Biskra, station
touristique et artistique internationale au xxe siècle
Marion Vidal-Bué
UNE PLAQUETTE éditée par la ville, la
commune mixte et le syndicat d'initiative de Biskra dans les années
1950 et illustrée d'aquarelles du peintre Christian de Gastyne,
évoque les visiteurs célèbres du jardin Landon,
( La villa de Bénévent
ou jardin Landon, un magnifique enclos d'une dizaine d'hectares créé
par le comte Landon de Longeville, planté d'essences très
diverses, appartint ensuite à la comtesse de Ganay, précise
le Guide Bleu Hachette Algérie-Tunisie de 1938.) "
aimablement mystérieux, créé pour le plaisir d'un
esthète, le comte Landon... serre géante qui réunit
les plantes et les arbres aux origines les plus diverses et lointaines
", " lieu de volupté et d'oubli " pour
l'écrivain Louis Bertrand. " Dans
Biskra et le chapelet d'oasis des Ziban connurent,
à la fin du xxe siècle et jusque dans les années
précédant la Grande Guerre, , une vogue touristique
internationale
telle qu'on ne peut s'en faire une idée qu'en évoquant
celle de Marrakech de nos jours. De toute l'Europe et même
d'Amérique y accouraient pour des séjours souvent
prolongés les intellectuels et les artistes, comme les aristocrates
et les personnalités mondaines ou politiques les plus en
vue, tous préfigurateurs de la " Jet Set " "
du XXè siècle. " Pays aux incomparables richesses,
aux possibilités sans cesse élargies, Biskra captait
jadis tous les vagabonds du luxe voyageur ". |
ce jardin pour contes bleus, par une
nuit transfusée de lune, nous nous plaisons à imaginer
une grande silhouette s'avançant parmi les cyprès en quenouille
et les oliviers d'argent : André Gide, promenant les jeunes réflexions
qui devaient tant contribuer à sa gloire naissante et rendre
son ombre plus grande encore ". C'est à Biskra et singulièrement
dans le jardin Landon que Gide trouva des nourritures à sa sensibilité,
" des fruits de saveur sauvage et subite ". En effet, l'écrivain
dont le premier des nombreux séjours datait de 1893 (il s'y était
guéri d'une maladie pulmonaire), y conçut Les nourritures
terrestres et Amyntas. Il y amena Francis Jammes, à
l'hôtel du Sahara, en face des jardins où les bougainvilliers
sont si chatoyants, disait ce dernier " qu'on en attrape un
rhume de couleurs ".
Oscar Wilde y abrita également ses évasions, Anatole France
aimait à s'y asseoir pour méditer ses oeuvres, les frères
Tharaud y élaborèrent La fête arabe. Un écrivain
anglais, Robert Hitchens, connut paraît-il " un prodigieux
succès " en 1890 avec le livre inspiré par l'oasis,
Garden of Allah.
Magali Boisnard, " gloire littéraire du Sud ",
possédait une maison entourée d'un vaste parc au-dessus
de l'oued, non loin du petit café maure de Seksaf, elle voisinait
alors avec Clare Sheridan, écrivain et sculpteur anglais de grande
renommée.
Au centre de la cité se trouvait la demeure du Cheikh El Arab
( La famille Bengana gouvernait une
vaste région située le long de l'oued El-Arab, d'où
le titre de Cheikh El-Arab donné à son chef.),
" oasis dans l'oasis, décor des mille et une nuits dessiné
avec un art exquis par le plus grand des chefs du Sud. C'est là
que Si Bouaziz Bengana venait méditer et chercher l'oubli ".
Le cheikh recevait fastueusement, et en particulier sous la tente, à
l'occasion de grandes chasses au faucon ou de diffas.
