Le miracle
de la vigne
Paul Birebent
L'Algérie agricole de 1830 était
un pays pauvre. Ses habitants répugnaient à tirer profit
de ses ressources naturelles. Pour la majorité des Arabes et Berbères,
l'économie se limitait à satisfaire leurs besoins immédiats.
L'activité essentielle, hors les villes, consistait à cultiver
de l'orge et du blé dur et à élever des moutons.
Toutes les autres spéculations, arboricoles ou maraîchères,
demeuraient secondaires.
La vigne introduite par les Phéniciens et ravagée après
la conquête musulmane, n'avait jamais complètement disparu.
A la chute de la Régence turque, elle recouvrait environ 2 000
ha, disséminés en petits lopins autour des villes de la
côte et de la montagne et des fermes de notables. La production
était destinée à la consommation en fruits frais
et en raisins secs, et à l'élaboration d'un peu de vin cuit
bu sur place et parfois exporté par des navires en transit.
Dans les premières années de la colonisation, les bateaux
venus de France et qui ravitaillaient une Algérie improductive,
transportaient essentiellement de la farine, du sucre, du riz, du tabac
à chiquer et des barriques de vin. Ce vin, jugé indispensable
pour le moral et le maintien de la bonne condition physique des troupes,
était de piètre qualité et ne se conservait pas.
Il en résultait un " empoisonnement général
qui brûlait les entrailles sous la double influence de la chaleur
et de la soif ".
La " Commission d'Afrique " cependant déconseillait de
planter de la vigne pour ne pas concurrencer la production française
déjà excédentaire. Elle admettait toutefois que le
sol et le climat lui étaient favorables. Quelques colons et maraîchers
espagnols s'essayaient, sans grand succès, parce que, sans matériel
approprié, à faire du vin à partir de raisins achetés
aux indigènes et de plants ramenés d'Europe dans leurs bagages.
C'est après la bataille de l'Isly et le début de la colonisation
officielle, militaire d'abord qui se soldait par un échec, puis
civile avec la création de villages que, prudemment, commençait
la spéculation viticole.
L'un des premiers à en prendre l'initiative était le colonel
de Saint-Arnaud qui commandait la subdivision d'Orléansville. "
Je ferai continuer mes plantations... je planterai cette année...
beaucoup de vignes ". Cela se passait en 1845.
Trois ans plus tard les colons qui débarquaient avec les "
convois de 48 " ignoraient où les envoyait l'Etat qui les
avait recrutés. Les discours, les affiches officielles étaient
floues et mensongères. Pour le plus grand nombre d'entre eux, ils
croyaient à la " terre promise " et au " vent du
large " et ne pouvaient imaginer de pires conditions que celles qui
les attendaient : la brutalité et le mépris des militaires,
l'impréparation totale, le provisoire sans limite de temps, l'absence
de perspectives économiques, les hésitations et la discipline
imposée, l'arbitraire des autorités.
Ayant quitté la France dans le dénuement le plus complet,
ils ne pouvaient revenir en arrière. Ils n'avaient pas d'autre
choix que de s'accrocher et de tenter l'impossible. Pour nombre d'entre
eux, la colonie était un retour à la terre, y compris pour
les " Parisiens " originaires des provinces. Ils en avaient
été chassés, à une époque ou à
une autre, par la tradition de l'héritage au fils aîné,
par les incertitudes du métier occasionnel de brassier (quelqu'un
qui loue ses bras), les mouvements migratoires vers l'illusion urbaine
de l'industrialisation.
A cette époque, le vignoble algérien recouvrait environ
750 ha dont 200 Lins le Sahel algérien, 300 à Mascara et
le reste réparti entre Miliana, I lougie, Bône et Oran, alors
qu'en France venait d'éclater la première crise viticole,
celle de l'oïdium ( Maladie produite
par un champignon venu d'Amérique. Elle sera traitée par
des poudrages au soufre sec.).
Les convois de 1848, après des premières années difficiles,
allaient donner in essor considérable à la vigne. L'administration
prenait en effet conscience des possibilités offertes par cette
nouvelle culture et décidait de fournir des plants aux colons des
centres de colonisation. L'expérience se soldait I Jar un échec
mais l'élan était donné.
