Pierre FRAILONG (1886-1961) l'un des derniers peintres de l'Algérois
par Marion Vidal-Bué

extraits du numéro 140, décembre 2012, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site : octobre 2020

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Pierre Frailong (1886-1961) l'un des derniers peintres de l'Algérois
par Marion Vidal-Bué

Le peintre Pierre Frailong fut l'un des derniers représentants en Algérie de la peinture traditionnelle.

Il naquit dans un très joli coin de la Douce France, à Châteauneuf-deCharente, le 14 octobre 1886, dans une famille modeste. Son père, Marie François Pierre, était commis principal des contributions indirectes, sa mère, née Marie-Louise Obissier, était femme au foyer. Ils acceptèrent sa vocation, et dès l'âge de 15 ans, le jeune garçon fut inscrit à l'Ecole nationale des beaux-arts de Limoges. C'est là que grâce à l'un de ses maîtres proche du peintre Guillaumin, il s'initia " aux voies de l'impressionnisme ".

À partir de 18 ans, le voici aux Beaux-Arts de Paris, où il étudie dans l'atelier de Cormon, arrivant premier au concours de place en 1909, et remportant une médaille de dessin dans la catégorie " modèle vivant ". La peinture de plein air l'attire plus particulièrement, et durant les deux années où il habite Versailles, il se forme avec passion en peignant dans le parc du château. Toute sa vie, il aimera Paris et l'Ile-de-France, ainsi que les belles rivières du Centre et du Sud de la France, qu'il fréquentera régulièrement pour ses vacances d'été.

"La maison du caïd Ahmed à El-Biar"


"La maison du caïd Ahmed à El-Biar"
Musée national des Beaux-Arts d'Alger.



A partir de 1909, le jeune Frailong expose au Salon des Artistes français à Paris, mais bientôt il décide de préparer le concours du professorat, et en 1913, il est nommé professeur de dessin à Alger, au lycée Bugeaud, le " Grand Lycée ".

Lorsqu'il arrive à Alger, il est séduit par l'orientalisme qui bat son plein, avec des leaders dont les noms résonnent encore très fort aujourd'hui, tels Georges-Antoine Rochegrosse ou Etienne Dinet, ou encore Eugène Deshayes, ce dernier à la fois paysagiste et peintre de la vie du Sud algérien. Frailong lui-même reste un néo-impressionniste attaché au savoir-faire classique, paysagiste avant tout.

Il se lie d'amitié avec Henry Chevalier (1886-1946), " un artiste fin et érudit qui enseignait comme lui au lycée d'Alger ". En dehors d'être nés la même année et d'être tous deux professeurs, les deux hommes ont en commun une sensibilité qui les conduit à peindre tout en nuances, dans la tradition d'un art mesuré et raffiné. L'écrivain Victor Barrucand a mis en relief les correspondances de leur style dans son étude de 1930, L'Algérie et les peintres orientalistes: " Henry Chevalier est [...] avec Frailong, le peintre des fraîcheurs de faïence, des visages penchés, des perspectives délicates, du dessin précis noyé dans l'atmosphère ".

La nature artiste de Frailong se développe également dans un amour de la musique qui l'amène très jeune à la musique de chambre et au quatuor à
cordes. Dans le privé, il participe à des réunions musicales, avec des professionnels comme avec des amateurs.
Cependant, cet homme discret et scrupuleux juge qu'en tant que professeur, il ne doit pas participer " aux grandes compétitions de la peinture à Alger ", et expose très peu ses oeuvres personnelles. Ceci explique qu'il n'ait pas reçu de commandes publiques.

A partir de février 1924, il est membre de la Société des Artistes algériens et orientalistes, et participe régulièrement à ses Salons. Il prend part aux Salons de l'Union artistique de l'Afrique du Nord en 1931 et 1932, présente ses travaux dans les salles du garage Hotchkiss rue Michelet en 1942, mais ce n'est qu'en 1948, année de sa retraite, qu'il multiplie les prestations particulières. Il peut alors " se livrer entièrement à son art et montrer plus régulièrement sa production ".

" Vallon à la Bouzaréah"

Début 1949, Pierre Frailong organise salle Pierre Bordes à Alger une vaste rétrospective de son oeuvre peinte, dessinée et gravée, s'échelonnant sur plus de dix ans d'activité. " Ses couleurs vibrent avec encore plus d'intensité dans ses dernières toiles de Paris, du Sahel algérien, c'est bien la preuve que l'enthousiasme, chez lui, est resté intact ", écrit Louis-Eugène Angéli, qui reproduit dans la revue Algéria "( Algéria, mai 1949.) un paysage du Sahel, " La ferme ".

Après avoir résidé à Saint-Eugène, rue de l'Ouest, et peint les collines de la Bouzaréah, il s'était fait construire vers 1928 une belle villa avec atelier rue Jules-Ferry à El-Biar, la commune des hauteurs d'Alger dont il se plut dès lors à représenter les aspects charmeurs. Depuis la falaise du Balcon Saint-Raphaël, au travers d'une végétation profuse, il s'enchantait à composer des vues délicatement colorées sur la baie.

Frailong a toujours pratiqué la peinture à l'huile, sur toile ou sur carton, de préférence à la peinture à l'eau plus rapide, et s'est attaché aussi bien à la nature morte qu'au paysage pris sur le vif. Cependant, dans les années 1946-1947, après avoir admiré les gravures de Dunoyer de Segonzac, il entreprend de réaliser de nombreuses eaux-fortes. Le musée d'Alger lui achète en 1952 une suite de dix eaux-fortes sur cuivre tirées sur vélin d'Arches, représentant des paysages d'Alger et de son Sahel. Elles font toujours partie des collections actuelles.

