Léon Roches,
secrétaire de l'émir Abd el-Kader
par Roland Courtinat
Ma grand-mère paternelle, Marie-Gabrielle,
habitait dans un immeuble rue Léon-Roches (Léon
Roches, dans son ouvrage 32 ans à travers l'islam (Firmin Didot,
1884), explique l'origine de son patronyme. Sous le règne de Louis
XIII, un individu portant le nom de Roche, ayant subi une condamnation
infamante, un de ses descendants obtint par ordonnance royale en date
du 27 juillet 1634, la permission d'ajouter un " s " à
son nom.), qui débouchait près de la place des
Trois-Horloges, dans ce quartier populaire de Bab-el-Oued à Alger,
rendu si tristement célèbre par la haine recuite de la soldatesque
aux ordres en mars 1962. Ma grand-mère habitait au début
de la rue.
Enfant, j'allais souvent lui rendre visite. Cet immeuble modeste du XIXè
siècle offrait peu de confort. L'appartement était situé
à gauche, au fond d'un long couloir obscur qui se terminait sur
les " commodités " communes à l'étage,
constituées de deux cellules comprenant des vasques " à
la turque ". La porte d'entrée du petit appartement jouxtait
la porte gauche de l'édicule.
A cet âge-là j'étais bien incapable de dire qui était
ce " Léon Roches ", et pourquoi on avait donné
son nom à la rue où habitait ma grand-mère. Plus
tard, et au hasard de mes lectures, j'appris que ce fameux Léon
Roches avait été le secrétaire de l'émir Abd
el-Kader. Par quelles obscures circonstances un Français chrétien
était-il devenu le confident d'un prince musulman? ce qui augmentait
le caractère mystérieux du personnage.
Mais je n'en savais toujours pas davantage. Ce mystère n'ayant
pu être éclairci, je décidai de l'enfouir dans le
tréfonds de mon subconscient et je l'oubliai pendant de nombreuses
années.
Arrive l'hiver de la vie, qui s'invite quand on s'y attend le moins. C'est
cependant la période choisie pour faire le bilan de son existence.
Les souvenirs anciens m'assaillent. Je revois cette pauvre grand-mère,
si frêle dans son immense fauteuil. Et bien sûr le souvenir
de la rue et de ce Léon Roches qui reste toujours pour moi un inconnu.
Aussi je décide d'en savoir davantage.
Léon, Michel, Jules, Marie Roches est né à Grenoble
le 27 septembre 1809. Il est le fils d'Alphonse et de Clémentine
Champagneux. Il commence ses études au lycée de Grenoble
et les achève au lycée de Tournon. Reçu bachelier
en 1828, il suit six mois le cours de droit à Grenoble; mais son
imagination ne peut se soumettre à une étude si rigide.
Il se rend à Marseille, auprès de négociants amis
de son père qui étaient en relations avec l'Orient. Il est
chargé de mission et découvre la Corse, la Sardaigne. II
parcourt la terre d 'Italie à 21 ans, et c'est pour lui un éblouissement.
Cependant son père, qui avait été attaché
aux services de l'intendance militaire lors de l'expédition d'Alger,
s'était établi dans ce pays et avait monté des entreprises
agricoles. Appelé par lui, et après une certaine résistance,
il décide de partir le rejoindre en Algérie. Il s'embarque
à Marseille le 30 juin 1832.
Le 12 juillet débarque sur le môle d'Alger un grand jeune
homme blond, aux traits fins, à la barbe naissante. II s'appelle
Léon Roches. Son géniteur habite une campagne aux environs
d'Alger, mais il possède dans la ville une maison mauresque. Tout
l'étonne, tout l'intéresse dans cette ville, mais ce qui
l'irrite le plus, c'est de se trouver au milieu d'un peuple dont il ne
comprend pas le langage. Il ne passe que cinq jours à Alger et
son père l'installe dans sa maison de campagne, Braham-Reïs,
à trois kilomètres d'Alger. C'est une maison ravissante.
Il parcourt à cheval la Mitidja,
mais doit rapidement seconder son père dans ses affaires car les
propriétés de celui-ci et de ses associés sont une
cause de dépenses improductives. Il décide de vendre la
propriété que lui a laissée en héritage sa
mère pour en consacrer le produit à la mise en valeur des
terres et des immeubles, Braham-Reïs compris.