En 1854, la récolte métropolitaine avait chuté de
54 millions d'hectolitres à 11 millions. Le prix du vin augmentait
considérablement et le négoce français s'approvisionnait
en vins à l'étranger. L'idée de rendre l'Algérie
autosuffisante et pourquoi pas exportatrice, commençait à
s'imposer. Les plan- la fions anarchiques des premiers temps se multipliaient
mais avec un peu Mus de réflexion: choix des cépages et
des expositions, des types de sols et des densités. En 1861, les
vignes recensées étaient de l'ordre de 5500 ha, alors que
le vignoble métropolitain avait retrouvé sa pleine capacité
de production. De nombreux viticulteurs français chassés
par la crise, avaient choisi d'émigrer en Algérie. Ils apportaient
leur savoir-faire.
Il n'y avait pas parmi eux que des hommes vertueux. Certains s'exilaient
à cause de leurs opinions politiques ou de leur comportement social.
Ils en tiraient une grande fierté. A la classe ouvrière,
à celles des paysans et des bourgeois, s'ajoutait celle de la petite
noblesse, les " gants jaunes ". Ils débarquaient en bonnets
de laine, en casquettes de toile, en chapeaux ronds de cuir. Ils transportaient
des pioches, des faucilles, des poêles, des chaudrons, des couvertures.
Ils avaient presque tous, mais cela ne se voyait pas, des qualités
d'audace, de persévérance, de travail, d'épargne,
d'ingéniosité qu'eux-mêmes ne soupçonnaient
pas.
Lentement la colonisation s'étendait et gagnait toute l'Algérie.
Des plantations de vignes limitées, disparates, hétérogènes,
se faisaient un peu partout et étaient condamnées à
l'échec. Des boutures de vignes affluaient de toutes les régions
viticoles de France, d'Espagne, d'Italie, et d'ailleurs. Elles étaient
plantées selon les traditions anciennes de leurs pays d'origine
et sans tenir compte des spécificités climatiques et pédologiques
(étude la composition des sols) algériennes.
De grands noms de France de la noblesse et de la banque, de grosses fortunes
favorisées par la politique du Second Empire, investissaient dans
la vigne, ce qui faisait dire au directeur général des services
civils de l'Algérie " que l'Algérie serait un jour
un des grands pays viticoles du monde ". En attendant, le pays subissait
toutes les calamités agricoles des " années terribles
" et des " années noires ", révolte des tribus
du sud, sirocco et pluies torrentielles, sécheresse et invasions
de sauterelles, famine, exodes de populations, épidémies
de choléra et de typhus. Des colons, qui avaient survécu
et voulaient continuer, avaient acquis une certaine expérience
qui, appliquée à la vigne, permettait d'améliorer
qualité et production. A la chute de l'Empire en 1871, la colonie
produisait sur 12 000 ha 127000 hectolitres de vin.
Aux incertitudes de l'utopique royaume arabe rêvé par Napoléon
III, faisait suite avec la Hie République une politique active
de peuplement, d'équipement et de progrès dans les institutions.
La colonisation privée se développait et prenait un essor
considérable dont profitait la vigne. L'Oranie jusque-là
délaissée, du fait de son climat plus sec, accédait
en superficie à la première place du vignoble algérien.
Pendant ce temps, la France subissait la crise phylloxérique qui
détruisait progressivement la totalité de son vignoble (
En 25 ans, depuis 1863, 2300000 ha arrachés et replantés.).
Le ministère de l'Agriculture se tournait vers l'Algérie
" pour apporter un palliatif à ce désastre viticole,
agricole et commercial ", et décidait " q u 'o n planterait
de la vigne partout où la nature du sol semblerait lui convenir
". L'Algérie réagissait et se couvrait de vignes. Elle
était le miracle économique attendu depuis 1830, la solution
enfin trouvée à tous les échecs, à toutes
les hésitations; le remède universel aux crises passées,
à la pauvreté, à l'emploi, au manque de fonds propres.
C'était aussi l'avis de l'administration qui demandait aux banques,
dès 1877, d'élargir les crédits à tous les
agriculteurs. Ces perspectives nouvelles de crédit attiraient environ
10000 viticulteurs ruinés du Midi, qui avaient l'ambition de reconstruire
une carrière viticole dans un pays neuf.
