Dans
les vignes de mon père
Paul Birebent
Les vendanges 1954, comme toutes les précédentes
depuis le début du siècle, avaient interrompu les vacances
à la plage au milieu du mois d'août. Dès la fin juillet,
j'avais effectué les premiers contrôles de maturité
sur souches. Le " chasselas " était un excellent indicateur.
Ce raisin de table dont on disait qu'il avait été rapporté
du moyen orient par les Croisés, présentait la particularité
d'être extrêmement précoce. Il mûrissait début
juillet ( La zone littorale de Guyotville,
principale productrice de chasselas, exportait ses raisins primeurs aux
alentours du 20 juin.), et les moineaux de la ferme le picoraient
sans retenue, malgré l'épouvantail à djellaba et
chapeau de paille, fiché au milieu des pieds de vigne.
À environ 50 mètres en contrebas de la cave, après
une parcelle de " préparé ", réservée
aux fèves, petits pois et oignons, mon grand-père, puis
mon père, avaient planté et entretenu deux demi-rangs de
raisins de table de variétés blanches. De part et d'autre
du " chasselas ", camouflé dans la masse des autres cépages,
on trouvait du " valensy " (Panse
précoce de Provence, ou " uva del rey " espagnol.),
aux grosses baies ellipsoïdes d'un jaune doré, également
de première époque, mais qui s'abîmait très
vite sous la piqûre des oiseaux, la morsure des guêpes et
l'envahissement des moucherons; du " teta de vaca " que l'on
appelait " dattier ", raisin tardif d'origine turque, à
la, pulpe charnue et aux grains allongés et sucrés; du "
muscat d'Alexandrie ", le " zibbib "(Raisin
à sécher). arabe sensible à la "
coulure " et au " millerandage " (Petites
baies mêlées sur la grappe aux baies normales.)
et à la saveur musquée; des " malaga ", le "
dabouki " syrien, aux énormes grappes de dernière époque
en fin de vendanges; et enfin du " faranah " (Connu
aussi sous le nom de " mascara ".), un cépage
local très répandu et assez commun.
Nous n'avions pas d'autres raisins de table. Seules les souches isolées
de valensy et de muscat noir (Planta
de mula et muscat de Hambourg, Encyclopédie des cépages,
P. Galet.), d' " aïn el-couma " (OEil
de chouette.) aux grains blancs en formes d'olives, de "
bezzoul el kaddem " (Téton
de négresse.) de couleur rose, d'" ahmeur bou ahmeur
" aux baies violettes, étaient disséminées dans
la parcelle de cinsault au bord des Salines. Elles avaient été
plantées au hasard, pour remplacer les plants asphyxiés
par les remontées de sel, et apportées d'Espagne et de Mascara
par les tailleurs de vignes. Le cinsault, quand il était mûr,
donnait un excellent raisin à la chair légèrement
acidulée, juteuse, ferme et craquante.
La cueillette du raisin à
Saint-Pierre, près des salines d'Arzew, août 1931 à
la ferme Birebent (coll. auteur).
|
C'était là, en bordure d'un
chemin de terre, qu'était montée sur ses grandes perches
de bois, la cabane du gardien. Dès les premiers jours d'août,
le petit marocain, Ahmed ben Chaïb, avait rafraîchi la toiture
de branchages, renouvelé le plancher de roseaux, resserré
les joncs des parois latérales. Tous les soirs au coucher du soleil,
après avoir placé ses pièges à lièvres
en bordure de vigne et à lapins dans les coulées au travers
des touffes d'herbes salées, il grimpait dans son observatoire
à trois mètres de hauteur. Par précaution il remontait
son échelle mobile.
Ahmed restait vigilant. Les chapardages nocturnes en période de
vendanges avaient diminué d'intensité mais continuaient
par nuits sans lune. Il n'y avait plus de bandes organisées qui
traversaient les Salines, mais des voleurs isolés. Ils s'approchaient
en longeant les berges broussailleuses, par l'est, en carriole ou à
dos d'âne, hors de vue, et continuaient à pied. Les expéditions
semblaient planifiées. On découvrait leur trace le lendemain.
Des feuilles, des grappillons jonchaient le sol. Les empreintes de pas
se devinaient dans le sable et se perdaient dans les herbes. L'après-midi
qui précédait les chapardages était en général
caractérisé par une grande activité dans les Salines.
Les wagonnets rouillés grinçaient davantage sur leurs rails,
les ouvriers s'interpellaient plus fort en regagnant les dépôts
et les ateliers. Ils semblaient vouloir attirer l'attention ou la détourner.
