André Suréda
peintre de l'Afrique du Nord
par Marion Vidal-Bué
ANDRÉ SURÉDA est né
à Versailles le 5 juin 1872 et mort dans cette même ville
le 7 janvier 1930, mais la plus grande partie de sa carrière de
peintre s'est déroulée en Afrique du Nord et tout particulièrement
en Algérie, à Alger, Oran et Tlemcen,
avec de nombreuses incursions dans le Sud-Oranais. Il a également
vécu à différentes reprises au Maroc, à Tanger,
Rabat, Fès, Meknès, et surtout à Marrakech où
il résida plusieurs mois d'affilée et a voyagé plusieurs
fois en Tunisie, avec un séjour prolongé à Djerba
en 1925. Il a enfin visité en 1927, pour un dernier périple,
la Syrie alors sous mandat français, Jérusalem et la Palestine
alors sous mandat britannique.
Il s'est formé à Paris, à l'École nationale
des Beaux-arts et à l'Académie Julian, a fait ses premières
armes de paysagiste en France, en Belgique, en Hollande, en Angleterre
et en Italie comme tout artiste de sa génération, et pourtant
son style personnel ne s'est pleinement affirmé dans toute son
originalité qu'avec son travail passionné en Algérie
où il s'installa pratiquement à demeure entre 1910 et 1920.
Ayant toujours préféré l'observation de la nature
et des individus aux études théoriques, il n'a eu de cesse
durant toutes ces années, de forger sur place une uvre qui
s'est affirmée comme l'une des plus intéressantes que l'on
ait consacrées à la fois aux murs et au paysage algérien.
Dans sa peinture " orientaliste ", il s'est montré un
véritable créateur, en intégrant l'héritage
de Delacroix et les tendances novatrices des nabis, entre autres, pour
arriver à une manière de peindre à la fois très
stylisée et très décorative, qui n'appartient qu'à
lui et rend ses uvres immédiatement reconnaissables par tout
observateur moderne.
" Fillette d'Alger au chat noir ", feuille d'études,
(coll. part.).
|
Magnifique dessinateur et coloriste subtil,
il s'est attaché totalement à la poursuite de ce que l'on
pourrait définir comme un long rêve de beauté orientale,
créant un univers poétique à partir de la réalité
préservée de la vie traditionnelle des communautés
musulmanes ou juives, réinterprétant des thèmes qui
prolongent les légendes des Mille et Une Nuits.
Suréda fut le peintre attachant de la séduction orientale,
des moments de rêverie voluptueuse tels qu'on les prête généralement
à la civilisation musulmane, ceux où l'homme et la femme
sont alanguis dans un jardin où murmurent l'eau d'un bassin ou
quelque oiseau familier. Dans les nombreuses scènes féminines
peintes à Tlemcen, les jeunes Mauresques parées de voiles
irisés et de tiares dorées se détachent entre les
branches de cerisiers en fleurs, parmi les oiseaux. Lorsqu'il peint la
vie de l'oasis, il enfouit ses personnages, toujours des femmes gracieuses
et de beaux cavaliers en burnous, dans la profondeur des palmiers chargés
de dattes dorées. Les esclaves noires éventent leurs maîtresses
sous les arcades blanches ombragées de bananiers, et leur offrent
des plateaux de fruits tentateurs, tandis qu'une musicienne fait résonner
la flûte ou le tambourin.
Mais il fut aussi un observateur pénétrant, le peintre des
mendiants et des aveugles, des ruelles sombres de la Casbah d'Alger où
attendent les prostituées, celui des femmes éplorées
sur la tombe d'un cimetière israélite, des rabbins en prière
dans la synagogue et des étudiants musulmans méditant leur
lecture, comme celui des scènes de fanatisme religieux. Il livrait
alors des expressions dramatisées, des traits de visage accentués,
des poses intenses. Il fut capable de produire des uvres sombres
par le thème lui-même comme par son traitement: des Aïssaouas
en pleine transe, un derviche possédé par le rythme, un
charmeur de serpents décharné, des Juifs exprimant un mysticisme
inquiet dans la sévérité de leur visage et de leur
attitude.
