De Sétif à
Rome, un peintre algérien
comblé d'honneurs Émile Aubry (1880-1964)
par Marion Vidal-Bué
De tous les très bons artistes nés
en Algérie à la fin du XIXè siècle, Emile
Aubry fut celui qui mena la carrière nationale la plus en vue,
après avoir remporté un Grand Prix de Rome. Ses aînés
parmi les peintres, Eugène Deshayes (Alger 1862), Paul Jobert (Tlemcen
1863), Alfred Dabat (Blida 1869), ou bien ses contemporains Armand Assus
(Alger 1879), Augustin Ferrando (Miliana 1880), connurent eux aussi les
succès parisiens, mais il fallut attendre 1936, et le sculpteur
André Greck (Alger 1912), pour voir à nouveau ce Grand Prix
de Rome tant convoité couronner un Algérien.
Le père du peintre, Charles-Albert Aubry, était une
personnalité remarquable. Originaire de Franche-Comté, envoyé
à Sétif dès sa sortie du Val- de-Grâce en tant
que lieutenant au service de santé, il s'attache au pays et à
ses habitants et s'y installe comme médecin praticien au sortir
de son temps militaire. Ayant épousé une jeune femme de
Sétif, dont la famille était propriétaire d'une fabrique
d'horloges dans le Doubs, il met toutes ses compétences au service
de la population locale, tant pour soigner les indigènes que pour
administrer sa ville d'adoption, dont il devient le maire. Elu sénateur,
il méritera le grade de commandeur de la Légion d'honneur.
Porté par son idéal, il destine ses deux fils, Emile le
premier-né et Georges le second, au métier de médecin
et les envoie faire leurs humanités à Paris, au lycée
Janson-de-Sailly. Aussi, lorsqu'à la fin de ses classes, Emile,
qui n'a pas cessé d'envoyer des lettres illustrées à
ses parents et a obtenu un premier prix au Concours général
de dessin, annonce qu'il veut faire 1'Ecole des Beaux-Arts, ce père
rigoureux décide-t-il de lui couper les vivres.
Le jeune homme ne se décourage pas et mène à bien
d'excellentes études artistiques, dans les ateliers renommés
de Jean-Léon Gérôme et de Gabriel Ferrier. Il adhère
pleinement aux préceptes académiques de l'Ecole, se passionne
pour la mythologie gréco-latine et les sujets bibliques, et après
un premier second Grand Prix en 1905 pour un " Silène enchaîné
ou Silène surpris par les bergers et les nymphes " (Oeuvre
qui fut offerte à la mairie de Sétif.), conquiert
le Grand Prix de Rome avec son tableau " L'Inspiration ", ou
" Virgile composant Les Géorgiques contemple une scène
de la vie rustique ". La critique salue ses qualités de dessinateur
et de coloriste, sa carrière est lancée et plus important
encore, ce succès confirme aux yeux de sa famille la justesse de
son choix.
En même temps qu'il développe ses talents de peintre néo-classique,
Emile Aubry garde sans cesse présent à l'esprit l'amour
de sa terre natale, et compose scènes et paysages qui le ramènent
à ses souvenirs d'enfance dans le Constantinois. Après avoir
présenté des " Femmes kabyles à la fontaine
" et des " Juives de Constantine " au Salon des Artistes
français de 1904, il expose en 1907 ses " Femmes de Constantine
à la promenade ", oeuvre dans laquelle musulmanes et juives
caractérisées par leurs costumes s'entretiennent en présence
d'hommes en burnous, ces personnages hiératiques se profilant devant
les toits de la ville esquissés dans le fond du tableau. Conquis
par cette toile, le marchand et orientaliste Antoine Druet la retient
pour la présenter à son tour dans les salons du journal
" La Française " (D'après
la Revue Nord-africaine Illustrée, 9 mars 1907, p. 665.).
La même inspiration se retrouve dans " Le retour de la promenade
", qui représentait selon L'Afrique du Nord Illustrée
" la cour intérieure d'une maison juive de Constantine, avec
des femmes israélites et des enfants dans des costumes et des attitudes
d'un réalisme et d'un pittoresque saisissants ".
Pour ne pas être la dernière à reconnaître l'enfant
du pays, la Ville de Constantine fait l'acquisition en 1907 d'un grand
tableau décoratif, " Femmes arabes dans la campagne ",
qui est mis en place dans la salle des fêtes de la mairie, attirant
beaucoup de visiteurs. " Le jeune et talentueux Emile
Aubry s'est surpassé ", peut-on lire dans la presse (
Revue Nord-africaine Illustrée, op. cit.).
