(Suite à " Les débuts de l'Alfa dans l'Economie de
l'Algérie ")
Le nom du lieu-dit Marhoum, apparu à l'occasion
du différend survenu, entre la Compagnie franco-algérienne
(C.F.-A.) de M. Débrousse et le Gouvernement général
de l'Algérie sous l'autorité du général Chanzy,
au sujet de l'interprétation territoriale de la convention du 20
décembre 1873 entre les parties, devait continuer à alimenter
la chronique pendant quelques dizaines d'années, de façon
alternativement tragique et tragi-comique.
Les événements qui se rattachent à ce nom ont été
évoqués dans un petit nombre d'ouvrages (dont Le Sud
Oranais, Journal d'un légionnaire, du capitaine Armengaud, 1893
et Insurrection de Bou-Amana, Avril 1881, du commandant Graulle, 1905)
et relatés dans plusieurs dossiers du Centre des Archives d' Outre-Mer,
à Aix-en-Provence (ALG -ORAN -3364, 2 M 104, ALG -GGA -28 L 94,
31 L 9).
La concession de trois cent mille hectares de terrains à alfa obtenue
par la C.F.-A. s'étendait en fait sur neuf cent mille hectares,
depuis Guetifa à l'est du Chott ech (ou el) Chergui jusqu'à
Ras-el-Mâ au sud de Sidi-Bel-Abbès, comportant donc six cent
mille hectares considérés non exploitables du point de vue
alfatier. Cette immense étendue était tout entière
située en territoire sous administration militaire, dit territoire
de commandement, celui-ci confié, pour la plus grande partie de
la concession, à un général de brigade dirigeant
la subdivision de Mascara, elle-même sous l'autorité d'un
général commandant la division d'Oran, lequel devait rendre
compte, pour les affaires d'administration du territoire, au Gouverneur
général " civil " de l'Algérie. La subdivision
était elle-même divisée en un certain nombre de cercles,
placés sous l'autorité de commandants supérieurs.
La concession alfatière comportait donc, d'est en ouest, des territoires
dépendant des cercles de Tiaret, Saïda
(tous deux relevant de Mascara) et Daya (qui navigua entre la subdivision
de Sidi-Bel-Abbès jusqu'en 1872, celle de Tlemcen au moment de
la constitution de la concession, puis celle d'Oran à partir de
1879).
Dans ces circonscriptions militaires, des autorités indigènes
détenaient certains pouvoirs tels que celui d'un bach-agha sur
le territoire dénommé bach-aghalik de Frenda, empiétant
sur le cercle de Tiaret, dont une autre partie du territoire dépendait
d'un agha. Le cercle de Saïda avait une organisation administrative
plus complexe : tout le pays situé entre le chott au sud et une
ligne passant par Sidi-Yussef, Saïda et le Djebel-Temdfel au nord
constituait le territoire militaire, sous l'autorité du commandant
supérieur de Saïda; les tribus campant au nord de cette ligne
étaient organisées en commune mixte et placées sous
l'autorité de l'administrateur de cette commune, également
dite de Saïda, secondé par un agha; enfin les habitants de
la cité de Saïda, du village voisin de Nazereg et des fermes
environnantes constituaient une commune de plein exercice administrée
par un maire, de la même façon que les communes de France
métropolitaine, c'est-à-dire soumise à l'autorité
d'un sous-préfet (de Mascara) et d'un préfet ( d'Oran).
Organisation potentiellement porteuse de conflits inévitables.
Le territoire de Marhoum, partagé entre trois tribus, dépendait
du commandant supérieur de Daya, le capitaine Tournés à
l'époque qui nous intéresse.
Les massacres d'ouvriers alfatiers espagnols, qui avaient constitué
les exactions les plus graves des " événements de Saïda
", précédemment évoqués, avaient eu pour
cadre la partie extrême-orientale de la concession de la C.F.-A.
Ils avaient été perpétrés par des indigènes
de la tribu des Traffis, du cercle de Géryville, entrés
en rébellion aux côtés de Bou-Amama, qui les avait
entraînés vers le Tell, dans le but de piller les réserves
de grains, stockées dans des silos, des tribus qui avaient fourni
aux autorités militaires des goums en vue de lutter contre les
rebelles. Remontant par la vallée de l'oued Sidi-Naceur, située
au sud-est du chott, les Traffis se portèrent dans le bach-aghalik
de Frenda, où ils firent prisonnières les deux tribus des
Oulad-Zian et des Merabtin, au lieu-dit Tircine, au nord-est de Saïda.
