Léon Roches, secrétaire de l'émir Abd el-Kader
par Roland Courtinat


extraits du numéro 117 , mars e 2007, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 16-1-2012

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Léon Roches, secrétaire de l'émir Abd el-Kader
par Roland Courtinat

Ma grand-mère paternelle, Marie-Gabrielle, habitait dans un immeuble rue Léon-Roches (Léon Roches, dans son ouvrage 32 ans à travers l'islam (Firmin Didot, 1884), explique l'origine de son patronyme. Sous le règne de Louis XIII, un individu portant le nom de Roche, ayant subi une condamnation infamante, un de ses descendants obtint par ordonnance royale en date du 27 juillet 1634, la permission d'ajouter un " s " à son nom.), qui débouchait près de la place des Trois-Horloges, dans ce quartier populaire de Bab-el-Oued à Alger, rendu si tristement célèbre par la haine recuite de la soldatesque aux ordres en mars 1962. Ma grand-mère habitait au début de la rue.

Enfant, j'allais souvent lui rendre visite. Cet immeuble modeste du XIXè siècle offrait peu de confort. L'appartement était situé à gauche, au fond d'un long couloir obscur qui se terminait sur les " commodités " communes à l'étage, constituées de deux cellules comprenant des vasques " à la turque ". La porte d'entrée du petit appartement jouxtait la porte gauche de l'édicule.

A cet âge-là j'étais bien incapable de dire qui était ce " Léon Roches ", et pourquoi on avait donné son nom à la rue où habitait ma grand-mère. Plus tard, et au hasard de mes lectures, j'appris que ce fameux Léon Roches avait été le secrétaire de l'émir Abd el-Kader. Par quelles obscures circonstances un Français chrétien était-il devenu le confident d'un prince musulman? ce qui augmentait le caractère mystérieux du personnage.

Mais je n'en savais toujours pas davantage. Ce mystère n'ayant pu être éclairci, je décidai de l'enfouir dans le tréfonds de mon subconscient et je l'oubliai pendant de nombreuses années.

Arrive l'hiver de la vie, qui s'invite quand on s'y attend le moins. C'est cependant la période choisie pour faire le bilan de son existence. Les souvenirs anciens m'assaillent. Je revois cette pauvre grand-mère, si frêle dans son immense fauteuil. Et bien sûr le souvenir de la rue et de ce Léon Roches qui reste toujours pour moi un inconnu. Aussi je décide d'en savoir davantage.

Léon, Michel, Jules, Marie Roches est né à Grenoble le 27 septembre 1809. Il est le fils d'Alphonse et de Clémentine Champagneux. Il commence ses études au lycée de Grenoble et les achève au lycée de Tournon. Reçu bachelier en 1828, il suit six mois le cours de droit à Grenoble; mais son imagination ne peut se soumettre à une étude si rigide. Il se rend à Marseille, auprès de négociants amis de son père qui étaient en relations avec l'Orient. Il est chargé de mission et découvre la Corse, la Sardaigne. II parcourt la terre d 'Italie à 21 ans, et c'est pour lui un éblouissement.

Cependant son père, qui avait été attaché aux services de l'intendance militaire lors de l'expédition d'Alger, s'était établi dans ce pays et avait monté des entreprises agricoles. Appelé par lui, et après une certaine résistance, il décide de partir le rejoindre en Algérie. Il s'embarque à Marseille le 30 juin 1832.

Le 12 juillet débarque sur le môle d'Alger un grand jeune homme blond, aux traits fins, à la barbe naissante. II s'appelle Léon Roches. Son géniteur habite une campagne aux environs d'Alger, mais il possède dans la ville une maison mauresque. Tout l'étonne, tout l'intéresse dans cette ville, mais ce qui l'irrite le plus, c'est de se trouver au milieu d'un peuple dont il ne comprend pas le langage. Il ne passe que cinq jours à Alger et son père l'installe dans sa maison de campagne, Braham-Reïs, à trois kilomètres d'Alger. C'est une maison ravissante.

Il parcourt à cheval la Mitidja, mais doit rapidement seconder son père dans ses affaires car les propriétés de celui-ci et de ses associés sont une cause de dépenses improductives. Il décide de vendre la propriété que lui a laissée en héritage sa mère pour en consacrer le produit à la mise en valeur des terres et des immeubles, Braham-Reïs compris.

