Ameur - el - Aïn
par Jean Faure et Edgar Scotti
extraits du numéro 126, juin 2009, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 23-8-2009

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Ce village de la Mitidja occidentale construit à une altitude de 169 m est séparé du littoral par le lac Halloula dont les eaux furent longtemps privées d'écoulement vers la mer par les collines du Sahel d'Alger, notamment celles de Montebello situées au nord d'Ameur-el-Aïn.
Ameur-el-Aïn a été créé en 1848 sur 2 000 hectares et ce n'est qu'en 1855 qu'il accéda au statut de commune de plein exercice avec un territoire successivement agrandi pour être porté à 5 937 hectares en plaine.

La proximité du lac Halloula alimenté par des résurgences souterraines ainsi que par des oueds issus du massif blidéen constitua durant de nombreuses années un obstacle au peuplement du nouveau centre, notamment durant la deuxième moitié du xixe siècle où, fuyant la misère, des populations d'Europe occidentale s'embarquaient pour l'Amérique et l'Afrique du Nord.

En raison des difficultés rencontrées pour peupler Ameur-el-Aïn, en janvier 1851, la presse algérienne signalait l'arrivée d'un premier contingent de 600 citoyens helvétiques originaires de la commune de Sesson dans le canton de Vaux, sous la conduite de M. Bruchet instituteur de ce bourg. D'après Julien Franc, près de la moitié furent dirigés sur Ameur-el-Aïn où tout, dans le futur village restait à créer. Par la suite deux contingents d'immigrés helvétiques arrivèrent en Algérie et notamment à Philippeville. Enfin le 4 mai 1865, un quatrième convoi de 215 personnes arriva à Alger parmi lesquelles, 57 furent envoyées à Ameur-el-Aïn. En raison de l'humidité et de la chaleur, ces immigrants fragilisés par la misère et la sous-alimentation furent décimés par des anémies et diverses affections comme le goître, les maladies infectieuses ainsi que par les fièvres paludéennes. Il y aura parmi eux une cinquantaine de morts inhumés dans la partie ancienne du cimetière qui, comme dans de nombreux autres villages de la Mitidja, devra être agrandi. Jusqu'en 1962, les descendants des survivants seront affectés par des séquelles du paludisme.

À ces malheureux immigrants helvétiques viendront se joindre des Alsaciens ainsi que des Francs-Comtois, puis des immigrés du bassin méditerranéen qui, bien que plus résistants, ne seront pas épargnés par les maladies paludéennes. Valenciens, Minorquins, Siciliens, Amalfitains débarquent dans les ports algériens où dans un premier temps, ils trouvent immédiatement de l'embauche sur les quais comme dockers ou gratteurs de carènes au fond d'un bassin de radoub. Ce n'est que dans un deuxième temps, qu'ils seront employés dans la construction des routes et voies ferrées. Le travail ne manque pas dans les champs où ils manient avec les autochtones et au même salaire, la sape et la binette. Dans les jardins, ils nivellent des planches pour l'irrigation des légumes ou des jeunes arbres. Avec les autres ouvriers, ils excellent dans les travaux de taille, de greffage et dans la confection de corbeilles, tandis que d'autres fabriquent du charbon.

Comme métayers d'abord, la culture du tabac leur ouvre la perspective de devenir propriétaires d'un petit lopin dans la plaine.

Il faudra attendre la fin du xixe siècle, pour qu'une conduite souterraine évacue vers la mer, les eaux du lac Halloula. Cette période marque le début d'une sensible augmentation de la population de ce centre. Les propriétés situées au nord du village sur les rives du lac Halloula y trouveront, après son asséchement, des possibilités d'extension. Les superficies autrefois inondées se cou
vrent de fermes nichées au milieu d'eucalyptus, entourées de vignobles gros utilisateurs de main d'oeuvre.

Avec l'extension de son vignoble sur les marécages du lac, Ameur-el-Aïn ainsi que son hameau de Chatterbach, situé au sud-est, connaissent un rapide développement démographique.

Entre 1899 et 1901, la population passe de 1659 à 1988 personnes, dont seulement 562 Européens. L'effectif d'immigrés européens restera à peu près stable en raison d'un climat humide dont les températures oscillent entre 4° au-dessus de 0 en hiver et 32° en été. Le début du xxe siècle est marqué par le morcellement de grands domaines, l'arrachage de l'ancien vignoble et sa reconstitution sur porte-greffes américains.

Le village est situé au carrefour de la route nationale n° 4, et du chemin d'intérêt communal n° 6, de Tipaza à Ameur-el-Aïn. Distant de 14 kilomètres de Marengo, il est à 77 km au sud-ouest d'Alger.

