Béni-Saf
port de pêche
(suite et fin)
par Albert Campillo et Michel Fornet
4-2 - Le débarquement du poisson
et la vente
Aussitôt, les portefaix débarquent
le poisson. C'est simple. Il faut disposer d'un petit coussin sur la tête,
ensuite mettre un genou à terre, tendre ses bras vers le haut pour
maintenir le casier que deux marins ont délicatement déposé
sur le crâne, puis deux, puis trois... les plus costauds en prenaient
six, soit 70 à 80 kilogrammes. Ainsi chargés, les trapèzes
bien tendus, voilà nos costauds qui font plusieurs mètres
avant d'arriver à l'aire de dépôt; dans les années
1945-1950, il fallait en plus grimper les escaliers qui menaient à
la vieille criée; il parait que ça fortifiait les mollets.
Bien, l'armateur ou l'armeur se placent de part et d'autre du portefaix
et délicatement déposent les casiers au sol, disposés
en piles variables suivant les trois catégories. Parfois, il y
avait des hors catégories, comme les chiens de mer ou certains
requins. L'aller-retour incessant se poursuit ainsi, jusqu'à épuisement
du stock. Inutile de vous dire que chaque bonhomme a trimballé
sur sa tête l'équivalent d'une demi- tonne. J'oubliais: ces
casiers sont en lattes de bois à claire-voie; aussi, un jus marin
à peine iodé mais surtout chargé en sang de poisson
visqueux s'écoule durant le transport sur le cou et pénètre
insidieusement le long de la colonne vertébrale après avoir
imbibé la chemise ou la veste. C'est pas grave, dans la maison
sans eau et sans douche, on ira puiser un seau à la fontaine publique,
et on se rincera dignement. Le parfum " fleur de poisson " imprègne
à jamais ces braves.
Mais ce n'est point fini: maintenant, on étale les casiers de poissons
et crustacés à même les quais. C'est une véritable
palette de couleurs qui vient flatter nos cônes et nos bâtonnets.
Les rougets de roche rougeâtres, avec leurs trois lignes jaunes
le long des flancs se détachent du gris acier blanc argenté
des merlans; un magnifique saint-pierre gris verdâtre doré
avec une tache noire cerclée de jaunâtre ou de grisâtre
au milieu des flancs étale ses longs rayons dorsaux sur presque
toute la longueur d'un casier. La bouillabaisse resplendit du rouge brun
des rascasses mêlé aux flancs jaunâtres parsemés
de taches brunes et de rangées obliques d'écailles brunes,
bleues, jaunes des vives. Les grondins font admirer leur éventail
de rouges divers et les pectorales étalées du " garneo
", bleu clair et rouge sur les bords, s'illuminent de rose violacé,
avec quelques taches de blanc et de vert. On n'en finirait pas de décrire
et de dépeindre ces merveilles des fonds marins. Mais ils ne sont
point là pour révéler à des artistes en herbe
la beauté des couleurs et des formes. Voilà qu'un cercle
d'acheteurs et de curieux s'est formé autour des casiers. L'armateur
se redresse sur ses talons, relève son chapeau mou et s'écrie
" mise à prix ". Bien sûr, compte tenu des prix
de la veille, des jours de la semaine, des vendredis saints, de la météo,
il sait à peu près ce qu'il doit tirer de son lot. Et nous
pénétrons dans le monde mystérieux des signes: chaque
mareyeur ou " arriyero " a les siens; d'avant 1940, ne reviennent
que les noms d'Ortuno Pere, Hernandez Chorro. Après 1955, il y
en a une dizaine, les Européens étant de moins en moins
représentés compte tenu des enlèvement et du racket.
Qui ne se souvient de Younès, Rubio, Pépé de Rio-
Salado, Edith et J. Martinez, Saada, Hajouti, Claquette, Michelin... cela
va du clin d'oeil en passant par le haussement d'épaule à
un doigt négligemment plié en passant par un mouvement de
tête imperceptible. Chaque acheteur a son signe, et les badauds
n'y comprennent rien. Et l'on passe ainsi d'une mise à prix de
50000 F (anciens) à 80500 F. Deux solutions: soit l'armateur est
satisfait du prix, et, le sourire au coin des lèvres, il répète
le prix " une fois, deux fois, trois fois, c'est bien vu bien entendu...
adjugé ". Aussitôt, l'acheteur et ses sbires remettent
les casiers en place après les avoir recouverts de glace, puis
les liasses de billets aux senteurs marines et aux écailles entremêlées
changent de main. D'autres fois, l'armateur n'est pas satisfait du prix;
il annule la vente et décide d'expédier le poisson sur la
criée d'Oran.
