Son enfance et sa jeunesse ont été
imprégnées par l'Algérie - il y a passé
ses trente premières années, soit les deux tiers de
sa vie. Puits à l'époque du malheur, il a fait, mais
en vain, cet " effort d'âme " cher aux algérianistes,
pour rapprocher les deux communautés.
Et, sa mort étant survenue avant 1962, son nom restera associé
pour toujours à notre Algérie, à l'Algérie
française. |
Camus et l'algérianisme
par Georges-Pierre Hourant
Avant de retrouver une seconde vie en France après
l'exode, le mouvement algérianiste, fondé par Jean Pomier
et Robert Randau dans le sillage de leur précurseur Louis Bertrand,
s'étend des années 1920 à 1945 environ, même
s'il essaye de se prolonger jusqu'en 1962. En font partie, stricto sensu,
les écrivains qui ont participé aux institutions mises en
place par Jean Pomier et qui s'efforcent de promouvoir, dans le cadre
français, une culture algérienne spécifique. Camus
n'en fait donc pas partie, lui qui, au contraire, fut le chef de file
de cette " Ecole d'Alger ", qui avait pris le relais des algérianistes
dès les années 1935; ses membres, quoique nés eux
aussi en Algérie, vivent volontiers en métropole, leurs
oeuvres ne concernent plus seulement leur pays natal, et ils subissent
l'influence des milieux littéraires et politiques parisiens, y
compris après 1954. Mais Camus, " c'était un nom grâce
auquel les oppositions pouvaient être surmontées " (Georges
Laffly), grâce à sa bienveillance naturelle et à sa
célébrité croissante.
Les relations de Camus avec les algérianistes
Aussi eut-il des relations avec tous les milieux littéraires algériens,
qu'il s'agisse des tenants de " l'Ecole d'Alger ", comme René-Jean
Clot ou Emmanuel Roblès, d'algérianistes passés à
" l'Ecole d'Alger " comme Gabriel Audisio ou Jules Roy, d'intellectuels
comme Jean Brune, ou des auteurs algérianistes à proprement
parler.
Ce fut le cas, en particulier, d'Edmond Brua (1901-1977) (Sur
Edmond Brua, voir, dans l'algérianiste, des extraits de la Parodie
du Cid (n° 9, mars 1980), ainsi que les articles d'André Lanly
(n° 44, décembre 1988 et n° 48, décembre 1989),
et de Jean Brua (n° 92, mars 1996). On peut lire ses Oeuvres soigies
aux éditions Gandini (1993).). Ami de Pomier, il avait,
dès 1921, collaboré avec lui à la Revue de l'Afrique
du Nord, l'ancêtre de la revue Afrique. On connaît surtout
de lui son hilarante " Parodie du Cid ", jouée à
Alger à partir de 1941. Mais ses " Fables bônoises "
(1938) mettaient déjà en scène des héros picaresques
qui parlent la langue de Cagayous, tandis que le narrateur, lui, recourt
à la langue de La Fontaine et de Corneille, d'où résulte
un effet comique, perpétué par son fils Jean Brua dans ses
chroniques en pataouète de notre revue. Commentant ces Fables,
Jean Pomier écrivait: " Il y a dans ce recueil, de la main,
et des plus habiles, de l'esprit, et du plus léger, de la vie,
et de la plus algériennement vivante ".
Quant à Camus, lié d'amitié avec Brua dès
1935, il y voyait, de même, une littérature nouvelle "
pour un peuple neuf ", et les appelait " des petits chefs- d'oeuvre
de cocasserie et d'absurdité " (cette dernière notion
lui étant, on le sait, familière). Rédacteur en chef
du Journal d'Alger, Brua y publie, le 24 février 1955, une interview
qu'il vient d'accorder à Camus, de passage à Alger après
deux ans d'absence, sous le titre " Simple rencontre avec Camus qui
trouve Alger plus belle que jamais ". Le 23 janvier 1956, son journal
est le seul en Algérie à publier le texte intégral
de son appel, lancé la veille, à la " trêve civile
". Six mois après la mort de Camus, Brua y publie encore un
reportage sur son village natal de Mondovi, en vue d'y perpétuer
sa mémoire par une cérémonie finalement annulée
en raison des événements (Article
reproduit dans l'algérianiste n° 115 (septembre 2006).).