Ils reçurent en ce lieu le renfort d'une centaine de tentes des
Oulad-Sidi-Cheikh, originaires des confins sahariens, internées
depuis plusieurs années dans le bach-aghalik de Frenda en représailles
de la participation des tribus de la confédération des Oulad-Sidi-Cheikh
à l'in-surrection de 1864. Connaissant bien le pays, ils servirent
de guides aux Traffis pour piller les silos des environs.
Dans la matinée du 11 juin 1881, alors que Bou-Amama et ses pillards
refluaient de Tircine vers le sud avec leur butin, ses cavaliers d'avant-garde
s'attaquèrent aux ouvriers, pour la plupart d'origine espagnole,
employés à la cueillette de l'alfa sur la concession, les
sommant de leur remettre tout ce qu'ils possédaient, et massacrant
ceux qui tentèrent de résister ou qui montrèrent
de l'hésitation.
Quant aux Oulad-Sidi-Cheikh, " Ce furent eux également qui
conduisirent l'avant-garde de Bou-Amama dans les chantiers d'alfa et ils
ne se firent aucun scrupule de prendre part au massacre et au pillage.
" (Graulle )
Les chantiers attaqués, au nombre de trois, étaient situés,
les deux premiers (de El Beibet et Gaouzarem) près de Daz, sur
le territoire du bach-aghalik de Frenda, et le dernier à Redjem-el-Eugab,
dans le cercle de Saïda.
Sur le chemin du retour vers ses campements au sud du chott, au lieu -
d i t Touadjeur, Bou-Amama prit une direction au sud-est, pour franchir
le chott. " Le 13, il campa à
El-May et se dirigea, le lendemain, sur la Dayat E1-Kerch pendant qu'une
cinquantaine de ses éclaireurs allaient " (sic) " incendier,
à Kralfalla, deux baraques en planches servant de gare à
cette station, ainsi qu'une meule d'alfa appartenant à la Compagnie
franco-algérienne. " (Graulle)
Ce fut le moment où Bou-Amama se rapprocha le plus de Marhoum,
mais " le 16 juin, il traversa le chott et se trouva, désormais,
en sûreté (...) Bou-Amama , continuant sa marche, arriva
le 18 juin à Touadjeur, où se trouvait son campement et,
là, il licencia ses contingents. " (Graulle)
La région de Marhoum avait cependant donné, antérieurement
au raid de Bou-Amama de début juin dans le Tell, quelques inquiétudes
au commandement, dès le mois d'avril 1881, quand survinrent les
prémices de l'insurrection.
Une colonne réunie à Daya le 6 mai, sous les ordres du colonel
de Mal1aret, se mit en route le 9 en direction de El-Hammam, où
se trouvaient des chantiers d'alfa alimentant la gare de Marhoum :
" En plein pays d'alfa, sur les hauts plateaux,
à 32 kilomètres au sud de Daya, ce point est d'une grande
utilité pour les charretiers qui effectuent le transport de cette
plante: c'est un véritable gîte d'étape où
ils peuvent abreuver leurs équipages mourant de soif.
" La route de fortune de Ras-el-Ma à Marhoum passe par El-Hammam.
Elle n'est plus guère fréquentée par crainte des
Arabes, non pas précisément des tribus dissidentes, mais
plutôt des mécontents, qui profitent de tous les mouvements
insurrectionnels pour pêcher en eau trouble et satisfaire quelque
vengeance. " (Armengaud)
D'El-Hammam la colonne se dirigea au sud vers Djerf-el-Rorab, à
28 kilomètres, en direction du chott:
" A 4 kilomètres du point de départ, nous trouvions
un chantier d'alfa, occupant environ 250 hommes, tous Espagnols. (...)
; ils ne jouissent pas d'une grande sécurité et vont faire
la cueillette d'alfa leur fusil en bandoulière. Les gourbis, dans
ce village improvisé, sont bas et petits: c'est plus que provisoire;
c'est malpropre et malsain. Les alfatiers s'y couchent pêle-mêle
lorsque le temps les empêche de dormir à la belle étoile.
(...)
" L'alfa du chantier d'El-Hammam est transporté à la
gare (...). On organise des convois de huit à dix charrettes, dont
les hommes sont armés, évitant ainsi des attaques probables.
(...)
" Les relations des chantiers d'alfa, en général, avec
les indigènes, sont loin d'être bonnes. (...) Les rixes sont
fréquentes (...) : l'un a la main leste, l'autre n'entend pas être
traité en vaincu et riposte ; aussi la navaja espagnole et le khodmi
arabe sont souvent employés. " (Armengaud)
Pendant une quinzaine de jours après son retour à Touadjeur,
Bou-Amama se tint coi, mais :
" Le 4 juillet, le marabout, à la tête de 500 cavaliers
et de 2.500 fantassins, quitta Touadjeur et se dirigea sur le Kreider,
répandant partout le bruit qu'il allait se rendre dans l'Ouest,
du côte de Marhoum, où se trouvaient quelques établissements
de la Compagnie franco-algérienne.
