École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
TÉMOIGNAGES - 2è série
Les souvenirs de M. le Procureur Général par P. GODIN,
La journée d'un normalien vers 1900 par M. DENNOUN,
Souvenirs d'un " microbe " de 1906 par A. CHOTTIN,
Trois croquis, souvenirs d'un ancien -1904-1929 (sic)
par L.BURET

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Les souvenirs de M. le Procureur Général

...J'ai beaucoup de souvenirs de mon séjour à l'Ecole de la Bouzaréa, je pourrais même dire qu'ils sont parmi les meilleurs de ma jeunesse. Comment choisir ?

Je me souviens tout à coup d'une soirée théâtrale organisée par les élèves de seconde année (les profanes). Bien entendu, les " vétérans ", occupés par la préparation des examens de sortie, n'y devaient être que des auditeurs. Les " tyrons " imberbes devaient y jouer les rôles féminins. Parmi les artistes se trouvait mon vieil ami : François Redon, élève d'élite qui fut, dans la vie, ce qu'avait annoncé sa jeunesse : un Maître, puis un Inspecteur de grande classe, ajoutant à sa science pédagogique une remarquable beauté morale.

La préparation de notre soirée avait donné prétexte à une démarche assez amusante : deux des organisateurs, mes camarades Guerbet, qui rentra en France peu de temps après sa sortie de l'Ecole, et Chaigneau, qui fit un excellent directeur d'école, mais mourut jeune, demandèrent audience au Directeur du Théâtre Municipal d'Alger. Clients fidèles des matinées populaires (et à prix réduits) qui, entre parenthèses, permettaient d'assister aux opérettes d'Offenbach et à bien d'autres merveilles pour douze sous, ils rêvaient de voir de près ces " étoiles " qui, du " poulailler ", les plongeaient dans le ravissement.

Le motif donné était qu'ils avaient besoin de savoir comment on conduit le spectacle de la coulisse. Le Directeur du Théâtre d'Alger, amusé, accéda à leur requête et, le soir du jour où ils furent reçus dans les coulisses, ils rentrèrent à la Bouzaréa en triomphateurs romains. Entre deux scènes exigeant un changement rapide de costume, Guerbet s'était vu confier - pas moins - le chapeau de Mam'zelle Nitouche, et Chaigneau, fils de colon, avait même tenu la bride du cheval qui, un instant après, allait amener l'héroïne sur la scène en tenue d'officier de dragons.

Notre soirée fut, d'ailleurs, un succès. Nous avions eu l'audace de jouer, en costume, tout " Le Bourgeois Gentilhomme ". Et, à coup sûr, jamais la Comédie-Française ne disposa dans la scène du " grand Mamamouchi " d'un muphti comme le nôtre. Ancien élève du Cours Normal, Arabe de pure race, au lieu d'employer des mots incohérents, il jetait au public, au moment de la cérémonie que l'on sait, des exclamations en sa langue, du plus haut cornique. Ce collaborateur imprévu de Molière, c'était Soualah qui devint agrégé de l'Université, docteur ès Lettres et fut, jusqu'à sa récente mise à la retraite, un des professeurs les plus distingués d'Alger.

Il y avait aussi, parmi les artistes, un " tyron " nommé Boukris. Celui-là, je le revis bien longtemps après. Un soir, à Paris, - encore un spectacle mais moins sympathique, - je paraissais sur les tréteaux d'une réunion publique pour y exposer un programme électoral, - qu'allais-je faire en cette galère ! La séance allait commencer et on désignait le président et les assesseurs du Bureau quand, à quelques mètres, dans le public, j'aperçus un homme doté d'une barbe noire qu'eussent enviée les militants de 1848, et qui m'examinait avec attention. Il avait l'air terrible.
" Bon, pensai-je, c'est le candidat communiste ! Que n'est-il resté chez lui ?

Puis, je le vis se lever, s'avancer vers le Bureau et il m'interpella : " C'est bien toi, me dit-il, en me tendant les bras ; je m'en doutais ! "

Je le reconnus davantage à sa voix qu'à son visage et la scène se termina par une accolade affectueuse.
Ce soir-là, la salle me fut particulièrement sympathique. Je ne pouvais pas dire dix mots sans recueillir, de l'emplacement où Boukris s'était installé avec ses amis, des applaudissements enthousiastes. Et la salle suivait, tant la " claque " qu'il avait spontanément organisée paraissait décidée et sincère.
***
Je n'ai jamais tellement ressenti la force de la solidarité née des souvenirs scolaires. N'est-ce pas du meilleur temps de la vie qu'ils nous sont restés, de celui où les difficultés n'apparaissent encore qu'au minimum, où l'esprit se cultive et où, sous la direction de maîtres éclairés et bienveillants, on apprend à devenir des hommes ?

Je n'ai oublié aucun de ces maîtres. Ils étaient tous aussi modestes qu'admirables. Mais il en est un qui a, dans mon coeur, une place particulièrement émue et déférente. C'est Delassus, le professeur de Lettres. Comme il les aimait, les Lettres ! Et quelle jolie nature d'homme, d'époux, de père et d'ami ! Il était algérien et nul n'avait su mieux ressentir les charmes de son pays et de sa ville. Il adorait son métier et savait rendre les belles-lettres " adorables ". Son élocution et sa science nous ravissaient également. Son caractère, très doux et très droit, achevait de nous conquérir. Nous avons su, plus tard, qu'il était aussi un écrivain de talent, poète, romancier, philosophe. Son souvenir est de ceux qui remuent en mon coeur les cendres les plus fines et les plus chaudes d'un passé qui ne veut pas mourir.

