UN GRAND ANIMATEUR AU TRAVAIL
En regardant tourner Marcel L'Herbier
Dans ce décor énorme et majestueux où, deux mois
durant, les foules du GOLGOTHA évoluèrent sous l'il
vigilant de Julien Duvivier, règne aujourd'hui un silence religieux
que vient à peine troubler l'aboi lointain d'un chien kabyle
qui poursuit son troupeau.
Les anciens remparts de Jérusalem et la porte monumentale d'Ephraïm,
habilement transformés pour satisfaire aux exigences du scénario
de LA ROUTE IMPÉRIALE, se découpent dans un ciel d'un
gris laiteux et, assis sur son fauteuil de toile, Marcel L'Herbier attend,
posément, un soleil qui lui boude depuis sept heures.
La nature aime assez le paradoxe. En plein hiver, Duvivier eut à
peu près continuellement du beau temps et une pureté d'atmosphère
telle qu'il dut souvent retarder ses prises de vues où les nuages
jouaient un rôle si important. Au seuil de l'été,
L'Herbier se voit dans l'obligation pénible de modifier son programme,
la luminosité étant par trop insuffisante.
Mais aucune déception ne se lit sur ce visage resté impassible.
La voix du grand animateur ne trahit pas davantage une émotion
qui pourrait d'ailleurs largement se justifier. Il pousse même
la courtoisie jusqu'à présenter ses excuses au journaliste
qui aura probablement l'occasion de " regretter l'inutilité
de son déplacement ".
En guise de reproche, il se contente de dire en souriant :
- Le soleil d'Afrique est-il toujours aussi peu sociable ?
Pour ajouter immédiatement, avec philosophie :
- Il est vrai qu'il neige à Paris; qu'il p!eut et qu'il vente
sur la Côte d'Azur. Alors comment pourrais-je en vouloir à
votre Algérie puisque, malgré tout, elle m'a permis, il
y a quelques jours à Bou-Saâda, d'enregistrer de superbes
tableaux, riches d'une lumière généreuse et d'un
pittoresque qu'il m'aurait été véritablement impossible
de découvrir ailleurs ? J'avais prévu quatre à
cinq jours de travail pour la réalisation des scènes se
déroulant à Fort-de-l'Eau, après quoi j'espérais
tourner à Boghari, en une journée, un assez vaste mouvement
de troupe et rentrer à Paris par la voie des airs. Les éléments
atmosphériques, je serais presque tenté de dire les "forces
subconscientes", en ayant décidé autrement, je me
place maintenant, et entièrement, sous la dépendance de
cette puissance absolue qu'on appelle couramment la fatalité.
Mais le chef-cameraman Kelber vient de surprendre derrière son
verre jaune une lueur encourageante et tous les regards de se porter
sur ce point de plus en plus pâle qui, là-haut, laisse
espérer une éclaircie prochaine.
D'un bond, Marcel L'Herbier s'est dressé. Le voici maintenant
qui fait, une fois encore, répéter sa figuration, en l'occurrence
des guerriers druses et des fantassins britanniques dont la patience
et la bonne volonté sont pour le moins étonnantes. Les
opérateurs sont à leur poste. L'interprète s'égosille
à donner les derniers conseils. Le directeur de la production,
M. O'Connell, n'attend plus que le signal convenu pour faire partir
les explosifs, et les fusées crachent une fumée épaisse,
jaunâtre, qui vous brûle les yeux et vous irrite désagréablement
la gorge.
Enfin, tout est prêt. Le soleil a fait son apparition. Un coup
de sifflet retentit. On tourne.
Rebelles et coloniaux en tenue de campagne s'affrontent et échangent
quelques balles inoffensives dans un bruit infernal de mitraille. La
terre, soulevée par la poudre, s'élève en gerbes
opaques entraînant dans son ascension une multitude de cailloux
qui viennent dangereusement retomber une cinquantaine de mètres
plus loin, tout près des témoins de ce spectacle singulier
mais admirable. On entend les Indigènes hurler leurs imprécations
habituelles et les Anglais, curieusement, s'expriment, les uns en "
pataouète ", patois espagnol qui fit jadis la joie de Louis
Bertrand ; les autres en pur napolitain, cet idiome coloré et
chantant qu'on entend à Marechiare et sur les rivages tout embaumés
du parfum des citronniers de Capri-la-Jolie. Rudyard Kipling en pâlirait
d'effroi et de colère. - Très bien. Coupez.
Marcel L'Herbier parait satisfait, mais le voici déjà
qui prépare d'autres angles, qui régie de nouveaux ensembles.
Son autorité dans l'action, le pouvoir discret qu'il exerce sur
ses collaborateurs, demeurent ses qualités les plus précieuses,
et il faut voir avec quel empressement tout ce monde se met à
son service dès qu'il manifeste le moindre désir !
Ce " collectivisme " spontané est peut-être bien
à l'origine d'une carrière prestigieuse qui a déjà
son histoire propre et ses commentateurs.
Il pourrait, en tout cas, inspirer heureusement la grosse majorité
des réalisateurs français dont les idées générales
sur le cinéma sont encore trop superficielles pour nous laisser
espérer cette réaction salutaire que nous souhaitons tous
depuis si longtemps.
André SARROUY.