Une autre grande composition, " Aux temps héroïques ",
vient orner le foyer du théâtre municipal d'Alger. Le sujet,
rappel du combat des Centaures et des Lapithes, en est résolument
mythologique, il donne l'occasion au peintre de faire preuve de son habileté
à exécuter de parfaites académies masculines. Cependant,
il a placé ses personnages dans le décor idéalisé
des Hauts Plateaux, où les courbes douces et les tons dorés
émaillés de vert des amples montagnes environnantes s'accordent
magnifiquement à la noblesse des personnages mythiques.
Durant son séjour à la villa Médicis à Rome,
Aubry peut bénéficier des conseils du brillant portraitiste
Carolus Duran, directeur de l'Académie de France depuis 1905: il
ne manquera pas de s'en souvenir dans les années ultérieures.
Mais c'est avec son dernier paysage exécuté en Italie, "Après-
midi, sur les terrasses de la Villa d'Este", qu'il obtient une médaille
d'argent au Salon des Artistes français de 1910.
Lorsque survient la guerre, Aubry est mobilisé comme simple soldat.
Il prend part à la bataille de la Marne, reçoit la Croix
de guerre avec palme, mais doit être évacué pour blessure.
Après être retourné sur le front en Champagne, il
est finalement désigné pour servir dans la section de camouflage,
comme pas mal d'autres artistes.
A Epernay, où il retrouve un parent et ami de Constantine, il rencontre
la jeune fille qu'il épouse après l'Armistice. Longtemps
marqué par ce qu'il a vécu, il compose des années
plus tard, en 1934, une ample toile en " Hommage aux Morts de la
Guerre ", qui reçoit la médaille d'honneur du Salon
avant d'être placée dans la salle du Souvenir de la mairie
du Ve arrondissement de Paris.
Après les années d'épreuves, Aubry ressent le besoin
de se ressourcer en Algérie, il y fait de longs séjours
en famille dans sa ville natale, se met au repos et s'abandonne à
la contemplation des paysages immenses et de la vie pastorale, sans autre
but que de retrouver le bonheur de vivre dans un monde paisible. Nombre
d'études dans les montagnes de Petite Kabylie, à l'aquarelle
ou à l'huile, datent de ces années du retour. Il utilisera
ces visions bucoliques pour les séries de toiles plus académiques
qu'il composera dans les années 1930.
Il réside aussi fréquemment à Alger, prend part aux
expositions des artistes algériens et orientalistes, et apprécie
particulièrement les promenades dans la campagne d'El-Biar,
où son père a acquis une belle villa mauresque. Les notes
qu'il jette sur son carnet de croquis, villas blanches au milieu des pins
et des cyprès, fleurs, arbres, lui serviront elles aussi de documents
pour des tableaux ultérieurs plus importants. Ainsi retrouve-t-on
dans une oeuvre hautement stylisée comme sa " Bethsabée
", les deux adorables gazelles et la végétation luxuriante
du jardin familial.
Sans doute est-ce à cette époque qu'il flâne sur le
port d'Alger, dans la ville basse et à Bab-el-Oued
et qu'il s'imprègne de la faconde méditerranéenne
régnant dans les vieux quartiers. Lorsqu'il est pressenti pour
illustrer la seconde édition du fameux livre de Louis Bertrand,
Pépète et Balthazar (Louis
Bertrand, Pépète et Balthazar, Moeurs algériennes,
" Avec les aquarelles et dessins d'Emile Aubry ", Librairie
Plon, 1925.), il n'a aucun mal à se mettre dans l'ambiance
et à trouver le ton juste. Mais si ses aquarelles sont le fruit
de l'observation et du vécu, elles le sont aussi du travail, comme
en témoignent les innombrables croquis destinés à
camper les personnages.
Des nécessités matérielles le poussent à retourner
à Paris, où depuis son atelier de la rue d'Assas, il donne
une nouvelle dimension à sa carrière de portraitiste mondain.
Dès le Salon de 1920, il reçoit à nouveau la médaille
d'argent, pour un portrait cette fois-ci, " La Dame en noir "
(Mme Lépine). Très saisissant en effet, il met en scène
une femme dont le visage et la main gauche, très clairs tous les
deux illuminent le tableau d'où tout décor est éliminé.
Son regard aigu est dirigé droit sur le spectateur, elle est coiffée
d'une sorte de tricorne que l'on voit chez beaucoup d'élégantes
de l'époque et sa longue jupe découvre des chaussures vernies
à hauts talons. Avec un métier remarquable, par le seul
jeu des variations des tonalités de noir, Aubry fait percevoir
les différentes textures de chaque pièce de vêtement.