*
***
Avant ce qu'on appela pudiquement "
les événements ", la plupart des armateurs disposaient
de camions pour le transport du poisson vers Oran, voire Alger. ("
Le choix du terme " événement " m'a toujours surpris;
si l'on prend le dictionnaire Robert, on peut y lire que c'est quelque
chose de notable qui s'est produit. Mais ce peut être un fait heureux
ou malheureux, tout dépendant du côté où l'on
se place. Pour nous, ce fut un malheur, pour les autres, une joie... encore
que, lorsqu'on regarde les faits avec du recul, on est à même
de se poser des questions) ". Mais revenons à nos poissons.
Juste après la guerre 1939-1945, les armateurs avaient pu obtenir
des " Chevrolet ", " Renault ", plus tard des diesel
" Berliet ". À partir des armées 1956, il devint
évident que circuler de nuit sur la route entre Béni-Saf
et Oran pouvait s'avérer dangereux. Alors on assista à un
phénomène de substitution. Des camionneurs et surtout des
mareyeurs arabes firent leur apparition. Ils devaient probablement s'acquitter
de la fameuse taxe anti-égorgement mise en place par de vaillants
révolutionnaires. Voilà, la fin approchait.
5 - Quantités
débarquées
Entre 1955 et 1962, les chalutiers débarquaient
en moyenne annuelle 5 000 à 6 000 tonnes de poisson blanc et crustacés
pour une puissance maximale d'environ 5 000 chevaux. A titre de comparaison,
dans le Golfe du Lion, réputé riche, il se débarque
environ 10 000 tonnes de poisson blanc avec une puissance de 70 000 chevaux.
Faites le rapport, et vous aurez ainsi une notion sur l'exploitation rationnelle
des stocks.
Les crustacés constituaient l'essentiel des apports entre 1920
et 1930. La crevette rose parapeneus longirostris se capturait en grande
quantité sur des fonds de 100 mètres. Ainsi, la " corria
del garneo viejo " permettait des rendements journaliers voisins
de 300 kg (il fallait aligner le sémaphore de Bou-Keltoum par le
phare de Rachgoun par le travers du Pain de Sucre et tirer vers le nord-est,
sans dépasser les fonds de 110 mètres, à cause des
dalles. On pouvait également capturer cette crevette par fonds
de 90 mètres à la " boca el bujero " en alignant
le versant sud du Tadjera par l'île Noire. Comme toujours, la surexploitation
intervint. Après 1945, la technique aidant, cette même crevette
se capturait uniquement entre la flexure du plateau continental (200 mètres)
et les fonds de 450 mètres. Jusqu'au départ, en 1962, les
apports journaliers en été avoisinaient 150 à 200
kilogrammes pour certains chalutiers spécialisés dans les
pêches dites du large.
Toujours à la belle saison, la langoustine Nephrops norvegicus
(gramanto) se capturait entre 275 et300 mètres, notamment au milieu
des " chandeliers " ou " candeleros ".La crevette
rouge Aristeus antennatus pouvait faire l'objet d'une pêcherie,
mais le stock était peu représenté, alors qu'en baie
d'Arzew ou de Castiglione, les rendements étaient élevés.
La " gamba carabinera " ou Plesionika edwardsii se capturait
également au niveau des chandeliers; sa valeur commerciale était
réduite, tout comme la " gavacha ", petites crevettes
représentées par une dizaine d'espèces qui étaient
destinées à servir d'appâts. Les belles crevettes
impériales (Penaueus caramote) provenant du Cap Milonia se faisaient
de plus en plus rares.
Lors de rassemblements de reproduction, il arrivait qu'un chalutier capture
plusieurs centaines de langoustes roses (Palinurus mauritanicus). C'est
ainsi que le "Marc Eric" débarqua un jour plus de 700
langoustes, tandis que " L'Humanité " n'en débarquait
que 300...). Lorsque l'antenne de ce crustacé était brisée
et que l'hémolymphe s'en écoulait, le patron avait un remède
miracle : il brûlait au briquet la partie sectionnée. La
pauvre bête avait un avant goût de la cuisson, mais il n'a
jamais été prouvé que cette opération soit
efficace.
Pour les poissons, il arrivait de capturer d'énormes mérous
(tcherna ou Epinephelus caninus) de plus de 50 kg dans des trous profonds
ou sur le banc de l'Alidade. Le premier qui a travaillé "
accidentellement " sur ce banc s'appelait Vicente Avarguez ; avec
le Régis il est monté de 500 à 100 mètres,
et avait ramené 200 kg de rascasses (Scorpaena élongata).
