Naissance d'un centre de peuplement :
Marhoum, 1883

sur site le 15-6-2006
extrait de "Mémoire vive-magazine du centrede documentation historique sur l'Algérie avec l'aimable autorisation de l'équipe du C.D.H.A

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(Suite à " Les débuts de l'Alfa dans l'Economie de l'Algérie ")

Le nom du lieu-dit Marhoum, apparu à l'occasion du différend survenu, entre la Compagnie franco-algérienne (C.F.-A.) de M. Débrousse et le Gouvernement général de l'Algérie sous l'autorité du général Chanzy, au sujet de l'interprétation territoriale de la convention du 20 décembre 1873 entre les parties, devait continuer à alimenter la chronique pendant quelques dizaines d'années, de façon alternativement tragique et tragi-comique.

Les événements qui se rattachent à ce nom ont été évoqués dans un petit nombre d'ouvrages (dont Le Sud Oranais, Journal d'un légionnaire, du capitaine Armengaud, 1893 et Insurrection de Bou-Amana, Avril 1881, du commandant Graulle, 1905) et relatés dans plusieurs dossiers du Centre des Archives d' Outre-Mer, à Aix-en-Provence (ALG -ORAN -3364, 2 M 104, ALG -GGA -28 L 94, 31 L 9).

La concession de trois cent mille hectares de terrains à alfa obtenue par la C.F.-A. s'étendait en fait sur neuf cent mille hectares, depuis Guetifa à l'est du Chott ech (ou el) Chergui jusqu'à Ras-el-Mâ au sud de Sidi-Bel-Abbès, comportant donc six cent mille hectares considérés non exploitables du point de vue alfatier. Cette immense étendue était tout entière située en territoire sous administration militaire, dit territoire de commandement, celui-ci confié, pour la plus grande partie de la concession, à un général de brigade dirigeant la subdivision de Mascara, elle-même sous l'autorité d'un général commandant la division d'Oran, lequel devait rendre compte, pour les affaires d'administration du territoire, au Gouverneur général " civil " de l'Algérie. La subdivision était elle-même divisée en un certain nombre de cercles, placés sous l'autorité de commandants supérieurs.

La concession alfatière comportait donc, d'est en ouest, des territoires dépendant des
cercles de Tiaret, Saïda (tous deux relevant de Mascara) et Daya (qui navigua entre la subdivision de Sidi-Bel-Abbès jusqu'en 1872, celle de Tlemcen au moment de la constitution de la concession, puis celle d'Oran à partir de 1879).

Dans ces circonscriptions militaires, des autorités indigènes détenaient certains pouvoirs tels que celui d'un bach-agha sur le territoire dénommé bach-aghalik de Frenda, empiétant sur le cercle de Tiaret, dont une autre partie du territoire dépendait d'un agha. Le cercle de Saïda avait une organisation administrative plus complexe : tout le pays situé entre le chott au sud et une ligne passant par Sidi-Yussef, Saïda et le Djebel-Temdfel au nord constituait le territoire militaire, sous l'autorité du commandant supérieur de Saïda; les tribus campant au nord de cette ligne étaient organisées en commune mixte et placées sous l'autorité de l'administrateur de cette commune, également dite de Saïda, secondé par un agha; enfin les habitants de la cité de Saïda, du village voisin de Nazereg et des fermes environnantes constituaient une commune de plein exercice administrée par un maire, de la même façon que les communes de France métropolitaine, c'est-à-dire soumise à l'autorité d'un sous-préfet (de Mascara) et d'un préfet ( d'Oran). Organisation potentiellement porteuse de conflits inévitables.

Le territoire de Marhoum, partagé entre trois tribus, dépendait du commandant supérieur de Daya, le capitaine Tournés à l'époque qui nous intéresse.

Les massacres d'ouvriers alfatiers espagnols, qui avaient constitué les exactions les plus graves des " événements de Saïda ", précédemment évoqués, avaient eu pour cadre la partie extrême-orientale de la concession de la C.F.-A. Ils avaient été perpétrés par des indigènes de la tribu des Traffis, du cercle de Géryville, entrés en rébellion aux côtés de Bou-Amama, qui les avait entraînés vers le Tell, dans le but de piller les réserves de grains, stockées dans des silos, des tribus qui avaient fourni aux autorités militaires des goums en vue de lutter contre les rebelles. Remontant par la vallée de l'oued Sidi-Naceur, située au sud-est du chott, les Traffis se portèrent dans le bach-aghalik de Frenda, où ils firent prisonnières les deux tribus des Oulad-Zian et des Merabtin, au lieu-dit Tircine, au nord-est de Saïda. Ils reçurent en ce lieu le renfort d'une centaine de tentes des Oulad-Sidi-Cheikh, originaires des confins sahariens, internées depuis plusieurs années dans le bach-aghalik de Frenda en représailles de la participation des tribus de la confédération des Oulad-Sidi-Cheikh à l'in-surrection de 1864. Connaissant bien le pays, ils servirent de guides aux Traffis pour piller les silos des environs.