Artisans et commerçants en 1900

Aubergistes: MM. Bouchard, Emmanuel, Mestas; boulangers : MM. Augé et Gormond; cafetiers : MM. Bianchi, Bouchard, Gormond, Renoux, Teston; charrons forgerons : MM. Texier, Tressols et Laroque; cordonniers : MM. Lafond et Godard; entrepreneurs de travaux publics: MM Réalini et Vanoni; épiciers : Mme Chapuis, MM. Galéa, Gormond, Paraud, Renoux; maréchal-ferrand : M. Planeille.

En raison de la présence sur son territoire de carrières et de fours à plâtre ainsi que d'un bassin basaltique en début d'exploitation pour l'empierrage des routes et le ballast des voies ferrées, le village attire entrepreneurs de travaux publics et artisans. Le bourg est à 5,500 km de la gare d'El-Affroun sur la voie ferrée P.L.M. d'Alger à Oran. Cette même gare était aussi le terminus de la ligne de Cherchell à El-Affroun du petit train à vapeur des C.F.R.A. (Société Anonyme des Chemins de Fer sur Routes d'Algérie).

Grâce à une initiative de Pierre Averseng, tapissier rue Peyrolières à Toulouse, le palmier nain, " Chamaerops humilis " ou " doum " des Arabes, extirpé des surfaces asséchées du lac Halloula fournit après séchage et cardage, des fibres végétales destinées à remplacer avantageusement le crin de cheval dans les pièces de harnachement des chevaux et mulets.

Avec l'ouverture de canaux de drainage et l'assèchement du lac, des ateliers artisanaux et des petits commerces sont créés dans le village afin de répondre aux besoins de tous ceux qui veulent planter de la vigne sur les sols des anciens marécages.

Viticulteurs en 1900

MM. Alcay, Bernard, Canaférina, Caremantrant, Vaissière, Mirehouse, Germain, Jourdan, Gonon, Monjo, Averseng, Danières, Piat, Ville, Mansuy, Texier, Mariano, Fabre, Magontier, Augé, Bouchard, Revest, Clément, Viala, Hazard, Vanoni, Renoux, Rebord, Réalini, Pastoureau, Cordier, Petit fils, Monod.

En ce début de xxe siècle, plusieurs vagues de malheureux immigrants se succédèrent en vain à Ameur-el-Aïn. Qui se souvient aujourd'hui des fermes situées au nord et à l'est du village, notamment des propriétés Germain, Grimm, Chalard, Lapérouse, de Montagny, Charbonnier, Rauél, Trinchant, Vaissière, Alquier?

Depuis la crise phylloxérique qui affecta la France dans les années 1873-1875, la culture de la vigne se développa en trois temps dans cette partie de la Mitidja occidentale.

En raison de l'absence de capitaux, dans une première phase de 1875 à 1905, la banque de l'Algérie, les autres banques, ainsi que les Comptoirs d'escompte, notamment celui de Marengo, dispensèrent des crédits à profusion et de façon souvent inconsidérée. Des plantations de cépages comme carignan, cinsaut, aramon, petit-bouschet, merseguerra, sont effectuées sur pieds francs, c'est-à- dire par simple bouturage.

Le début du xxe siècle amorce une deuxième phase avec le morcellement des grands domaines et la plantation de cépages français sur porte-greffes américains, en l'occurrence, 41-B et 3309. Les investissements sont de plus en plus lourds, mais dans ces plaines sublittorales, la vigne au cours d'une troisième phase entre 1930 et 1936, deviendra la première source de revenus bien avant l'arboriculture et la céréaliculture.

En cette année 1900, trente-neuf viticulteurs d'Ameur-el-Aïn cultivent 650 ha de vigne, donnant 48 000 hectolitres de vin rouge et 20 000 de vin blanc de 10° d'alcool. Nous aurons une pensée pour des veuves courageuses qui, après le décès d'un époux épuisé par le travail, malgré le climat, les séquelles du paludisme, les difficultés de tous ordres, assureront la survie de la petite ferme dans les eucalyptus, au pied de l'atlas blidéen : Mmes Bachelot, Brogat, Grimm, Michaud, Delaloye, Laure.

Parmi les agriculteurs qui furent à l'origine du village bien peu subsistent en 1900 et parmi ceux qui se sont maintenus, que d'efforts déployés pour survivre sur ces vignobles.