*
**

C'est du temps où j'étais élève de troisième année à Bouzaréa que fut créé à l'Ecole Normale, un poste de professeur de sylviculture. On commençait, dans l'Administration du Gouvernement Général, à se rendre compte de l'impérieuse nécessité de défendre la forêt algérienne. Pour y collaborer, on comptait, comme de juste, sur les Instituteurs.

Notre cours de sylviculture me valut une aventure qui ne manque pas de gaîté. J'en avais été le plus mauvais élève, absolument indifférent, ce qui n'était point à ma louange. Or, à la fin de l'année scolaire, on nous apprit que le Ministre de l'Agriculture avait décidé d'offrir, au meilleur élève en sylviculture, un prix. Pour effectuer un classement, on recourut au système coutumier de la composition. Et, humblement, je ne pus, quant à moi, que remettre au professeur une feuille banche. On ne s'improvise pas sylviculteur et autrement qu'en poésie, - encore n'en sais-je rien, - on ne brode pas des fantaisies sur la forêt et les lois forestières, quand on le ignore.

Une année passa, au bout de laquelle je devins instituteur-surveillant à l'Ecole Primaire Supérieure de Sidi-bel-Abbès. Un jour, mon Directeur me fit appeler dans son cabinet. Là se trouvait réuni le Conseil des Professeurs et, devant cet aréopage impressionnant, le Directeur, non sans une allocution bien sentie, me remit, de la part du Recteur, le prix de sylviculture disputé par ma promotion. Il me serra la main et, après lui, tous les professeurs en firent autant, me félicitant chaudement.

Je sortis, sidéré, me demandant si je rêvais.

Mais... attendez. En juin suivant, j'allais à Alger pour y subir un examen de Droit et rencontrai sur le Boulevard un de mes anciens professeurs de l'Ecole Normale, toujours en fonctions, dont le savoir s'agrémentait volontiers de paradoxe et de scepticisme servis par infiniment d'esprit. Il enseignait l'agriculture et s'appelait M. Girard. Si ces lignes tombent sous ses yeux, qu'il me pardonne l'aveu que je vais faire. Je lui racontai l'histoire de mon prix de sylviculture.

" N'en parlez jamais à âme qui vive, s'exclama-t-il aussitôt, vous me feriez pendre ! C'est moi le coupable. "
Et il m'expliqua que l'Inspecteur des Forêts qui avait été chargé du cours de sylviculture ayant été nommé à Fontainebleau avant d'avoir corrigé les compositions, le Directeur lui avait confié, à lui Girard, cette correction.

Mais M. Girard avait égaré les compositions. Chaque fois que le Directeur le rencontrait, il le harcelait pour avoir le résultat de l'épreuve. M. Girard en était arrivé à fuir le Directeur. Mais, d'aussi loin que celui-ci l'apercevait, il lui criait : " Et le prix de sylviculture ? ". Et c'était devenu chez l'excellent homme, qui n'osait avouer la vérité, une hantise. Un jour que le Directeur insistait particulièrement, le professeur finit par lui dire : " Je n'ai pas sur moi les compositions, mais c'est Godin qui mérite la meilleure note ". A quoi le Directeur répondit : " Mais je ne vous en demande pas plus ". C'est ainsi que je fus l'élu et que, dès lors, le faux correcteur put respirer tranquille.
Cependant, je lui posai cette question : " Mais pourquoi moi plutôt qu'un autre ? "

Il me répondit : " Je ne me souvenais que de votre nom qui était un des plus faciles à retenir de la promotion. "

Le prix était, d'ailleurs, magnifique. Trois volumes superbement reliés avec texte de luxe et gravures artistiques. Je l'ai perdu dans l'un de mes nombreux déménagements, ce qui prouve, une fois de plus, que " Bien mal acquis ne profite jamais "...

Pierre GODIN,
ancien élève-maître à l'Ecole Normale de Bouzaréa
(promotion 1889-1892)
Procureur Général près la Cour des Comptes.


La journée d'un normalien vers 1900

Elle commençait tôt et finissait tard. Les heures étaient longues, d'un travail interrompu seulement par les courts moments d'un repas. Quant aux récréations, mieux vaut ne pas en parler : rares et bien fugitives, elles étaient employées aux révisions hâtives des leçons.

Le moment le plus pénible était celui du réveil, surtout en hiver. Harassés de fatigue, nous nous étions couchés à neuf heures, à vingt et une heures comme l'on dit maintenant. Nous étions comme foudroyés par le sommeil qui était une véritable volupté, surtout vers le petit matin où le repos est si bienfaisant et les rêves si légers. Drelin Jing ! Dreling ding ! la cloche sonne, et il n'est pas cinq heures du matin. Il fallait donner un fameux coup de reins et combien pénible pour remonter à la surface du subconscient !

Contre la vie, contre Dieu et surtout contre le concierge trop ponctuel, quel concert d'injures en français, en espagnol, en patois corse, en arabe, en kabyle ! Si l'on était tenté de se laisser dissoudre encore quelques minutes dans la tiédeur du lit, les " allons debout ! " du surveillant général, un professeur du Cours Normal, vous jetaient hors de vos draps.