Il sent bien que pour seconder efficacement son père, il doit parler l'arabe, bien qu'il n'ait aucune sympathie pour cette langue " dont les sons gutturaux blessent les oreilles ". Par amour pour une jeune mauresque d'une haute naissance et d'une radieuse beauté, nommée Khadidja, il étudie l'arabe avec un tel acharnement avec son professeur Abd-el-Razak ben Bassit, qu'au bout de huit mois il est capable d'avoir une conversation avec son professeur. Mais cette étude ne le satisfait pas entièrement. Il fréquente les cafés maures, assiste aux séances des cadis (juges musulmans), et chaque semaine il va chasser le sanglier avec les fermiers arabes de ses propriétés. Hélas! Khadidja, déjà promise, est mariée à son prétendant et le couple s'en va dans la propriété qu'il possède dans la Mitidja.

Le roi de France a envoyé en Algérie une commission chargée de s'enquérir de la situation de la conquête et de rédiger un rapport indiquant les mesures à prendre pour la consolider et l'administrer. Le père Roches reçoit à Braham-Reïs les membres de cette commission. Quelques personnages arabes assistent à cette réception et Léon sert d'interprète. À leurs yeux il passe déjà pour un orientaliste, et grâce à l'appui de M. Laurence, membre de la commission, il est nommé interprète-traducteur assermenté. Ses fonctions consistent à traduire les titres arabes des propriétés acquises par les Européens et à interpréter les conditions stipulées entre les parties. Aucun contrat, entre indigènes et étrangers, n'est valable s'il n'a été passé en présence d'un traducteur-interprète assermenté. Cette nomination lui impose des efforts et un travail acharné. La situation des colons est compromise par les hésitations du gouvernement français et par les fautes des gouverneurs de l'Algérie. La politique préconisée par la France est celle de l'occupation restreinte. On nomme le comte Drouet d'Erlon gouverneur général de l'Algérie (juillet 1834). II est chargé de faire appliquer cette politique. Drouet d'Erlon, lieutenant général âgé de 69 ans, est un officier probe et intelligent mais fatigué. Et c'est ce gouverneur vacillant qui va se trouver en présence de l'adversaire le plus redoutable qu'aient rencontré les Français en Afrique du Nord. Le 8 juillet 1835, le maréchal Clauzel est nommé gouverneur général de l'Algérie en remplacement de Drouet d'Erlon. Les colons, découragés, reprennent confiance. Léon Roches est présenté par son père au nouveau gouverneur qui lui témoigne un vif intérêt. Clauzel a l'intention d'installer à Médéah un vieux Turc, le bey Mohammed ben Hussein, et à Milianah Sidi Mohammed ould Omar, l'ami de Léon. Celui-ci saisit l'occasion de prendre part à une expédition et demande au maréchal l'honneur de faire partie de son état-major, en sa double qualité d'interprète et de sous-lieutenant de cavalerie dans la Garde nationale.

Le 29 mars 1836, le maréchal Clauzel quitte Alger à la tête de ses troupes, soit environ 6000 hommes. La bataille du col de Mouzaïa est un succès. En revanche l'installation des beys, tant à Médéah qu'à Milianah s'avère un échec. Malgré ses efforts, le général Desmichels ne parvient pas à rendre confiance à la population de Médéah. Le 9 avril, le maréchal Clauzel rentre à Alger. Léon Roches reprend ses fonctions d'interprète assermenté; mais cette expédition avait fait naître chez lui des aspirations militaires.

Léon Roches pense toujours à Khadidja, dont le mari a rejoint le camp d'Abd el-Kader. Arrive la signature du traité de la Tafna (30 mai 1837), avec ses conséquences désastreuses pour la France. Un véritable enthousiasme s'était manifesté à l'égard de ce chef musulman, non seulement en Algérie, mais également en France. Il est donné comme un homme de génie et de cœur qui veut régénérer sa nation. Léon Roches considère qu'Abd el-Kader peut et veut accomplir une grande œuvre. Il part donc le rejoindre, et aussi - il faut bien le reconnaître - dans l'espoir de revoir Khadidja.

