| La grande misère des premiers colonspar Paul Biebent
 Dans le sillage 
        des vaisseaux de l'amiral Duperré et dès la prise d'Alger 
        par le général de Bourmont, le 5 juillet 1830, débarquaient 
        les premiers émigrants que l'on n'appelait pas encore " colons 
        ".
 ILS ÉTAIENT PÊCHEURS et maraîchers et arrivaient de 
        l'île de Minorque aux Baléares, où l'escadre française 
        fuyant la tempête, avait relâché du 3 au 10 juin. Originaires 
        pour la plupart de la ville de Mahôn, ils pensaient qu'une armée 
        en campagne, c'est-à-dire en mouvement, ferait appel à leurs 
        services. Ils avaient embarqué avec femmes et enfants, mais encore 
        avec des semences, des fruits de saison, des légumes à repiquer, 
        des chèvres à traire et des volailles pour la ponte. Les 
        collines qui dominaient Alger, avec leurs jardins, leurs arbres fruitiers, 
        leurs vignes en treille, n'étaient pas faites pour eux. Ne demeuraient 
        à portée de leur bourse et de leurs capacités, en 
        bordure de mer et au Sud de la ville, que des terres marécageuses 
        et pestilentielles. Elles s'étendaient du " Zebboudj el Agha 
        " ( L'olivier de l'agha.), 
        vers le " Hamma 
        " (2Fièvre, chaleur.), 
          
        Hussein-Dey ", et jusqu'à l'embouchure de " 
        l'Oued 
        el Harrach ", débouché naturel de l'immense 
        plaine 
        de la Mitidja.
 
 Les troupes de Charles X occupaient Alger depuis quelques jours à 
        peine, le temps de reconnaître la ville, de se fortifier sur les 
        hauteurs, d'envoyer
 une reconnaissance navale vers Ouahran ( Oran 
        - capitaine Louis de Bourmont, fils du général, à 
        bord du brick Dragon, 22 juillet 1830.), une seconde vers Annaba 
        (Bône, 2 août 
        1830 - Occupée et évacuée presque aussitôt 
        pour être reprise en mars 1832.), que parvenait la nouvelle 
        de la chute de Charles X. La révolution de Juillet, les " 
        Trois Glorieuses " des 27, 28 et 29, mettait un terme au règne 
        des Bourbons. Louis-Philippe devenu Roi des Français, dans les 
        incertitudes du moment, maintenait et renforçait le Corps Expéditionnaire 
        et remplaçait, dans la confusion et les querelles de personnes, 
        le général de Bourmont par le lieutenant général 
        comte Clauzel. L'armée, pour des raisons de sécurité 
        et de ravitaillement, occupait le terrain de plus en plus loin, autour 
        d'Alger d'abord, puis pour mettre fin aux rapines des Turcs et pirates 
        toujours actifs, s'emparait des autres ports de la côte, Mers el- 
        Kébir le 14 décembre, et Oran le 4 janvier 1831. L'objectif 
        de l'expédition d'Afrique était atteint. " Rendre la 
        liberté aux mers ".
 
 En France puis en Europe, dès que fut connue la nouvelle de la 
        chute du régime barbaresque, ce fut la ruée d'autres émigrants. 
        Ils fuyaient leurs pays d'origine chassés par la misère, 
        le sous-emploi et le chômage, les poursuites judiciaires, les révolutions 
        et les guerres, les catastrophes naturelles, ils étaient attirés 
        par l'espérance d'un avenir meilleur, poussés par l'esprit 
        d'aventure, et non par la foi des Croisés.
 
 Ils étaient ouvriers, artisans, mais aussi affairistes, maquignons, 
        maquereaux, hôteliers et filles de moeurs légères. 
        Ils débarquaient en balancelles et tartanes des ports du Sud, en 
        goélettes et brigantins des rivages plus lointains. Ils s'installaient 
        dans la " Kasba " (Citadelle 
        terminée à la fin du xvie siècle.)), dans 
        des maisons qu'ils louaient à des usuriers juifs ou mozabites ( 
        Ghardaïa est la ville principale 
        du M'Zab dont les ha secte orthodoxe des Ibadites.), ou qu'ils 
        achetaient à des notables maures et à des janissaires turcs 
        sur le départ. Les moins fortunés campaient au-delà 
        des murailles de la " Kasba ", sur les plages proches et souillées 
        de " Bab-el-Oued 
        " et de " Bab-Azoun ", de part et d'autre de l'ancien Peñon 
        espagnol ( Îlot rocheux à 
        300 m de la côte, aménagé en bastion.)
 