Ce fut aussi le cas pour des algérianistes que Camus rencontra,
même après son installation en métropole, au cours
de ses nombreux retours en Algérie. On pourrait sans doute citer
plusieurs exemples. En voici deux, significatifs (Anecdotes
rapportées par Fernand Arnaudiès à Guy Dugas, et
communiquées à l'auteur de cet article.). En
juin 1944, à l'hôtel Saint-George, où la Société
des Ecrivains algériens recevait Paul Valéry, Camus, invité
(/9/0-/957) à la réunion, rencontra Robert Randau, revenu
à Alger depuis la fin de ses fonctions d'administrateur des Colonies;
il y avait là, aussi, entre autres, Jean Pomier et Robert Migot,
collaborateur de la Revue algérienne et auteur de plusieurs romans,
dont l'un, Sainte Salsa martyre a pour cadre Tipasa, également
aimée de l'auteur de L'Eté. Quelques années plus
tard, Camus eut aussi l'occasion de rencontrer, dans une petite ferme
du Sersou, l'agriculteur et écrivain algérianiste Marcel
Florenchie, auteur de Algérie ma province. " Florenchie me
subjugua, dit Camus, ce terrien est un sage doublé... d'un transcripteur
puissant, inspiré, des images de la terre qu'il adore ". Et,
pensant peut-être à son père dont il fera dans Le
premier Homme une image des pionniers de la colonisation, il ajouta :
" Mon rêve... eût été de vivre la vie même
de Florenchie... de me colleter avec cette terre et de vivre d'elle ".
Camus eut donc des relations amicales avec de nombreux écrivains
algérianistes et apprécia leurs oeuvres. Pourtant Jean Pomier
lui-même, dans Chronique d'Alger, publié en 1972, fait état
de quelques tensions. On sait que, dès 1924, il avait créé
" l'Association des écrivains d'Algérie " et fondé
la revue Afrique; à cette date, il était devenu aussi rapporteur
du Grand prix littéraire de l'Algérie (Edmond Brua en sera
le lauréat en 1942, conjointement avec Roblès). En 1938,
âgé de 55 ans, il collabore, dès le premier numéro,
à Alger républicain, ce quotidien qui, à ses yeux,
était alors " progressiste ", et ne devait se révéler
ouvertement communiste qu'après 1942. Il y remarque des articles
signés Albert Camus, un jeune étudiant en philosophie de
25 ans. La même année, en tant que chef de division des Travaux
publics à la préfecture, il apprend l'affectation dudit
étudiant comme auxiliaire au service des cartes grises et permis
de conduire, puis son renvoi par le Gouvernement général,
motivé précisément par... sa collaboration à
Alger républicain! Quinze ans plus tard, en 1953, le Grand prix
littéraire de l'Algérie étant moribond, Pomier veut
le remplacer par un Prix algérien du roman, dont le jury, plus
prestigieux, siégerait à Paris; il songe, pour en faire
partie, à Albert Camus, devenu célèbre entre-temps.
Tout d'abord, Camus approché par Gabriel Audisio, donne son accord,
puis il le retire lorsqu'il apprend que le projet est financé par
le Gouvernement général : " mon grand regret, écrit-il
à Jean Pomier, je ne puis continuer à figurer au jury du
Prix... j'ai longtemps été en butte, en tant que journaliste
algérien, aux pressions et aux intimidations du Gouvernement général.
Les choses ont été à ce point que, si j'ai quitté
mon pays, il y a maintenant quinze ans, c'est que mon attitude d'indépendance
m'a valu à l'époque d'être réduit au chômage
". Ainsi, le renvoi de son emploi à la préfecture d'Alger
était, selon Camus lui-même, à l'origine de son départ
pour la métropole, d'où, selon Pomier, des conséquences
catastrophiques.
Non seulement le nouveau Prix littéraire, " assassiné
", ne verrait jamais le jour, mais surtout la carrière de
Camus et même le destin de l'Algérie française, en
seraient, dit-il, modifiés.