Mais comment un chrétien peut-il inspirer confiance à un prince musulman? Il se fait donc passer pour musulman. Il est presque constamment habillé en costume arabe, et le bruit court parmi les indigènes qu'il a embrassé la religion musulmane. Il se plie aux pratiques religieuses, observe le Coran qui prescrit aux musulmans cinq prières par jour avec les ablutions obligatoires, le respect du jeûne du mois de ramadan.
Après bien des péripéties, en décembre 1837, Roches arrive enfin au camp d'Abd el-Kader. " Au milieu du camp s'élève une immense tente. Une foule épaisse en obstrue toujours l'entrée malgré les coups de bâton distribués avec largesse sur les Arabes trop rapprochés: c'est la tente du sultan. (...) Grâce aux chaouchs qui nous précédaient et la dignité de mon introducteur, un passage nous fut ouvert au milieu de la foule, nous pénétrâmes dans la tente " (ROCHES (Léon), 32 ans à travers l'islam, Firmin Didot, 1884.). Abd el-Kader est né le 15 du mois de redjeb de l'année de l'Hégire 1223 (1808 de notre ère). Il est le fils de Sidi Mahdi-ed-Din. Ses ancêtres, originaires de Médine, sont venus s'établir au Maroc sous la dynastie des Edrissites, et c'est sonaïeul, Sidi Kada ben Mokhtar qui quittera le Maroc pour s'installer chez les Hachem Gheris.

Il accompagne son père à l'un de ses pèlerinages. Sidi Mahdi-edDin ne se contente pas de visiter les deux villes saintes de
Louis Alexis, baron Desmichels. l'islam (La Mecque et Médine), il pousse son voyage jusqu'à Baghdad. Là, plusieurs dignitaires font au jeune Abd el-Kader des prédictions de grandeur future qui auront une forte influence plus tard sur lui. Le bey turc d'Oran, qui connaît bien le fanatisme des Arabes et leur penchant pour le merveilleux, craint l'empreinte de cette famille dans le beylicat d'Oran. Il fait saisir Sidi Mahdi-ed-Din et le jette en prison.

Le père d'Abd el-Kader parvient à s'échapper. Sa persécution augmente son crédit auprès des Arabes qui voient en lui une sorte de martyr. À
plusieurs reprises il les conduit à la guerre sainte (djihad). Parmi ses plus habiles cavaliers, celui qui déployait une brillante bravoure était son fils Abd el-Kader. Aussi ses vertus guerrières lui confèrent-elles un grand prestige parmi les populations belliqueuses de la province d'Oran. Sidi Mahdi-ed-Din, le vieux marabout, sentant sa mort prochaine, présente aux Hachem Gheris, Abd el-Kader, alors âgé de 24 ans, comme héritier. Il est aussitôt acclamé sultan (22 novembre 1832).

Le jeune sultan, tout en continuant à conduire à la guerre sainte les tribus de la province d'Oran, cherche à étendre sa domination sur toute l'Algérie. La politique d'occupation restreinte favorise la fortune d'Abd el-Kader. Maître de Mascara et de Tlemcen, il domine les hautes plaines intérieures de l'Oranie. Il est loin cependant de réaliser autour de lui une union nationale. Mais le jeune émir n'est pas pressé.

Le nouveau chef de la division d'Oran, le général Desmichels, arrive plein d'ardeur dans un pays qu'il ne connaît pas (avril 1833). II occupe les ports d'Arzew et de Mostaganem. Cette volonté d'étendre l'influence française oppose le général d'Oran à Abd el-Kader, qui s'investit du titre de défenseur des croyants. II réussit à s'emparer de Tlemcen, d'où il se proclame kalifat du sultan du Maroc, Abd er-Rhaman. Sa victoire détermine de nouvelles tribus à se joindre à lui.

Le général Desmichels entreprend de négocier avec Abd el-Kader une réconciliation et même une alliance formelle. L'occupation restreinte qui constitue la politique du gouvernement français implique une entente entre les Français, maîtres des ports, et les indigènes de l'intérieur. Mais le but essentiel de cette négociation est de ravitailler les garnisons françaises, au bord de la disette.