En 1900, un vignoble de 650 ha était soigné par 39 viticulteurs soit une moyenne d'un peu plus de 16 hectares par famille. En 1955, ils étaient 65 à cultiver 3 244 ha soit une moyenne de 50 ha par vignoble. En un peu plus d'un demi- siècle passant de 650 ha à 3244, le vignoble avait quintuplé sa superficie. Cette extension de la vigne n'était que le résultat d'une emprise sur les marécages désormais asséchés du lac Halloula. Sur ces 65 vignobles, seules onze propriétés s'étendaient sur plus de 100 ha. Entre temps, après la crise phylloxérique les grands domaines furent morcelés et les nouveaux acquéreurs durent arracher les anciennes vignes françaises pour replanter les mêmes cépages de carignan, cinsaut, alicante-bouschet, greffés sur plants américains.

Autre facteur de développement de la vigne, la construction à partir de 1911 et jusqu'en 1925 de caves coopératives, dont celle d'Ameur-el-Aïn construite en 1923 avec, au départ, dix-sept producteurs. Cette initiative permit à de petits propriétaires de faire vinifier leurs vendanges et d'en acquérir auprès de quelques viticulteurs musulmans producteurs de raisins respectueux des préceptes du Coran, qui en interdit la mise en fermentation.

Alors que l'Algérie s'enfonçait dans une atroce guerre meurtrière, la vigne couvrait entièrement un ancien marécage asséché par un réseau de canaux. Au bord de la route nationale, les ceps de vigne s'alignaient avec en tête des rangs, un rosier conférant à ces champs un caractère décoratif, mais pourtant utile. En fait, ce n'était qu'un moyen d' avertissement de la présence des spores de l'oïdium sur les feuilles du rosier, particulièrement vulnérable à la prolifération de ce cryptogame, sous l'effet des vents humides venant de la Méditerranée.

Viticulteurs en 1955

On retrouve les noms de MM. Augé, Averseng, Bachelot, Germain, Mougeot, Mansuy, Nourry, Pastoureaud, Vanoni. Ainsi que ceux de MM. Allenou, Baenziger, Bonello, Brémond, Boudouma, Chuffard, Clos, Danière, Embarek, Ratel Bouschbacher, Sid Ali, Théry, Toupry.

En 1955, soixante-cinq viticulteurs récoltent 358 517 hectolitres de vin dont 274 329 de rouge et 84 188 de blanc. Dans leur grande majorité, ils ne sont déjà plus les mêmes que ceux du début de cette aventure humaine. Leur prospérité toute relative repose sur les efforts et les souffrances de vagues successives, qui se succédèrent pour survivre dans les difficultés et la violence.

Il convient de se replacer dans le contexte d'une époque, pourtant pas si lointaine, pour comprendre que ces hommes et ces femmes fuyant la misère n'avaient pour objectif essentiel que celui de tirer des ressources d'infects marécages. Cependant, ce n'est qu'à partir de la deuxième moitié du xxe siècle que ces viticulteurs recueilleront les fruits des souffrances, des sacrifices et du travail de tous ceux qui les précédèrent sur cette terre algérienne. Durant cette dernière période, des anonymes d'origine vaudoise, franc-comtoise, alsacienne lorraine, valencienne, mahonnaise, maltaise, amalfitaine, napolitaine, reposaient le long des allées incertaines de la partie ancienne des petits cimetières de villages. Qui aujourd'hui se souvient de leurs petites tombes creusées à même le sol, parfois encore délimitées par un entourage de fer forgé, à l'ombre d'eucalyptus destinés à assécher ces marécages où l'eau resurgit au moindre coup de sape. Pour eux, la vigne ne procurait pas que des moyens d'existence, elle constituait le support de nombreuses activités agricoles, conducteurs de tracteurs, employés des entreprises de vins et alcools et de leurs sous-produits, tartres et lies. Cette relative prospérité, certes mal répartie, lorsqu'elle est considérée aujourd'hui, était à l'origine du développement de ces villages de la Mitidja, avec la construction de maisons, le forage de puits, l'installation d'artisans, de commerçants, de médecins et pharmaciens, d'écoles, d'entreprises de transports terrestres pour amener les vins jusque sur les quais d'Alger où ils étaient embarqués sur des navires pinardiers.

Même embryonnaire, puisqu'elle ne concernait au début que le personnel sédentaire des fermes, la Sécurité sociale prenait déjà en charge les risques de la maladie.