Bâtie à la limite sud de l'Afrique romaine (le limes),
Biskra fut occupée dès l'Antiquité sous le nom
de Vescera et fut, avec Négrine, la seule oasis à avoir
été chrétienne avant de devenir musulmane. Les
archéologues également trouvaient donc de l'intérêt
à se rendre en exploration dans cette région où
des vestiges ensablés se rencontraient un peu partout. Protégée
au nord par les derniers contreforts de la chaîne de l'Aurès
qui la préserve des vents froids, à l'ouest par les monts
du Zab, "la reine des Ziban" (Ziban est le pluriel
de Zab), s'étend dans la vaste plaine drainée par l'oued
Djedi, accompagnée d'un chapelet de palmeraies plus ou moins
importantes: " un million de palmiers, en une suite d'oasis,
dont chacune recèle un charme inoubliable, font à Biskra
la plus inoubliable des parures ". Située à une
altitude moyenne de 121 m, la petite ville jouit d'un climat très
sec et d'un ensoleillement maximal, qui la mirent à la mode comme
station hivernale, climatique et même thermale. Voici ce qu'affirmait
Emile Fréchon, un enthousiaste littérateur, en 1892: "
Moins pittoresque que l'oasis, la ville européenne a bien
aussi un cachet d'originalité... De hauts gommiers, des mimosas
presque toujours fleuris jettent une gaieté de verdure, un sourire
de fleurs, à cette froideur des rues trop symétriques.
L'hiver, le dôme des feuillages protège des grands vents
du nord les touristes frileux que le merveilleux climat du Sahara, si
salubre aux poumons fatigués, si bienfaisant aux articulations
raidies des goutteux et des rhumatisants, attire, chaque année
en plus grand nombre. Cet afflux de délicats et de frileux que
novembre jette sur l'oasis comme des oiseaux échappés
à tire d'aile à la froidure et aux brumes, ont fait de
Biskra une station hivernale; c'est aujourd'hui un confort d'hôtels,
un luxe de magasins, une surabondance de toutes choses inattendues en
ce milieu saharien [...]. Voici qu'il est question d'un casino [...]
après le casino, un établissement d'hydrothérapie
[...] Biskra deviendra vite un Aix-les-Bains hivernal [...] et Biskra,
station touristique... la Nice saharienne, avec son champ de course
où (flottent) les manteaux rouges des spahis [...] les burnous
blancs des Chambaa... ".
Le rendez-vous
de peintres orientalistes français
En effet, le chemin de fer mit la ville à la
portée des moins intrépides dès 1889, au départ
d'Alger, de Constantine ou de Tunis, via Batna. Le casino et l'établissement
thermal furent construits, le premier au sein du jardin Landon et dans
le style mauresque, selon les plans de l'architecte Albert Ballu auquel
on devait déjà d'importants édifices dans la capitale.
Un pittoresque " tramway " tiré par un cheval y conduisait
les amateurs, et continuait pour les curistes jusqu'aux installations
d'Hammam-Salahine distantes de quelques kilomètres. Les sources
chaudes étaient réputées depuis l'Antiquité
pour leur effet " puissant et salutaire ", elles jaillissaient
" dans un décor bizarre formé par un amas de collines
lumineuses et par la blanche façade d'un bâtiment de style
oriental ", ainsi qu'on l'expliquait dans un reportage de L'Afrique
du Nord Illustrée. On appréciait en outre la promenade
publique, le bel hôtel de ville, le " Café Glacier
" très chic et les cafés dansants de la rue des Ouled-Naïl,
plus folkloriques. L'hôtel de l'Oasis, avant que le luxueux hôtel
Transatlantique ne vienne le détrôner, représentait
" le lieu rêvé pour rencontrer toutes les personnalités
venant au Sahara ", selon les termes de la fille du peintre orientaliste
Paul Leroy, qui y séjournait régulièrement à
partir de 1884, tout comme son aîné Charles Landelle, l'un
des premiers entre les fidèles artistes qui avaient élu
Biskra pour centre privilégié de leur inspiration picturale.
Ils retrouvaient par exemple en 1889 leur confrère de la Société
des peintres orientalistes français Maurice Bompart, déjà
venu en 1882 et de retour pour son voyage de noces, ou l'Américain
Charles James Theriat, en villégiature avec sa mère, qui
grossissait les rangs des dames et ladies chapeautées et armées
d'ombrelles de dentelle, prenant le thé en fin d'après-
midi dans les allées sableuses.
Un autre Américain, et des plus brillants, avait précédé
Theriat avec un premier séjour en 1872: Frederick Arthur Bridgman,
dont l'abondante oeuvre algérienne figure parmi les plus séduisantes.
Il fit partie de ces étrangers qui, attirés par la France
des impressionnistes ou leurs successeurs, prolongeaient un séjour
à Paris et en Bretagne par quelques semaines en Afrique du Nord
et en particulier donc à Biskra.