Camus, les algérianistes et l'Algérie française
" En effet, écrit Jean Pomier, si Camus était resté
plus longtemps en Algérie, il se serait encore rapproché
des positions politiques des algérianistes dont il était
déjà très voisin avant son départ, et il aurait
pu les appuyer, auprès de l'opinion métropolitaine, de tout
le poids que lui conféraient son humanisme et sa notoriété.
Au lieu de quoi, dit-il, vivant en métropole, soumis à l'influence
néfaste des intellectuels anticolonialistes, composant avec eux
" pour préserver sa carrière ", il se " désalgérianise
" peu à peu, collabore au journal l'Express, très hostile
à la " guerre d'Algérie ", et accepte le Prix
Nobel de ce Comité si favorable aux " libérations coloniales
". Certes, il finit par se déso?
lidariser de ses encombrants amis, mais, continue Pomier, bien trop tard
". Cette
analyse est-elle justifiée?
Comparons leurs positions politiques respectives, d'abord avant 1954.
Dès 1911, Robert Randau avait donné pour sous-titre "
Roman de la patrie algérienne " à son livre intitulé
les Algérianistes; il y préconise la " fusion graduelle
des races ", et l'autonomie administrative et financière complète,
au point qu'on l'accuse de séparatisme. Jean Pomier, socialiste,
franc-maçon, marié à une Kabyle, et parlant l'arabe,
ne saurait pas davantage être taxé de " colonialiste
"; dans Chronique d'Alger, il évoque l'action des algérianistes
en faveur d'une autonomie esthétique débouchant à
terme sur une autonomie politique, et même sur une République
algérienne, étroitement liée à la France et
composée de " Français à part entière,
chacun dans le statut de son choix "; il rappelle aussi que la revue
Afrique, en 1931, consacre une page entière au jeune Algérien,
le livre de Ferhat Abbas, alors assimilationniste (Voir
G.-P. Hourant, Autonomisme et séparatisme chez les Français
d'Algérie, (l'algérianiste n° 90, juin 2000).).
Quant à Camus, il publie en 1939 des articles " contre la
misère en Kabylie "; membre du parti communiste de 1935 à
1937, il le quitte parce qu'il le trouve trop directif. Mais, si ses positions
sont plus radicales et plus concrètes que celles des algérianistes,
elles ne sont pas incompatibles avec elles, le point commun essentiel
étant la recherche d'un rapprochement des deux communautés,
porté par des idéaux de justice et de fraternité.
En 1945, Camus voit en Ferhat Abbas un " esprit cultivé ",
sans approuver pour autant ses nouvelles positions en faveur d'une République
algérienne liée à la France, mais indépendante.
Après 1954, Camus comme Pomier voient dans la rébellion
du FLN la conjonction du communisme, arrivant de l'Est et du panislamisme
venu du Caire, " le rouge et le vert ", dira Pomier (
Pomier (Jean), Chronique d'Alger, p. 31. Camus dit exactement la même
chose (Chroniques algériennes, Pléiade, p. 1013).).
Tous deux condamnent le terrorisme, mais Camus croit le dialogue encore
possible; après avoir rencontré Jacques Soustelle, et malgré
ses réserves, il lance à Alger, en janvier 1956, un appel
à la
trêve civile ", au cours d'une réunion où il
est entouré de Français " libéraux ", de
Ferhat Abbas, et d'un représentant du FLN. Cela lui vaut d'être
hué par les Algérois furieux, baptisés " ultras
" par leurs adversaires.