 La monarchie de Juillet hésitait sur la suite à donner à 
        la prise d'Alger. La gauche française poussait au rembarquement, 
        la droite au maintien et à la poursuite de l'occupation.
 
 Les liaisons 
        maritimes entre la France et l'Afrique demeuraient difficiles 
        et irrégulières alors que les bateaux à vapeur, souvent 
        mixtes et appuyés par des voiles pour le gros temps, commençaient 
        à sillonner les mers. Les militaires s'apercevaient très 
        vite que les ressources locales, à Alger comme à Oran, ne 
        suffisaient pas à l'entretien de l'armée et de la population 
        civile. Les terres fertiles et travaillées étaient abandonnées 
        par les propriétaires turcs volontairement exilés avec le 
        dey Hussein (Conduit à sa demande 
        à Naples avec 100 personnes de sa suite. Les janissaires célibataires 
        étaient, eux, convoyés vers Istanbul.). Les habitants 
        autochtones, arabes et berbères plus ou moins sédentarisés, 
        harcelés par les tribus turbulentes des " Hadjoutes " 
        autour de la Mitidja, et celles des " Douaïr " et des " 
        Smela " de la plaine de la " M'Ieta " oranaise, s'étaient 
        réfugiés dans les montagnes de Kabylie et de l'Atlas tellien.
 
 Les petits " fellahs " ( Paysan, 
        agriculteur) qui demeuraient sur leurs lopins de terre, sans 
        gros moyens, produisaient peu. Les récoltes avaient souvent été 
        saccagées, les champs céréaliers brûlés 
        par les troupes françaises par souci de protection, ou " razziés 
        " par les tribus dissidentes. La France décidait alors d'affermir 
        sa conquête. Elle mettait en place une administration civile sous 
        le contrôle de l'armée et ouvrait ses ports aux " colons 
        ". Ces colons, pour la plupart, n'avaient aucune connaissance agricole, 
        sinon très élémentaire, aucune idée précise 
        de ce qu'ils voulaient et pouvaient faire, mais ils avaient en commun 
        d'avoir très peu de moyens pour mettre en valeur des terres difficiles, 
        sous un climat aride. Les nouvelles d'Afrique, à travers la presse, 
        étaient bientôt colportées dans toute la France. Elles 
        atteignaient des familles qui subsistaient dans les bas-fonds de la société, 
        des familles nombreuses, sans travail, sans espoir d'améliorer 
        leurs conditions de vie et de s'élever avec leurs enfants dans 
        la hiérarchie sociale. Elles partageaient, à l'image des 
        pionniers de la " Frontier " du Far West américain et 
        à la même époque, ce " petit quelque chose en 
        plus " qui différenciait les audacieux des résignés.
 
 Alors un jour, ces Français, selon la belle expression de Marie 
        Elbe, ont décidé " de monter sur le pont et de respirer 
        le vent du large " (" L'Algérie 
        des pionniers ", conférence donnée à Nice en 
        juin 1957 pour 25 ans après ", Marie Elbe, journaliste écrivain, 
        née à Boufarik - a défendu et continue de défendre 
        avec passion ses compatriotes exilés et l'Algérie française.).
 