L'anchois se pêchait également au chalut en hiver entre l'ouest
de Nemours et la frontière marocaine, sur des fonds de 90-120 mètres.
Il n'était pas gras et partait directement en usine. Les captures
se faisaient de nuit ou au tout début du jour (cor- ria de alba).
Exceptionnellement, l'anchois pouvait se capturer en été
sur les fonds à crevette. A noter qu'une société
(Sté Pêchazur) s'était montée en 1955 à
Guiard pour l'exportation vers la " métropole " de la
crevette rose. Une camionnette allait jusqu'à Nemours récupérer
les crustacés.
6 - Mesures de protection
prises
Aucune limitation n'est prise concernant
la taille, la puissance et le nombre de navires. N'importe qui pouvait
devenir armateur. Et l'on vit de nombreux terriens (pharmaciens, boulangers,
agriculteurs, propriétaire de maisons closes...) tenter l'aventure
au grand dam des " vrais armateurs " issus de la profession
qui eux ne pouvaient pas acheter de la vigne, monter une pharmacie ou
oser se positionner " au bord d'elle ".
Toute l'année, il est interdit de chaluter à l'intérieur
d'une ligne reliant deux caps, ainsi qu'entre la côte et les fonds
de 50 mètres. De juin à septembre, la limite est fixée
à trois milles, toujours de cap à cap. Il y eut même,
vers les années 1950, des périodes de repos biologique en
été, durant lesquelles les chalutiers restaient à
terre. Inutile de dire qu'à la reprise d'octobre, les captures
étaient abondantes, mais que quinze jours après, le miracle
s'interrompait. Le maillage autorisé était de 20 mm de côté
pour les poches, avec une dérogation à 10 mm pour la pêche
à l'anchois. Les gendarmes maritimes étaient tatillons,
et les PV fréquents. Nous étions à une période
où l'autorité se faisait craindre à défaut
d'être respectée. Et l'on vit des patrons faire de la prison
après deux ou trois infractions; le père de Michel Fornet
connut les geôles de Remchi, et Latorrès, et Sanchez, etc.
Enfin, la taille des poissons, notamment du rouget ne devait pas être
inférieure à 10 cm. Ce " mollican " a créé
bien des tracasseries aux braves pêcheurs. Cinquante ans après,
l'administration française continue à appliquer sur ses
terres les mêmes règles désuètes tandis qu'elle
ferme les yeux sur des problèmes autrement plus graves comme la
puissance motrice et le maillage.
7 - Divers problèmes
sociaux
Dès 1930, des grèves eurent
lieu sur les chalutiers à vapeur, sous la pression des syndicats.
Le code du travail stipulait de n'embarquer que deux étrangers
à bord des fiers navires français; les armateurs, quant
à eux, estimaient qu'ils pouvaient en embarquer davantage, sûrement
pour des raisons " fiscales ". Ainsi, M. De la Piedra hermosa,
délégué syndical, (nom pris au hasard), français
à part entière depuis quelque temps, s'opposait à
ce que el setior Garcia, cette fois espagnol, vienne prendre le pain des
Français.
Par ailleurs, les armateurs étaient opposés à toute
augmentation de salaires (les patrons étaient mensualisés
à raison de 1100 francs par mois, les matelots 940 francs, payés
à la quinzaine, bénéficiaient des congés payés,
(à dater de 1939), plus deux jours de repos par quinzaine, avec
Noël et Toussaint de repos). Il s'ensuivit une grève, qui
dura deux mois; les pêcheurs n'eurent pas gain de cause. Afin de
les aider, le maire de l'époque (l'inoxydable M. Gonzales) leur
proposa de casser du caillou afin d'améliorer l'état de
la route d'Aïn Temouchent.
Entre 1940-1945, les armateurs proposent de travailler à la part.
Les pêcheurs s'y opposent; ils devaient bien se sentir comme fonctionnaires
de la mer. La grève, cette fois, dura trois mois. (A l'exception
d'un chalutier dont le port d'attache était Nemours. Il appartenait
à Mimi Giordano (El tio de la Pipa) avec comme maître d'équipage
Ruiz François (El Peréro). À chaque escale de ce
chalutier à Béni-Saf pour se ravitailler en fuel, les "
grévistes " faisaient corps en criant " hay que aguantar
" (il faut tenir). L'administrateur Favreau, venu d'Alger, tente
de favoriser les négociations... en vain.
Un après midi, Vincent Avarguez et Justin Rastoll décident
d'armer le " Joseph Daniel ", appartenant au charpentier de
marine Campillo Manuel. Pour annoncer la fin de la grève, M. Avarguez
hisse en tête de mât une corbeille puis accoste devant le
poste de gasoil de Lolo Dahan pour faire le plein. Deux jours après,
tous les chalutiers suivent, les matelots acceptent les propositions patronales.