" Prévenu de son départ, le colonel Swiney " (commandant
une colonne établie au Kreider, pour protéger avec trois
autres colonnes basées à Ras-el-Mâ, Tiaret et Géryville
- le Tell et nos tribus sahariennes) " se mit en marche, pour se
rapprocher de Marhoum " (Graulle)
En fait Bou-Amama prit une autre direction, " campa le (...) 9 juillet
à Bedrous et se dirigea le lendemain vers l'est, en longeant la
rive nord du chott. Son objectif était le point de Ziadi ( sud
de Tiaret), où se trouvaient les silos des Harrar " (une autre
tribu avec laquelle il avait des comptes à régler) "
qu'il se proposait de piller. Cette fois, il fut moins heureux qu'à
Tircine. " (Graulle )
La colonne de Ras-el-Mâ fut également mise à contribution
pour protéger Marhoum. En effet, son nouveau chef, le lieutenant-colonel
Duchesne " est informé que des coureurs de Bou-Amama, formant
un parti assez considérable, marchent sur Marhoum, gare terminus
où se trouvent les approvisionnements considérables à
l'usage des chantiers d'alfa de la Compagnie franco-algérienne.
(...)
"...le lieutenant-colonel se porte à Marhoum, pour défendre
ce point au besoin et empêcher de nouveaux massacres. (...)
" La promptitude de ce mouvement sauva Marhoum, dont les dissidents
s'éloignèrent " (Armengaud)
Bou-Amama n'ayant laissé aucun document relatant ses intentions
manoeuvrières, il est difficile de trancher entre l'efficacité
des mouvements des colonnes françaises pour le détourner
de Marhoum et la rouerie du marabout, que sa piété religieuse
n'aurait pas empêché de pratiquer le poker.
Toujours est-il que, serré de près par les troupes sécurisant
désormais le pays, il dut renoncer à ses projets de pillage;
puis, accroché par un fort goum emmené par l'agha Saharaoui,
de Tiaret, et voyant arriver la colonne du colonel Brunetière,
il battit rapidement en retraite et se décida à retourner
dans ses campements, au sud du chott.
Si les installations alfatières de Marhoum échappèrent
finalement aux exactions des hordes de pillards et de tueurs de Bou-Amama,
les nombreux Espagnols qui y travaillaient cédèrent à
la panique provoquée par les colporteurs de nouvelles alarmantes
et par les méfaits des pêcheurs en eau trouble stigmatisés
par le capitaine Armengaud. Fuyant Marhoum, ils provoquèrent des
troubles à Saïda, par des récriminations contre les
autorités françaises, auprès du consul d'Espagne
à Oran et du vice-consul à Arzew.
Une dépêche télégraphique du maire de Saïda
au préfet d'Oran, en date du 7 juillet 1881, rendait compte de
cette situation en ces termes :
" Les renseignements du consul d'Espagne au sujet des alfatiers restés
à Saïda sans secours sont faux. (...)
" Les alfatiers restant à Saïda
et venant de Marhoum ont tous de l'argent et n'ont été nullement
lésés dans leurs intérêts. Ils sont environ
200 qui refusent formellement de travailler même à un prix
élevé. Le vice consul est arrivé ce soir " (et)
" me dit avoir reçu l'ordre de rapatrier tout le monde sans
exception (...)
" 4 alfatiers attaqués par les gens du Tell entre Marhoum
et Aïn El Hadjar ont eu 1 homme tué et 1 blessé qui
est rentré aujourd'hui " ( ; ) " les 2 autres sont à
Saïda depuis deux jours sains et saufs ".
" Je pense qu'il n'y a pas lieu d'ajouter foi entière aux
dires du consul. " (ALG-ORAN-3364)
Outre ces conflits d'ordre diplomatique, les événements
qui se produisirent tout au long de cette période troublée
par les agissements de l'illuminé maraboutique et de ses séides
forcenés donnèrent lieu à une illustration des conflits
fréquents qui jalonnèrent la coexistence des autorités
civile et militaire en Algérie.
C'est ainsi que le lieutenant-colonel Quarante, commandant supérieur
de Saïda, avait fait valoir pour de multiples raisons, auprès
du général Cérez, commandant la division d'Oran,
que la colonne stationnée au Kreider serait mieux positionnée
plus au nord, à Sfid ou El-Beïda.