 Attirés à leur tour, d'autres Espagnols, des Italiens du 
        Sud et de Sicile, des Maltais, mais aussi des Rhénans et des Suisses, 
        prenaient la direction des ports français. L'émigration 
        changeait de forme et devenait largement européenne, massive et 
        incontrôlable. Les bateaux des émigrants, au départ 
        de Cette (Sète: orthographe de 
        l'époque.), de Toulon ou de Marseille, traversaient 
        la Méditerranée en trois ou quatre jours, parfois davantage 
        lorsque le mauvais temps les obligeait à mettre à la cape 
        ou à se réfugier dans les abris des Îles Baléares. 
        Ils mouillaient à quelques encablures de la côte africaine 
        à cause de leur fort tirant d'eau. Des bateliers maltais, espagnols, 
        siciliens, arrivés dans les premiers temps, transbordaient les 
        nouveaux arrivants des navires à la plage ou au quai. Ils les abandonnaient 
        avec leurs bagages, aux mains complices et douteuses de tenanciers d'auberges 
        et de tavernes, " d'intermédiaires " débarqués 
        avant eux et qui avaient quelque chose à offrir, à louer 
        ou à vendre. De son avènement en 1830 à sa chute 
        en février 1848, la Monarchie de Juillet a laissé débarquer 
        sur les côtes algériennes des milliers de Français 
        et d'étrangers, à la recherche d'une terre promise. Pendant 
        cette même période de dix-huit années elle a dépensé 
        pour sa seule conquête africaine près de trois milliards 
        de francs, dont deux cents ont été engloutis pour l'entretien 
        de son armée et pour la satisfaction des besoins d'une administration 
        civile pléthorique et incompétente. Plus souvent cantonnée 
        dans ses camps retranchés et ses hôpitaux de campagne, que 
        dépêchée à la poursuite des tribus révoltées, 
        l'armée servait de point de ralliement, d'abri illusoire et momentané, 
        de prétexte aux nouveaux débarqués à la recherche 
        d'un emploi stable, d'une terre à mettre en valeur, d'une maison 
        à bâtir. La Monarchie de Juillet, sans choix politique à 
        long terme, sans unité de vue, confrontée à une agitation 
        interne permanente, n'osait rien entreprendre de précis, de concret 
        et de durable. Elle laissait faire. Débordée par la nouvelle 
        bourgeoisie d'affaires, par le désarroi et les sollicitations de 
        la noblesse dépossédée, par l'émergence du 
        mouvement socialiste, et la formation d'un prolétariat misérable, 
        elle croyait trouver en Algérie un débouché, sinon 
        un remède à ses problèmes. Dans sa volonté 
        de dirigisme et de centralisation parisienne, elle multipliait à 
        l'excès et jusqu'à l'inconscience, un personnel administratif 
        civil et militaire non préparé et aux responsabilités 
        mal définies. Ces militaires et civils prétendaient tout 
        diriger, tout réglementer et être obéis sans discussions. 
        Un exilé de Napoléon III, chargé par l'opposition 
        nationale d'une enquête sur la colonisation, écrivait: " 
        En Algérie, pour repousser les accusations de mauvais vouloir dont 
        on le harcelait, l'Etat se crut tenu à exagérer le système, 
        à étendre encore le cercle, déjà si étendu 
        en France, des devoirs mis à la charge du pouvoir social: construction 
        de villages, concessions de terres, instruments d'exploitation, peuplement, 
        installation, mises de fonds, indemnités, assainissement du climat, 
        enseignement des cultures: il promit tout, commença tout, et sembla 
        vouloir, à ses risques et périls, se faire en quelque sorte 
        l'entrepreneur de tout, le créateur de la colonie " FEUILLIDE 
        (C. de), L'Algérie française - 1856 (la colonisation à 
        la remorque de la conquête). L'auteur, journaliste et écrivain 
        polémiste, opposant au coup d'État du 2 décembre, 
        a été exilé et interné à Hussein-Dey. 
        A écrit son livre à la demande d'Émile de Girardin, 
        journaliste et député, également victime du 2 décembre 
        1851.). C'est en effet ce que tentait de faire, dès 
        son installation, l'administration française en Algérie. 
        En septembre 1830, à peine débarquée, méconnaissant 
        le pays et pratiquant l'amalgame entre les émigrants, elle multipliait 
        les obstacles devant les requêtes présentées et accumulait 
        les retards dans la conduite des dossiers. Officiers et fonctionnaires 
        soutenaient et encourageaient les classes aisées de la société 
        européenne issues de la vieille noblesse, les anciens cadres rescapés 
        de l'Empire, ceux de la finance internationale, et des spéculateurs 
        dont ils espéraient des retombées. Ces privilégiés 
        du nouveau régime étaient reçus et écoutés 
        avec bienveillance et intérêt, ils étaient aidés, 
        par interprétation personnelle de décrets toujours flous, 
        pour la réalisation de projets ambitieux, aux résultats 
        incertains et aux perspectives lointaines.
 
 Les petites gens, les premiers colons aux faibles moyens, souvent illettrés 
        et ne parlant pas toujours le français mais leur patois de province, 
        ou une langue étrangère, étaient généralement 
        méprisés, priés de revenir ou d'attendre, quelquefois 
        éconduits. Ils n'avaient pas d'autre choix que de " se débrouiller 
        ". Ceux qui disposaient de quelque argent étaient condamnés 
        à la ruine et ceux qui n'avaient rien, étaient envoyés 
        mourir ailleurs.
 