Au final, le travail à la part s'avère plus rentable pour
les deux parties. Les armateurs avaient cru gagner la bataille, ils ne
perdirent même pas la guerre. Un seul chalutier, le " Claude
", continua de travailler au mois. Lorsque l'équipage apprit
ce qui se gagnait à la part, il demanda à bénéficier
de ce type de salaire. Ni l'armateur, ni le maître de pêche
(Michel Hernandez, homme remarquable par sa compétence et son sérieux)
ne s'y opposèrent.
8 - Un exemple de recettes
mensuelles tiré d'un chaluter " anonyme "
J'ai tiré cet exemple d'un livre de
paie (mensuel) trouvé par hasard dans un fond de tiroir. Il concerne
la période allant du 2 janvier 1948 au 31 décembre 1955.
Au hasard, j'ai pris le mois de mai 1951. On a ainsi une idée de
ce qui pouvait se gagner et du type de personnel qui gravitait autour
du chalutier. Je pense qu'il n'y aucun inconvénient à citer
les noms, et ce, pour trois raisons : d'abord parce qu'il y a bien longtemps
que ceci s'est produit et qu'il n'y a aucune tricherie; ensuite parce
que les enfants, petits-enfants du personnel seront fiers de retrouver
un instant de la vie de leurs aînés, enfin parce que les
noms cités donnent une indication sur les origines des uns et des
autres.
B - les lamparos
On dénombrait une cinquantaine de
lamparos, d'une taille comprise entre 12 et 15 m. D'une façon générale,
ils étaient équipés de moteurs à essence 30
chevaux Couach, ultérieurement par des diesels Baudouin, Couach,
CLM. Avant que la pratique de ce métier ne se développe,
les pêcheurs pratiquaient la pêche " au sardinal ".
Il s'agissait dans ce cas de la mise à l'eau d'un filet droit maillant
dans lequel les dupes, généralement de la sardine, venaient
s'emmailler de nuit. Le moins captivant était la récupération
de ces braves bêtes qui, malgré une apparence fragile, possèdent
un opercule légèrement coupant. Lorsque vous en avez ainsi
récupéré plusieurs milliers, vos doigts sont aussi
fins que ceux d'une starlette. Le drame, c'est qu'il faut recommencer
le lendemain, et dans ce cas, le plaisir de travailler à l'air
frais, (surtout en hiver lorsque le vent froid de Tlemcen vous déboule
en plein par le travers de la Tafna), devient une corvée, mais
digne. Et puis, la plupart des barcasses ne s'éloignaient pas trop
du port; il suffisait de manier l'aviron et de se tenir entre le Cap Gros
et Rachgoun, juste à quelques timides milles de la côte.
Ultérieurement (à partir des années 1940), la pratique
de la pêche au lamparo se généralise, aussi bien à
Béni-Saf qu'à Nemours.
La technique est simple, mais pas évidente par fort courant ou
houle passagère. D'abord, il faut partir dans l'après-midi,
vers 17 heures En été, il était banal mais combien
merveilleux de voir la cinquantaine d'unités quittant le port vers
des horizons sans cesse renouvelés. Le bruit feutré des
moteurs à essence est couvert par celui des diesels. En une demi-heure,
tous les bateaux sont partis, et le bruit des moteurs s'estompe progressivement.
Chacun des bateaux porte sur son pont ou en remorque deux canots ou "
annexes ": la " boussa " ou " porte feux ", et
le canot servant à la fixation de départ du filet lors de
la mise à l'eau.
Dès la nuit tombée, surtout par mer calme, on observe cette
phosphorescence de la mer fendue par l'étrave; ce ne sont que des
noctiluques qui verdissent sûrement sous l'effet de surprise. Posté
à l'avant, le patron scrute la nuit; il sait, il subodore, il devine;
le moindre signe d'agitation sur l'eau et voilà qu'il peut dire
si le banc est suffisamment important pour " allumer ". La décision
est prise: les lampes à acétylène sont mises en route...
et subitement, une féérie de lumières vives illumine
le secteur compris entre l'île de Rachgoum et le Cap Gros. Le
phare de Rachgoun est presque gêné de venir mêler
son timide faisceau rouge au milieu de cette incandescence.
Le temps passe... sur la " boussa ", le veilleur guette la montée
du poisson. Ces dupes ont un phototropisme positif: ils sont attirés
par la lumière, comme des papillons. Concentrés en boule
de par leur comportement grégaire, ils montent lentement vers la
lumière. Cette opération peut être courte, ou très
longue. Parfois, on la favorise à l'aide d'un petit pétard
de dynamite, mais pas trop fort, histoire de rendre le poisson étourdi.
