AUTRUCHERIE de ZERALDA

extraits du numéro 54 , 3è trimestre 2013 , de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
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sur site :août 2013

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L'autrucherie de Zéralda


Ce jour-là, 2 mai 1883, Henri Drouet et son neveu décidaient de visiter, l'autrucherie de Zéralda. Voici le récit de leur visite.

" Nous avions appris que, dès 1879, quelques éleveurs avaient essayé de domestiquer des autruches au jardin d'acclimatation du Hamma. Ils avaient commencé avec huit couples et fournissaient les parcs zoologiques de l'Europe, concurrençant avec succès le commerce anglais lequel, bénéficiait des apports de la colonie d'Afrique du Sud.

Nous avons donc emprunté le corricolo (1) à huit heures, place du Gouvernement. Il y avait déjà du monde mais nous avons quand même trouvé deux places. Quand le véhicule fut complet, le cocher lança un vigoureux coup de fouet et le convoi s'ébranla. Les chevaux peinaient dans la montée des tournants de Rovigo, puis ce fut la longue promenade dans le Sahel.

Vers onze heures, après avoir traversé la Forêt des Planteurs qui comprend 800 hectares dont les espèces dominantes sont le chêne- liège, le pin d'Alep, le pin maritime et surtout les eucalyptus, nous atteignîmes la ferme de M. Camille Marchai. C'était le directeur de l'établissement.

Les installations étaient situées à proximité d'un marabout, dans une ancienne maison forestière, près d'une source abondante captée sous le creux d'un rocher. À quelques pas plus loin, se trouvait une petite koubba dont le marabout nous fit les honneurs. C'est là que, dit-on, à l'ombre des figuiers vénérables, repose Sidi Ferruch dont le nom a retenti souvent au temps de la conquête. Le marabout nous apprit aussi que les indigènes aimaient bien consommer les oeufs ainsi que la chair de l'autruche mais ils n'auraient, pour rien au monde, mangé la cervelle de l'animal car cela rendait fou. En revanche ils en gardaient la graisse car c'était, nous dit-il, la panacée souveraine pour les maladies des yeux et de la locomotion.

Après avoir écouté avec gravité ce cours magistral de médecine locale, nous nous dirigeâmes vers une maison forestière située sur une petite colline pour rejoindre M. Marchal.

Cet homme, une vraie force de la nature, nous introduisit dans les bâtiments de son autrucherie en nous donnant forces explications sur les installations. Sur le territoire de la forêt l'État lui avait concédé 150 hectares pour créer une station d'élevage.
L'établissement avait commencé ses activités en 1883 avec, au départ, une vingtaine de volatiles.

Pour ce genre d'activité il faut beaucoup de place ; c'est pourquoi les concepteurs se sont appliqués à laisser aux couples reproducteurs le maximum d'espace pour évoluer. Les autruches, mâles et femelles, sont logées dans une grande clairière de forme carrée dans laquelle elles se déplacent librement dans des espaces entourés de haies de roseaux. Au centre, un pavillon, bâtiment couvert entouré de quelques arbres assez spacieux, abrite les volatiles pendant la couvaison.

L'accouplement des autruches commence en novembre et finit en avril ; plus rarement il se prolonge jusqu'en mai, et s'opère dans les mêmes conditions que les gallinacés de nos basses-cours. La ponte commence vingt ou trente jours après l'accouplement et atteint trente à quarante oeufs par an, parfois soixante. Un nombre excessif d'oeufs fatigue beaucoup les pondeuses, c'est pourquoi, les éleveurs les empêchent, par divers procédés, de continuer ce travail lorsqu'elles sont arrivées à trente ou trente-cinq oeufs. L'incubation naturelle avec de bons mâles est préférable à tout autre procédé. La couvaison artificielle est un procédé fréquemment utilisé car une autruche ne peut couvrir que dix-huit oeufs au maximum. L'incubation dure quarante jours au minimum, mais on a vu parfois des mâles couver jusqu'à neuf semaines. Le germe ne commence à évoluer qu'à la température de quarante degrés. L'embryon ne peut se développer et croître qu'avec une chaleur régulière, surtout dans les premiers jours. De la bonne pratique de l'incubation artificielle, dépend la réussite de l'éclosion des autruchons.