Dans la matinée du 11 juin 1881, alors que Bou-Amama et ses pillards refluaient de Tircine vers le sud avec leur butin, ses cavaliers d'avant-garde s'attaquèrent aux ouvriers, pour la plupart d'origine espagnole, employés à la cueillette de l'alfa sur la concession, les sommant de leur remettre tout ce qu'ils possédaient, et massacrant ceux qui tentèrent de résister ou qui montrèrent de l'hésitation.

Quant aux Oulad-Sidi-Cheikh, " Ce furent eux également qui conduisirent l'avant-garde de Bou-Amama dans les chantiers d'alfa et ils ne se firent aucun scrupule de prendre part au massacre et au pillage. " (Graulle )

Les chantiers attaqués, au nombre de trois, étaient situés, les deux premiers (de El Beibet et Gaouzarem) près de Daz, sur le territoire du bach-aghalik de Frenda, et le dernier à Redjem-el-Eugab, dans le cercle de Saïda.

Sur le chemin du retour vers ses campements au sud du chott, au lieu - d i t Touadjeur, Bou-Amama prit une direction au sud-est, pour franchir le chott. " Le 13, il campa à
El-May et se dirigea, le lendemain, sur la Dayat E1-Kerch pendant qu'une cinquantaine de ses éclaireurs allaient " (sic) " incendier, à Kralfalla, deux baraques en planches servant de gare à cette station, ainsi qu'une meule d'alfa appartenant à la Compagnie franco-algérienne. " (Graulle)

Ce fut le moment où Bou-Amama se rapprocha le plus de Marhoum, mais " le 16 juin, il traversa le chott et se trouva, désormais, en sûreté (...) Bou-Amama , continuant sa marche, arriva le 18 juin à Touadjeur, où se trouvait son campement et, là, il licencia ses contingents. " (Graulle)

La région de Marhoum avait cependant donné, antérieurement au raid de Bou-Amama de début juin dans le Tell, quelques inquiétudes au commandement, dès le mois d'avril 1881, quand survinrent les prémices de l'insurrection.
Une colonne réunie à Daya le 6 mai, sous les ordres du colonel de Mal1aret, se mit en route le 9 en direction de El-Hammam, où se trouvaient des chantiers d'alfa alimentant la gare de Marhoum :

" En plein pays d'alfa, sur les hauts plateaux,
à 32 kilomètres au sud de Daya, ce point est d'une grande utilité pour les charretiers qui effectuent le transport de cette plante: c'est un véritable gîte d'étape où ils peuvent abreuver leurs équipages mourant de soif.
" La route de fortune de Ras-el-Ma à Marhoum passe par El-Hammam. Elle n'est plus guère fréquentée par crainte des Arabes, non pas précisément des tribus dissidentes, mais plutôt des mécontents, qui profitent de tous les mouvements insurrectionnels pour pêcher en eau trouble et satisfaire quelque vengeance. " (Armengaud)

D'El-Hammam la colonne se dirigea au sud vers Djerf-el-Rorab, à 28 kilomètres, en direction du chott:
" A 4 kilomètres du point de départ, nous trouvions un chantier d'alfa, occupant environ 250 hommes, tous Espagnols. (...) ; ils ne jouissent pas d'une grande sécurité et vont faire la cueillette d'alfa leur fusil en bandoulière. Les gourbis, dans ce village improvisé, sont bas et petits: c'est plus que provisoire; c'est malpropre et malsain. Les alfatiers s'y couchent pêle-mêle lorsque le temps les empêche de dormir à la belle étoile. (...)