Voilà, le banc est là, juste en-dessous, il fait plusieurs
quintaux. Alors, lentement, comme à l'exercice, le second canot
tient le bout du bras du filet, tandis que l'embarcation principale encercle
lentement le banc en lâchant le premier bras, puis le corps du filet,
la poche ou " sounda ", et enfin l'autre aile. La " boussa
" est maintenant entre les ailes. De son côté, l'annexe
avec deux rameurs se positionne près du navire principal et fait
tout pour que le filet ne se prenne pas dans l'hélice. A bord,
chacun se met à tirer lentement, lentement, jusqu'à ce que
la gueule du filet vienne enfermer le banc. Le poisson est pris, la "
boussa " s'éloigne. Et vire, vire. Effrayé, le poisson
s'excite; c'est trop tard. Maintenant, il faut salabarder. Les cales se
remplissent d'un poisson frétillant, qui perd ses écailles
et meurt sous le poids; les cales sont pleines, on en met sur le pont.
Le bateau est rempli à ras bord. La lisse est presque au niveau
de la surface de la mer. Heureusement qu'elle est calme. Le " Raïs
" est satisfait. Il a envie de tenter un second coup, mais le bateau
risquerait de chavirer... Route vers le port. Il est cinq heures... Le
jour se lève, le soleil pointe son museau du côté
de Camérata.
Au port, c'est une vraie sarabande de lamparos qui vont et viennent dans
tous les sens. Sitôt à quai, les marins remplissent des corbeilles
en latte de bois; il y en a pour cinquante kilogrammes à chaque
voyage. En criée, le mandataire attitré de chaque lamparo
pèse et note consciencieusement le nombre de paniers qui partent
aussitôt en usine. Sur tout le trajet un jus de sang de sardine
ou d'anchois s'écoule à travers les lattes, et, comme le
soleil se décide à envoyer des calories, se transforme en
de divines purulences. C'est une odeur exquise, celle du sang de dupes;
ça vous décoince les narines et donne envie de préparer
des filets d'anchois au sel. Tel bateau a débarqué 70 quintaux,
tel autre, 100 ! Malheureusement, la sardine était mélangée
à l'anchois ou bien, le moule ne correspond pas à celui
demandé par les usiniers... et la palabre se développe,
enfle, et finit par la poignée de mains de l'accord. Et les voix
puissantes des mandataires Perez, Belmonte, Scotto se reconnaissent au
milieu du brouhaha général. Pour d'autres lamparos, la pêche
a été moins bonne; un tel n'a fait que 38 quintaux, et son
voisin a débarqué de l'allache, tout juste bon à
appâter les palangres à mérous !
Juste derrière la criée, les faiseurs de beignets s'activent.
Ils ont de gros bidons dans lesquels l'huile bout; et ils jettent leur
pâte avec dextérité, et ils en sortent de tous ronds,
chauds, odorants, attirants, fondant en bouche. Ah, mon Dieu! Je n'ai
plus jamais eu le plaisir de savourer ces beignets de cinq heures du matin
avec un thé brûlant et ces odeurs d'anchois prégnantes.
Et puis, par le travers de la cave Deraz, se trouvent les vendeurs de
" tchumbos ". Les fruits sont là, étalés,
avec des couleurs vert-orange, ne demandant qu'à être ouverts
et ingérés pour... Il parait que certains en consommaient
deux douzaines histoire de combattre des dérangements passagers.
Le débarquement terminé, chaque lamparo rejoint son emplacement,
au milieu du port. Si le filet présente quelque avarie, il est
immédiatement remplacé, ou bien, à dos d'homme, on
l'emmène jusqu'à la plage du puits. Le voilà étalé,
tandis que les matelots, avec des aiguilles minuscules rebouchent d'invisibles
mailles de 5 mm de côté. Parfois, des millions de cellules
urticantes de méduses séchaient sur les mailles et leur
poussière urticante conduisait les " pourfendeurs " de
mer à des sanglots étranges et des éternuements sans
fin. Seule la teinture du filet ôtaient ces poisons.
Pendant ce temps là, le mousse se dirige sur les plagettes afin
de nettoyer les cuves à acétylène: le résidu
de carbure est enlevé, les cuves rincées, prêtes à
être utilisées pour la prochaine sortie. Ce n'est pas grand-chose
à faire, mais en cas de fausse manoeuvre, c'est l'explosion de
gaz résiduels, brutale, dangereuse. Il y en a eu déjà
qui sont partis de l'autre côté de la barrière à
cause des gaz inflammables.