A partir de ce moment, les grands portraits se multiplient, on les trouve
reproduits et commentés dans les revues, en particulier dans L'Illustration,
qui fait chaque année le compte-rendu des oeuvres les plus marquantes
du Salon des Artistes français.
En 1922, une malicieuse " Dame à la cape " part
pour le continent américain, elle appartient aux collections du
Musée de Québec. La même année, l'Académie
des Beaux-Arts lui décerne le prix Gabriel Ferrier pour son tableau
" Vacances en Esterel ": il représente une jeune
beauté vêtue d'une robe fleurie et chaussée d'espadrilles
à lacets qui, dressée sur le bord d'une falaise, tend son
visage rayonnant de joie vers le soleil et l'air marin.
En 1923, c'est une fantaisie, " Dans le costume de Musette
", qui fait la couverture de L'Illustration. Le modèle qui
avait posé initialement ne s'étant pas trouvé flatté,
l'artiste avait tout simplement remplacé son visage par celui de
son épouse, dont la beauté brune ressortait de manière
piquante sur les volants de dentelle blanche de la robe à crinoline.
Dans le costume de Musette...
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" La Calanque d'Emeraude ",
présentée en 1925, est un autre de ses grands succès:
la nature méditerranéenne éclatante met en valeur
la silhouette d'une radieuse jeune femme en robe claire et espadrilles,
un foulard rayé noué sur les cheveux, une ombrelle à
la main.
Une nouvelle occasion de briller est offerte à Aubry lors de l'exposition
des Arts décoratifs de 1925, il y dispose trois importants panneaux
dans le Pavillon des Colonies. Honneur non négligeable, il reçoit
la croix de la Légion d'honneur.
" Les Roches Rouges " du Salon de 1926, inspirées
à nouveau par le décor somptueux du littoral de l'Esterel,
lui permettent de confirmer ses qualités de coloriste. Le prix
Henner vient couronner le tableau durant le Salon. Ce sont les années
fastueuses durant lesquelles le couple Aubry découvre les vacances
d'été sur la Côte d'Azur, en Corse ou en Italie, est
invité sur des yachts français ou étrangers, se grise
de vie mondaine sur ces rives méditerranéennes.
" Labour sur les Hauts
Plateaux ", in L'Algérie des peintres, de Marion Vidal-Bué.
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Le rayonnement de la France est tel, à
cette époque, explique la nièce du peintre dans son ouvrage
biographique (Suzanne Aubry-Casanova,
Emile Aubry " Regards de peintre ", Nice, 1997, p. 58.),
que la notoriété du peintre dépasse bientôt
les frontières. Il devient de bon ton, par delà l'Atlantique
ou la Méditerranée, de faire faire, à Paris, son
portrait par Emile Aubry. De riches Américaines, Chiliennes, Argentines,
Canadiennes, Egyptiennes, arrivent ainsi dans son atelier, comblées
par un mari avec lequel on est allé choisir, chez le couturier
en vogue ou chez le fourreur en renom, la robe, l'étole ou la cape
qui seront portées pour les séances de pose, y ajoutant
souvent le prestigieux bijou qui authentifiera, au retour, tout autant
que la signature du maître, le passage dans la capitale française
".
" M. Aubry est avant tout et surtout un portraitiste ", affirme
de son côté Gustave Mercier, dans l'article de cinq pages
complètes qu'il consacre à l'artiste sous le titre "
Lin grand peintre algérien ", dans le numéro de Noël
de L'Afrique du Nord Illustrée (
L'Afrique du Nord Illustrée, numéro spécial Algérie,
Noël 1926.). Il choisit de l'enrichir de dix portraits,
féminins principalement. Ces femmes du monde françaises
ou étrangères, distinguées et sûres d'elles-mêmes,
portent des robes du soir en satin ou en lamé, de longues capes
bordées d'hermine ou de vison noir, des sautoirs de perles, des
coiffures en bandeaux ou à la garçonne. Elles nous offrent
une véritable revue de mode de l'époque où Paul Poiret
amenait le Tout-Paris à un point de sophistication extrême.
On découvre ainsi le portrait en pied de la jeune et gracile Mile
Agnès Jobert, fille du peintre algérien Paul Jobert. Désinvolte,
les mains posées sur la taille basse de sa robe de satin blanc,
elle affirme sa personnalité non sans une pointe de moquerie juvénile.
Pour son épouse, Jeanne, dont il fait le portrait en buste, le
peintre a choisi de détacher son profil énergique sur le
fond d'un chapeau sombre, et de concentrer toute la lumière sur
sa carnation très claire, que le grand col de fourrure noire d'un
ample manteau magnifie encore.