Victoires et défaites se succèdent pour les deux camps dans des accrochages sans avantage notable. Arrive à Oran le général Thomas Bugeaud de la Piconnerie. Cet ancien officier de l'armée de Suchet en Espagne est un hobereau de province, député d'Excideuil. C'est le général de confiance du roi Louis-Philippe. Ce soldat-politicien sait faire la guerre. Il rencontre l'armée d'Abd el-Kader vers l'embouchure de la Tafna et lui inflige une lourde défaite à La Sikkak le 6 juillet 1836. Mais Bugeaud s'en tient aux consignes : après avoir débloqué Rachgoun et ravitaillé Tlemcen, il rentre en France.

Le maréchal Clauzel se tourne vers Constantine et y subit une lourde défaite. Celle-ci marque la fin de la tentative de conquête de l'intérieur de l'Algérie. On revient à l'occupation restreinte. Cette politique n'est concevable que si les Berbères acceptent la présence française sur une partie du territoire, et si les opérations militaires à l'est sont rendues possibles par la neutralité d'Abd el-Kader à l'ouest.

C'est la mission confiée au général Bugeaud qui revient à Oran le 5 avril 1837. Alors qu'avec les moyens militaires dont il dispose, il peut amener Abd el-Kader à composition, il préfère, tout en montrant sa force, la négociation. Bugeaud parcourt l'Oranie et s'installe au camp de la Tafna. Il accepte l'entremise douteuse d'un commerçant juif d'Oran, Ben Duran, qui avait déjà rempli des fonctions d'intermédiaire entre Français et Arabes. Bugeaud ne l'aime pas et l'accuse rapidement de jouer " un double jeu ". Le traité de la Tafna est signé le 20 mai 1837. Les deux interprètes, un Syrien pour l'émir, Ben Duran pour Bugeaud, commencent la rédaction. Les articles du traité restent vagues et soulèvent des ambiguïtés qui tiennent à la difficulté de faire concorder les versions française et arabe du texte. En étant trop habiles, les interprètes ont brouillé les pistes. Les deux versions sont inconciliables. Le traité n'est pas avantageux pour la France, et Damrémont, gouverneur général, dénigre tout de suite et avec une certaine véhémence, cette convention. Cependant, en juin, la Chambre ratifie le traité de la Tafna.

Nous avons vu plus haut que quelques mois plus tard Léon Roches se porte à la rencontre de l'émir. Entré dans la tente, il avance vers lui, les yeux baissés, s'agenouille et lui baise la main, selon l'usage. " Je levai mes regards sur lui. Je crus rêver quand je vis fixés sur moi ses beaux yeux bleus, bordés de longs cils noirs, brillant de cette humidité qui donne en même temps au regard tant d'éclat et de douceur. Il remarqua l'impression qu'il venait de produire sur moi; il en parut flatté et me fit signe de m'accroupir devant lui. Je l'examinai alors avec attention. Son teint blanc a une pâleur mate; son front est large et élevé. Des sourcils noirs, fins et bien arqués surmontent les grands yeux bleus qui m'ont fasciné. Son nez est fin et légèrement aquilin, ses lèvres minces sans être pincées; sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement l'ovale de sa figure expressive. Un petit ouchem ( Tatouage) entre les deux sourcils fait ressortir la pureté de son front. Sa main, maigre et petite, est remarquablement blanche, des veines bleues la sillonnent; ses doigts longs et effilés sont terminés par des ongles roses parfaitement taillés; son pied, sur lequel il appuie presque toujours une de ses mains, ne leur cède ni en blancheur ni en distinction " ( ROCHES (Léon), 32 ans à travers l'islam, Firmin Didot, 1884.).