Plus tard, les batteries sont venues remplacer fort heureusement ces bombes.
Il fallait du muscle pour les transporter dans l'atelier de recharge,
mais quel soulagement !
Le ballet incessant de corbeilles se poursuit: il faut faire " fissa
", car avec ces chaleurs, le poisson se gâte très vite.
L'anchois part vers différentes usines de salaisons. Il y en a
plusieurs en ville, depuis chez Mazzella, rue Boudhar, à Charbit,
rue de Marine, Aracil et Pastor, au fond de la plage, Lévy. De
partout, la main d'oeuvre accourt. Ce sont des jeunes filles en général
qui viennent se faire de l'argent de poche et même plus. Ça
grouille, ça gesticule, ça chante, tandis que le contremaître,
l'air autoritaire, essaie de mettre un peu d'ordre dans cette fête.
L'anchois est mis dans plusieurs bacs cimentés avec de nombreuses
pelletées de sel; puis les doigts éviscérateurs se
mettent de la partie; tout va très vite; comme par miracle, tête
et viscères tombent dans des corbeilles, tandis que le corps s'en
va prendre son bain de saumure. Les spécialistes de la mise en
baril prennent à poignée ces anchois, les disposent en rayons
concentriques sur plusieurs rangées au fond du baril, recouvrent
d'une poignée de sel, et recommencent à placer les anchois;
la tête et les bras enfouis dans les bordelaises, de belles brunettes
de Boukourdan ou d'ailleurs ne laissent entrevoir que des fesses ondulantes
mais débordantes de vitalité, comme excitées par
le sel. Et le contremaître qui arrive à reconnaître
chaque ouvrière par son fessier, n'est ce pas du professionnalisme
! La bordelaise est pleine; on verse de la saumure, on pose un poids dessus
et à l'attaque pour une nouvelle cuvée.
Quelques mois plus tard, lorsque le produit aura maturé convenablement
dans sa saumure, les bordelaises seront expédiées vers l'Italie,
par balancelles, ou Collioure, par cargos, après qu'un agent assermenté
assure que le produit est en parfait état... L'anchois de Collioure
est célèbre, parce que c'est le seul, ou presque à
donner l'illusion qu'il est capturé localement, alors que, lorsqu'on
le savoure en filets, on a la sensation du terroir catalan.
Entre nous, c'était les premières prémices de la
mondialisation; on fait mieux maintenant: l'anchois de Sète part
salé à Salé au Maroc ou de petites filles le préparent
pour un salaire de misère en fins filets qui se métamorphoseront
en produits français.
* *
En fin d'après-midi c'est l'heure
de la paie; on règle en liquide, on ignore les retenues sociales,
mais les belles savent qu'elles pourront s'offrir bientôt la robe
ou le tissu dont elles ont rêvé. C'est le départ pour
le bain maure, histoire d'ôter, dans la mesure du possible, ces
incrustations "intraépidermiques" d'odeur de sang d'anchois.
Pour les sardines, c'est autre chose. Plusieurs usines pratiquent la mise
en boîte de cette belle au corps paré de bleu acier. C'est
toujours le même schéma. Le chef des achats de l'usine commande
tant de quintaux; le poisson est transporté en charreton ou camion,
dirigé vers l'usine. Les ouvrières arrachent délicatement
les têtes de leurs doigts graciles; les corps sont posés
sur des grilles, trempés dans la saumure, puis mis quelque temps
à sécher au soleil. A nouveau, les ouvrières prennent
les sardines, coupent les pectorales, l'anale, retirent les quelques viscères
qui traînaillent, enfin les mettent en boîte. Attention, trois
belles en bas, trois plus petites en haut. Vous comprenez, lorsque le
consommateur ouvrira la boîte pour son casse- croûte matinal,
les trois plus belles seront en haut... cela s'appelle de la technique
de vente. Chaque boîte est remplie d'huile, puis le couvercle est
serti automatiquement. En dernier lieu, la marque est imprimée
sur la boîte, puis le tout est nettoyé à la sciure
de bois.
Voilà, les sardines Boronad, Fouché, Ambrosino, Giménez...
qui vont partir inonder les magasins d'alimentation.
La pêche à l'anchois ou la sardine ne se pratiquait que d'avril
à septembre, mais essentiellement à la belle saison, du
printemps à la fin de l'été, et encore, fallait attendre
l'obscurité. Parce que ces braves bêtes ne montent à
la lumière que lorsque la nuit est noire. Et puis, du fait qu'il
y avait un arrêt de la pêche au chalut pour raison biologique,
cela permettait aux matelots d'embarquer sur les lamparos. Il se débarquait
quand même, bon an mal an, dix mille tonnes de poisson bleu, ce
qui est loin d'être négligeable pour l'époque. L'hiver,
la pêche était autorisée, mais sans l'aide de la lumière
uniquement par observation de taches ou " llampos ".