Suréda a certainement hérité de ses aïeux espagnols
cette propension affirmée à percevoir le caractère
tour à tour dramatique ou langoureux propre aux gens du Sud et
de l'Orient, tout comme son attirance pour leur civilisation et leurs
manifestations religieuses. En outre, tous les décors qu'il découvrit
en Afrique du Nord touchèrent d'emblée sa sensibilité,
sans nul doute par atavisme : les patios aux vasques bruissantes, les
plantes envahissantes, les arcades, les arabesques et les stucs, de même
que la musique et les gestes des habitants des contrées ensoleillées.
Son arrière-grand-père majorquin, Don Bartolomé Sureda
y Miserol, fut un peintre ami de Goya, qui fit son portrait et celui de
son épouse, et, très apprécié par le roi Carlos
IV, occupa d'importantes fonctions officielles comme celle de directeur
de la manufacture royale de porcelaine de Buen Retiro à Madrid.
Son grand-père, architecte et intendant de la cour d'Espagne sous
le règne de Ferdinand VII, suivit la reine Marie-Christine dans
son exil en France et devint avec son épouse un proche collaborateur
de Viollet-le-Duc. Enfin, son père lui-même fut architecte
et inspecteur des Monuments historiques. Lorsqu'il mourut, sa veuve, la
mère d'André Suréda, s'installa à Tlemcen
où elle possédait une maison, non loin d'une de ses filles
également établie dans la ville avec sa famille.
Suréda avait fait connaissance avec Alger dès 1896, en allant
assister au mariage de l'une de ses surs avec Eugène Recazin,
d'abord employé au Crédit Foncier Algérie-Tunisie
avant de devenir directeur de la succursale de cette banque à Rouiba
( II sera l'initiateur d'une belle réalisation
immobilière à Baraki, dans la Mitidja, connue sous le nom
de Cité Recazin.), Le peintre y revint souvent, avant
d'ouvrir son principal atelier à Alger en 1910, au 12 rue Berthelot,
d'où il dominait les jardins du boulevard
I,aferrière ( Surplombant
l'endroit où serait érigé en 1928 le célèbre
Monument aux Morts de Paul Landowski.). Il devint rapidement
un acteur très en vue de la vie artistique algéroise, remarqué
à chaque Salon des Artistes algériens et orientalistes pour
l'originalité et la force de ses créations. Il adhéra
aussi au Syndicat des Artistes professionnels algériens présidé
par Maxime Noiré, exposa avec éclat au Salon d'automne d'Alger,
tout en continuant à montrer ses oeuvres à Paris dans les
grands Salons où la critique se montrait également impressionnée
par son ardeur au travail et son talent.
En 1911, l'année suivant cette installation à Alger, il
put exposer une exceptionnelle série de lithographies consacrées
à la vie nocturne de la
Casbah d'Alger, " La Casbah mystérieuse ",
qui révélaient des aspects inquiétants de ruelles
obscures hantées de chats sauvages et de fantômes blancs.
De grandes compositions à l'huile mettant en scène des femmes
mauresques dans des décors typiques de maisons algéroises,
de terrasses, de jardins ou de cimetières, marquèrent, également
son enthousiasme pour un orientalisme revisité, et l'État
acheta plusieurs de ses uvres.
Mobilisé à Oran lorsque la guerre survint, il dut être
hospitalisé et réformé en raison d'importants troubles
de santé d'origine rénale, et s'installa alors à
Tlemcen auprès de sa mère. C'est de là que datent
quantité de dessins et de peintures mêlant étroitement
les paysages de la région et les figures des musulmans et des juifs,
à l'étude desquels il se consacra avec ardeur. Durant plusieurs
années, il s'attacha presque exclusivement à ne voir, à
ne rechercher que les visages et les attitudes caractéristiques.
Des centaines d'études au crayon, à l'aquarelle, au pastel
ou à la gouache s'accumulaient dans son atelier, témoignant
de sa conscience d'artiste comme de sa curiosité humaine. Elles
lui servaient à composer ses grands tableaux pour les Salons de
peinture d'Alger ou de Paris, et c'est une part de son uvre qui
est toujours très appréciée des amateurs pour son
authenticité et sa spontanéité.