" Le général se rendit à ces raisons et donna
l'ordre, le ler juillet, à la colonne du Kreider de s'établir
à Sfid. Mais le maire de Saïda (C'était M.Engler, directeur
de l'exploitation de l'alfa à la C.F.-A.) " protesta contre
ce déplacement, faisant valoir que l'abandon du Kreider
laisserait à découvert Marhoum, où la
Compagnie franco-algérienne possédait quelques établissements
(Elle avait, en effet, à Marhoum, tête de ligne de son exploitation,
une demi-douzaine de mauvaises baraques en planches) et il fit appuyer
sa réclamation par le préfet.
Le général Cérez, qui était à ce moment
attaqué d'une façon violente par la presse oranaise "
(qui le tenait pour responsable des mauvais résultats de la répression
de l'insurrection), " n'osa pas déplaire à ce haut
fonctionnaire et donna contre-ordre. "
" La colonne Swiney resta donc au Kreider, laissant en prise les
tribus du territoire de commandement. " (Graulle) Ce qui eut pour
effet, lorsque Bou Amama se remit en marche vers le Tell début
juillet, de provoquer la fuite des tribus du territoire militaire vers
le territoire civil, pour échapper au risque de capture et de pillage
par le marabout.
" Malgré cette circonstance, l'autorité civile exigea
qu'on chassât ces tribus de son territoire et mit l'autorité
militaire en demeure de le faire. " (Graulle )
Le résultat de cette querelle de chiffonniers fut la défection
d'une tribu fidèle, les Rezaïna, qui, plutôt que de
retourner en un lieu sous la menace d'un raid de Bou-Amama, quittèrent
notre territoire et, après une migration de plus de 800 kilomètres,
allèrent se réfugier au Maroc.
L'insurrection du marabout avait fait deux victimes de marque: le général
Cérez et le Gouverneur général Albert Grévy,
cédant leur place respectivement au général Delebecque
et à Monsieur Louis Tirman.
Avec le retour des pluies, à l'automne, les oueds se remirent à
couler, de l'eau passa sous les quelques ponts que le génie militaire
avait édifiés en un demi-siècle, la Compagnie franco-algérienne
continua à harceler les autorités de ses récriminations
coutumières, l'année 1882 ne s'écoula pas sans un
nouveau changement à la tête de la division d'Oran, qui vit
arriver, le 12 juin, le général Thomassin.
Et, début février 1883 , le général faisait
une visite à Marhoum, à l'issue de laquelle il écrivait
au capitaine Tournés, commandant supérieur du cercle de
Daya :
" Le 3/3/1883
Mon cher Capitaine,
" Dans une visite que j'ai faite à Marhoum au commencement
du mois dernier, j'ai pu constater sur ce point l'installation d'un certain
nombre d'Européens, attirés là par l'exploitation
de l'alfa existant en grandes masses dans cette région. "
" Pour éviter les difficultés que pourrait présenter
plus tard la régularisation de l'état de choses signalé
ci-dessus, il me paraît indispensable, dès que les études
concernant la création d'un centre à Ras El Ma seront dans
un état d'avancement suffisant, de faire procéder à
des investigations ayant pour but de faciliter, s'il devenait nécessaire
dans l'avenir d'installer un hameau ou un centre à Marhoum, les
opérations à effectuer à cette fin. (...)
" Il y aura lieu également de faire préparer et repérer
sur le terrain, par l'agent-voyer communal, le tracé d'une ou plusieurs
rues et marquer les espaces dans lesquels des constructions pourront être
élevées.
" Un double de l'étude sur la propriété du sol
et du croquis du lotissement me sera adressé. Il sera accompagné
d'un rapport indiquant sommairement l'emplacement du groupe-ment de maisons,
son importance, les besoins auxquels son établissement répond;
les facilités d'accès, l'approvisionnement en eau et en
bois; la salubrité, et enfin la possibilité de pourvoir
les habitants, le cas échéant, de jardins ou de terres de
cultures.
" Je désire que le dossier en question me soit adressé
le plus tôt possible, aussitôt que l'état d'avancement
des opérations concernant la création d'un centre à
Ras El Ma, le per-mettront. " (sic) (ALG-ORAN-2 M 104)
L'impulsion nécessaire à la création légale
d'un centre de peuplement européen en pleine mer d'alfa, au contact
de tribus aux dispositions incertaines à l'égard de cette
greffe à la compatibilité non éprouvée, venait
d'être donnée par l'autorité militaire, en charge
de l'administration de la portion de territoire considérée.
e
Jean-Pierre TASEI
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