Avec eux et avec les descendants de la première génération
de colons, la n igne gagnait du terrain et allait de plus en plus loin
et de plus en plus haut. Elle précédait le tracé
des routes et la fondation des villages. Elle 'réait des emplois
sédentaires et saisonniers, elle entraînait l'ouverture de
i'raits commerces, de services, d'administration. Elle modifiait ou relançait
économie.
Pour la première fois en 1885, l'Algérie dépassait
le million d'hectolitres avec 60410 ha en production. Pour la première
fois aussi, apparaissait la menace d'excédents et de crise viticole,
bien que la colonie soit devenue,avec 320 900 hectolitres, le troisième
fournisseur de sa métropole.
Le 2 juillet 1885, le phylloxéra était découvert
près de Tlemcen et allait progressivement gagner tout le pays.
Mais la parade était trouvée avec le greffage de plants
français sur des vignes sauvages américaines et une loi
de 1886 organisait la lutte contre ce parasite des racines qui avait détruit
le Vignoble français. L'unanimité ne se faisait pourtant
pas parmi les viticulours algériens. Certaines régions étaient
atteintes, d'autres pas et une longue lutte allait opposer pendant des
années : " am éricanistes " et " non ri in
é ricaniste s ", pour prendre fin en 1898.
Avec la reconstitution de son vignoble, la production française
atteignait, en 1900, un potentiel de 60 millions d'hectolitres. Plus de
500000 ha avaient été replantés sur vignes américaines
greffées en cépages très productifs, et le plus souvent
en terres basses, alluvionnaires et fertiles. Le vin produit était
généralement invendable en l'état, pauvre en couleurs
et en tannins, avec de fortes acidités et de faibles degrés.
Il avait besoin de remontants, de vins de coupage ou d'assemblage, inexistants
en France.
En Algérie, depuis le début de l'attaque phylloxérique,
la superficie plant ée en vignes avait doublé et recouvrait
145 000 ha qui produisaient 5,5 millions d'hectolitres. Le prix du vin
n'avait pas suivi et avait perdu près de la moitié de sa
valeur en dix ans. Les vins d'Algérie devenaient pour les vins
du Midi des concurrents sérieux puisqu'ils possédaient naturellement
tout ce qui leur manquait. Il fallait les disqualifier et les écarter.
Commençait alors une " guerre du vin " qui allait durer
sept ans. Tous les arguments étaient utilisés pour dénigrer
les vins algériens. Leurs producteurs étaient accusés,
sans preuves, de frauder. On décelait dans les vins des matières
suspectes, des cendres, des acides qui perforaient l'estomac. Leur goût
de terroir devenait un goût de vin trafiqué.
En réponse, l'Algérie exigeait des analyses complètes
et des comparaisons avec les vins importés et les vins des autres
régions françaises où la fraude à grande échelle
avait commencé dès le début de la crise phylloxérique
: addition illégale de sucre, fermentation de deuxième cuvée
par addition d'eau sucrée sur les marcs, élaboration de
piquettes par lavage des marcs, utilisation de raisins secs et de figues
de Grèce et de Turquie, ajout de produits chimiques.
Tout cela se faisait sans contrôle pour le plus grand bénéfice
de négociants et trafiquants peu scrupuleux malgré des lois
votées en 1900 et 1903 pour limiter la pratique de la chaptalisation
(Addition de sucre de betterave.).
Les " frères de misère " du Midi de la France
s'en prenaient à la " fertile colonie algérienne "
et exigeaient la taxation de ses vins, la démission des élus;
ils ordonnaient la grève des impôts, déclenchaient
des manifestations, bloquaient les navires en provenance d'Algérie.
Les syndicats agricoles d'Algérie réagissaient et demandaient
la suppression du monopole du pavillon et la possibilité de faire
transiter leurs vins par des ports d'Espagne et d'Italie. Ils souhaitaient
que des déclarations de récoltes avec contrôle soient
rendues obligatoires, seul moyen d'empêcher la fraude, tant au niveau
de la propriété que de celui du commerce, dans les caves,
les transports, les entrepôts.
Pendant ce temps, les cours du vin continuaient de chuter et la "
révolte des gueux " éclatait dans le Languedoc en 1907.
D'immenses rassemblements dans les grandes villes dénonçaient
la fraude et les fraudeurs et mettaient en cause les betteraves du Nord
et les régions viticoles sans soleil, incapables de produire du
vin sans faire usage du sucre et d'artifices de " fabrication ".