Souvent, des références aux architectures de la ville ancienne
de Tlemcen s'insèrent dans ses grandes gouaches : on y découvre
par exemple les murailles de Mansoura, les arcades d'un tombeau du Bois
sacré, les maisons blanches étalées sur les collines,
les terrasses et les minarets dans le lointain. Les musulmanes vont puiser
de l'eau à la fontaine ou brûler des cierges devant le tombeau
du marabout; elles portent des corbeilles d'oranges et de grenades, elles
sont toujours parées, toujours énigmatiques, et souvent,
derrière elles, passe un homme en burnous sur son âne, image
immémoriale de la vie traditionnelle.
" Tout est véridique, même sous les apparences de la
plus libre fantaisie ". " Il semble qu'il nous dise des contes
et des histoires merveilleuses et pourtant tout est vrai, vu et rigoureusement
exact, des éléments dont il tisse ce merveilleux ",
écrivait J. Girod dans L'Afrique du Nord illustrée ( Girton
(I.), André Suréda, in L'Afrique du Nord illustrée,
Noël 1927.).
Il restitua dans un style très différent la vie de la communauté
juive, tellement importante à l'époque à Tlemcen.
Quoique catholique lui- même, il voulut observer et comprendre les
manifestations essentielles de leur religion et de ses rites, et fut l'un
des seuls, sinon le seul parmi les peintres de l'Algérie à
peindre à l'intérieur des synagogues et dans les cimetières
israélites. Il y mit en exergue par la stylisation de sa peinture,
le côté dramatique, une certaine tension des individus, même
dans les moments les plus ordinaires de la vie. Cet intérêt
pour la vie judaïque se poursuivit d'ailleurs au Maroc, où
il peignit en 1919 l'un de ses tableaux les plus frappants, " Les
funérailles d'un rabbin au Maroc " ( uvre
conservée dans le Dépôt de la Ville de Paris à
Ivry-sur-Seine, reproduite p. 164-165 de la monographie consacrée
à André Suréda par M. Vidal-Bué.).
À Oran, le peintre trouva un ami et un soutien précieux
en la personne de M. Louis Blanchet, propriétaire d'un important
magasin de fournitures pour artistes et pour la décoration intérieure,
situé 8 rue de l'Hôtel-de-Ville. M. Blanchet ne cessa jamais,
durant les années qu'il passa en Algérie, d'encourager son
peintre préféré, de lui faire des commandes personnelles,
de l'aider à vendre ses uvres, de lui procurer des introductions
dans la ville pour trouver des modèles, de lui signaler les événements
susceptibles de l'intéresser dans les milieux officiels. Certain
que la postérité retiendrait le nom de Suréda, il
garda soigneusement les lettres que l'artiste lui adressait depuis Tlemcen,
ou bien au cours de ses voyages dans le Sud-Oranais et au Maroc tout proche.
Ses descendants les conservèrent à leur tour, avec les nombreuses
uvres acquises par cet amateur clairvoyant, paysages d'Oranie ou
portraits, tous frappants de vérité.
André Suréda fut en outre un graveur et un illustrateur
de grand talent, qui commença dès 1900 avec un roman d'Albert
Fermé, Le Touareg, et les récits algériens de Guy
de Maupassant, Au Soleil. Lorsque les écrivains Jean et Jérôme
Tharaud lui demandèrent en 1921 de créer les illustrations
d'une édition de bibliophilie de leur livre Marrakech ou les seigneurs
de l'Atlas, le peintre partit avec joie pour plusieurs mois à Marrakech
où le maréchal Lyautey l'accueillit dans la Résidence
de France, le somptueux palais de la Bahia. Il devait illustrer deux autres
beaux livres écrits par les frères Tharaud, La Fête
arabe qui conte l'histoire d'une oasis progressivement dénaturée
par l'occidentalisation désordonnée, et L'An prochain à
Jérusalem, qui s'attache à l'épopée du sionisme.
Cette dernière commande lui donna l'occasion de découvrir
la Palestine, en même temps que la Syrie où il cherchait
l'inspiration pour les illustrations du roman moyenâgeux de Maurice
Barrès, Un jardin sur l'Oronte.
Avec le livre publié en 1929 par Louis Bertrand, Nuits d'Alger,
s'acheva sa dernière contribution à la littérature.