Ameur-el-Ain de 1950 à 1962

Depuis le début du xxe siècle la population d'Ameur-el-Aïn est passée de 1 630 personnes en 1906, à 3 778 en 1937 en ne cessant d'augmenter jusqu'en 1962. Les autobus des Messageries du littoral et des transports Mory, 4 boulevard Carnot assuraient plusieurs services quotidiens entre Alger et Marengo, par les agglomérations du littoral, ainsi que par Oued-el-Alleug et Blida, avec un arrêt rue Principale devant le " Café des messageries " de M. Fernand Pérez. Jusqu'en 1962, le village conserva le souvenir de ses origines, la ferme Baenziger s'appelait " l'Alsacienne ". Il y avait aussi ceux des précursseurs : Mme Vve Allenou, MM. Brémond, Carémentrant, Chappot de la Chanonie à Saint Léon, MM. Clos Barthélemi, Mariano, Marquaire, Mme Vve Théophile Mougeot, MM. Alfred Nourry, Pastoureaud, Réalini, Toupry, Vanoni, Mme Vve Vessière.

Le village avait aussi des artisans estimés pour leur qualification: MM. Albert Fontaine, Louis Goyne pour les travaux publics, Gilbert Cano entrepreneur de peinture, MM. René Berlinguier et Jean Chanteloup respectivement maréchal- ferrant et bourrelier. Le parc automobile et les tracteurs étaient réparés par le garage central de Frédéric Grégori et par l'atelier de mécanique générale de Jean-Michel Pons sur la place de l'église.

Les carrières* de Sidi Embarek de M. Léon Arnaud, ainsi que celles de la Société des Chemins de fer algériens et de la nouvelle société d'exploitation des carrières de basalte fournissaient des emplois industriels de conducteurs d'engins. Dans la rue principale le cabinet du médecin André Escassut n'était pas très éloigné du commerce de Ben Ammar Djillali ben Aouda, de la pharmacie Roger Pérez, du magasin de Mohamed Rabahi et de l'épicerie du centre de Joseph Miralès.
(*A noter aussi, suite à un message de Yvan Gineste, le 2-3-2010, la carrière au village. Son directeur était Lucien Gineste, grand-père de Yvan)

Boulevard sud, le commerce d'alimentation, tissus, tabac de M. Houli Arezki, la boucherie voisine, la boulangerie de Victor Marguerite étaient des lieux de rencontre où tous se connaissaient, se respectaient et s'estimaient.

Les voyageurs de commerce retrouvaient leurs clients au " Café des Messageries " ou à " l'Hôtel du Nord " de Félix Toulon, avec comme pôle d'intérêt le bureau des postes et des télécommunications.

Dominées par le Tombeau de la Chrétienne, nichées au milieu de vignobles chamarrés des couleurs de l'été ou de l'automne, de petites maisons aux toits rouges émergeaient d'un bois d'eucalyptus. Pendant les vendanges, les rues d'Ameur-el-Aïn retentissaient du balancement des pastières chargées de raisin. Au pas lent de trois mulets attelés en flèche, elles exhalaient des odeurs sucrées émanant de la masse cahotante des grappes de fruits gorgés de soleil.

L'Algérie c'est fini ! L'exode de la population

Dans ce village où tous se connaissaient des solidarités silencieuses et discrètes se nouaient. Qui n'a pas entendu ce conseil murmuré du bout des lèvres " Il vaut mieux rentrer chez toi en évitant de traverser la forêt " ou " Ne sors pas de chez toi ce soir ".

Ceux qui voulaient malgré tout rester, en furent vite dissuadés par l'occupation des biens déclarés vacants et la mise en place des comités d'autogestion. Enlèvements, assassinats, mutilations, précipitèrent le triste exode vers le port d'Alger et l'aéroport de Maison-Blanche ainsi que la dispersion des familles. Les ATO (auxiliaires temporaires opérationnels), chargés du service d'ordre, remplaçaient les patrouilles de police et comme toujours dans les situations troubles, ils trouvaient de zélés dénonciateurs. Un ministre parla de départ de vacanciers. Aujourd'hui plus personne ne veut se souvenir d'une autre personnalité qui affirmait que pour nous " l'Algérie c'était fini ", mais que la France " continuait son oeuvre ", avec l'arrivée de coopérants bardés des certitudes de leur ministre. " Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ".

Ameur-el-Aïn, devenu village de grands vignobles, abritait aussi des familles modestes d'ouvriers et d'artisans. Comme dans de nombreux autres centres, il fallut partir avec tous ceux qui, de toutes origines, réunis par une communauté de destins ne pouvaient plus rester en Algérie.

Surmontant difficultés et graves déprimes, rejetant Aéine " B " et autres antidépresseurs, hommes et femmes consacrèrent une vingtaine d'années à rebondir. Au-delà d'un grand désarroi, des souffrances et de la désespérance, les exilés de 1962 ouvrirent d'autres sillons en France ou à l'étranger, s'orientèrent vers d'autres perspectives pour surmonter le déracinement.