En réalité, Camus avait été manipulé
par le FLN, mais il ne s'en rendit compte qu'après coup ( Sur
ce point, on peut lire, entre autres, les pages 578 à 584 de l'incontournable
Albert Camus d'Herbert Lottman (Le Seuil, 1978).). Par la suite,
il fut plus averti, comme le reconnaît Jean Pomier. En février
1956, il démissionne de l'Express. En décembre 1957, il
prononce la phrase célèbre " Je défendrai ma
mère avant la justice ", par laquelle il reste solidaire de
ses compatriotes, même s'il ne trouve pas leur cause toujours "
juste ". Dans " Algérie 1958 ", le dernier texte
de ses Chroniques algériennes, il réaffirme sa préférence
pour une solution fédérale, en soutenant le plan Lauriol,
qu'il expose de façon très détaillée. S'il
ne prend plus de position publique après juin 1958, il n'en reste
pas pour autant inactif; selon Mme Camus, il refusa d'entrer dans le gouvernement
constitué par De Gaulle, et l'on suppose qu'il rencontra ce dernier
à plusieurs reprises ( Lottman,
op. cit., p. 638.). En tout cas, s'il ne croyait pas à
" l'Algérie de papa ", il repoussait, comme Jean Pomier,
l'idée de livrer l'Algérie au FLN, ce qui, et c'est "
son dernier avertissement ", entraînerait " des conséquences
terribles pour les Arabes comme pour les Français ". C'est
cette attitude qui le rend aujourd'hui populaire auprès de beaucoup
de " rapatriés ".
Mais les liens personnels d'amitié et les opinions politiques sont
conjoncturels. C'est dans les écrits de Camus qu'il faut chercher
surtout ses rapports avec l'esprit algérianiste.
Les thèmes algérianistes dans l'oeuvre
de Camus
"Je n'écrirai rien qui ne soit en quelque mesure lié
à cette terre dont je proviens ", écrivait-il en 1948
dans la revue Méditerranée. En fait, sur une quarantaine
de titres, l'Algérie n'occupe une place majeure, outre les Chroniques
algériennes, que dans quelques nouvelles et dans trois romans (Le
Premier Homme, La Peste, L'Etranger), ces derniers constituant, il est
vrai, son oeuvre principale. Mais ses observations concordent souvent
avec celles des algérianistes, qu'il les ait lus ou non.
Huit de ses nouvelles ont pour cadre l'Algérie. Si l'une d'elles
(" l'Hôte ", dans le recueil l'Exil et le Royaume) se
contente d'esquisser une pauvre école du bled, une autre ("
Entre oui et non ", dans l'Envers et l'Endroit) évoque avec
précision le quartier de Belcourt à Alger, avec ses cafés,
l'odeur des brochettes, le passage des trams, et, en été,
les gens assis sur leurs chaises, le soir, dans la rue. C'est le principal
thème algérianiste, celui de la vie quotidienne des Français
d'Algérie, lancé par Louis Bertrand, en réaction
contre " l'orientalisme de bazar " des écrivains voyageurs
métropolitains - " la triade du chameau, du palmier et de
la mouquère ", dira Jean Pomier. Ce thème apparaît
surtout dans une nouvelle de Noces (" l'Eté à Alger
"), et dans deux nouvelles de l'Eté (" le Minotaure ",
" Guide pour les villes sans passé ").
Sont évoqués, par exemple, avec beaucoup d'humour, le cérémonial
du cirage de chaussures par les yaouleds d'Oran, un match de boxe opposant
Oran et Alger, la vente de pastilles à la menthe dans les petits
cinémas d'Alger, un bal au dancing des Bains Padovani, ou encore
le récit en pataouète d'une bagarre à Bab-el-Oued.
Dans ces essais, Camus, comme les algérianistes avant lui, constate
l'existence d'un peuple européen d'Algérie, auquel il attribue,
par rapport aux métropolitains, une supériorité physique
(" En vous promenant dans Alger, regardez les poignets des femmes
et des jeunes hommes, et puis pensez à ceux que vous rencontrez
dans le métro parisien ") et morale (" sa générosité
sans limites et son hospitalité naturelle "). Un peuple neuf,
sans passé ni traditions, mais avec son code d'honneur particulier
(ne pas " manquer " à sa mère, faire respecter
sa femme dans la rue...). Il n'est jusqu'au thème picaresque du
jeune garnement (parfois assagi avec l'âge), si fréquent
chez les algérianistes (Cagayous chez Musette, Titouss chez Paul
Achard, Pépète chez Louis Bertrand), qu'on ne retrouve ici,
avec l'évocation, à Oran, de " gangsters au coeur tendre
". Figurent encore en bonne place deux thèmes algérianistes:
celui de la beauté des paysages d'Algérie, même si
Camus les oppose à la " laideur " qu'il confère
aux bâtiments publics d'Oran, et celui du passé romain du
pays : si Camus n'insiste pas, comme Louis Bertrand, sur la filiation
entre l'Algérie française et l'Algérie romaine, du
moins, comme l'auteur des Villes d'or, est-il sensible à la majesté
des ruines de Tipasa
(Noces à Tipasa, Retour à Tipasa) ou de Djemila,
ce " jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites " (le Vent
à Djemila).