Il sent bien que pour seconder efficacement son père, il doit parler
l'arabe, bien qu'il n'ait aucune sympathie pour cette langue " dont
les sons gutturaux blessent les oreilles ". Par amour pour une jeune
mauresque d'une haute naissance et d'une radieuse beauté, nommée
Khadidja, il étudie l'arabe avec un tel acharnement avec son professeur
Abd-el-Razak ben Bassit, qu'au bout de huit mois il est capable d'avoir
une conversation avec son professeur. Mais cette étude ne le satisfait
pas entièrement. Il fréquente les cafés maures, assiste
aux séances des cadis (juges musulmans), et chaque semaine il va
chasser le sanglier avec les fermiers arabes de ses propriétés.
Hélas! Khadidja, déjà promise, est mariée
à son prétendant et le couple s'en va dans la propriété
qu'il possède dans la Mitidja.
Le roi de France a envoyé en Algérie une commission chargée
de s'enquérir de la situation de la conquête et de rédiger
un rapport indiquant les mesures à prendre pour la consolider et
l'administrer. Le père Roches reçoit à Braham-Reïs
les membres de cette commission. Quelques personnages arabes assistent
à cette réception et Léon sert d'interprète.
À leurs yeux il passe déjà pour un orientaliste,
et grâce à l'appui de M. Laurence, membre de la commission,
il est nommé interprète-traducteur assermenté. Ses
fonctions consistent à traduire les titres arabes des propriétés
acquises par les Européens et à interpréter les conditions
stipulées entre les parties. Aucun contrat, entre indigènes
et étrangers, n'est valable s'il n'a été passé
en présence d'un traducteur-interprète assermenté.
Cette nomination lui impose des efforts et un travail acharné.
La situation des colons est compromise par les hésitations du gouvernement
français et par les fautes des gouverneurs de l'Algérie.
La politique préconisée par la France est celle de l'occupation
restreinte. On nomme le comte Drouet d'Erlon gouverneur général
de l'Algérie (juillet 1834). II est chargé de faire appliquer
cette politique. Drouet d'Erlon, lieutenant général âgé
de 69 ans, est un officier probe et intelligent mais fatigué. Et
c'est ce gouverneur vacillant qui va se trouver en présence de
l'adversaire le plus redoutable qu'aient rencontré les Français
en Afrique du Nord. Le 8 juillet 1835, le maréchal Clauzel est
nommé gouverneur général de l'Algérie en remplacement
de Drouet d'Erlon. Les colons, découragés, reprennent confiance.
Léon Roches est présenté par son père au nouveau
gouverneur qui lui témoigne un vif intérêt. Clauzel
a l'intention d'installer à Médéah un vieux Turc,
le bey Mohammed ben Hussein, et à Milianah Sidi Mohammed ould Omar,
l'ami de Léon. Celui-ci saisit l'occasion de prendre part à
une expédition et demande au maréchal l'honneur de faire
partie de son état-major, en sa double qualité d'interprète
et de sous-lieutenant de cavalerie dans la Garde nationale.
Le 29 mars 1836, le maréchal Clauzel
quitte Alger à la tête de ses troupes, soit environ 6000
hommes. La bataille du col de Mouzaïa est un succès. En revanche
l'installation des beys, tant à Médéah
qu'à Milianah
s'avère un échec. Malgré ses efforts, le général
Desmichels ne parvient pas à rendre confiance à la population
de Médéah. Le 9 avril, le maréchal Clauzel rentre
à Alger. Léon Roches reprend ses fonctions d'interprète
assermenté; mais cette expédition avait fait naître
chez lui des aspirations militaires.
Léon Roches pense toujours à
Khadidja, dont le mari a rejoint le camp d'Abd el-Kader. Arrive la signature
du traité de la Tafna (30 mai 1837), avec ses conséquences
désastreuses pour la France. Un véritable enthousiasme s'était
manifesté à l'égard de ce chef musulman, non seulement
en Algérie, mais également en France. Il est donné
comme un homme de génie et de cur qui veut régénérer
sa nation. Léon Roches considère qu'Abd el-Kader peut et
veut accomplir une grande uvre. Il part donc le rejoindre, et aussi
- il faut bien le reconnaître - dans l'espoir de revoir Khadidja.