In petto, on souhaitait au sonneur un accès de fièvre, un accident sérieux, voire même une attaque d'apoplexie qui l'aurait maintenu dans sa chambrette sous l'escalier. Un rabiot de sommeil, quel rêve jamais réalisé !
Après le lever, la toilette. Oh ! une toilette sommaire sous les robinets d'eau glacée qui s'alignaient tout le long du mur de cette espèce de vestibule qui séparait deux dortoirs, un vrai royaume des courants d'air. La plupart des élèves-maîtres avaient le courage d'y aller en bras de chemise et de s'y laver sérieusement ; d'autres, les précurseurs des enragés sportifs actuels, avaient l'héroïsme de se rendre aux lavabos, torse nu, pour se livrer à des ablutions plus complètes. Enfin, quelques-uns, assez rares, emmitouflés déjà dans leurs sarraus noirs et dans leurs longues pèlerines de laine à capuchon, ne livraient strictement que le bout du nez à la morsure de l'eau froide.

Nous finissions de nous habiller à la hâte et, dès cinq heures et quart, nous étions en bas, au rez-de-chaussée, devant les études.

Pendant un quart d'heure, nous allions et venions, d'un pas assez pressé, pour lutter contre le froid, le long de ces galeries à arcades constamment envahies par un brouillard glacial. Nous nous déplacions dans une atmosphère si gorgée de vapeur d'eau, que les lampes à pétrole, les bonnes grosses e camoufles ", n'émettaient qu'un halo jaunâtre, dont la demi-clarté diffuse n'arrivait pas à se dégager de la brume épaisse d'un gris foncé légèrement bleuté.

A cinq heures et demie, nous entrions dans les études, heureux d'y retrouver la douce lumière dorée et familière, une atmosphère plus tiède et nous nous plongions dans nos chères études, commençant notre journée studieuse et dont la longueur procurait à beaucoup d'entre nous, au lieu de la fatigue que l'on pourrait supposer, une griserie spirituelle qui était une haute et pénétrante volupté. Quelle ardeur aux leçons ! Quelle application aux devoirs, dans le silence profond de ce début de matinée où nul bruit extérieur ne venait nous distraire !

L'étude durait jusqu'à sept heures ; alors la cloche nous appelait au réfectoire pour le premier déjeuner, repas sobre composé de café noir et de pain rassis ; mais le café était chaud, le pain de bon froment, l'appétit bien aiguisé, les estomacs jeunes et point difficiles, n'ayant qu'une horreur : celle du vide.

En cinq minutes, les bols étaient e desséchés ", nettoyés et nous remontions dans nos dortoirs pour faire nos lits que nous avions laissés aérer. Puis nous procédions à la toilette un peu sommaire de notre grande Ecole, sous la surveillance des élèves de troisième année, les vétérans ; les tyrons de première année, et les profanes de deuxième année, étant seuls astreints au balai et au chiffon. Les uns balayaient les longues galeries à arcades, d'autres tâchaient de donner aux études un air de propreté souvent trompeur, car on ne déplaçait les tables qui si le surveillant, zélé, vérifiait le travail de près ; quelques-uns enfin, nettoyaient les dortoirs et mettaient de l'ordre dans la lingerie. Ces derniers étaient assez enviés, car ils étaient en contact avec les lingères, vertueuses, certes, comme des Vestales, mais elles étaient jeunes, et puis c'étaient de vraies femmes, élément assez rare dans la vie du Normalien qui souffrait du manque de liberté et d'argent.

Ceux chez qui on avait décelé quelques dispositions pour les sciences étaient préposés à l'entretien des laboratoires. Les favorisés étaient ceux à qui on confiait le sanctuaire de la chimie : il y avait du glucose à manger, des sels d'or pour la photographie, et quand on avait disséqué un lapin ou un poulet, ils le faisaient griller tant bien que mal sur une lampe à alcool et le dévoraient à moitié cru.

A huit heures, les cours commençaient pour durer jusqu'à midi, avec une seule récréation de dix minutes pour interrompre la longue matinée, au cours de laquelle on revisait hâtivement une leçon, tout en grillant parfois une bienheureuse cigarette.

Les professeurs défilaient, occupant le bureau des salles de classe, pendant une heure chacun, interrogeant puis exposant, ou donnant le compte rendu d'un devoir. Ils avaient plus ou moins de talent ; ils for- o çaient plus ou moins l'attention, l'estime ou la sympathie ; mais presque tous étaient consciencieux, zélés et méritaient le respect.
A midi, la cloche nous libérait provisoirement, et, affamés, nous galopions, c'est le mot propre, vers les réfectoires. Ah ! vous pouvez croire que nous faisions honneur au menu. D'ailleurs, les aliments étaient frais, de bonne qualité, suffisamment variés et, en général, bien préparés. Il y avait de quoi satisfaire les appétits les plus exigeants. Si un plat était vide, il n'y avait qu'à crier : " Garçon, supplément I ", et l'on était de nouveau servi. Si nous avons supporté, sans dommage pour notre santé, le travail excessif que nous imposaient les programmes encyclopédiques et fastidieux du Brevet Supérieur d'antan, c'est à l'excellente nourriture de Bouzaréa que nous le devons.

A midi vingt, nous devions avoir évacué le réfectoire et, jusqu'à une heure, nous étions libres de notre temps. Les quarante minutes dont nous disposions étaient à peine suffisantes pour revoir les cours de l'après- midi qui reprenaient pour durer jusqu'à quatre heures, suivis d'une récréation-goûter de quatre à cinq heures. Le goûter, c'était du pain sec qui, lorsqu'il était trop rassis, devait être arrosé par l'eau de la fontaine et nous dévorions ces espèces d'éponges molles et imbibées.