Abd el-Kader interroge son invité et lui demande pourquoi il a embrassé l'islamisme. L'intéressé lui répond que le plus puissant motif, c'est le désir de connaître celui dont il admire le courage et les vertus. II lui apprend que les musulmans d'Alger l'ont nommé Omar. L'émir questionne ensuite Léon Roches sur ses antécédents, sa famille, son père qui est à Alger, sa religion. Satisfait de ses réponses il lui fait signe de se retirer. Abd el-Kader témoigne beaucoup de bienveillance à son invité. Il lui promet de lui faire enseigner le Coran par le cadi du camp qui a été son premier instituteur. Au cours de leurs entretiens, Roches se hasarde à lui demander pourquoi il a fait la paix avec les Français. L'émir lui répond qu'il s'est inspiré de la parole de Dieu qui dit dans le Coran: " La paix avec les infidèles doit être considérée par les musulmans comme une trêve pendant laquelle ils doivent se préparer à la guerre ".

Léon Roches se rend compte que l'émir veut jouer un rôle plus noble qu'il ne l'avait imaginé: régénérer son peuple, réveiller sa foi, chasser l'ennemi de sa patrie. Quelle sera sa position auprès de lui? En le servant fidèlement, il sera forcément amené à desservir son pays.
Certaines tribus se refusent à payer l'impôt imposé par Abd el-Kader. C'est le cas notamment de la tribu des Zouetna, formée de Kouloughlis (Fruit de l'union d'un Turc et d'une mauresque.)). Cette tribu, s'étant révoltée contre le gouvernement des deys d'Alger, fut chassée de la ville. Elle s'est retirée dans une vallée, l'oued Zitoun (rivière des oliviers), et se livre à l'agriculture. Abd el-Kader décide d'attaquer les rebelles de l'oued Zitoun, et Léon Roches combattra pour la première fois sous les yeux de l'émir.

Mais l'affaire ne paraît pas aussi simple que prévu. Les troupes d'Abd el-Kader subissent des pertes, et quand le feu cesse, 300 montagnards ont résisté à 1 500 fantassins réguliers et à 3 000 cavaliers, l'élite du camp. Les troupes d'Abd el-Kader ont environ 100 hommes hors de combat. Dix-huit prisonniers sont amenés devant l'émir et décapités. Devant ce massacre, Roches se retire, brisé. Abd el-Kader vient de lui apparaître comme un chef injuste et cruel.

Commence pour le confident de l'émir le temps de la suspicion. Sous prétexte d'y faire son éducation religieuse, début 1838, Abd el-Kader envoie Léon Roches à Tlemcen. Il est en fait placé sous la surveillance du khalifat de Tlemcen. Il est soupçonné d'espionnage. À Tlemcen il reçoit la visite de déserteurs, la plupart sont des Allemands de la Légion étrangère. Parmi eux il a la surprise de découvrir Isidore Dordeleau, qui avait habité chez son père, car le 20e de ligne, auquel il appartenait, occupait le poste à l'entrée du vallon de Braham-Reïs. Avec Isidore, promu domestique, il tente de fuir de Tlemcen; mais ils sont tous les deux rattrapés par une centaine de cavaliers envoyés à leur poursuite par le khalifat et ramenés à Tlemcen. Léon Roches finit par apprendre qu'il avait été calomnié auprès d'Abd el-Kader. On avait assuré l'émir que son confident était un espion envoyé par la France pour pénétrer ses secrets et étudier ses ressources. On insinuait même qu'il avait été chargé de l'assassiner en cas de déclaration de guerre.

Léon Roches décide alors de retourner auprès d'Abd el-Kader. Le 17 mars 1838, ses préparatifs achevés, il prend la route, accompagné de son fidèle Isidore. Ils arrivent le let avril à Médéah. Aux chaouchs qui l'arrêtent, il demande d'annoncer à l'émir qu'Omar ould Rouch (fils de Roches), qui arrive de Tlemcen, demande à lui parler. " Pour toi, fils de Mahdi-ed-Din, j'ai abandonné mon pays, ma famille et mon bien-être; séduit par la renommée de ton courage, de tes vertus et de tes nobles desseins, je suis venu t'offrir mes services sans arrière-pensée et tu m'as exilé comme un espion de la France ! Tu as ajouté foi aux calomnies de vils Algériens qui redoutaient sans doute que je ne te dévoile leurs turpitudes (...). Est-ce là l'accueil que tu devais faire à un chrétien de distinction qui avait librement embrassé l'islamisme et qui est venu apporter son concours à l'accomplissement de la tâche que tu as entreprise de régénérer ton peuple ? "

Roches rentre en grâce. Cinq minutes d'entretien avec le sultan avaient suffi pour faire, à nouveau, du renégat fugitif, un personnage important. Au nombre des secrétaires de l'émir se trouvait un ancien assesseur du cadi que Léon avait connu à Alger. Cet homme usa de son crédit auprès d'Abd el-Kader pour faire disparaître dans l'esprit de celui-ci la fâcheuse impression qu'avaient produites les calomnies. Léon Roches devient un familier d'Abd el-Kader.