L'artiste, curieux d'élargir son horizon, s'est livré à quelques incursions dans le Sud algérien, et certaines collections privées conservent des oeuvres de lui à Biskra et à Tolga, à Ghardaïa ou à Bou-Saâda. Cependant, aux dires de ses contemporains, ces parages n'étaient pas faits pour lui, il préférait nettement la douceur bucolique des environs d'Alger, les beautés de la côte autour de Tipasa, et de temps à autre les ports de France ou des Baléares.


" Du balcon de la Falaise(balcon Saint-Raphël, El-Biar, 1936"
" Du balcon de la Falaise(balcon Saint-Raphël, El-Biar, 1936"

Pour se placer dans le courant artistique local, il a tout de même composé quelques séduisantes scènes orientalistes avec personnages, ainsi des évocations de femmes mauresques au cimetière ou dans le patio d'une belle villa algéroise, ou encore, d'hommes arabes dans le café maure.

Les participations de Frailong aux Salons de la Société des Artistes algériens et orientalistes, consignées dans les catalogues, nous donnent une idée de ses thèmes privilégiés.

En 1930, il montre plusieurs paysages de France, mais aussi " La neige au col de Sakamody ". En 1932, " Paysage de Collioure " et " Paysage à la Bouzaréah ". En 1934, alors qu'il est devenu administrateur de la Société, il expose des paysages de l'Aveyron et du Lot. En 1938, c'est encore la France avec des vues de Saint-Tropez, mais en 1939, l'Algérie est représentée avec " La Casbah d'Alger ", ainsi que " La maison du Caïd Ahmed ", " El-Biar ", et deux natures mortes.

En 1956, il est vice-président de la Société des Artistes algériens avec Andrée du Pac, elle aussi professeur de dessin appréciée à Alger, et il expose des vues de Palma qui motivent une mention élogieuse du critique d'Algéria pour ses " impressions vives et heureuses des Baléares ". En 1957, il donne " De ma terrasse à El-Biar " et " Coquillages ".

Algéria, la revue de l'OFALAC ( OFALAC : Office algérien d'action économique et touristique) . consacre quatre pages à l'oeuvre de Pierre Frailong en octobre 1958, par la plume de Louis-Eugène Angéli. La reproduction de sept de ses tableaux rend compte de sa veine poétique, en particulier " La lecture sous les oliviers ", " Pont sur l'oued Kerma ", " Paysage d'Algérie ", " Nature morte à l'ananas ". La palette du peintre y associe avec le plus grand bonheur les tons frais, roses, bleus et verts, et les met en valeur par les blancs éclatants propres aux constructions de l'Algérois. Ces oeuvres disent avec simplicité l'harmonie et le bonheur de vivre sous un ciel serein.

Frailong fut l'un des artistes de l'Algérie sélectionné pour les expositions artistiques de l'Afrique française organisées par le gouvernement : Alger en 1934, Pavillon de Marsan à Paris en 1935, Musée des Beaux-Arts d'Oran en 1949, Tunis en 1951, Monte-Carlo en 1951, Bordeaux en 1956. La Ville de Paris fit l'acquisition d'une " Route de Crescia " à l'occasion d'une exposition organisée par la ville d'Alger en 1957 ( Selon Algéria, octobre 1958, p. 59.
).

Le musée national des Beaux-Arts d'Alger a régulièrement acquis quelques-uns de ses tableaux pour enrichir ses collections : " La maison du Caïd Ahmed à El-Biar " en 1937 - Un " Port de Collioure " qui figurait au catalogue du musée en 1939, fut mis en dépôt au rectorat de l'Université d'Alger - " Nature morte au beefsteack " en 1942- Un paysage du Sahel représentant " le Coteau Mouhoub " (propriété d'une grande famille algéroise abritant une importante villa mauresque) avait été acheté en 1945, mais, mis en dépôt chez un particulier, il a disparu à l'indépendance " Place d'El-Biar ", une huile provenant de la collection privée du miniaturiste Mohammed Racim, fut léguée par celui-ci à sa mort en 1975, et cédée à l'Etat algérien en 1982 - " Pont à Paris " en 1951 - " Les gorges de Keneba " et " Le port de Bougie " en 1953 - " Vieille rue à Millau " en 1958 - " Un hiver dans le Sahel " en 1960 - " Plage de la Madrague " en 1963.

Pierre Frailong est décédé brutalement à El-Biar, d'une crise cardiaque, le 6 mai 1961. Selon le fils de son collègue professeur et ami proche, le peintre Marius Cariage, il était très vivement ému par les événements de l'époque. Son épouse, pourtant gravement diabétique, lui survécut et fut " embarquée " d'office pour la France, avec une seule valise, lors de l'exode de 1962. Elle ne put malheureusement sauver un seul tableau du désastre. Leur fils chirurgien, Jacques, menacé de mort, dut également partir en catastrophe, avec pour tout bagage sa trousse médicale. Aussi, l'oeuvre de ce très bon peintre n'est-elle pas très abondante ni très connue, et les tableaux que l'on peut découvrir ici ou là n'en ont-ils que plus de valeur à nos yeux.