Si l'esprit algérianiste imprègne ses premiers essais, il
anime aussi Le Premier Homme, son ultime roman, posthume et inachevé.
Sa publication inattendue en 1994 a achevé de réconcilier
les Français d'Algérie avec son auteur (Pour
le Premier Homme, lire, dans l'algérianiste n° 68 (décembre
1994) un extrait concernant un instituteur algérois; dans le n°
66 (juin 1994), une recension de Jeanne Turin; et dans le n° 100 (décembre
2002), un article d'Evelyne Joyaux.). En effet, Camus y évoque
les attentats terroristes dont ils sont victimes, par exemple les bombes
déposées en juin 1957 devant les arrêts de trams dans
trois socles de lampadaires à Alger (" Et il y avait beaucoup
de gens qui attendaient le tramway... Le petit café qui se trouvait
là était plein de hurlements... "), ou bien encore
il parle de ce vieux colon menacé par le FLN, et qui préfère
détruire les vignes de sa ferme. Il évoque aussi la vie
quotidienne à Alger, les trams si pittoresques, avec leurs conducteurs
en uniforme et leurs receveurs souvent contraints à rattraper les
perches sautant des fils électriques, les moeurs étranges
des Mozabites, l'inquiétant personnage du capteur de chiens errants
surnommé Galoufa et, bien sûr, le quartier de Belcourt, avec
ses familles pauvres et courageuses comme celle de Camus lui-même.
Enfin, le livre contient une réhabilitation de la colonisation
à travers le personnage de Lucien Cormery, le père du narrateur,
exploitant d'un domaine viticole dans une région insalubre de l'Est
algérien. Il n'est pas sans faire penser à Jos Lavieux,
le héros des Colons de Robert Randau (1907), lui aussi un homme
d'action énergique, représentatif du nouveau peuple européen
d'Algérie. On y trouve aussi un Mahonnais maigre, épuisé
par la fatigue et le soleil, " sauvage et rusé
", comme ceux déjà dépeints par Louis Bertrand
dans le Sang des Races (1898), et, comme dans ce roman aussi, des charretiers
et des tonneliers entreprenants, et des hommes qui défrichent,
assèchent des plaines marécageuses, bâtissent des
fermes et des villages.
Terminons avec les deux grands romans de l'auteur. Bien que se déroulant
à Oran, la Peste (1947), n'en contient guère de description,
seul le premier chapitre évoquant sur un mode ironique " l'insignifiance
" de son décor et les plaisirs jugés sommaires de ses
habitants. On est loin du pittoresque du Minotaure, Camus faisant ici
de la ville submergée par ce fléau une simple image des
peuples d'Europe accablés par les dictatures pendant la Seconde
Guerre mondiale. Cinq ans auparavant au contraire, l'Etranger (1940),
et Meursault, son héros, étaient fortement ancrés
dans la réalité algéroise des années 1930,
pendant lesquelles se déroule l'action (Voir
dans l'algérianiste n° 15 (septembre 1981), un extrait d'une
étude de G.-P. Hourant sur "Les aspects algérianistes
dans l'Etranger".)
Dans ce roman, Camus voit " surtout... une terre, un ciel, un homme
façonné par cette terre et ce ciel. Les hommes de là-bas
vivent comme mon héros ", (revue Le Littéraire, (1946).
Sans doute ce héros n'est-il ni exhubérant ni familier comme
l'est un " homme de là-bas ", ou du moins sa caricature.