Mais comment un chrétien peut-il inspirer confiance à un
prince musulman? Il se fait donc passer pour musulman. Il est presque
constamment habillé en costume arabe, et le bruit court parmi les
indigènes qu'il a embrassé la religion musulmane. Il se
plie aux pratiques religieuses, observe le Coran qui prescrit aux musulmans
cinq prières par jour avec les ablutions obligatoires, le respect
du jeûne du mois de ramadan.
Après bien des péripéties, en décembre 1837,
Roches arrive enfin au camp d'Abd el-Kader. " Au milieu du camp
s'élève une immense tente. Une foule épaisse en obstrue
toujours l'entrée malgré les coups de bâton distribués
avec largesse sur les Arabes trop rapprochés: c'est la tente
du sultan. (...) Grâce aux chaouchs qui nous précédaient
et la dignité de mon introducteur, un passage nous fut ouvert au
milieu de la foule, nous pénétrâmes dans la tente
" (ROCHES (Léon), 32 ans
à travers l'islam, Firmin Didot, 1884.). Abd el-Kader
est né le 15 du mois de redjeb de l'année de l'Hégire
1223 (1808 de notre ère). Il est le fils de Sidi Mahdi-ed-Din.
Ses ancêtres, originaires de Médine, sont venus s'établir
au Maroc sous la dynastie des Edrissites, et c'est sonaïeul, Sidi
Kada ben Mokhtar qui quittera le Maroc pour s'installer chez les Hachem
Gheris.
Il accompagne son père à l'un de ses pèlerinages.
Sidi Mahdi-edDin ne se contente pas de visiter les deux villes saintes
de
Louis Alexis, baron Desmichels. l'islam (La Mecque et Médine),
il pousse son voyage jusqu'à Baghdad. Là, plusieurs dignitaires
font au jeune Abd el-Kader des prédictions de grandeur future qui
auront une forte influence plus tard sur lui. Le bey turc d'Oran, qui
connaît bien le fanatisme des Arabes et leur penchant pour le merveilleux,
craint l'empreinte de cette famille dans le beylicat d'Oran. Il fait saisir
Sidi Mahdi-ed-Din et le jette en prison.
Le père d'Abd el-Kader parvient à s'échapper. Sa
persécution augmente son crédit auprès des Arabes
qui voient en lui une sorte de martyr. À
plusieurs reprises il les conduit à la guerre sainte (djihad).
Parmi ses plus habiles cavaliers, celui qui déployait une brillante
bravoure était son fils Abd el-Kader. Aussi ses vertus guerrières
lui confèrent-elles un grand prestige parmi les populations belliqueuses
de la province d'Oran. Sidi Mahdi-ed-Din, le vieux marabout, sentant sa
mort prochaine, présente aux Hachem Gheris, Abd el-Kader, alors
âgé de 24 ans, comme héritier. Il est aussitôt
acclamé sultan (22 novembre 1832).
Le jeune sultan, tout en continuant à conduire à la guerre
sainte les tribus de la province d'Oran, cherche à étendre
sa domination sur toute l'Algérie. La politique d'occupation restreinte
favorise la fortune d'Abd el-Kader. Maître de Mascara et de Tlemcen,
il domine les hautes plaines intérieures de l'Oranie. Il est loin
cependant de réaliser autour de lui une union nationale. Mais le
jeune émir n'est pas pressé.
Le nouveau chef de la division d'Oran, le général Desmichels,
arrive plein d'ardeur dans un pays qu'il ne connaît pas (avril 1833).
II occupe les ports d'Arzew
et de Mostaganem.
Cette volonté d'étendre l'influence française oppose
le général d'Oran à Abd el-Kader, qui s'investit
du titre de défenseur des croyants. II réussit à
s'emparer de Tlemcen, d'où il se proclame kalifat du sultan du
Maroc, Abd er-Rhaman. Sa victoire détermine de nouvelles tribus
à se joindre à lui.
Le général Desmichels entreprend de négocier avec
Abd el-Kader une réconciliation et même une alliance formelle.
L'occupation restreinte qui constitue la politique du gouvernement français
implique une entente entre les Français, maîtres des ports,
et les indigènes de l'intérieur. Mais le but essentiel de
cette négociation est de ravitailler les garnisons françaises,
au bord de la disette.