Tous les cours n'avaient pas lieu dans le vase clos des études ; nous avions des heures de gymnastique, de travail manuel et d'agriculture. L'éducation physique n'avait pas les attraits qui, aujourd'hui, ont conquis la jeunesse. Nous étions amenés, en ordre, en silence et au pas accéléré, dans une salle fermée. Là, alignés devant les appareils, nous défilions un par un, devant les anneaux, la barre fixe, les barres parallèles ou la corde lisse, et chacun exécutait les mouvements prescrits dans un mutisme absolu et dans un ennui mortel. On ne s'amusait pas davantage dans la grande salle du travail manuel où le même silence de couvent était imposé. On sciait, assemblait et clouait et collait avec une morne résignation sous la surveillance d'un maître-ouvrier très qualifié, très zélé et qui voulait vraiment nous être utile. Quant au professeur, il y en avait un, il nous regardait de loin, quand il nous regardait, et ne communiquait avec nous que par le truchement de son aide.

La douceur du Père Fourquet nous rendait agréables les heures consacrées au dessin.

Mais les leçons qui, pour nous, étaient vraiment les bienvenues, les leçons reposantes, les leçons gaies, étaient celles de l'agriculture sous la direction du Chikh.

Là, nous échappions, du moins par l'esprit, à la contrainte de cette rude discipline qui pouvait faire appeler nos anciennes Ecoles Normales des séminaires laïcs. C'était un régal pour nous que la fantaisie débridée, inimaginable de notre bon vieux maître qui faisait de splendides pieds-de-nez à l'orthodoxie pédagogique. Pendant que les autres professeurs collectionnaient promotions et décorations, le Chikh, lui, recevait de la haute administration des blâmes de plus en plus courroucés. Sa robuste philosophie n'en était pas le moins du monde troublée. et il accueillait avec une joie formidable, qui débordait en pétillements d'étincelles dans son regard si intelligent, ces manifestations de la mauvaise humeur académique. Quand il était content de nous, il nous régalait d'un verre de bon vin frais, qu'il baptisait piquette pour ne pas attirer le veto de l'économe.
Au cours de ses leçons, qui étaient des conversations à bâtons rompus, d'une animation extraordinaire, il trouvait tout de même le moyen de nous apprendre le nécessaire en science agronomique et nous étions aussi forts en agriculture qu'en ces autres matières que nous ingurgitions d'une figure si morose.

De quatre à cinq heures, nous avions donc une récréation substantielle, où, dégagés du souci des cours jusqu'au lendemain, nous pouvions respirer un peu et causer par petits groupes en déambulant dans les cours, sous les galeries ou dans les allées étroites du jardin botanique ; puis, étude jusqu'à sept heures, souper, puis nouvelle et dernière récréation de la journée jusqu'à huit heures et, enfin, de nouveau étude ! Ah ! que cette étude tardive, inutile, paraissait longue ! Nous étions recrus de fatigue et nous tombions de sommeil. Nous occupions les minutes interminables à lutter contre nos paupières irrésistiblement lourdes. Il ne fallait pourtant pas s'endormir pour ne pas attirer les foudres du surveillant général et surtout pour éviter les redoutables courroux du Directeur, mieux éveillé que jamais et dont le pas sec et rythmé emplissait les sonores galeries.

Enfin, neuf heures, un coup de cloche discret : nous montions en bâillant vers les dortoirs ; nous commencions à nous déshabiller dans les escaliers et nous sombrions dans un sommeil noir et sans rêves, qui nous remettait d'aplomb pour une nouvelle journée semblable à la précédente.

M. DENNOUN,
Instituteur à Alger.


Souvenirs d'un " microbe " de 1906

En octobre 1906, j'avais à peine quinze ans. J'étais, avec Verdy, le plus jeune de ma promotion, et aussi le plus petit de taille : un " microbe ".

De 1906 à 1909, égrener quelques souvenirs sur Bouzaréa... Entreprise vaine peut-être ; redites, sans doute, et d'un intérêt assez mince, même pour des initiés.

Qu'importe cependant, si, du moins, les souvenirs communs doivent amorcer l'appel des membres de notre grande famille aujourd'hui dispersée, et préparer leur communion autour du foyer qui nous vit naître à la vie morale ?

Car cette Ecole, je ne crains pas de l'affirmer en toute objectivité, n'est pas une " boîte " ordinaire. Non. Après avoir vu, en France et ailleurs, bien des établissements similaires, après avoir enseigné dans un grand lycée, dans un collège important, j'ai revu, il y a deux ans, Bouzaréa. Eh bien, cette atmosphère un peu monacale, et pourtant souriante, de la maison, son ambiance à la fois laborieuse et sereine, n'a cessé de m'apparaître comme la marque distinctive de cette " abbaye de Thélême " où chacun fait ce qu'il doit, tout en paraissant agir au gré de sa fantaisie. Je ne veux pas dire que tout y était facile et agréable, et je n'ai pas oublié cette pénible impression d'" assommoir " qui nous fut infligée brusquement en 1907, en cours d'études, par la réforme du " B. S. en deux ans " " En dépit d'une apparence de liberté et de " fair-play " bien séduisante à première vue, le labeur y était lourd et la règle impitoyable, Qui n'a souvenance de ces retours précipités du dimanche soir, où il fallait se trouver à sept heures précises à sa place au réfectoire ? M. le Directeur Bernard était là, taciturne, immobile, qui " repérait " froidement le malheureux retardataire et qui, pour une minute, sanctionnait sans rémission la défaillance. Très philosophe, tirant sur le stoïcisme - c'était là, du moins, notre impression - il semblait l'incarnation vivante de sa doctrine, et il avait coutume de déclarer : " A un pas, comme à mille pas des portes de la ville, tu n'en es pas moins hors de la ville ".