Ainsi, les Britanniques Frederick Leighton et Henry Silkstone Hopwood,
les Belges Louis-Joseph Anthonissen, Henri Evenepoel,
Gustave Flasschoen ou Henri Vergé-Sarrat, firent-ils suite à
l'Italien Gustavo Simoni et se relayèrent-ils avec le Hongrois
Blakovits-Ferenc, le Hollandais Marius Bauer ou avec Adam Styka, d'origine
polonaise, pour ne citer que quelques-uns des artistes venus renouveler
leur palette grâce à la beauté des paysages et au
pittoresque des habitants de Biskra, tout en jouissant d'un soleil quasiment
inaltérable, qui exaltait les moindres haillons et magnifiait
les couleurs des modestes constructions de toub.
Il faut se représenter l'allure, sans doute assez comique aux
yeux des bédouins, de ces hommes venus du Nord, qui se répandaient
dans le désert munis d'une panoplie destinée à
les garantir de l'ardeur du soleil : casque colonial, bottines lacées,
veste saharienne ajustée, cravate, ombrelle ou plutôt parasol
! Dans un petit livre rendant hommage à son père, la fille
de Paul Leroy le décrivait ainsi, peignant " toujours
à l'ombre d'un parasol fortement doublé de toile verte
[...]. Dans ses moindres sorties, son feutre noir à très
larges bords le protège efficacement du jour aveuglant; en été,
il porte ses lunettes vertes ". Elle racontait aussi comment
" Charles Landelle, d'une activité incessante, travaillait
sur le motif des heures entières " et " allait
ensuite se délasser en interminables parties de billard ".
Ou encore, comment Landelle fit visiter, en break, l'oasis et ses environs
au jeune Leroy, qui en garda " une impérissable impression
".
Raoul de Dombasle, un peintre nancéien qui s'y rendit avec son
confrère et ami Emile Friant, en 1892, relata pour la revue Lorraine
artiste son séjour de deux mois à Biskra, en commençant
par les appréhensions suscitées par les commentaires d'un
ami assurant que " l'une des plus grandes distractions est d'aller
tous les soirs à l'arrivée du train de France voir débarquer
les voyageurs. Le Tout-Biskra s'y précipite. Le soir, on se demande:
Avez-vous été au train... il y avait quinze touristes...
Après cela, il y a les deux rues des Ouled Naïl avec ces
dames, les cafés maures et les danses du ventre ou du sabre,
trois bazars, un coiffeur qui tient l'article de chasse et un libraire
qui joue de l'orgue de barbarie, et c'est tout".
Mais, reconnaissant qu'il ne conseillerait jamais Biskra " aux
gens qui veulent s'amuser ", l'artiste expliquait ensuite ses
nombreuses émotions esthétiques devant " le grand
décor biblique du désert ", un clair de lune
révélant " un ciel brillant sur une nappe de sable
", un soleil couchant de janvier avec " un rayonnement
féerique d'une nature où le soleil semblait un énorme
feu de ben- gale, des harmonies de tons changeant à chaque instant
comme les visions d'une apothéose ", et relatait comment
il avait apprécié le charme des jeunes filles, observé
avec curiosité les rites des habitants du village nègre
ou les coutumes des familles traditionnelles, en retirant à chaque
fois des sujets de tableaux.
Fromentin :
un amoureux du désert
Portrait de Paul Leroy par lui-même.
Mais nous n'aurons garde d'omettre les " découvreurs "
de l'oasis, et en premier lieu Eugène Fromentin, qui vint y peindre
en 1848 et lança pour ainsi dire le Sud algérien et Biskra,
motivant un nombre considérable de peintres français à
faire le voyage, tant par ses subtils tableaux des paysages et des moeurs
de la région, que par la publication ultérieure de ses
impressions de voyage dans un livre incomparable, Un été
au Sahara ( Les éditions
Paris-Méditerranée rééditent en 2004 en
fac-similé de l'édition de 1887 regroupant Une année
dans le Sahel et Un été au Sahara, d'Eugène Fromentin
avec reproductions de gravures originales illustrant l'ouvrage.).
