, ni électricité...
- son désir de favoriser tout ce qui pouvait contribuer à
occuper convenablement nos loisirs, tout cela transforma singulièrement
l'atmosphère de l'Ecole. Une fois le Brevet Supérieur passé
à la fin de la deuxième année, restait une troisième
année de libres études. Il fallait redoubler d'ardeur pédagogique
à l'Ecole Annexe, s'intéresser à quelque travail,
péparer le fameux " mémoire " de fin d'études
normales.
Je conserve un excellent souvenir de cette année de loisirs studieux,
que sut si bien organiser notre jeune directeur. Il nous initiait à
la pratique des tests (Binet-Simon), au travail méthodique (emploi
des fiches et notions de bibliographie). Et il révéla à
nombre de mes camarades le charme particulier de la lecture à haute
voix (Les Erinnyes, de Leconte de
Lisle).
Un professeur de Lettres chargé de l'enseignement musical, M. Lepeintre,
guidait volontiers de ses conseils judicieux les amateurs de musique.
Un de mes plus beaux moments de ma vie de Normalien fut certainement cette
mémorable soirée du 11 mars 1911, au cours de laquelle une
petite fête musicale et littéraire réunit, dans la
grande salle de musique (aujourd'hui dortoir au premier étage de
la Section), Mme et M. Ch. ad der Halden, quelques professeurs et la totalité
des élèves de l'Ecole. Six mois après une première
initiation à l'harmonie, j'étais, certes, bien fier de diriger
mes camarades instrumentistes dans l'exécution d'une pièce
assez romantique : " Le Rêve de Parsifal ", qui constituait
une de mes premières " compositions "...
Enfin, muni d'un violon de soixante francs, initié à quelques
rudiments de connaissances, mais, ce qui est plus précieux, initié
à quelques méthodes de travail, les yeux ouverts sur quelques
vastes horizons, attiré par le mirage souriant de l'avenir, le
Normalien de 1911 laisse là son uniforme bleu-marine, emporte son
idéalisme confiant et s'envole vers la Vie...
III. - SOUVENIRS D'UN PROFESSEUR (1925-1929).
Quatorze ans se sont passés. Me revoici à Bouzaréa,
sous une troisième forme, celle d'un professeur chargé des
enseignements philosophiques, en remplacement de M. Seror. Voici les petites
cheminées coiffées de leur cône de zinc, voici les
grandes ailes et les longues galeries, et les grands prismes blancs et
crénelés des bâtiments du centre. Mais que les pins
ont grandi !... que de transformations !... que de bouleversements !...
de nouvelles salles ont été construites. Les ateliers ont
été déplacés ; on a remplacé des dortoirs
par des salles et des salles par des dortoirs. La Bibliothèque
a été descendue, et siège maintenant au coeur de
l'Ecole : plus de lente " patache ". Un autobus fait le service
: on descend maintenant à toute allure sur El-Biar ou sur Alger.
Le matin, l'autobus nous remonte. Vers sept heures et demie. nous sommes
en vue de l'Ecole. Là-bas, M. Guillemin, le Directeur, drapé
dans une ample pèlerine, barbe neigeuse de patriarche et bon sourire,
campé au bas de l'escalier d'honneur avec l'Econome et un ou deux
surveillants, nous reçoit à la descente.
Laborieuses, mais sereines années de professorat.
Les jeunes gens sont un peu différents, certes, de ceux d'autrefois.
Le Normalien de 1925 n'est plus tout à fait celui de 1910. Il n'a
plus d'uniforme, pas toujours une boîte à violon, mais il
a bien, par contre, deux ou trois complets de bonne coupe et connaît
l'élégance. Il faut le voir sortir, petite valise et raquette
de tennis à la main, ou remonter d'Alger en taxi si le dernier
car est manqué. Les subsides mensuels ont subi une hausse "
verticale " qui dépasse singulièrement le graphique
d'ascension des " indices ". Il sait s'organiser et organiser
ses loisirs. Il voit un film à l'Ecole le samedi soir, danse avec
ses camarades au son du jazz (horresco referens) quel scandale c'eût
été quinze ans auparavant !...). S'il s'intéresse
moins aux débats sur les classiques et les romantiques, il n'ignore
rien, par contre, des questions sportives et pratiques. Mais il est toujours
jeune. Il présente avec son aîné plus d'un trait de
ressemblance fraternelle. L'esprit de camaraderie est toujours aussi cordial,
aussi familial. Chez les plus doués, la curiosité et la
soif d'apprendre sont toujours aussi vives ; la maturité d'esprit
et l'esprit critique me semblent plus précoces. Des progrès
certains ont été réalisés dans les méthodes
de travail personnel. On travaille peut-être de façon moins
ardente, moins passionnée, mais on sait mieux travailler.
1925-1929. Ces temps eux-mêmes ne sont plus !...
Bien des fois, j'ai éprouvé cette nostalgie de la "
petite Chartreuse ", comme l'a baptisée M. Boneuil en ses
Propos. Nostalgie de ces grands espaces libres, de ces vastes
horizons. Nostalgie aussi de cette vie fraternelle de professeurs qui,
pour la plupart, sont d'anciens Normaliens de la Maison.
Nostalgie de ces banquets platoniciens (1) où les préoccupations
sérieuses des hommes d'après-guerre se mêlaient à
la truculente gaîté de professeurs restés étudiants,
restés jeunes par leur contact avec les jeunes et par le renouvellement
intellectuel qui confère à l'esprit une éternelle
jeunesse.
Par delà maints refrains repris en choeur à l'issue de quelque
" Potlatch " (agapes de fin de trimestre surnommées ainsi
" par raison sociologique "), par delà maintes saillies
gauloises ou rabelaisiennes, j'évoque des discussions coq-à-l'ânesques
qu'animaient de forts ténors et que nourrissaient de passionnants
problèmes. Controverses animées s'il en fût jamais,
sur la culture générale et la préparation à
la vie, sur l'humanité et les mathématiques, sur la culture
littéraire et l'inculture scientifique, sur Bergson et Lévy-Brühl,
sur Freud et Marcel Proust... sans oublier les polémiques particulièrement
épiques sur la valeur de la géographie en face de la sociologie,
et sur les aléas de la synthèse en général
et, en particulier, de la philosophie de l'histoire...
Enfin, pour tout dire, nostalgie de cette " Colline inspirée
" qui reste pour tous les anciens de Bouzaréa un site attachant,
un centre pédagogique spontané dont je n'ai nulle part trouvé
d'équivalent, et le lieu fraternel de tant d'évocations
et de révélations spirituelles (2).
L. BURET,
Inspecteur de l'Enseignement Primaire à Alger.
(1) En raison de l'isolement de l'Ecole Normale
de Bouzaréa, et de la brièveté de l'interclasse,
les professeurs prennent ensemble à l'Ecole, en un petit réfectoire,
leur repas de midi.
(2) Taine écrivait à son camarade de promotion Prévost-Paradol,
en évoquant la rue d'Ulm : " J'ai été gâté
par l'Ecole ; nous ne la retrouverons nulle part. Le plaisir de sentir
autour de soi des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par
des études et un contact perpétuel, est perdu pour toujours...
" (Lettre du 30 octobre 1851.)
Ces remarques me paraissent correspondre exactement - mutatis mutandis
- aux impressions ressenties par les anciens professeurs qui ont quitté
Bouzaréa.
|