 Ce même mois de septembre 1830 s'installait le service des Domaines. 
        Afin d'assurer sa conquête et d'éviter les désordres, 
        la France se réservait le droit exclusif de vendre ou de concéder 
        les terres conquises, confisquées ou abandonnées. Les titres 
        de propriété étaient rares ou douteux, le cadastre 
        n'existait pas, et les soldats du Corps expéditionnaire avaient 
        malencontreusement détruit tous les registres du " deylik 
        " turc. La première mission confiée aux Domaines consistait 
        à dresser l'inventaire des terres disponibles, en premier lieu 
        les biens " maghzen " de l'État, et les biens " 
        arch " des tribus dissidentes réfugiées dans les montagnes, 
        biens aussi " nomades " et difficiles à identifier que 
        les tribus qui les parcouraient mais aussi les terres " melk " 
        privées des dignitaires du " divan " ( Assemblée, 
        réunion, hauts responsables administratifs de la Régence 
        turque) qui suivaient le dey dans son exil ou désiraient 
        le faire.
 
 Rapidement, au mois d'octobre, des expropriés recevaient leurs 
        indemnisations, aussitôt contestées, parfois remises en cause, 
        par de prétendus propriétaires ignorés ou non identifiés 
        par les Domaines. Faux documents, témoins de complaisance, fonctionnaires 
        et plaideurs malhonnêtes, tout contribuait à entretenir la 
        confusion, l'injustice et le privilège. La constitution d'un dossier 
        de demande de concession était pour le candidat colon, ne sachant 
        écrire et sans appuis, une longue et dure épreuve qui pouvait 
        s'étendre sur plusieurs mois et parfois des années. Le dossier 
        dans un premier temps était envoyé à Paris où 
        il devait être approuvé par le ministère de la Guerre. 
        De retour à Alger et dans la seule hypothèse d'un avis favorable, 
        il rejoignait de précédents dossiers classés et en 
        instance. Quand leur nombre était jugé suffisant, l'administration 
        décidait d'implanter un centre de colonisation.
 
 Des géomètres délimitaient le futur village, piquetaient 
        les concessions par lots de 8, 10, ou 12 ha selon la nature du sol, et 
        rarement davantage. Le géomètre responsable, de par sa seule 
        autorité et sans tirage au sort, attribuait les lots aux colons 
        qui justifiaient posséder 3 000 ou 4000 F.
 
 Cet argent souvent passait de mains en mains avec, à chaque fois, 
        un petit intérêt pour le prêteur. Sans qu'aucun recours 
        ne soit possible, le géomètre pouvait prononcer la déchéance 
        du concessionnaire, pour des raisons majeures comme le non-respect de 
        ses obligations de mise en valeur, mais aussi pour d'autres motifs : retard, 
        paresse, ivrognerie, grivèlerie, affaire de moeurs ou petits larcins.
 
 Dans les grandes villes, l'administration de tutelle, imbue de son importance, 
        préoccupée de tenir son rang, et de ne manquer ni réceptions 
        ni mondanités, se désintéressait du sort des colons, 
        livrés à eux-mêmes et socialement très bas. 
        Elle prenait conscience du rôle prépondérant qu'elle 
        s'imaginait avoir en Algérie et auquel elle n'aurait jamais pu 
        prétendre en France. Elle tenait là une revanche, une notoriété 
        inespérée et les faisait payer.
 
 En parallèle se développait une autre forme de colonisation 
        qui ne faisait pas appel aux services de l'État. Les plus nantis 
        des colons, ceux qui possédaient quelque argent, traitaient directement 
        avec les Maures et les Turcs, ou au travers d'intermédiaires hâbleurs 
        et convaincants. Les terres " melk " qu'ils achetaient et réglaient 
        sur le champ, étaient situées dans les collines proches 
        des villes et des garnisons, souvent semées, plantées ou 
        prêtes à l'être. Dans leur précipitation d'aboutir, 
        ces colons étaient parfois victimes de leur naïveté 
        et de leur inexpérience. À peine réalisée 
        la transaction était remise en cause, par un propriétaire 
        différent et inattendu, fort de ses témoins de haut rang, 
        et de titres justificatifs incontrôlables. Suivaient alors d'interminables 
        procès devant des tribunaux de droit commun qui épuisaient 
        le colon, amenuisaient son capital et le conduisaient à la ruine.
 