Les poussins cassent eux-mêmes leur coquille au moyen d'une dent adventive dont leur bec est armé. Lorsqu'ils sortent, ils sont déjà vigoureux. Pendant cinq ou six jours ils sont nourris uniquement de gravier, et c'est dans le fumier des parents qu'ils cherchent leur pitance. Après cinq jours d'abstinence, on leur donne du blé tendre et du chou haché, ou quelque autre verdure. En outre, pour qu'au moment de la ponte l'oeuf acquière la consistance et l'épaisseur convenables, sont ajoutées à leur nourriture des coquilles de mollusques marins que ces oiseaux avalent très volontiers et qu'ils digèrent avec une facilité proverbiale. Avec des soins, de l'espace, du soleil, l'élevage peut être conduit à bon terme. Le parc de Zéralda, lorsque nous le visitâmes, ne comptait pas moins de soixante sujets.

Après avoir recueilli ces détails de la bouche de M. Marchal, nous avons assisté à l'arrachage des plumes qui vont parer les belles algéroises. C'est à partir de la troisième année que les autruches produisent leurs plus belles parures. Deux gardiens arrivent en poussant un animal dans un box de bois destiné à l'immobiliser. Puis les deux hommes pénètrent dans le compartiment avec l'animal, tandis que l'un d'eux lui présente du blé pour l'amadouer. Au moment où l'attention de l'oiseau, qui est très friand de cette nourriture, se trouve ainsi détournée, le deuxième assistant le terrasse en lui maintenant le cou replié. C'est alors que l'autre gardien armé d'une pince arrache prestement une plume. Dans cette opération, il faut déployer de la force, de l'adresse et de la promptitude, autrement l'animal, qui mesure de 1,70 à 2 mètres et qui défend vigoureusement ses attributs par de violents coups de pattes, pourrait finir par s'échapper. Le mâle possède des plumes courtes et noires sur sa partie dorsale et blanches aux ailes et à la queue. Ce sont les plumes d'ailes, longues et blanches, qui sont les plus recherchées. Les femelles, quant à elles, portent des plumes grises et ternes de moindre valeur.

En passant devant un compartiment, M. Marchal croit remarquer que l'éclosion de l'un des œufs est imminente. Il prend cet œuf qui pèse plus d'un kilo et demi, détache un fragment de la coque et aperçoit un jeune poussin prêt à éclore. A ce moment, l'autruchon brise lui-même sa coquille en plusieurs morceaux avec la dent adventive dont nous avons parlé et on le recueille dans nos mains. A peine est-il dehors qu'il essaye de se dresser sur ses pattes, puis il reste pendant quelques instants dans une position repliée. Son duvet, gris et dur au toucher, semblable à du crin frisé, se soulève sous l'ardeur du soleil. En voyant sa taille et sa vigueur, on se demande comment l'ceuf, dont les débris jonchent le sol, a pu le contenir. Il ressemble à un gros hérisson monté sur deux pattes massives. Récemment, l'autrucherie a perdu quatre sujets adultes dans des circonstances malheureuses. A titre d'essai, l'éleveur avait fait sortir des parcs vingt-trois autruches, dans une clairière voisine de l'établissement. Les volatiles se répandirent dans l'enclos. C'était un spectacle curieux que celui d'un pareil troupeau picorant au milieu des pins et des chênes. C'est alors qu'un jeune veau, échappé soudain d'un enclos voisin, se jeta au beau milieu des autruches, semant la panique. Les volatiles se dispersèrent en quelques instants. Aussitôt, les assistants de M. Marchal se mirent en chasse pour récupérer chaque animal à travers l'immense forêt de Saint- Ferdinand. La capture fut difficile. Après deux jours de recherches et d'efforts persévérants, les gardes parvinrent à en récupérer dix-neuf tandis que quelques autruches revinrent spontanément dans le parc. Le reste fut capturé plus tard au milieu des bois. Sur les quatre restantes, trois n'ont jamais reparu. Elles ont peut-être été dévorées par les chacals qui rodent nombreux dans les bois ou furent simplement volées et mangées par les paysans du coin.
L'établissement a subi là une perte conséquente car une autruche vaut très cher.

Le retour s'effectua en trois heures par Chéragas et El-Biar. Les figuiers de Barbarie, parés de leurs fleurs jaunes, égayaient les bords du chemin et les champs de chardons ".

Gérard Séguy

(1) Corricolo : viendrait de l'espagnol carro (chariot) ; transport hippomobile de l'époque.
Source :
- Alger et le Sahel par Henri Drouet 1887.
- Travaux de l'Institut de recherches sahariennes. A.Dupuy.
- Géographie Économique Paul Laffond.