Insensiblement cependant, les points de vue des deux côtés
de la Méditerranée se rapprochaient. Vignerons d'Algérie
et vignerons du Languedoc comprenaient qu'ils menaient le même combat
et décidaient de s'unir " contre la fraude sous toutes ses
formes et contre les fraudeurs de tous poils ". Cette année
1907, la récolte métropolitaine dépassait les 66
millions d'hectolitres auxquels s'ajoutaient les 8,6 millions d'Algérie.
Rien n'était réglé. Les excédents s'accumulaient.
Ils étaient dus à l'inconscience des hommes. Surendettés,
de nombreux colons renonçaient et se résignaient à
vendre leurs exploitations. Ces ventes entraînaient des concentrations
de vignobles au profit de riches sociétés et de viticulteurs
plus aisés ou plus I la nceux. La petite propriété
avait tendance à disparaître.
Les viticulteurs algériens comprenaient qu'il fallait changer de
méthodes, ( l'abord par un meilleur choix des variétés
de vignes avec des cépages itioins productifs, mais surtout en
améliorant les techniques de vinification. I )es colons, des chercheurs
imaginatifs s'ingéniaient à mettre au point et à
répandre " les procédés modernes de vinification
en pays chaud ". L'Ecole (l'agriculture de Rouiba devenait la première
du nom en matériels viti-vinimies. Ceux qui étaient mis
au point en Algérie s'exportaient dans tous les pays qui cultivaient
de la vigne. Les efforts de recherche portaient esseniellement sur la
maîtrise des températures et la conservation des vins sans
oxygénation et risques d'altération. Aussitôt la qualité
des vins s'améliorait, entraînant un vaste mouvement de rénovation
et d'équipement et la création de caves coopératives.
Lors d'une session d'un Congrès international de la viticulture,
un intervenant se permettait de déclarer en saluant les efforts
consentis en Algérie: " Nous savons aujourd'hui que la conduite
des fermentations en pays chauds est un art dont les viticulteurs de France
n'avaient pas une idée... une science nouvelle est née ".
Désormais face à la demande croissante de la métropole,
le vignoble algérien retrouvait un rythme de développement
accéléré. La raison en était évidente.
Alors que la France produisait en 1914, 60 millions d'hectolitres de "
vins épais et bleuâtres " dont à peine 2 millions
atteignaient 11° d'alcool, les vins d'Algérie titraient couramment
13° et parfois 14° et 15° et sans aucun artifice. Les négociants
métropolitains avaient donc impérativement besoin des vins
algériens qui devenaient plus que jamais des " vins médecins
". Cette même année, l'Algérie battait un record
de production avec plus de 10 millions d'hectolitres pour une superficie
proche de 150 000 ha. La fin de la Grande Guerre relançait l'extension
du vignoble algérien un moment ralenti. Commençait alors
ce que l'histoire a appelé le " temps béni des colonies
". La vigne en 1925 recouvrait 200 000 ha et s'étirait d'est
en ouest sur un millier de kilomètres et en Oranie sur 200 km de
profondeur. En altitude, des sables du bord de mer, elle grimpait à
1 200 m à Ben Chicao et à 1 300 m à Bossuet.
Dix ans plus tard, au moment des fêtes commémoratives du
centenaire, la superficie viticole approchait les 300 000 ha et sa production
oscillait entre 15 et 22 millions d'hectolitres. La Colonie expédiait
ses vins par milliers d'hectolitres à Bordeaux, Chalon-sur-Saône,
Châteauneuf-du-Pape, Tain l'Hermitage, Beaune, Mâcon, Nuits,
vers les plus réputées des régions françaises
qui connaissaient certaines années des déficiences en couleur,
de faibles degrés ou de trop fortes acidités.
Et le mouvement s'accélérait vers le Midi de plus en plus
demandeur. L'Algérie devenait le premier fournisseur de la France
avec, bon an mal an, l'expédition d'environ 10 millions d'hectolitres.
Alors que la presse et l'opinion française affichaient leur mépris
pour le vin algérien, " La France est célèbre
par ses crus, l'Algérie ne connaît que les vins de chais
", les organisations syndicales algériennes décidaient
de réagir et de promouvoir leurs vins par des classifications territoriales
à l'image de ce qui se faisait en métropole. Leur ambition
n'était pas de concurrencer des appellations réputées
et souvent millénaires, mais de donner leur juste place à
des vins qui " tressaient quelques fleurons de plus à la couronne
vinicole de la Mère Patrie ".