 D'autres fois les Domaines eux- mêmes, ou les bureaux arabes qui 
        déclaraient vouloir protéger la propriété 
        indigène, remettaient en cause les ventes entre particuliers, ils 
        découvraient, bien après la transaction, que les biens vendus 
        appartenaient au " maghzen " et proposaient un arrangement. 
        Les colons, quand ils le pouvaient, payaient une seconde fois. En d'autres 
        lieux, lorsque les colons traçaient leur premier sillon pour emblaver 
        leur terre, arrivaient le Génie militaire et peu après les 
        Ponts et Chaussées ( Le Génie 
        était chargé d'ouvrir et d'empierrer les routes, les Ponts 
        et Chaussées de les entretenir.). Ils opposaient à 
        la poursuite des travaux le projet incertain d'un poste fortifié 
        à construire, d'une route stratégique à tracer. En 
        échange ils suggéraient d'autres lots, généralement 
        éloignés, mais d'une prétendue " meilleure texture 
        ", et de plus grande valeur.
 
 Les colons n'avaient pas le choix. Ils payaient encore ou, leur capital 
        épuisé, revendaient ou abandonnaient, et s'en allaient croupir 
        dans les bas- fonds des villes, où ils sombraient souvent, quand 
        ils ne pouvaient regagner la France ou leur pays d'origine, dans la déchéance 
        et l'alcoolisme. Ceux d'entre eux qui surmontaient les obstacles et avaient 
        la volonté de persévérer, ceux qui n'étaient 
        pas victimes des fièvres pernicieuses, et se sentaient assez forts, 
        rejoignaient de nouveaux arrivants et s'en allaient grossir la liste des 
        demandeurs de concessions.
 
 Et le cycle vicieux de l'administration les prenait dans ses rouages. 
        Ils étaient envoyés, le moment venu et par petits groupes, 
        pour colmater les brèches des premiers villages dépeuplés 
        et inachevés. Des villages où dans quelques maisons, avaient 
        déjà vécu et s'étaient éteintes jusqu'au 
        dernier enfant, deux ou trois familles successives.
 
 Les colons, les anciens et les nouveaux, reprenaient la pioche, la pelle 
        et la brouette abandonnées. Ils construisaient ou achevaient des 
        " gourbis " ( Abri rustique.) 
        faits de roseaux, de bois, de paille hachée mélangée 
        à de la terre, le " toub ", à la manière 
        arabe. Ils déterraient des pierres et arrachaient les lentisques, 
        les jujubiers et les palmiers nains dans les jardins et les concessions 
        qui leur étaient attribués. Ils faisaient sécher 
        les branchages et montaient des charbonnières pour les racines 
        et les troncs. Ils allaient parfois fort loin échanger ou vendre 
        des fagots et du charbon de bois. Ils ramenaient de la chaux, des vivres, 
        des outils, et même de l'eau quand la source du village était 
        tarie. Ils vivaient le fusil à l'épaule et gardaient par 
        tous les temps, les semis et les récoltes sur pied. Ils se déplaçaient 
        à dos de mulet, rarement à cheval ou avec des voitures attelées 
        rudimentaires, par des chemins tortueux au travers des buissons et des 
        ronces, dans la chaleur et la poussière en été, sous 
        la pluie et dans la boue en hiver. La route qui logiquement devait desservir 
        le village, n'était jamais faite à l'arrivée des 
        colons. Le Génie attendait pour intervenir, l'achèvement 
        des travaux. Cela prenait des années. Parce que les maisons n'étaient 
        pas terminées. Par la faute du colon qui s'était ruiné 
        en allées et venues, qui avait perdu sa charrette et son mulet 
        tombés dans un ravin ou emportés par un " oued " 
        en crue, ou bien volés par des Arabes. Parce que ce " Maudit 
        Colon " ( Titre d'un livre de Claire 
        Janon, 1966.) était resté bloqué tout 
        l'hiver dans sa masure, cloué sur sa paillasse par la maladie, 
        où généralement il abandonnait " trois jours 
        de santé sur sept " ( FEUILLIDE 
        (C. de), op. cit.), ou plus simplement parce qu'il était 
        mort, et enterré depuis longtemps, sans cérémonie 
        religieuse, parce qu'il n'y avait pas de curé ou qu'il officiait 
        trop loin.
 