Victoires et défaites se succèdent pour les deux camps dans
des accrochages sans avantage notable. Arrive à Oran le général
Thomas Bugeaud de la Piconnerie. Cet ancien officier de l'armée
de Suchet en Espagne est un hobereau de province, député
d'Excideuil. C'est le général de confiance du roi Louis-Philippe.
Ce soldat-politicien sait faire la guerre. Il rencontre l'armée
d'Abd el-Kader vers l'embouchure de la Tafna et lui inflige une lourde
défaite à La Sikkak le 6 juillet 1836. Mais Bugeaud s'en
tient aux consignes : après avoir débloqué Rachgoun
et ravitaillé Tlemcen, il rentre en France.
Le maréchal Clauzel se tourne vers Constantine et y subit une lourde
défaite. Celle-ci marque la fin de la tentative de conquête
de l'intérieur de l'Algérie. On revient à l'occupation
restreinte. Cette politique n'est concevable que si les Berbères
acceptent la présence française sur une partie du territoire,
et si les opérations militaires à l'est sont rendues possibles
par la neutralité d'Abd el-Kader à l'ouest.
C'est la mission confiée au général Bugeaud qui revient
à Oran le 5 avril 1837. Alors qu'avec les moyens militaires dont
il dispose, il peut amener Abd el-Kader à composition, il préfère,
tout en montrant sa force, la négociation. Bugeaud parcourt l'Oranie
et s'installe au camp de la Tafna. Il accepte l'entremise douteuse d'un
commerçant juif d'Oran, Ben Duran, qui avait déjà
rempli des fonctions d'intermédiaire entre Français et Arabes.
Bugeaud ne l'aime pas et l'accuse rapidement de jouer " un double
jeu ". Le traité de la Tafna est signé le 20 mai 1837.
Les deux interprètes, un Syrien pour l'émir, Ben Duran pour
Bugeaud, commencent la rédaction. Les articles du traité
restent vagues et soulèvent des ambiguïtés qui tiennent
à la difficulté de faire concorder les versions française
et arabe du texte. En étant trop habiles, les interprètes
ont brouillé les pistes. Les deux versions sont inconciliables.
Le traité n'est pas avantageux pour la France, et Damrémont,
gouverneur général, dénigre tout de suite et avec
une certaine véhémence, cette convention. Cependant, en
juin, la Chambre ratifie le traité de la Tafna.
Nous avons vu plus haut que quelques mois plus tard Léon Roches
se porte à la rencontre de l'émir. Entré dans la
tente, il avance vers lui, les yeux baissés, s'agenouille et lui
baise la main, selon l'usage. " Je levai mes regards sur lui.
Je crus rêver quand je vis fixés sur moi ses beaux yeux bleus,
bordés de longs cils noirs, brillant de cette humidité qui
donne en même temps au regard tant d'éclat et de douceur.
Il remarqua l'impression qu'il venait de produire sur moi; il en parut
flatté et me fit signe de m'accroupir devant lui. Je l'examinai
alors avec attention. Son teint blanc a une pâleur mate; son front
est large et élevé. Des sourcils noirs, fins et bien arqués
surmontent les grands yeux bleus qui m'ont fasciné. Son nez est
fin et légèrement aquilin, ses lèvres minces sans
être pincées; sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement
l'ovale de sa figure expressive. Un petit ouchem ( Tatouage)
entre les deux sourcils fait ressortir la pureté de son front.
Sa main, maigre et petite, est remarquablement blanche, des veines bleues
la sillonnent; ses doigts longs et effilés sont terminés
par des ongles roses parfaitement taillés; son pied, sur lequel
il appuie presque toujours une de ses mains, ne leur cède ni en
blancheur ni en distinction " ( ROCHES
(Léon), 32 ans à travers l'islam, Firmin Didot, 1884.).
Abd el-Kader interroge son invité et lui demande pourquoi il a
embrassé l'islamisme. L'intéressé lui répond
que le plus puissant motif, c'est le désir de connaître celui
dont il admire le courage et les vertus. II lui apprend que les musulmans
d'Alger l'ont nommé Omar. L'émir questionne ensuite Léon
Roches sur ses antécédents, sa famille, son père
qui est à Alger, sa religion. Satisfait de ses réponses
il lui fait signe de se retirer. Abd el-Kader témoigne beaucoup
de bienveillance à son invité. Il lui promet de lui faire
enseigner le Coran par le cadi du camp qui a été son premier
instituteur. Au cours de leurs entretiens, Roches se hasarde à
lui demander pourquoi il a fait la paix avec les Français. L'émir
lui répond qu'il s'est inspiré de la parole de Dieu qui
dit dans le Coran: " La paix avec les infidèles doit être
considérée par les musulmans comme une trêve pendant
laquelle ils doivent se préparer à la guerre ".