Comme on l'aura compris, Emile Aubry cherchait dans chacun de ses portraits
à suggérer le caractère profond de son modèle,
par une attitude, une expression, qu'il avait patiemment amenée
au jour en créant un climat de confiance et de complicité.
Mme Aubry-Casanova se souvenait que son oncle aimait les échanges
de conversation avant les séances de pose, qu'il s'en servait pour
créer l'état d'esprit propre à livrer la vérité
psychologique de son interlocutrice. Il intervenait pour la tenue, la
coiffure, de manière à ménager l'accord total de
tous les éléments. Ainsi pouvait-il rendre hommage à
la grâce féminine tout en respectant la vérité
de la personnalité. Prix, récompenses, honneurs, se multiplient
tout au long d'une carrière qui culmine avec la réception
de l'artiste à l'Académie des Beaux-Arts en 1935: il est
désormais membre de l'Institut. Il a été nommé
membre du jury de l'Ecole nationale des Beaux-Arts en 1921, a participé
à l'Exposition coloniale de 1931 avec un diorama traitant une "
Pastorale ", ainsi qu'aux expositions de l'Art français à
Londres, au Canada, au Japon, en Italie, etc. Il est également
présent à l'Exposition internationale de 1937.
Emile Aubry peint, dans son atelier parisien, des sujets mythologiques
ou bibliques, des allégories, des pastorales, dans un style néo-classique
dont l'élégance rappelle celle des peintres de l'Ecole de
Bordeaux (David Darmon, in catalogue
de l'exposition " Visages de l'Algérie heureuse ", Cercle
algérianiste de Versailles, 1992.). Des oeuvres religieuses
aussi, comme la toile du Salon de 1934, " Les Soldats jouant aux
dés la robe du Christ, au pied de la Croix ". Mais toujours,
il revient à l'Algérie. Ses séjours réguliers
y sont partagés entre Aïn Meddah sur les Hauts-Plateaux et
Alger, où l'accueille la villa familiale, baptisée "
La Soubella " en souvenir de l'oued proche de Sétif.
A partir d'octobre 1938, il entreprend la décoration murale du
théâtre municipal d'Alger, qui ne couvrira pas
moins de 25 m de long, sur une hauteur inégale déterminée
par les contraintes architecturales. Le thème en est naturellement
le théâtre lyrique, synthèse des passions humaines,
et ses héros. Les personnages se présentent en groupes statuaires,
formant une longue guirlande décorative. Un an plus tard, en octobre
1939, l'immense composition est achevée, elle fait l'admiration
de tous.
La Seconde Guerre mondiale a éclaté, Aubry a pu prendre
l'un des derniers bateaux pour Alger avec son épouse, et désormais,
il ne quitte guère le pays. Des camarades d'enfance l'entourent
dans la quiétude d'Aïn Meddah où il se plaît
à peindre les femmes berbères et les paysages, tandis qu'à
Alger, intellectuels et artistes, parmi lesquels André Greck ou
Jean-Désiré Bascoulès, recherchent sa compagnie pour
discuter des choses de l'art.
Sa vie se termine en France, à Voutenay-sur-Cure, où il
décède après l'indépendance, le 9 janvier
1964.
o
Bibliographie :
- Suzanne Aubry-Casanova, Emile Aubry, Regards de peintre, Nice, 1997.
- Revues L'Illustration, L'Afrique du Nord Illustrée, Revue Nord-africaine
Illustrée.
- Hôtel des Ventes d'Auxerre, étude de Maître Alain
Sineau, 22 février 1998, vente aux enchères publiques de
l'atelier du peintre, 320 oeuvres dont 50 huiles, 120 aquarelles, 120
dessins et études. Orientalisme - Peintures légendaires
- Portraits.
Musées:
- Alger, Musée national des Beaux-Arts: " Femme aux flamants
", " Paysage de Petite Kabylie ".
- Bougie: cinquante oeuvres offertes par l'artiste à la ville avaient
été réunies dans un musée portant son nom.
D'après un contact local, ces toiles auraient été
" récupérées " par une personnalité
de la ville.
- Constantine, musée Cirta : " Le Fellah ", " Juive
de Constantine ".
Parmi ses oeuvres en France: Paris, musée de la ville, " Pastorale
"; Pau, musée des Beaux-Arts, " La voix de Pan ";
Perpignan, décor dans l'hôtel de ville; Troyes, musée
des Beaux-Arts, " Le Soir ".
Expositions :
- Galerie Alain Blondel, Paris, 20 juillet - 20 octobre 1982, exposition-vente
" Emile Aubry ".
- Bordeaux, musée des Beaux-Arts, catalogue de l'exposition "
L'Ecole d'Alger, 1870-1962, Collection du Musée national des beaux-arts
d'Alger ", juin 2003.
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