Deux mois se sont écoulés depuis que Roches vit dans l'intimité d'Abd el-Kader. Soucieux d'étendre son autorité sur tout le territoire, l'émir a l'intention de monter une expédition contre le marabout Sidi Mohammed-el-Tedjini, qui se méfie des souverains temporels et a juré de ne jamais se trouver en face d'un sultan. Au lieu de tenter un rapprochement entre Tedjini et l'émir, les marabouts, jaloux de son influence, enveniment la question. Abd el-Kader rassemble son armée pour donner l'assaut à Aïn Mehdi, oasis de Sidi Mohammed-elTedjini.

Le siège de la forteresse dure jusqu'en décembre 1838. Sidi Mohammed-elTedjini doit capituler. Les conditions sont dures :
- versement d'une rançon égale au montant des dépenses occasionnées pendant le siège;
- évacuation d'Aïn Mehdi;
- comme garantie de l'exécution des articles de la capitulation, Tedjini remet son fils en otage entre les mains du sultan.

Le 2 décembre 1838 le siège est levé. Abd el-Kader ordonne la destruction de la ville. Sous le regard de l'émir, le 12 janvier 1839 une formidable explosion se fait entendre et la ville s'écroule sous une énorme colonne de fumée et de débris. Sur l'ordre d'Abd el-Kader, Léon Roches écrit un récit succinct du siège d'Aïn Mehdi et l'adresse au maréchal Vallée, gouverneur général.

Abd el-Kader, tout en désirant recommencer la guerre sainte, ne veut pas assumer la rupture du traité de paix qu'il avait signé. Il prend la résolution de s'adresser directement au roi de France, et il exige que ses lettres au souverain et aux ministres soient rédigées en français par Léon Roches. C'est à l'occasion de cette correspondance que l'émir, en dévoilant ses intentions, enlève à Léon Roches tout espoir du maintien de la paix.

En arrivant à Taza le 5 juillet 1839 Roches apprend qu'au grand conseil du 3 juillet la djihad est décidée. La guerre avec la France est imminente. Le 3 octobre une discussion s'engage entre Abd el-Kader et Léon Roches :
- " Pourquoi cette tristesse peinte sur ta figure ? Ne devrais-tu pas, au contraire, te réjouir de l'occasion que Dieu te donne de prouver ta foi en combattant les infidèles? "
- " Je t'ai répété maintes fois que je redoutais la guerre parce qu'elle sera funeste à toi et à ton peuple; mais en outre de cette considération, crois-tu donc que mon coeur n'est pas déchiré à la pensée d'être forcé de combattre les enfants de la France, cette mère qui m'a nourri, élevé, et qui abrite mon père ? ".
- " Tu prononces des paroles impies. Que parles-tu de frères et de patrie ? Oublies-tu que le jour où tu as embrassé notre sainte religion tu as rompu tous les liens qui t'attachaient aux infidèles ? Tu as parlé comme un chrétien, Omar, songe que tu es musulman ".
- " Eh bien, non, je ne suis pas musulman "
( ROCHES (Léon), op. cit.).

Abd el-Kader devient blême. Ses lèvres tremblent. Il lève les bras au ciel. " Laâb-ed-Din ! Laâb-ed-Din ! " (joueur de religion! joueur de religion!). Léon Roches croit que sa dernière heure a sonné. Mais non. L'émir le chasse. Il ne devait plus le revoir. Flanqué de son fidèle Isidore, Léon Roches prend la route d'Oran où il arrive début novembre 1839. Dès l'annonce de son arrivée, il est conduit à l'état-major du général commandant la province. II quitte Oran pour Alger le 16 novembre et embarque sur le bateau à vapeur l'Achéron. Il entre dans le port d'Alger le 19 novembre 1839.