Toujours inconscients et pressés, les viticulteurs algériens
ne connaissaient pas de frein et continuaient de s'emballer et de planter
pour atteindre un plafond de 398 600 ha en 1938 et 21 500 000 hectolitres.
L'Algérie devenait le quatrième producteur mondial derrière
la France métropolitaine, l'Italie et l'Espagne.
Les vins d'Algérie, depuis peu, étaient classés,
en fonction de leur région d'origine, en trois appellations simples:
les " vins de plaine " dans la Mitidja et le long de l'oued
Isser, dans les plaines littorales et les dépressions intérieures
de l'Oranie, et dans les basses vallées de la zone orientale; les
" vins de coteaux " regroupaient les vins du Sahel algérien
et de la côte de Cherchell à Tenès, ceux des collines
de Témouchent, de Rio-Salado et de Mostaganem, ceux de Beni-Melek
près de Philippeville; les " vins de montagne " se situaient
autour d'Aïn-Bessem et Bouira, à Souk-Ahras, à Mascara
et à Tlemcen.
L'année suivante en 1939, la récolte se montait à
près de 18 millions d'hectolitres. Elle chutait à 14 millions
l'année suivante, puis à 10, remontait à 12 et enfin
dégringolait à 6 en 1943, son plus faible volume depuis
1921.
La rupture des relations maritimes avec laFrance entraînait l'accumulation
de stocks invendus et la dégradation du vignoble qui, tante de
moyens financiers et en l'absence des viticulteurs, perdait en cinq ans
près de 4 millions d'hectares. Fort heureusement la situation m'améliorait
rapidement et, en 1946, les stocks de vin s'écoulaient à
la cadence de 1 200 000 hectolitres par mois. Repris en mains et reconstitué,
le vignoble passait de 325 794 ha cette même année 1946,
à 371 385 sept ans plus tard en 1953. En 1954, année cruciale
pour l'Algérie, Il représentait encore 371 000 ha pour une
récolte de 19 297 000 hectolitres, proche du record de 1934. Il
allait ensuite inéluctablement décroître jusqu'en
1962 et disparaître presque totalement au cours de la décennie
suivante.
Le professeur Aldebert, de la chaire de viticulture de Maison-Carrée,
recommandait une politique très qualitative dans l'encépagement
des vignobles à reconstituer. Il conseillait fortement l'arrachage
de l'aramon, « pisse vin » du Midi français, encore
très répandu dans la Mitidja, et son remplacement par du
cinsault plus fin et moins productif. Pour les vinifications en rouge
il proposait des assemblages de carignan, de cinsault et d'un peu d'alicante
teinturier. En zones de montagne, il ajoutait l'autres cépages
qui faisaient la notoriété de certains crus français.
Le pinot de Bourgogne, le cabernet bordelais mais aussi le morrastel espagnol.
Ces conseils répercutés par la presse spécialisée
étaient largement suivis par les viticulteurs puisque, selon les
statistiques de l'époque, le carignan, avec
140 000 ha, représentait 40 % de la superficie totale. Il était
suivi par l'alicante avec 75 000 ha et le cinsault avec 60 000 ha.
La vigne, en matière d'occupation des sols, dominait en Oranie
avec 250 000 ha, contre 87 200 à Alger à 16 800 à
Constantine (Statistiques 1958.).
Ces deux derniers départements étaient caractérisés
par la grande et la moyenne propriété, alors que la petite
propriété était la plus fréquente dans le
département d'Oran. Les " vins de plaine " étaient
généralement destinés au coupage ou aux assemblages,
rarement à la consommation courante. Ils titraient naturellement
10° à 12° dans les plaines à fort rendement, 12,5°
à 13° en Oranie moins productive.
Les " vins de coteaux " que l'on disait de longue conservation,
étaient situés sur les collines orientales autour de Stora,
Saint-Charles, El-Arrouch, Jemmapes, près de l'oued Marsa. On les
retrouvait dans le Sahel algérois à Fouka, Sidi-Ferruch,
et plus haut vers l'Atlas tellien à Damiette, mais encore dans
la zone littorale de Cherchell à Tenès et plus au sud du
côté du Zaccar. Dans le Dahra, des vins réputés
étaient produits à Rabelais, Paul-Robert, Renault, Fromentin.