Léon Roches se rend compte que l'émir veut jouer un rôle
plus noble qu'il ne l'avait imaginé: régénérer
son peuple, réveiller sa foi, chasser l'ennemi de sa patrie. Quelle
sera sa position auprès de lui? En le servant fidèlement,
il sera forcément amené à desservir son pays.
Certaines tribus se refusent à payer l'impôt imposé
par Abd el-Kader. C'est le cas notamment de la tribu des Zouetna, formée
de Kouloughlis (Fruit de l'union d'un
Turc et d'une mauresque.)). Cette tribu, s'étant révoltée
contre le gouvernement des deys d'Alger, fut chassée de la ville.
Elle s'est retirée dans une vallée, l'oued Zitoun (rivière
des oliviers), et se livre à l'agriculture. Abd el-Kader décide
d'attaquer les rebelles de l'oued Zitoun, et Léon Roches combattra
pour la première fois sous les yeux de l'émir.
Mais l'affaire ne paraît pas aussi simple que prévu. Les
troupes d'Abd el-Kader subissent des pertes, et quand le feu cesse, 300
montagnards ont résisté à 1 500 fantassins réguliers
et à 3 000 cavaliers, l'élite du camp. Les troupes d'Abd
el-Kader ont environ 100 hommes hors de combat. Dix-huit prisonniers sont
amenés devant l'émir et décapités. Devant
ce massacre, Roches se retire, brisé. Abd el-Kader vient de lui
apparaître comme un chef injuste et cruel.
Commence pour le confident de l'émir le temps de la suspicion.
Sous prétexte d'y faire son éducation religieuse, début
1838, Abd el-Kader envoie Léon Roches à Tlemcen. Il est
en fait placé sous la surveillance du khalifat de Tlemcen. Il est
soupçonné d'espionnage. À Tlemcen il reçoit
la visite de déserteurs, la plupart sont des Allemands de la Légion
étrangère. Parmi eux il a la surprise de découvrir
Isidore Dordeleau, qui avait habité chez son père, car le
20e de ligne, auquel il appartenait, occupait le poste à l'entrée
du vallon de Braham-Reïs. Avec Isidore, promu domestique, il tente
de fuir de Tlemcen; mais ils sont tous les deux rattrapés par une
centaine de cavaliers envoyés à leur poursuite par le khalifat
et ramenés à Tlemcen. Léon Roches finit par apprendre
qu'il avait été calomnié auprès d'Abd el-Kader.
On avait assuré l'émir que son confident était un
espion envoyé par la France pour pénétrer ses secrets
et étudier ses ressources. On insinuait même qu'il avait
été chargé de l'assassiner en cas de déclaration
de guerre.
Léon Roches décide alors de retourner auprès d'Abd
el-Kader. Le 17 mars 1838, ses préparatifs achevés, il prend
la route, accompagné de son fidèle Isidore. Ils arrivent
le let avril à Médéah. Aux chaouchs qui l'arrêtent,
il demande d'annoncer à l'émir qu'Omar ould Rouch (fils
de Roches), qui arrive de Tlemcen, demande à lui parler. "
Pour toi, fils de Mahdi-ed-Din, j'ai abandonné mon pays, ma
famille et mon bien-être; séduit par la renommée de
ton courage, de tes vertus et de tes nobles desseins, je suis venu t'offrir
mes services sans arrière-pensée et tu m'as exilé
comme un espion de la France ! Tu as ajouté foi aux calomnies de
vils Algériens qui redoutaient sans doute que je ne te dévoile
leurs turpitudes (...). Est-ce là l'accueil que tu devais faire
à un chrétien de distinction qui avait librement embrassé
l'islamisme et qui est venu apporter son concours à l'accomplissement
de la tâche que tu as entreprise de régénérer
ton peuple ? "
Roches rentre en grâce. Cinq minutes d'entretien avec le sultan
avaient suffi pour faire, à nouveau, du renégat fugitif,
un personnage important. Au nombre des secrétaires de l'émir
se trouvait un ancien assesseur du cadi que Léon avait connu à
Alger. Cet homme usa de son crédit auprès d'Abd el-Kader
pour faire disparaître dans l'esprit de celui-ci la fâcheuse
impression qu'avaient produites les calomnies. Léon Roches devient
un familier d'Abd el-Kader.