" L'alfa du chantier d'El-Hammam est transporté à la gare (...). On organise des convois de huit à dix charrettes, dont les hommes sont armés, évitant ainsi des attaques probables. (...)
" Les relations des chantiers d'alfa, en général, avec les indigènes, sont loin d'être bonnes. (...) Les rixes sont fréquentes (...) : l'un a la main leste, l'autre n'entend pas être traité en vaincu et riposte ; aussi la navaja espagnole et le khodmi arabe sont souvent employés. " (Armengaud)
Pendant une quinzaine de jours après son retour à Touadjeur, Bou-Amama se tint coi, mais :

" Le 4 juillet, le marabout, à la tête de 500 cavaliers et de 2.500 fantassins, quitta Touadjeur et se dirigea sur le Kreider, répandant partout le bruit qu'il allait se rendre dans l'Ouest, du côte de Marhoum, où se trouvaient quelques établissements de la Compagnie franco-algérienne.

" Prévenu de son départ, le colonel Swiney " (commandant une colonne établie au Kreider, pour protéger avec trois autres colonnes basées à Ras-el-Mâ, Tiaret et Géryville - le Tell et nos tribus sahariennes) " se mit en marche, pour se rapprocher de Marhoum " (Graulle)

En fait Bou-Amama prit une autre direction, " campa le (...) 9 juillet à Bedrous et se dirigea le lendemain vers l'est, en longeant la rive nord du chott. Son objectif était le point de Ziadi ( sud de Tiaret), où se trouvaient les silos des Harrar " (une autre tribu avec laquelle il avait des comptes à régler) " qu'il se proposait de piller. Cette fois, il fut moins heureux qu'à Tircine. " (Graulle )

La colonne de Ras-el-Mâ fut également mise à contribution pour protéger Marhoum. En effet, son nouveau chef, le lieutenant-colonel Duchesne " est informé que des coureurs de Bou-Amama, formant un parti assez considérable, marchent sur Marhoum, gare terminus où se trouvent les approvisionnements considérables à l'usage des chantiers d'alfa de la Compagnie franco-algérienne. (...)
"...le lieutenant-colonel se porte à Marhoum, pour défendre ce point au besoin et empêcher de nouveaux massacres. (...)
" La promptitude de ce mouvement sauva Marhoum, dont les dissidents s'éloignèrent " (Armengaud)

Bou-Amama n'ayant laissé aucun document relatant ses intentions manoeuvrières, il est difficile de trancher entre l'efficacité des mouvements des colonnes françaises pour le détourner de Marhoum et la rouerie du marabout, que sa piété religieuse n'aurait pas empêché de pratiquer le poker.
Toujours est-il que, serré de près par les troupes sécurisant désormais le pays, il dut renoncer à ses projets de pillage; puis, accroché par un fort goum emmené par l'agha Saharaoui, de Tiaret, et voyant arriver la colonne du colonel Brunetière, il battit rapidement en retraite et se décida à retourner dans ses campements, au sud du chott.

Si les installations alfatières de Marhoum échappèrent finalement aux exactions des hordes de pillards et de tueurs de Bou-Amama, les nombreux Espagnols qui y travaillaient cédèrent à la panique provoquée par les colporteurs de nouvelles alarmantes et par les méfaits des pêcheurs en eau trouble stigmatisés par le capitaine Armengaud. Fuyant Marhoum, ils provoquèrent des troubles à Saïda, par des récriminations contre les autorités françaises, auprès du consul d'Espagne à Oran et du vice-consul à Arzew.
Une dépêche télégraphique du maire de Saïda au préfet d'Oran, en date du 7 juillet 1881, rendait compte de cette situation en ces termes :

" Les renseignements du consul d'Espagne au sujet des alfatiers restés à Saïda sans secours sont faux. (...)
" Les alfatiers restant à Saïda et venant de Marhoum ont tous de l'argent et n'ont été nullement lésés dans leurs intérêts. Ils sont environ 200 qui refusent formellement de travailler même à un prix élevé. Le vice consul est arrivé ce soir " (et) " me dit avoir reçu l'ordre de rapatrier tout le monde sans exception (...)
" 4 alfatiers attaqués par les gens du Tell entre Marhoum et Aïn El Hadjar ont eu 1 homme tué et 1 blessé qui est rentré aujourd'hui " ( ; ) " les 2 autres sont à Saïda depuis deux jours sains et saufs ".

" Je pense qu'il n'y a pas lieu d'ajouter foi entière aux dires du consul. " (ALG-ORAN-3364)

Outre ces conflits d'ordre diplomatique, les événements qui se produisirent tout au long de cette période troublée par les agissements de l'illuminé maraboutique et de ses séides forcenés donnèrent lieu à une illustration des conflits fréquents qui jalonnèrent la coexistence des autorités civile et militaire en Algérie.