Aussi bien, la grande valeur de Bouzaréa, c'est la primauté de son enseignement moral sur toutes les autres disciplines. Cela est très difficile à réaliser ailleurs que dans une école normale, et il faut reconnaître qu'ici les conditions de lieu, l'éloignement de la ville, la paix et la grandeur du site, y sont éminemment favorables. On le doit également à l'organisation spéciale de Bouzaréa, à l'esprit de la Section Spéciale et du Cours Normal, si résolument tournés vers la vie, mais aussi et surtout à la haute valeur de ses chefs et d'un personnel d'élite, qui n'ont cessé d'y maintenir les bonnes traditions. Le caractère original et l'aspect typique de certains de ses vieux professeurs atteste encore la puissance de cet esprit de corps spécial à l'Ecole.

Ainsi la rusticité, la rugosité du " Chikh ", son humour bonhomme, ses questions insolites témoignaient certes d'un grand sens pratique, mais aussi d'une réelle élévation. C'est lui qui demandait, par exemple, au candidat " tyron " : " Alors, tu es de Damiette ? Peux-tu me dire le nom des arbres qui ornent la place du village ? Et combien de rangées il y en a ? " Nous devons reconnaître aujourd'hui la raison d'être de pareilles questions et leur valeur comme " tests ". Assez peu rigoureux dans son cours d'agriculture, fixé cependant une fois pour toutes dans de mémorables cahiers que l'on se transmettait de c vétéran " à " profane " et à " tyron ", il était, à l'égard de M. l'Inspecteur d'Académie, très à l'aise, quoique pénétré de respect. Ce dernier, un jour d'inspection, voulut attirer son attention sur certains procédés de culture, " assez récents " disait-il. Alors le Chikh, cachant un fin sourire derrière ses lunettes embuées, renchérit en s'écriant : " Même que Monseigneur Dupanloup, dans un discours de distribution de prix en 1873, s'en déclarait un partisan convaincu ! " Ce fut un instant d'intense jubilation intérieure, que M. l'Inspecteur ne parut pas partager...

A côté de ce " rusticus ", il y avait le poète. Un professeur modèle, celui-là, mort à la tâche, M. Achille Delassus, qui aurait fait aimer la littérature aux plus rebelles, tant il vivait ses classiques, tant il s'en nourrissait avec délices. Et, avec son air distrait, comme il observait, comme il analysait ses élèves ! Je lui dois sans doute d'avoir pris conscience de ma vocation musicale et musicologique.

A cet égard, tout en combattant chez nous les spécialisations hâtives, Bouzaréa développait assez la personnalité de chacun pour lui permettre, le moment venu, de cultiver son violon d'Ingres, ou de poursuivre des études favorites. C'est ce qui explique, je crois, le nombre assez grand de ceux d'entre nous qui ont " bifurqué ", parfois dans l'Enseignement même, parfois hors de l'Université, mais sans cesser de jouer un rôle éducateur.

Je terminerai ces souvenirs à bâtons rompus sur un aspect de ma promotion. Nous n'avions guère d'amusements en 1906, en dehors de la balle ronde et des promenades au petit bois. Notre major de promotion, Benoît, aussi désinvolte dans le travail qu'élégant dans le jeu, avait organisé des monômes en chapeaux hauts-de-forme achetés au " décrochez-moi ça " et nous défilions aux accents de la " Marche des Vétérans ", musique de Serette (qu'est devenue cette chanson ?). Nous avions ainsi la joie rare de mener un beau chahut, qui ne laissait pas cependant d'être correct, organisé, noblement lyrique, d'ailleurs plus vibrant de joie intérieure que de tapage réel, et grâce auquel nous échappions pour un temps à la hantise des programmes à parcourir et à la rigueur de la discipline. Un dimanche matin, pendant la toilette préparatoire à notre sortie hebdomadaire, le monôme s'organisa soudain à travers les dortoirs, dans un cortège inspiré de l'antique, où les athlètes se montraient avec tous leurs muscles. Mais chacun de nous arborait son cérémonieux couvre-chef de roi nègre, et, en guise de flambeau de la Science, une petite bougie collée sur le nez !

C'était peut-être un peu osé comme tableau, mais c'était sans malice comme sans ostentation ; mieux même, c'était l'indice d'une adolescence saine et laborieuse, prélude d'une vie qui s'annonçait noble et belle, dans sa simplicité.
Mais le souffle tragique de 1914 a passé là-dessus. Où sont les survivants de la promotion 1906-1909 ?...

Alexis CHOTTIN,
Professeur au Collège des Orangers à Rabat.

Trois croquis
Souvenirs d'un ancien-I904-1929 (sic)

J'ai sous les yeux un des précieux albums Tourte et Petitin.