Malgré cet effort de pêche des plus réduits, certains
disaient que la pêche au poisson bleu " c'était pas
comme avant " (air connu).
Vous comprenez, il y a dix ans de cela, il suffisait de monter au sommet
des falaises de Boukourdan pour observer les bancs foncés de poisson
bleu se détachant des eaux claires du golfe. Alors que maintenant,
il faut toujours aller plus loin.
Alors, voilà qu'arrive la nouvelle d'une technique révolutionnaire
de la pêche au poisson bleu pratiquée à Oran: le "
Ring-Net " ou " filet tournant ". Ce n'était pas
difficile; il suffisait d'encercler le poisson avec un filet vertical
muni d'anneaux sur le bas, puis de tirer sur ces mêmes anneaux pour
piéger le poisson. Il n'était même plus nécessaire
de haler le filet à la main, un " power block ", espèce
de roue motrice hissée sur un mât relevait l'engin sans difficultés.
Opposition brutale de la gent marine; les uns et les autres considérant
que le stock allait être détruit. Cela voulait dire en clair
pour les patrons de lamparo une baisse des prix par surproduction, pour
les marins une réduction des effectifs. " Heureusement ",
l'indépendance de l'Algérie arriva, qui permit aux Béni-Safiens
sur la ligne de départ de ne point affronter ce problème
ardu. D'autres, plus épineux, les attendaient de l'autre côté.
À la fin de chaque obscur, et bien sûr en fin de saison,
les lamparos étaient montés à terre. L'étrave
touchant à peine le fond, les matelots glissent des morceaux de
bois suifés (parrales) sur l'avant. Six ou sept gars de chaque
côté, on pousse vers l'avant; avant que l'étrave ne
touche le sable, le patron remet un autre morceau de bois suifé,
et ainsi de suite, jusqu'à ce que le bateau soit en bout de plage.
Mais le miracle ne se serait pas produit si le Raïs, n'avait gueulé
" Arja in bi ", et que le choeur des matelots n'avait répondu
" dalé, dalé ". Les plus astucieux tiraient à
l'aide d'un cabestan, d'un camion, d'un palan. Le progrès, quoi
!
C - Les petits métiers
Ces petites embarcations (de 6 à 8
m) étaient équipées de moteurs ne dépassant
pas dix chevaux. Elles étaient construites en bois, avec l'arrière
carré. Etaient utilisés: le trémail (poisson de roche
et de sable); les palangres (mérous, squales, espadons, vives);
les nasses (langoustes, poissons); la senne de plage ou bolitche (marbré,
rouget, corbine); la solta, la solta tremailla, (idem).
Une dizaine de bateaux pratiquaient ce métier durant la belle saison.
Les patrons s'appelaient: Justin Rastoll; Orts (El Rano); Magno (Zeze)
(avant-guerre); Jeannot Andreo (St- Jean Baptiste) (avant-guerre); Martinez
deux frères (Saint-Louis); Mendjaki (Bételgueuse); Chaffarinas;
Galiana (Deux Rosettes); (Quiquo La Vilera); frères Garcia (Colon);
" (Los Ingleses) "; Tony Sau (Liberté); Manovich Miguel
(Miguel el largo).
* *
Souvenons nous: En mai-juin 1962, arrive
le désastre; l'exode, le grand saut, l'irréversible. Le
premier chalutier à quitter le port pour la France s'appelle "
Manuel Campillo ". Nous sommes fin mai 1962. Etrange souvenir: il
est 20 heures, le quai est noir de monde, et chacun se demande s'il rêve.
Point de tenue militaire, sûrement quelque " fells " en
civil qui doivent se poser des questions sur ces évènements
qui les dépassent, eux aussi, et puis soudain, les aussières
tirées à bord, et le bateau qui insensiblement s'écarte
du quai. Alors monte le chant terriblement banal, mais cette fois horriblement
poignant du " ce n'est qu'un au revoir ". Et les larmes coulent
encore plus fort chez des amis arabes qui ne comprennent plus, qui ne
comprennent pas.
Voilà, sur un bateau de 18 m, 32 personnes, quelques valises, des
meubles démontés et des souvenirs qui commencent à
prendre corps. Et à Port-Vendres, des vacanciers qui voient arriver
ces premiers " boat people ", qui s'approchent d'eux comme on
s'approche d'un cirque pour voir les " fauves ".