Aujourd'hui, personne ne se souvient des séjours de l'été 1962 sur des terrains de camping avec des enfants, la recherche d'un emploi, les hébergements heureusement provisoires dans l'ancienne prison désaffectée de Saint-Gaudens, des trains qui s'arrêtent dans les petites gares de villages pour y déverser dans la nuit une ou deux familles de " rapatriés ". Oubliées aujourd'hui, l'attente dans des couloirs pour solliciter un emploi, les chambres de bonnes ruissellantes d'humidité au milieu d'une cour de la prestigieuse avenue de Paris à Versailles, où l'on trouve facilement du travail. Du vide de la désespérance des " Je vous renvoie en Algérie " adressés par de bonnes âmes à d'anciens soldats français qui ne connaissaient de la France que le silence des forêts glacées des Vosges.

C'est sur le mutisme oppressant de leurs parents que dans leur petite tête d'enfant, des adultes du xxle siècle, ont grandi et construit leur vie. Trop jeunes en 1962, pour comprendre ce que représentaient ces barrages, les immeubles incendiés, l'odeur nauséabonde des voitures qui brûlaient dans les rues et sur les rochers du bord de mer, des hommes, des femmes se souviennent aujourd'hui des visages fermés de leurs parents. Après le saut de deux générations, des Français du xxle siècle voudront, un jour ou l'autre, savoir pourquoi, à la fin d'une guerre atroce, des masses humaines se retrouvèrent entassées sur un quai ou dans un aéroport avant de débarquer dans un pays inconnu. Les petits- enfants de tous ceux qui affluèrent en Algérie pour creuser des puits, planter des pommes de terre, de la vigne, faire du charbon, pêcher ou gratter des carènes n'avaient alors pas d'autre perspective que celle de trouver un logement dans le centre vétuste, à proximité d'une école ou d'un bon lycée, dans une ville où l'on pourrait construire quelque chose et être utile aux autres.

La conquête de l'ouest américain repose sur l'image de " La petite maison dans la prairie ".

L'histoire d'Ameur-el-Aïn s'appuie elle aussi sur le socle du souvenir de toutes les vagues humaines qui, de 1848 à 1962, s' y échinèrent afin que d'un bosquet d'eucalyptus, de petites fermes émergent du fond d'un marais asséché. En l'absence d'images qui, avec le temps, inexorablement se sont estompées, il nous reste heureusement ce dessin de Mme Louise Lorion.

Au milieu des eucalyptus, une petite ferme dans les marécages ",
"Au milieu des eucalyptus, une petite ferme dans les marécages ", dessin original du 27 juillet 1904, de Mme Louise Lorion (coll. Jean Faure).

À défaut de " La petite maison dans la prairie ", cette ferme située au nord d'Ameur-el-Aïn, comble opportunément notre frustration et remet en mémoire l'existence de tous les anonymes qui succombèrent dans ces marais de la Mitidja occidentale. Petites ou grandes fermes dont il ne reste plus rien aujourd'hui.

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Bibliographie
- Julien Franc, La colonisation de la Mitidja, Honoré Champion, 1928.
- Divers annuaires de 1893 à 1961.
- Annuaire général de l'Algérie et de la Tunisie 1901.
- La production et le marché des vins en Algérie, éditions 1953-1955.
- Jean Verchin, Naissance d'un village de colonisation: Ameur-el-Aïn, l'algérianiste n° 118,
juin 2007.
- " Petite histoire du vignoble algérien ", l'algérianiste n° 38, juin 1987.
- " Le petit train à vapeur des CFRA ", l'algérianiste n° 39, septembre 1987. - " Le palmier nain ou doum ", Edgar Scotti, l'algérianiste n° 82, juin 1998.
- L'oeuvre agricole française en Algérie, ouvrage collectif publié par l'association amicale des anciens élèves des écoles d'agriculture d'Algérie. Préface de M. Marcel Barbut, inspecteur général de l'agriculture. Réédité par les éditions Jacques Gandini, Nice.

Les auteurs expriment leurs sentiments de bien vive gratitude à tous ceux qui, par de précieux encouragements et grâce à l'aide de documents d'archives leur permirent de rédiger cette remise en mémoire des hommes et des femmes qui, de 1848 à 1962, participèrent à la construction de ce village d'Ameur-el-Ain. A cet effet, il convient de remercier le D' Georges Duboucher, MM. Francis Curtès, Louis Dulac, Gérald Légier et Jacques Piollenc.

Forcément incomplète, cette note succincte permettra peut-être à leurs lointains descendants de reconstituer au xxr siècle l'aventure profondément humaine de leurs aïeux en la complétant de leurs archives familiales et en la développant.