Je n'en ai nul besoin, du reste pour que s'évoquent, au seul nom de c Bouzaréa ", les grandes ailes Nord et Sud-Est avec leurs toits rouges ponctués de petites cheminées en zinc, et les bâtiments du centre, blanches masses hispano-mauresques, aux terrasses bordées de créneaux. Je revois les longues galeries couvertes, les cours et les jardins, l'orangerie, la vieille maison mauresque - aujourd'hui rasée - les pentes du ravin, la vigne, et, en remontant au Sud : " le petit bois ".

C'est tout un monde de souvenirs qui se ranime. Et quelle gageure de l'exprimer dans le cadre de quelques pages !

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I. - L'ECOLE ANNEXE (1904-1908).

Venu à l'âge de 11. ans d'une minuscule école d'Anjou, après un court passage dans une école du boulevard Gambetta, je suis inscrit au " Cours Supérieur " nouvellement créé à l'Ecole Annexe.

Que ce soit d'El-Biar (Saint-Raphaël), ou, plus tard, d'une campagne sise au quartier Baïnem (Bouzaréa), j'ai environ trois kilomètres à faire pour aller à mon cours supérieur. Plusieurs de mes camarades viennent également de loin : de Chéragas, d'El-Achour, de Dély-Ibrahim. Notre Cours Supérieur est installé dans une salle longue et étroite près d'un atelier de menuiserie.

Ce qui nous frappe le plus au début, c'est l'immensité des bâtiments de l'Ecole, l'immensité de ces galeries de cloître, que nous longeons presque complètement en allant à onze heures à la cantine.

A travers les vitres des salles successives, de vagues silhouettes se profilent, des faces pâles penchées sur des cachiers ou des livres. Ce sont les " maîtres ". Nous, nous sommes les " cobayes ".

Cobayes sacrifiés ou élèves privilégiés ? Je pencherais nettement pour cette dernière conclusion.

On sait par quel hasard, le collège de Port-Royal étant momentanément fermé, le jeune Racine eut comme précepteurs, pour lui seul pendant deux ans, les meilleurs humanistes de l'époque. Certes, Bouzaréa n'est pas Port-Royal. Et il n'y avait pas de Racine dans ce cours supérieur. Mais nous étions très peu au début : dix ou douze et nous recevions, en guise de classe, des séries de leçons modèles, d'explications préparées dans Le détail, de " conférences ". Notre réflexion s'éveilla précocement au contact des personnalités différentes qui se succédaient. Nous voyions assez souvent le Directeur de l'Ecole Annexe " reprendre " une leçon, une explication. Nous absorbions du savoir par tous les pores, et nous recevions même - par osmose - quelques notions des méthodes pédagogiques à l'état naissant.

Un jour, c'est un professeur d'arabe qui vient nous faire une leçon modèle pour illustrer aux yeux des élèves-maîtres l'emploi de la méthode directe dans l'enseignement de l'arabe parlé. Tel autre jour. c'est le Directeur de l'Ecole Normale en personne, M. Paul Bernard, qui s'arrête un moment dans notre loge, reprend une leçon de grammaire et nous explique d'une façon lumineuse les différentes espèces d'attribut. Enfin, de temps en temps, nous voyions défiler rapidement de grandes figures dont nous soupçonnions vaguement l'importance. Celui-ci est M. Gilles, Inspecteur général. Celui-là s'arrête un jour chez nous à l'heure des sciences et nous pose un certain nombre de " colles " sur l'assimilation chlorophyllienne, c'est M. Lamounette, alors Inspecteur d'Académie.

Un autre éveil est provoqué en nous par le cadre même de l'Ecole, par nos entrées aux salles de physique et de chimie. Maintes expériences illustrent les leçons modèles qui nous sont données. Parfois, un professeur interrompt soudain le " maître " pour éviter une maladresse, peut-être un accident, une explosion... Nous sortons de là émerveillés d'avoir vu les métamorphoses de l'eau de tournesol ; les longues étincelles claquant sec de la machine de Wimshurst, émerveillés d'avoir vu le fer brûler dans l'oxygène, ou bien s'allumer un grain de sodium en grésillant et tournoyant à la surface de l'eau ou, enfin, d'avoir vu démonter et remonter les entrailles rutilantes de " Joseph ", l'homme en carton du cabinet de sciences naturelles.

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Je manquerais à un devoir de ne pas évoquer ici une grande silhouette : celle de M. Quilici, directeur de l'Ecole Annexe. Géant paternel à la barbe touffue, doué d'une voix sonore, il jouissait d'un prestige étonnant auprès du menu peuple de l'Ecole Annexe. J'ai eu l'occasion d'apprécier plus tard son dévouement, ses qualités d'éducateur. Il rassemblait les influences éparses et mettait de l'unité dans notre formation. Il nous gardait bénévolement après la classe, nous, " les grands ". Ce n'était pas seulement pour nous initier à des compléments d'algèbre ou de géométrie, mais pour former notre sensibilité littéraire. Il nous donnait le goût de la lecture à haute voix. Je l'entends encore débiter jusqu'au crépuscule les plus belles pages de Grands Coeurs ou bien Les Trois Messes basses et la Mule du Pape, voire même Chantecler et l'Aiglon. Nous faisions ensuite des comptes rendus de ces lectures, avec une part obligatoire d'impressions et d'appréciations.

Je dois beaucoup à M. Quilici, à sa nature généreuse, à son souci de l'ordre.