D'autres chalutiers suivront, d'autres souffrances prendront la mer. Le
ressort est cassé, définitivement.
Alors, les raisons ?
Elles sont d'abord psychologiques. Arriver subitement dans des ports inconnus,
sans tradition de pêche ne pas savoir par quel bout prendre le problème
du relogement des équipages, sentir que les marins sont sollicités
par l'industrie qui cherche de la main-d'oeuvre et vous échappent
inexorablement... se sentir seuls, si peu aidés par un gouvernement
arrogant et dépassé par cette arrivée massive de
rapatriés...
* *
Et se retrouver durant l'hiver 1962-1963,
avec de la neige jusqu'à la lisse, avec le froid du mistral, et
plus personne pour rentabiliser ces unités amarrées à
quai ! Elles sont aussi matérielles. Les chalutiers de Béni-Saf
sont arrivés pour la plupart dans des ports sans infrastructure,
sans tradition de pêche (Agde, Port-la-Nouvelle, Port-Vendres).
Les patrons avaient une méconnaissance totale du plateau continental,
de ce Golfe du Lion dangereux par temps de mistral... et quand quelques
chalutiers se mirent à la pêche, le marché n'était
pas organisé; le poisson ne se vendait pas, ou si peu. Et puis,
il y eut l'accueil des pêcheurs autochtones : il n'est pas évident
de voir arriver des gens supérieurement équipés,
qui vont vous prendre la place... dissensions, frictions... cela s'est
surtout passé à Sète.
En fait, la flottille de chalutiers de Béni-Saf est arrivée
dans un secteur où rien n'était organisé pour lui
permettre de travailler immédiatement. Quelques mois ont suffi
pour tout bousculer. Sur la longue chaîne qui va de la capture à
la consommation, plusieurs maillons manquaient. Ils étaient intransportables.
On peut aussi estimer que les armateurs, issus généralement
de la profession avaient un âge avancé, en tout cas étaient
près de la retraite, et que peu d'entre eux avaient des enfants
prêts à prendre le relais. Ils en avaient fait des enseignants,
des fonctionnaires en général. Pour de petites entreprises,
la continuité familiale est un des facteurs déterminants
de réussite.
Cette flottille était " en avance sur son temps ". Nous
pourrions en apporter la preuve par l'arrivée d'autres Pieds-Noirs
de Ténès, Cherchell, Castiglione sur Sète. Du grand-père
au petit-fils, ils travaillaient en mer avec de toutes petites unités,
et très vite, ils ont pu s'imposer dans ce Golfe du Lion, et posséder
des chalutiers puissants et rentables. Il est évident qu'en 2003,
il ne reste plus rien de ces bateaux. Encore que, tout récemment,
on pouvait lire sur internet que le " Manuel Campillo ", ancien
transporteur d'agrumes entre l'Algérie et la France (sic) avait
été transformé en un superbe voilier par des Lorientais
et qu'il était en vente à Lisbonne! En voilà des
oranges amères...
Combien de fils et petits-fils de Béni-Safiens issus du monde de
la pêche ont-ils continué à exploiter la mer? Nous
ne citerons pas de noms, mais à notre avis ils ne se comptent même
pas sur les doigts des deux mains.
*
* *
Curieux destin que celui des pêcheurs
de Béni-Saf... alors qu'ils étaient les leaders des débarquements
en Algérie, que leur technique de pêche était supérieure
à celle des autres ports, ils n'arrivèrent pas à
se transcender pour poursuivre de ce côté-ci ce qu'ils faisaient
si bien là-bas. Ils avaient pourtant un plateau vierge de pêche
dans ce Golfe du Lion, beaucoup plus grand et riche que celui de Béni-Saf,
des outils performants... mais le moral n'y était plus. C'est comme
ça, " sube i baja ", le cycle de la vie. En tout cas,
et finalement c'est le plus important, ces fils de pêcheurs béni-safiens
ont dans l'ensemble réussi à s'implanter et faire carrière
en France, mais surtout, ils ont conservé un grand, un énorme
amour pour la grande bleue.
* Navaja : couteau de poche.
* Les bateaux sont retournés en Algérie pilotés par
leurs propriétaires pieds-noirs et ont été achetés
par les Algériens qui n'en avaient plus pour pêcher (renseignements
pris auprès de A. Campillo).
Nous dédions ce document
à tous les marins pêcheurs de Béni-Saf, toutes
origines confondues, disparus de mort naturelle ou de mort violente
entre 1900 et 1962, reposant à Béni-Saf ou de l'autre
côté, ainsi qu'aux derniers survivants de cet épisode.
Que tous soient honorés pour avoir accompli un métier
difficile, périlleux mais tellement noble ! |
|