Deux mois se sont écoulés depuis que Roches vit dans l'intimité
d'Abd el-Kader. Soucieux d'étendre son autorité sur tout
le territoire, l'émir a l'intention de monter une expédition
contre le marabout Sidi Mohammed-el-Tedjini, qui se méfie des souverains
temporels et a juré de ne jamais se trouver en face d'un sultan.
Au lieu de tenter un rapprochement entre Tedjini et l'émir, les
marabouts, jaloux de son influence, enveniment la question. Abd el-Kader
rassemble son armée pour donner l'assaut à Aïn Mehdi,
oasis de Sidi Mohammed-elTedjini.
Le siège de la forteresse dure jusqu'en décembre 1838. Sidi
Mohammed-elTedjini doit capituler. Les conditions sont dures :
- versement d'une rançon égale au montant des dépenses
occasionnées pendant le siège;
- évacuation d'Aïn Mehdi;
- comme garantie de l'exécution des articles de la capitulation,
Tedjini remet son fils en otage entre les mains du sultan.
Le 2 décembre 1838 le siège est levé. Abd el-Kader
ordonne la destruction de la ville. Sous le regard de l'émir, le
12 janvier 1839 une formidable explosion se fait entendre et la ville
s'écroule sous une énorme colonne de fumée et de
débris. Sur l'ordre d'Abd el-Kader, Léon Roches écrit
un récit succinct du siège d'Aïn Mehdi et l'adresse
au maréchal Vallée, gouverneur général.
Abd el-Kader, tout en désirant recommencer la guerre sainte, ne
veut pas assumer la rupture du traité de paix qu'il avait signé.
Il prend la résolution de s'adresser directement au roi de France,
et il exige que ses lettres au souverain et aux ministres soient rédigées
en français par Léon Roches. C'est à l'occasion de
cette correspondance que l'émir, en dévoilant ses intentions,
enlève à Léon Roches tout espoir du maintien de la
paix.
En arrivant à Taza le 5 juillet 1839 Roches apprend qu'au grand
conseil du 3 juillet la djihad est décidée. La guerre avec
la France est imminente. Le 3 octobre une discussion s'engage entre Abd
el-Kader et Léon Roches :
- " Pourquoi cette tristesse peinte sur ta figure ? Ne devrais-tu
pas, au contraire, te réjouir de l'occasion que Dieu te donne de
prouver ta foi en combattant les infidèles? "
- " Je t'ai répété maintes fois que je redoutais
la guerre parce qu'elle sera funeste à toi et à ton peuple;
mais en outre de cette considération, crois-tu donc que mon coeur
n'est pas déchiré à la pensée d'être
forcé de combattre les enfants de la France, cette mère
qui m'a nourri, élevé, et qui abrite mon père ? ".
- " Tu prononces des paroles impies. Que parles-tu de frères
et de patrie ? Oublies-tu que le jour où tu as embrassé
notre sainte religion tu as rompu tous les liens qui t'attachaient aux
infidèles ? Tu as parlé comme un chrétien, Omar,
songe que tu es musulman ".
- " Eh bien, non, je ne suis pas musulman " (
ROCHES (Léon), op. cit.).
Abd el-Kader devient blême. Ses lèvres tremblent. Il lève
les bras au ciel. " Laâb-ed-Din ! Laâb-ed-Din ! "
(joueur de religion! joueur de religion!). Léon Roches croit que
sa dernière heure a sonné. Mais non. L'émir le chasse.
Il ne devait plus le revoir. Flanqué de son fidèle Isidore,
Léon Roches prend la route d'Oran où il arrive début
novembre 1839. Dès l'annonce de son arrivée, il est conduit
à l'état-major du général commandant la province.
II quitte Oran pour Alger le 16 novembre et embarque sur le bateau à
vapeur l'Achéron. Il entre dans le port d'Alger le 19 novembre
1839.