 Le régime des concessions étant imposé dans des centres 
        de son choix, l'État se devait de prendre en charge, à défaut 
        de commodités, l'aménagement du milieu naturel pour le rendre 
        vivable. Il ne le faisait pas et s'en déchargeait sur le colon. 
        Souvent dans les villages l'eau manquait et ce colon devait creuser un 
        puits parce que celui qu'avait foré l'armée était 
        trop éloigné, saumâtre ou à faible débit. 
        Il élevait un abri pour son bétail aussitôt qu'il 
        pouvait en compter quelques têtes; il montait des murets de pierres 
        sèches, renforcés de branches d'épineux pour protéger 
        son jardin et sa cour des bêtes sauvages et des maraudeurs. Il participait 
        à la milice locale dont la tâche el iit de seconder l'armée 
        dans la défense locale. Toutes les semaines, il consacrait une 
        journée à un tour de garde, au creusement de tranchées 
        ou à l'aménagement d'un parapet de protection. L'administration 
        se contentait d'envoyer de temps à autre un inspecteur de colonisation 
        quirédigeait un rapport (Consultables 
        aux Archives d'Outre-mer d'Aix-en-Provence.). Trop occupéepar 
        ses propres problèmes d'intendance et son confort dans les villes 
        où s'ouvraient des bars, des théâtres, des mess de 
        garnison, elle négligeait ses responsabilités. Les voies 
        de communication, l'assèchement des marais, la santé publique, 
        l'enseignement devenaient sans importance.
 
 Quant à l'armée, dès qu'arrivait la saison des pluies, 
        elle prenait ses quartiers d'hiver. En été, quand elle ne 
        poursuivait pas des tribus révoltées, elle s'ennuyait dans 
        ses cantonnements mais ne participait pas aux grands travaux d'utilité 
        générale : routes, transport de pierres, creusement de canaux, 
        pose de conduites d'eau. Elle préférait y affecter des condamnés 
        de droit commun, assurer leur surveillance et leur survie.
 
 Sur le plan primordial de la santé publique, alors que les fièvres 
        et les épidémies emportaient plus de monde, civils et soldats, 
        que les opérations militaires, l'État encore manquait à 
        sa mission. Des hôpitaux étaient ouverts dans les villes, 
        mais aucun dans le " bled ". Dans les centres de colonisation 
        il n'y avait ni médecin, ni pharmacien, ni sage- femme. Le service 
        médical était abandonné aux mains incompétentes 
        de guérisseurs, de charlatans, de matrones, de " quablat " 
        (Accoucheuse.) indigènes 
        appelées d'urgence et qui laissaient mourir deux femmes sur trois. 
        Les puissants de la colonisation qui bénéficiaient de solides 
        appuis, avaient en revanche droit à la sollicitude de l'administration. 
        Ce qu'elle refusait aux premiers colons, elle l'accordait plus tard aux 
        pères trappistes de Staouéli, aux soeurs de Saint-Vincent 
        de Paul, aux orphelinats de Mgr Dupuch. Des compagnies de soldats sous 
        la direction d'officiers du Génie, leur étaient détachées 
        sans limite de temps, avec leurs prolonges, leurs attelages, leurs outils 
        de pionniers et leur service des subsistances.
 
 Dans les villages inachevés, les colons pouvaient attendre. La 
        menace de déchéance planait sur eux en permanence. Ils devaient, 
        dans les deux ans, avoir achevé leur maison, et défriché 
        et semé la moitié au moins de leur concession. Pour eux 
        les promesses n'étaient pas tenues et ce dont ils avaient besoin 
        arrivait toujours trop tard : les graines à semer, les plants à 
        mettre en terre, le boeuf pour atteler à la charrue, la vache pour 
        donner son lait au nouveau-né dont la mère était 
        malade. Inexpérimentés, ils ne bénéficiaient 
        d'aucun conseil de culture, ne possédaient pas de manuel d'hygiène, 
        mais étaient soumis à la rude discipline militaire...A la 
        chute du roi Louis-Philippe, les grands rêves qui avaient un jour 
        effleuré les uns et les autres s'étaient envolés. 
        Le constat était sévère. Le taux des flux migratoires 
        diminuait, les capitaux n'arrivaient plus, l'agriculture agonisait." 
        La tourbe d'envahisseurs " (FEUILLiDE 
        (C. de), op. cit.) qui, dès l'origine, était 
        allée chercher fortune en Algérie, ne l'avait pas trouvée. 
        La colonisation anarchique allait céder le pas à la colonisation 
        officielle.
 
 
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