Il est même réservé et cultivé, ressemblant
en cela à Camus lui-même, l'un de ses trois modèles,
les deux autres étant l'Oranais Pierre Galindo et le peintre algérois
Sauveur Galliéro (Pierre Galindo
était lié à la famille de la deuxième épouse
de Camus. Sur Sauveur Galliéro, lire l'article de Marion Vidal-Bué
dans l'Algérianiste n° 114 (juin 2006).) . Mais
il possède des Français d'Algérie bien des caractéristiques
essentielles. Ainsi, Meursault, sensible à la beauté de
la baie d'Alger comme à celle des collines autour de Marengo, aime
contempler longuement la mer et le ciel. De même, à son héros
algérois Titus Galéa, dit Titouss, l'écrivain algérianiste
Paul Achard (Professeur à
l'école
Dordor à Alger, Paul
Achard (1897-1962) est l'auteur, notamment, de l'Homme de mer (1931),
qui raconte, à travers le personnage de Titus Galéa, l'ascension
sociale d'une famille maltaise en Algérie, et de Salaouètches
(1939), évocation très pittoresque de la vie algéroise
en 1900. Il reçut en 1937 le Grand prix littéraire d'Algérie.)
accordait déjà " ce goût du beau, cette image
splendide qu'avait imprimé dans son oeil et gravé dans son
coeur le cadre incomparable où il avait vécu : les collines
antiques, la mer classique, les jardins babyloniens ". Il leur ressemble
aussi par des traits comme ceux relevés par Marc Baroli "(Marc
Baroli, La vie quotidienne des Français en Algérie, 1830-1914,
(Hachette, 1967); citations extraites du dernier chapitre.)
: le " sens du concret ", la " gentillesse et l'amabilité
", le goût pour les bains de mer (une saison de huit mois en
Algérie !), ou encore " l'horreur de la mort ", et "
l'indifférence religieuse ", à son avis plus répandue
à Alger qu'en métropole. Quant aux personnages secondaires,
ce sont bien, eux aussi, des Algérois: les Arabes " adossés
aux devantures " qui " regardent en silence ", et les Européens
(160 000 sur 215 000 habitants en 1930), qu'ils portent des noms d'origine
française, espagnole ou italienne. Il leur arrive de parler en
pataouète, tel le proxénète Sintès, faisant
le récit d'une bagarre où les " hommes de là-bas
" aiment montrer leur " virilité ".
De même, Louis Bertrand, alors à ses débuts, n'hésitait
pas, dans ses romans algériens, à mettre en scène
des souteneurs et autres personnages au langage très cru, au grand
scandale des lecteurs bourgeois d'Alger qui le comparaient injurieusement
à Zola, lui, le futur académicien " bien-pensant "
! Et tous, Meursault et les autres, vivent dans une ville présente
à chaque page, Alger avec
son port et ses rues, son pauvre faubourg de
Belcourt, mais aussi ses plages à proximité et
leurs petits cabanons, Alger et sa vie quotidienne, les yaouleds vendant
les journaux, les oiseaux piaillant dans les squares, et " la plainte
des tramways dans les hauts tournants de la ville ", Alger, la Ville
Blanche, qui devient, la nuit, " un nid de lumières... ".
Ainsi, sans faire partie de leur groupe, Camus fut proche des algérianistes.
Il a eu avec beaucoup d'entre eux des liens d'amitié, il n'était
pas très éloigné de leurs positions intellectuelles
et politiques, et l'on retrouve dans ses pages algériennes nombre
de leurs thèmes. Bien sûr, son oeuvre reste différente,
en particulier parce qu'elle est inspirée par une philosophie qui
lui est propre, celle d'un " homme révolté " et
sans religion, cette philosophie de l'absurde qui sous-tend aussi bien
ses réflexions sur les ruines de Tipasa que le comportement d'un
Meursault. Pourtant, entre les algérianistes et Camus, il y a continuité
plutôt que rupture. Son enfance et sa jeunesse, comme la leur, ont
été imprégnées par l'Algérie - il y
a passé ses trente premières années, soit les deux
tiers de sa vie. Puis à l'époque du malheur, il a fait,
mais en vain, cet " effort d'âme " cher aux algérianistes,
pour rapprocher les deux communautés. Et, sa mort étant
survenue avant 1962, son nom restera associé pour toujours à
notre Algérie, à l'Algérie française.
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