Qu'il s'agît de l'analyse de quelques textes, de l'étude d'une leçon, d'un travail de rédaction, il fallait arriver d'abord à composer un plan, et toujours étudier ou reviser, la plume à la main. Cette habitude d'analyse, de classification, et, pour tout dire, de méthode contractée de bonne heure m'a considérablement servi par la suite.

Les témoins de cette époque sont bien dispersés maintenant. Les uns, devenus élèves-maîtres après moi, ont tous été tués à la guerre ; je pense particulièrement à Neuville, de Dély-Ibrahim ; à Roquet, de Chéragas, dont l'avenir s'annonçait si brillant. Jean Croisé est parti en France faire du commerce ; je ne vois plus que Soulé, M. et F. Vautrin, Directeurs d'Ecole, et Reiss, astronome adjoint à l'Observatoire (plus jeune de quelques années), qui puissent évoquer encore cette période de l'Ecole Annexe, au temps du vieux " Cours Supérieur ".

II - A L'ECOLE NORMALE (1908-1911).

Mes trois années d'Ecole Annexe se continuent par mes trois ans d'Ecole Normale. Pendant un an et demi, nous avons M. Bernard comme Directeur, puis c'est le tour de M. Ch. ab der Halden, aujourd'hui Inspecteur Général de l'Education Nationale.

Je ne sais trop d'où vient le charme particulier qui émane de cette évocation. N'est-ce point le souvenir d'une belle période de jeunesse, pleine d'optimisme comme de sève, et naïveté confiante dans la loyauté des promesses de la vie ? Mais n'est-ce point aussi le souvenir d'une camaraderie franche et joyeuse, faite de désintéressement et de générosité, d'une intéressante période d'apprentissage, riche en révélations de toutes sortes ?

Il avait, certes, une grande soif de savoir, le Normalien " moyen " de 1910, un grand désir de beauté. L'âme assez romantique en général sous son uniforme bleu-marine, la casquette de télégraphiste décorée prématurément de palmes académiques, il n'avait rien d'un jeune homme du monde, et son escarcelle était légère. Cinq francs, dix francs, peut-être quinze à l'occasion, suffisaient à ses dépenses mensuelles. Avec cela, il pouvait acheter son tabac, aller de temps à autre au théâtre, se procurer quelques morceaux de violon qu'il étudiait avec ses camarades. Au moment des grands concerts populaires (ni disques, ni T.S.F. ne diffusaient alors les pages les plus célèbres de la littérature musicale), vous les auriez vus, nos musiciens, descendre en groupe à Châteauneuf par la traverse, monter dans le tram et discuter passionnément, pendant le trajet, sur la musique, sur la littérature et le théâtre. Puis, une fois entendue l'Héroïque ou la Septième, vous les auriez retrouvés, remontant à pied du Théâtre d'Alger à l'Ecole Normale, par les Tagarins, El-Biar et la traverse. Tout cela pour quelques révélations d'art et de beauté poétique dont il y avait de quoi vivre pour quelque temps...

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En 1910, grand changement à l'Ecole Normale, qui sembla symboliser le passage d'une discipline assez stricte à un régime plus libéral.

La forte autorité, l'ascendant et le prestige qui émanaient d'une personnalité aussi affirmée que celle de M. P. Bernard, tout cela s'encadrait d'un régime un peu rude parfois, que nous acceptions, du reste, sans songer à le discuter. Et je me souviens de l'émotion poignante qui nous oppressait lorsque notre ancien directeur entra à l'étude du soir pour nous dire adieu, et nous serra la main à tous. Mais les dehors souriants et spirituels de M. Ch. ab der Halden, son souci de moderniser l'installation matérielle de l'Ecole, - nous n'avions ni douches, ni électricité... - son désir de favoriser tout ce qui pouvait contribuer à occuper convenablement nos loisirs, tout cela transforma singulièrement l'atmosphère de l'Ecole. Une fois le Brevet Supérieur passé à la fin de la deuxième année, restait une troisième année de libres études. Il fallait redoubler d'ardeur pédagogique à l'Ecole Annexe, s'intéresser à quelque travail, péparer le fameux " mémoire " de fin d'études normales.

Je conserve un excellent souvenir de cette année de loisirs studieux, que sut si bien organiser notre jeune directeur. Il nous initiait à la pratique des tests (Binet-Simon), au travail méthodique (emploi des fiches et notions de bibliographie). Et il révéla à nombre de mes camarades le charme particulier de la lecture à haute voix (Les Erinnyes, de Leconte de Lisle).

Un professeur de Lettres chargé de l'enseignement musical, M. Lepeintre, guidait volontiers de ses conseils judicieux les amateurs de musique.

Un de mes plus beaux moments de ma vie de Normalien fut certainement cette mémorable soirée du 11 mars 1911, au cours de laquelle une petite fête musicale et littéraire réunit, dans la grande salle de musique (aujourd'hui dortoir au premier étage de la Section), Mme et M. Ch. ad der Halden, quelques professeurs et la totalité des élèves de l'Ecole. Six mois après une première initiation à l'harmonie, j'étais, certes, bien fier de diriger mes camarades instrumentistes dans l'exécution d'une pièce assez romantique : " Le Rêve de Parsifal ", qui constituait une de mes premières " compositions "...