On les rencontrait dans les sols siliceux de la rive droite du Chélif
à Cassaigne, Lapasset, Belle- Côte, Picard, et dans les terres
plus légères d'Aïn Tedeles, Aboukir, Rivoli. Les "
vins de coteaux " caractérisaient également la région
de Sidi-Bel-Abbès et les Monts du Tessalah à Guiard, Tassin,
Palissy. Le vignoble en coteaux de la région d'Aïn-Témouchent
entre mer et montagne représentait à lui seul le quart de
la production du département.
Cliquer
pour une image plus grande
Quelques cépages de cuve cultivés
en Algérie
|
Les " vins de montagne ", issus
de vendanges tardives, en octobre, titraient entre 13° et 14°.
Ceux de Miliana,
d'une grande finesse et d'une belle couleur brillante, étaient
classés en " Côtes du Zaccar ". L'appellation Médéa
" regroupait les villages de Ben Chicao, de Berrouaghia et de Loverdo,
avec des vins d'une belle coloration et d'une verdeur agréable.
On pouvait y ajouter les petits vignobles d'Aïn Bessem et de Bouira.
Les vins de Tlemcen
produits à Mansourah et à Bréa étaient d'une
grande finesse et pouvaient être bus sans vieillissement. Les vins
de Mascara avaient le taux d'extrait sec le plus élevé d'Algérie
et titraient facilement 14° en rouge et 15° en blanc de cépage
indigène faranah, ce qui ne les empêchait pas d'être
souples et bouquetés.
En 1958, alors que s'amorçait son déclin, la surface viticole
représentait 10 % seulement de l'ensemble des terres cultivées.
En valeur, la viticulture atteignait 32,5 % des productions végétales
et distribuait 30 millions de salaires au profit de 40 % de la main-d'ceuvre
salariée de l'Algérie.
Statiquement encore, sur 31 748 déclarants de récolte, 21
686 produisaient moins de 200 hectolitres, soit près de 68 % de
l'ensemble. 22 % d'entre eux se situaient entre 200 et 1 000 hectolitres.
Ils étaient 10 % entre 1 000 et 10000, et 0,3 % seulement récoltaient
davantage. Ils faisaient partie, les uns ou les autres, de ces gros colons
dont parlait Albert Camus, et qui bien entendu n'existaient ni en Bourgogne,
ni en Gironde, ni ailleurs dans le monde: " A lire une certaine
presse il semblerait que l'Algérie soit peuplée d'un million
de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac
" ( La bonne conscience, l'Express
du 21 octobre 1955.).
Ces gros colons avaient oublié que leurs ancêtres avaient
été un jour des transportés ", des " proscrits
", des " gueux ", des " d éplacés ",
des " mendiants ", de la Monarchie à la République,
en passant par l'Empire. Ils pouvaient très justement se demander
par quel miracle ou par quel labeur acharné leurs ancêtres
étaient parvenus à se tirer d'affaire. Les échecs
n'étaient pas écrits sur les tombes dans les cimetières.
L'Algérie qu'ils connaissaient et dans laquelle ils vivaient n'existait
pas en 1830. Ils l'avaient créée. Les Arabes en avaient
profité. Ils étaient toujours là et avaient évolué.
En dépit de l'anathème jeté par l'islam sur le vin,
ils s'y étaient essayés: " La réussite est
étonnante: actuellement 10 000 familles musulmanes produisent 600
000 quintaux de raisin sur 17000 ha et vivent de cette culture "
(Viticulture musulmane et colonisation
dans la région de Mostaganem, A. Beau, 1957.).
Ces familles musulmanes et les autres n'avaient pas été
volées ou dépossédées par les colons. En 1950,
630 732 propriétaires arabes possédaient 7 349 100 ha de
terrains pour seulement 22 037 colons et 2 726 000 ha.
Comme l'a écrit l'un des nôtres, Paul Bellat: " On
a beaucoup parlé... des spoliations dont les occupants de l'Algérie
auraient été victimes ! Nous n'avons jamais spolié
que les marécages, la brousse, le désert et leurs hôtes,
les hyènes et les chacals " ( Un
vieux m'a dit, Paul Bellat, 1948.).
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