" Juives au cimetière ", Musée Rolin, Autun.
|
Chacun des trois pays de l'Afrique du Nord
lui a apporté une révélation particulière,
des sensations et des images renouvelées qu'il a traduites de façon
bien différenciée, opérant à chaque fois une
nouvelle manière dans son style. En Algérie, ce fut la curiosité
toujours en alerte devant le spectacle de la vie locale, une sorte de
boulimie de personnages aussitôt dessinés qu'observés,
mais aussi l'intimité avec la nature, enfin, la découverte
du Sud et ses éblouissements. Au Maroc, il épura son art
pour mieux restituer la noblesse d'une civilisation ancienne et pleine
de beauté, sa peinture se simplifia, son coloris gagna en intensité,
il se plut à peindre les seigneurs mais aussi les artisans et les
splendides paysages de montagne. En Tunisie, devant la luxuriance et la
paix de l'île de Djerba, il poussa à l'extrême sa stylisation
de la nature, décidant en pleine maturité de faire de la
flore et de la faune ses sujets de prédilection, fusionnant étroitement
figures et décors.
Ses dernières émotions de découvertes eurent lieu
au Proche- Orient; toutefois ses ennuis de santé s'y accentuèrent,
et la maladie l'emporta à l'âge de 58 ans.
André Suréda avait épousé en 1922 une artiste
versaillaise, portraitiste distinguée. Le couple n'eut pas d'enfant.
Sa veuve, Alice Suréda, fit de son vivant, en 1948, un don de plus
de vingt tableaux au musée Demaeght, dans cette ville d'Oran que
son mari avait tant aimée. Les uvres y sont toujours conservées
dans l'actuel musée Zabana, mais hélas, bien peu accessibles.
Avant sa mort, Alice Suréda avait désigné comme exécuteur
testamentaire le sculpteur animalier d'origine oranaise Georges Hilbert
(Georges Hilbert (Oran 1900 - Sèvres
1982) était le fils du médecin-vétérinaire
en chef du département d'Oran, installé à Ain-Témouchent.
Il s'intéressa dès son plus jeune âge aux animaux,
et après ses débuts aux Beaux-Arts d'Oran, continua sa formation
aux Arts décoratifs et aux Beaux-Arts de Paris, où il s'installa
comme sculpteur. Il réalisa notamment cinq bas-reliefs pour la
fauverie du Jardin des Plantes. Lauréat en 1928 de la Fondation
Blumenthal, créée par une mécène américaine
en faveur de l'art français, il en devint le secrétaire-général
et géra à ce titre le legs d'Alice Suréda, la veuve
du peintre.), qui compta parmi
les amis versaillais du couple.
En tant que secrétaire général de la Fondation Florence
Blumenthal pour l'art français, Hilbert se chargea de répartir
le fonds d'atelier Suréda dans les institutions de sa ville natale
de Versailles. Le Musée Lambinet et la bibliothèque municipale
de Versailles reçurent donc un nombre important de peintures, de
dessins, de gravures et de livres de bibliophilie illustrés par
l'artiste. D'autre part, grâce aux liens de Georges Hilbert avec
le conservateur du Musée Rolin, qui n'était autre que l'ancien
conservateur du Musée Demaeght d'Oran, M. Gustave Vuillemot, la
ville d'Autun hérita à son tour d'un passionnant fonds de
peintures.
Suréda fut reconnu de son temps comme un grand artiste, et l'un
des meilleurs orientalistes modernes, par les plus renommés des
critiques d'art qui louaient régulièrement ses capacités
créatrices et sa fantaisie poétique. Toutefois, trop modeste
et plus intéressé par la réalisation de son art que
par son exploitation matérielle, il ne se soucia guère d'accroître
sa renommée auprès du grand public par des succès
mondains. Il mérite amplement d'être redécouvert aujourd'hui,
et mis à sa juste place parmi les artistes de l'Algérie.
" Mauresques sur la terrasse, Alger ", 1911 (coll. part.)
|
o
.
Les tableaux illustrant le présent article sont extraits du livre
de Marion Vidal-Sué: André Suréda, peintre orientaliste,
Algérie, Maroc, Tunisie, Syrie, Palestine, aux éditions
de l'Amateur.
|