Le maréchal Vallée, gouverneur général, lui
offre de prendre le poste d'interprète militaire de troisième
classe qu'il accepte. Il fait un court séjour à Paris, début
1840, où il fournit au ministère de la Guerre des renseignements
sur ce qu'il a vu pendant son séjour chez Abd el-Kader. De retour
à Alger, Léon Roches participe, en tant qu'interprète
militaire, à des opérations.
Le général Bugeaud arrive à Alger le 22 février
1841 et accorde une audience à Léon Roches. Son intention
est de l'attacher à sa personne. En juillet 1841 Roches est chargé
par le général Bugeaud d'une mission délicate. II
s'agit de se rendre à La Mecque au moment du pèlerinage
du monde musulman, de rencontrer plusieurs hauts personnages de l'Algérie
et du Maroc, et d'obtenir de l'aréopage des principaux oulémas
de l'islamisme une fatwa, dont le sens serait à peu près:
" Quand un pays musulman est envahi par les infidèles,
les croyants doivent-ils combattre sans merci, jusqu'au jour où
il est avéré que la continuation de la guerre ne peut amener
que l'effusion du sang musulman, sans espoir de chasser l'infidèle
? Si, dans ce cas, l'infidèle consent à une trêve,
en laissant aux croyants leurs femmes, leurs enfants et l'exercice de
leur religion, les croyants leur doivent-ils obéissance pendant
toute la durée de la trêve ? ".
Roches accomplit sa mission, d'abord à Kairouan, puis au Caire,
enfin Médine et La Mec ue. II obtient cette fatwa. Échappant
par miracle au massacre, le jour même du pèlerinage (janvier
1842) à La Mecque, il rentre en Europe. Mais le général
Bugeaud le rappelle près de lui. En juin 1842 Roches reçoit
la croix de la Légion d'honneur, avec le titre d'interprète
en chef. Après avoir pris part à de nombreuses expéditions,
il assiste le 14 août 1844 à la bataille de l'Isly. Il reçoit
du souverain Louis-Philippe la Croix d'officier (janvier 1845).
Suite à une lettre (15 juillet 1845) du maréchal Bugeaud
à Guizot, alors ministre des Affaires étrangères,
Léon Roches est nommé en 1846 secrétaire de la légation
à Tanger. En 1848, il gère la mission au Maroc en qualité
de chargé d'affaires. En 1849 il est nommé consul à
Trieste; en juin 1852 consul général à Tripoli de
Barbarie; en juillet 1855 consul général chargé d'affaires
à Tunis; en octobre 1863 consul général chargé
d'affaires au Japon, avec le titre de ministre plénipotentiaire;
en mai 1868 ministre plénipotentiaire. II est commandeur de la
Légion d'honneur le 15 août 1858. En 1872 il fait valoir
ses droits à la retraite comme ministreplénipotentiaire
et se retire à Tain (Drôme). II meurt à l'âge
de 92 ans.
Très tôt, les aventures extraordinaires de ce personnage
ont soulevé de vives controverses. Le National, dans son numéro
du 18 janvier 1846, s'élève avec beaucoup de violence contre
la nomination de Léon Roches au consulat de Tanger: " M.
Roches est dans une position toute particulière et qui le rend
impropre aux fonctions qu'on lui destine. Il a embrassé la religion
mahométane et consacré son abjuration par un mariage avec
une Algérienne ". Dans l'esprit d'aventure qui poussa
Léon Roches chez Abd el-Kader, il est vrai qu'il se fit passer
pour musulman, mais n'a pas pour autant apostasié. Il le révélera
du reste à l'émir lui-même. Un éminent professeur,
Marcel Émerit, consacrera dans la Revue Africaine un volumineux
article, faisant une analyse spectrographique de l'ouvrage de Léon
Roches. Il démontera, point par point, la falsification des détails
pouvant nuire à la légende future du personnage.
De Léon Roches, le maréchal Bugeaud dit le plus grand bien.
Le général Azan, meilleur historien de l'Algérie,
dans son livre sur Abd el-Kader ne trouve pas trace de la fameuse fatwa.
Léon Roches a-t-il réellement vécu ces aventures
rocambolesques? A-t-il été un affabulateur, un imposteur?
Nul ne le saura jamais...
|