Le maréchal Vallée, gouverneur général, lui offre de prendre le poste d'interprète militaire de troisième classe qu'il accepte. Il fait un court séjour à Paris, début 1840, où il fournit au ministère de la Guerre des renseignements sur ce qu'il a vu pendant son séjour chez Abd el-Kader. De retour à Alger, Léon Roches participe, en tant qu'interprète militaire, à des opérations.

Le général Bugeaud arrive à Alger le 22 février 1841 et accorde une audience à Léon Roches. Son intention est de l'attacher à sa personne. En juillet 1841 Roches est chargé par le général Bugeaud d'une mission délicate. II s'agit de se rendre à La Mecque au moment du pèlerinage du monde musulman, de rencontrer plusieurs hauts personnages de l'Algérie et du Maroc, et d'obtenir de l'aréopage des principaux oulémas de l'islamisme une fatwa, dont le sens serait à peu près: " Quand un pays musulman est envahi par les infidèles, les croyants doivent-ils combattre sans merci, jusqu'au jour où il est avéré que la continuation de la guerre ne peut amener que l'effusion du sang musulman, sans espoir de chasser l'infidèle ? Si, dans ce cas, l'infidèle consent à une trêve, en laissant aux croyants leurs femmes, leurs enfants et l'exercice de leur religion, les croyants leur doivent-ils obéissance pendant toute la durée de la trêve ? ".

Roches accomplit sa mission, d'abord à Kairouan, puis au Caire, enfin Médine et La Mec ue. II obtient cette fatwa.
Échappant par miracle au massacre, le jour même du pèlerinage (janvier 1842) à La Mecque, il rentre en Europe. Mais le général Bugeaud le rappelle près de lui. En juin 1842 Roches reçoit la croix de la Légion d'honneur, avec le titre d'interprète en chef. Après avoir pris part à de nombreuses expéditions, il assiste le 14 août 1844 à la bataille de l'Isly. Il reçoit du souverain Louis-Philippe la Croix d'officier (janvier 1845).

Suite à une lettre (15 juillet 1845) du maréchal Bugeaud à Guizot, alors ministre des Affaires étrangères, Léon Roches est nommé en 1846 secrétaire de la légation à Tanger. En 1848, il gère la mission au Maroc en qualité de chargé d'affaires. En 1849 il est nommé consul à Trieste; en juin 1852 consul général à Tripoli de Barbarie; en juillet 1855 consul général chargé d'affaires à Tunis; en octobre 1863 consul général chargé d'affaires au Japon, avec le titre de ministre plénipotentiaire; en mai 1868 ministre plénipotentiaire. II est commandeur de la Légion d'honneur le 15 août 1858. En 1872 il fait valoir ses droits à la retraite comme ministreplénipotentiaire et se retire à Tain (Drôme). II meurt à l'âge de 92 ans.
Très tôt, les aventures extraordinaires de ce personnage ont soulevé de vives controverses. Le National, dans son numéro du 18 janvier 1846, s'élève avec beaucoup de violence contre la nomination de Léon Roches au consulat de Tanger: " M. Roches est dans une position toute particulière et qui le rend impropre aux fonctions qu'on lui destine. Il a embrassé la religion mahométane et consacré son abjuration par un mariage avec une Algérienne ". Dans l'esprit d'aventure qui poussa Léon Roches chez Abd el-Kader, il est vrai qu'il se fit passer pour musulman, mais n'a pas pour autant apostasié. Il le révélera du reste à l'émir lui-même. Un éminent professeur, Marcel Émerit, consacrera dans la Revue Africaine un volumineux article, faisant une analyse spectrographique de l'ouvrage de Léon Roches. Il démontera, point par point, la falsification des détails pouvant nuire à la légende future du personnage.

De Léon Roches, le maréchal Bugeaud dit le plus grand bien. Le général Azan, meilleur historien de l'Algérie, dans son livre sur Abd el-Kader ne trouve pas trace de la fameuse fatwa. Léon Roches a-t-il réellement vécu ces aventures rocambolesques? A-t-il été un affabulateur, un imposteur? Nul ne le saura jamais...