Enfin, muni d'un violon de soixante francs, initié à quelques rudiments de connaissances, mais, ce qui est plus précieux, initié à quelques méthodes de travail, les yeux ouverts sur quelques vastes horizons, attiré par le mirage souriant de l'avenir, le Normalien de 1911 laisse là son uniforme bleu-marine, emporte son idéalisme confiant et s'envole vers la Vie...

III. - SOUVENIRS D'UN PROFESSEUR (1925-1929).

Quatorze ans se sont passés. Me revoici à Bouzaréa, sous une troisième forme, celle d'un professeur chargé des enseignements philosophiques, en remplacement de M. Seror. Voici les petites cheminées coiffées de leur cône de zinc, voici les grandes ailes et les longues galeries, et les grands prismes blancs et crénelés des bâtiments du centre. Mais que les pins ont grandi !... que de transformations !... que de bouleversements !... de nouvelles salles ont été construites. Les ateliers ont été déplacés ; on a remplacé des dortoirs par des salles et des salles par des dortoirs. La Bibliothèque a été descendue, et siège maintenant au coeur de l'Ecole : plus de lente " patache ". Un autobus fait le service : on descend maintenant à toute allure sur El-Biar ou sur Alger.

Le matin, l'autobus nous remonte. Vers sept heures et demie. nous sommes en vue de l'Ecole. Là-bas, M. Guillemin, le Directeur, drapé dans une ample pèlerine, barbe neigeuse de patriarche et bon sourire, campé au bas de l'escalier d'honneur avec l'Econome et un ou deux surveillants, nous reçoit à la descente.

Laborieuses, mais sereines années de professorat.

Les jeunes gens sont un peu différents, certes, de ceux d'autrefois. Le Normalien de 1925 n'est plus tout à fait celui de 1910. Il n'a plus d'uniforme, pas toujours une boîte à violon, mais il a bien, par contre, deux ou trois complets de bonne coupe et connaît l'élégance. Il faut le voir sortir, petite valise et raquette de tennis à la main, ou remonter d'Alger en taxi si le dernier car est manqué. Les subsides mensuels ont subi une hausse " verticale " qui dépasse singulièrement le graphique d'ascension des " indices ". Il sait s'organiser et organiser ses loisirs. Il voit un film à l'Ecole le samedi soir, danse avec ses camarades au son du jazz (horresco referens) quel scandale c'eût été quinze ans auparavant !...). S'il s'intéresse moins aux débats sur les classiques et les romantiques, il n'ignore rien, par contre, des questions sportives et pratiques. Mais il est toujours jeune. Il présente avec son aîné plus d'un trait de ressemblance fraternelle. L'esprit de camaraderie est toujours aussi cordial, aussi familial. Chez les plus doués, la curiosité et la soif d'apprendre sont toujours aussi vives ; la maturité d'esprit et l'esprit critique me semblent plus précoces. Des progrès certains ont été réalisés dans les méthodes de travail personnel. On travaille peut-être de façon moins ardente, moins passionnée, mais on sait mieux travailler.

1925-1929. Ces temps eux-mêmes ne sont plus !...

Bien des fois, j'ai éprouvé cette nostalgie de la " petite Chartreuse ", comme l'a baptisée M. Boneuil en ses Propos. Nostalgie de ces grands espaces libres, de ces vastes horizons. Nostalgie aussi de cette vie fraternelle de professeurs qui, pour la plupart, sont d'anciens Normaliens de la Maison.

Nostalgie de ces banquets platoniciens (1) où les préoccupations sérieuses des hommes d'après-guerre se mêlaient à la truculente gaîté de professeurs restés étudiants, restés jeunes par leur contact avec les jeunes et par le renouvellement intellectuel qui confère à l'esprit une éternelle jeunesse.

Par delà maints refrains repris en choeur à l'issue de quelque " Potlatch " (agapes de fin de trimestre surnommées ainsi " par raison sociologique "), par delà maintes saillies gauloises ou rabelaisiennes, j'évoque des discussions coq-à-l'ânesques qu'animaient de forts ténors et que nourrissaient de passionnants problèmes. Controverses animées s'il en fût jamais, sur la culture générale et la préparation à la vie, sur l'humanité et les mathématiques, sur la culture littéraire et l'inculture scientifique, sur Bergson et Lévy-Brühl, sur Freud et Marcel Proust... sans oublier les polémiques particulièrement épiques sur la valeur de la géographie en face de la sociologie, et sur les aléas de la synthèse en général et, en particulier, de la philosophie de l'histoire...

Enfin, pour tout dire, nostalgie de cette " Colline inspirée " qui reste pour tous les anciens de Bouzaréa un site attachant, un centre pédagogique spontané dont je n'ai nulle part trouvé d'équivalent, et le lieu fraternel de tant d'évocations et de révélations spirituelles (2).

L. BURET,
Inspecteur de l'Enseignement Primaire à Alger.

(1) En raison de l'isolement de l'Ecole Normale de Bouzaréa, et de la brièveté de l'interclasse, les professeurs prennent ensemble à l'Ecole, en un petit réfectoire, leur repas de midi.
(2) Taine écrivait à son camarade de promotion Prévost-Paradol, en évoquant la rue d'Ulm : " J'ai été gâté par l'Ecole ; nous ne la retrouverons nulle part. Le plaisir de sentir autour de soi des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par des études et un contact perpétuel, est perdu pour toujours... " (Lettre du 30 octobre 1851.)
Ces remarques me paraissent correspondre exactement - mutatis mutandis - aux impressions ressenties par les anciens professeurs qui ont quitté Bouzaréa.