C'est ainsi que le lieutenant-colonel Quarante, commandant supérieur de Saïda, avait fait valoir pour de multiples raisons, auprès du général Cérez, commandant la division d'Oran, que la colonne stationnée au Kreider serait mieux positionnée plus au nord, à Sfid ou El-Beïda.
" Le général se rendit à ces raisons et donna l'ordre, le ler juillet, à la colonne du Kreider de s'établir à Sfid. Mais le maire de Saïda (C'était M.Engler, directeur de l'exploitation de l'alfa à la C.F.-A.) " protesta contre ce déplacement, faisant valoir que l'abandon du Kreider laisserait à découvert Marhoum, où la Compagnie franco-algérienne possédait quelques établissements (Elle avait, en effet, à Marhoum, tête de ligne de son exploitation, une demi-douzaine de mauvaises baraques en planches) et il fit appuyer sa réclamation par le préfet.

Le général Cérez, qui était à ce moment attaqué d'une façon violente par la presse oranaise " (qui le tenait pour responsable des mauvais résultats de la répression de l'insurrection), " n'osa pas déplaire à ce haut fonctionnaire et donna contre-ordre. "

" La colonne Swiney resta donc au Kreider, laissant en prise les tribus du territoire de commandement. " (Graulle) Ce qui eut pour effet, lorsque Bou Amama se remit en marche vers le Tell début juillet, de provoquer la fuite des tribus du territoire militaire vers le territoire civil, pour échapper au risque de capture et de pillage par le marabout.
" Malgré cette circonstance, l'autorité civile exigea qu'on chassât ces tribus de son territoire et mit l'autorité militaire en demeure de le faire. " (Graulle )

Le résultat de cette querelle de chiffonniers fut la défection d'une tribu fidèle, les Rezaïna, qui, plutôt que de retourner en un lieu sous la menace d'un raid de Bou-Amama, quittèrent notre territoire et, après une migration de plus de 800 kilomètres, allèrent se réfugier au Maroc.
L'insurrection du marabout avait fait deux victimes de marque: le général Cérez et le Gouverneur général Albert Grévy, cédant leur place respectivement au général Delebecque et à Monsieur Louis Tirman.

Avec le retour des pluies, à l'automne, les oueds se remirent à couler, de l'eau passa sous les quelques ponts que le génie militaire avait édifiés en un demi-siècle, la Compagnie franco-algérienne continua à harceler les autorités de ses récriminations coutumières, l'année 1882 ne s'écoula pas sans un nouveau changement à la tête de la division d'Oran, qui vit arriver, le 12 juin, le général Thomassin.

Et, début février 1883 , le général faisait une visite à Marhoum, à l'issue de laquelle il écrivait au capitaine Tournés, commandant supérieur du cercle de Daya :
" Le 3/3/1883
Mon cher Capitaine,
" Dans une visite que j'ai faite à Marhoum au commencement du mois dernier, j'ai pu constater sur ce point l'installation d'un certain nombre d'Européens, attirés là par l'exploitation de l'alfa existant en grandes masses dans cette région. "
" Pour éviter les difficultés que pourrait présenter plus tard la régularisation de l'état de choses signalé ci-dessus, il me paraît indispensable, dès que les études concernant la création d'un centre à Ras El Ma seront dans un état d'avancement suffisant, de faire procéder à des investigations ayant pour but de faciliter, s'il devenait nécessaire dans l'avenir d'installer un hameau ou un centre à Marhoum, les opérations à effectuer à cette fin. (...)
" Il y aura lieu également de faire préparer et repérer sur le terrain, par l'agent-voyer communal, le tracé d'une ou plusieurs rues et marquer les espaces dans lesquels des constructions pourront être élevées.
" Un double de l'étude sur la propriété du sol et du croquis du lotissement me sera adressé. Il sera accompagné d'un rapport indiquant sommairement l'emplacement du groupe-ment de maisons, son importance, les besoins auxquels son établissement répond; les facilités d'accès, l'approvisionnement en eau et en bois; la salubrité, et enfin la possibilité de pourvoir les habitants, le cas échéant, de jardins ou de terres de cultures.

" Je désire que le dossier en question me soit adressé le plus tôt possible, aussitôt que l'état d'avancement des opérations concernant la création d'un centre à Ras El Ma, le per-mettront. " (sic) (ALG-ORAN-2 M 104)


L'impulsion nécessaire à la création légale d'un centre de peuplement européen en pleine mer d'alfa, au contact de tribus aux dispositions incertaines à l'égard de cette greffe à la compatibilité non éprouvée, venait d'être donnée par l'autorité militaire, en charge de l'administration de la portion de territoire considérée. e

Jean-Pierre TASEI