Comme quelques autres artistes à cette époque (et en particulier
Théodore Chassériau, l'un des plus grands par le talent),
Fromentin dont c'était le second séjour en Algérie,
s'était d'abord rendu à Constantine en compagnie d'Auguste
Salzmann (peintre et, surtout par la suite, photographe de talent dont
on remet le travail à l'honneur) (Cent
soixante-quatorze clichés d'Auguste Salzmann pris à Jérusalem
ont fait l'objet d'une grande vente à l'hôtel Drouot à
Paris le 14 mai 2004, et ont atteint des prix impressionnants. Retrouvera-t-on
un jour des clichés pris en Algérie ?), à
la recherche d'un exotisme plus authentique, moins contaminé
qu'à Alger, avant tout désireux de contempler "la
vie arabe et la vie juive comme aux premiers jours". Découragé
par des pluies aussi diluviennes qu'incessantes, il décida de
partir pour le Sud, après une halte mémorable à
El-Kantara, " la porte du désert ", la "
porte d'or ", sur laquelle il écrivit des pages superbes.
Les toiles de Fromentin firent découvrir à ses contemporains
la vie pastorale des nomades algériens, la beauté de leurs
chevaux, le
spectacle inoubliable des grandes caravanes en déplacement, et
les couleurs souvent très fines des paysages du désert
et des habitations sahariennes. Elles démontraient aussi comment
la lumière intense et la chaleur extrême pouvaient moduler
les tonalités du paysage aux différentes heures du jour.
C'est à Biskra encore que Gustave Guillaumet, un autre de ces
grands peintres ayant su prendre la plume pour rédiger un livre
intitulé Tableaux algériens, passa en 1862 ses premières
semaines en Algérie, contraint il est vrai par une fâcheuse
malaria de séjourner durant trois mois à l'hôpital
militaire. Il avait en tout cas contracté un autre virus, celui
de l'amour du Sud et du désert, unique sujet de ses peintures
avec les Hauts Plateaux et les montagnes de Kabylie. Mieux que tout
autre, il sut transcrire l'atmosphère des intérieurs ksouriens
dans ses tableaux, livrant une série de toiles d'une réelle
subtilité sur le thème des femmes occupées à
filer, à tisser, ou à préparer les repas, jouant
sur une palette très sobre de gris et de brun coupés de
bleu, de vert ou de rouge, pour modeler les jeux d'ombre et de lumière;
l'une de ses oeuvres la plus souvent reproduite est un paysage où
dominent l'ocre, le gris et l'argent: " La séguia près
de Biskra " compte parmi les chefs-d'oeuvre du musée
d'Orsay.
Il serait fastidieux d'énumérer
tous les excellents artistes qui, au XIXè siècle, ont
aimé vivre et peindre à Biskra ou dans les oasis voisines,
El-Bordj, Chetma, Tolga ou Sidi Okba, mais également injuste
de passer sous silence les meilleurs : Victor Huguet, Maurice Bompard
ou Louis Appian, Charles Cottet ou Maxime Maufra (ces deux derniers,
renommés comme peintres d'une Bretagne un peu austère,
trouvèrent comme tous les autres à Biskra matière
à égayer leurs sujets), Gabriel Ferrier qui anima un célèbre
atelier aux Beaux-Arts de Paris ou encore, Jules-Antoine Lecomte du
Noüy, toujours très recherché comme orientaliste
et, bien sûr, Eugène Girardet, le plus fécond et
le plus descriptif des peintres du Sud de l'Algérie, passionné
de vastes paysages aurésiens et de scènes de moeurs bédouines.
Biskra continua naturellement d'attirer quantité de peintres
au xxe siècle et nous citerons simplement les noms d'Henri Matisse,
visiteur en 1906, mais tout à fait décontenancé
par le désert et la lumière trop aveuglante et celui de
Maurice Denis, dont le séjour préparé par le mécène
et collectionneur Louis Meley en février 1921 produisit quelques
toiles assez extraordinaires ( N.D.L.R.
On pourra se reporter au livre de Marion Vidal-Bué, L'Algérie
du Sud et ses peintres pour en savoir plus.).
Et nous mentionnerons, pour terminer cette évocation de Biskra
inspiratrice des artistes, le fait que l'oasis fut choisie par les dirigeants
de la villa
Abd-el-Tif, dans les années 1940, pour abriter un
atelier aménagé dans le cadre idéal du jardin Landon,
afin de permettre aux pensionnaires de puiser couleurs et sensations
fortes dans la lumière des Ziban.