Les vendanges, tous les ans, débutaient et s'achevaient dans le
même ordre parcellaire. Elles commençaient dans les "
alicante ", en arrivant du village, puis en bas de la ferme, et continuaient
le long de la route des oliviers.
Chaque cépage avait ses caractéristiques, que l'on traitait
différemment à la cave. Mon père m'avait enseigné
l'art d'apprécier la qualité de la vendange avant qu'elle
ne soit foulée. À l'arrivée des remorques et des
pantières, je fouillais dans les grappes, les prenais à
pleines mains, pour en estimer le poids, la fermeté, la richesse
en sucres à la façon dont le jus collait aux doigts, le
dessèchement causé par le sirocco et l'échaudage
(9Brûlures dues au soleil.). Je les
reniflais pour m'imprégner des arômes de pleine maturité,
et détecter éventuellement un début de piqûre
acétique (Due au champignon mycoderma
aceti transporté par des moucherons cenophiles, les mussets, sur
des blessures provoquées par les oiseaux ou les guêpes.).
La présence de feuilles, de brindilles, de grains détachés
ou éclatés, de terre, prouvaient un relâchement dans
le travail, qui suscitait des remontrances à Si Moussa Ahmed, le
" chef chantier ", qui depuis de longues années descendait
d'El-Bordj avec ses vendangeurs des Beni-Rached.
Le jus d'" alicante " tachait les mains et s'incrustait dans
les plis de la peau. Il était comme la pulpe, d'une couleur rouge
vif, particularité de ce cépage teinturier aux grappes longues
et lâches, de forme tronconique, avec des baies rondes et de taille
moyenne. Les rafles du grand noir étaient teintées de rouge
vineux. Ses grains ronds étaient plus petits, sa peau plus épaisse
et son jus très foncé. Les grappes de grenache, les bonnes
années, étaient compactes, mais le plus souvent très
allégées par la coulure physiologique due à son excès
de vigueur. Rien n'y faisait, ni l'écimage à la floraison,
ni les incisions annulaires que l'on m'avait conseillé de pratiquer,
à Maison-Carrée. Son jus était incolore et très
sucré, sa chair blanche, ses grains de taille moyenne et de forme
légèrement ovoïde. Ce cinsault était d'un beau
noir bleuté, souvent défraîchi par la poussière
de sable que les brise-vent de seigle laissaient filtrer. Les grappes
de carignan étaient dures et compactes, presque toujours ailées
et coniques avec des rafles en partie lignifiées. Leur jus clair
et sucré était parfois légèrement teinté
en fonction de leur teneur en sucres.
Au Dahomey, comme dans la plupart des caves d'Oranie, l'" alicante
", le carignan et le grand noir pour ceux qui en avaient, car il
était peu répandu, étaient vinifiés en rouge,
le cinsault et le grenache en vin rosé.
Après la guerre il avait fallu reconstituer le vignoble. Malades
et épuisées, irrécupérables, les plus vieilles
vignes avaient été arrachées et " défoncées
" par l'entreprise Miranda de Saint-Cloud (Entreprise
de battages et de défoncement, prestataire de services habituel
de la région.).
Depuis longtemps la charrue brabant, les treuils et les câbles avaient
été abandonnés. Ils étaient remplacés
par un puissant tracteur à chenilles Hanomag, et une lourde charrue
bascule. La terre en toutes saisons était éventrée,
bousculée, retournée à près d'un mètre
de profondeur. La roche elle-même était soulevée et
éclatée quand le soc, sans rebondir, arrivait à la
saisir par-dessous. Le tracteur peinait, les 200 CV du moteur s'emballaient,
crachant une épaisse fumée noire, les chenilles patinaient,
des éclats de calcaire étaient projetés alentour,
et brusquement la charrue se soulevait, le laboureur s'accrochait à
son volant, et de gigantesques dalles roses et blanches, arrachées
à la terre rouge, retombaient sur le côté dans une
grande gerbe de poussière.
L'année suivante les " gueblis " (Le
vent du Sud. Par extension, les nomades des Hauts Plateaux et de l'Atlas
saharien.), leurs " khaïmas ", leurs chèvres
et leurs chiens, avaient occupé le terrain pour l'épierrage.
Les murs construits clôturaient pratiquement la totalité
de la propriété.
Nous avions acheté un compresseur porté sur tracteur, et
un marteau foreur pour percer à l'explosif la couche de tuf où
elle affleurait et résistait. J'avais passé une grande partie
de l'été à faire sauter des mines. Au printemps cette
année, nous avions entrepris les premières replantations.
Avec mon père j'apprenais à tracer, à piqueter, à
raidir et à croiser des câbles à angle droit, à
vérifier les écartements et les alignements, à utiliser
la fiche (Plantoir.), à
faire basculer à la barre à mine les mauvaises pierres enterrées,
à buter convenablement les points de greffe par des " marabouts
" de terre fine. Les plants provenaient des établissements
Fossat Frères d'Oran et des pépinières d'Astay de
la Chiffa.
Les premières plantations s'étaient faites sur porte-greffe
à " mallègue 44-53 ", très demandé
parce qu'il était décrit comme résistant au "
court noué " (L'agent vecteur
de cette maladie ou dégénérescence infectieuse, un
nématode, ne sera découvert qu'en 1956 et le virus isolé
en 1960.) et à la sécheresse et productif très
rapidement. Pour les suivantes avaient été choisis des porte-greffes
différents. Ils avaient depuis longtemps fait leurs preuves de
bonne adaptation et surtout de résistance au calcaire actif, 41
B, 161-49, et Ru 140, et une nouveauté en Algérie, d'origine
sicilienne, dont on parlait beaucoup, le " paulsen " (
Couderc 161-49 développé après la guerre, comme le
Ruggeri 140 venu de Sicile. Le Paulsen s'avérera décevant
tant en sols calcaires que salés.).
Le " court noué ", dans les vignes, était facilement
détectable à l'ceil. Les symptômes étaient
nombreux: mérithalles plus courts, fasciation et aplatissement
des rameaux, émission d'entre-cceurs, aspect buissonnant, et bien
entendu affaiblissement général des souches atteintes et
pertes de récoltes.
Les tentatives plus ou moins empiriques pour éradiquer la maladie
par des fumures abondantes afin d'accroître la vigueur, par des
badigeons des plaies de taille avec du sulfate de fer et d'autres produits
pénétrants ou cicatrisants, n'apportaient qu'un répit.
la vigne continuait de dépérir. Il fallait procéder
à son arrachage.
On avait recouru, à la bonne vieille méthode préconisée
autrefois pour limiter l'extension du phylloxera avant que ne soit mise
au point la parade. On isolait les taches atteintes de " court noué
" et une partie des souches voisines encore saines, en creusant de
profondes tranchées et en brûlant les troncs et les sarments
sur place dans de grands feux. Tout cela était onéreux et
peu efficace. Dans bien des cas, il était préférable
d'arracher et d'attendre quelques années avant de replanter (
Les traitements contre les nématodes vecteurs de virus ne seront
préconisés, à l'aide de fumigants, qu'après
1960 et les expérimentations du professeur D. Boubals de 1'ENSAM
Montpellier.).
Les terres à vocation viticole, après l'arrachage, n'étaient
pas laissées en friches. Un premier défoncement permettait
d'extirper des profondeurs du sol le maximum de racines. Des cultures
annuelles et alternées de céréales et légumes
secs, de féveroles à enfouir comme engrais vert, se suivaient
pour compenser le manque à gagner et enrichir le sol. Un nouveau
et dernier défoncement avait lieu avant replantation, pour éliminer,
s'il en restait encore, les racines oubliées (On
ignorait alors que les nématodes pouvaient survivre plusieurs années.).
Le " court noué ", depuis la disparition du phylloxera,
était le grand problème parasitologique de la vigne encore
insoluble. Les autres maladies en 1954 n'étaient qu'épisodiques.
L'anise causait des dégâts conséquents sur le feuillage
en s'échelonnant sur trois à cinq générations.
De nouveaux produits insecticides permettaient généralement
de venir à bout de ce petit coléoptère; ils avaient
par ailleurs fait pratiquement disparaître d'autres insectes dont
mon père me parlait mais qu'il avait du mal à me montrer:
des noctuelles, papillons dont les vers gris dévoraient la nuit
les jeunes pousses des plantations; des " gribouris " ou "
écrivains " qui traçaient, en les dévorant,
des arabesques sur les feuilles; des " cigariers " qui les roulaient;
des chenilles et larves diverses encore répandues dans la Mitidja,
mais devenues rares en Oranie. Les vers de la grappe qu.e l'on disait
" ravageurs " dans l'Algérois et la plaine de Bône,
étaient peu virulents dans la très sèche Oranie.
Seul le papillon de l'Eudémis éclosait a--u printemps et
un seul traitement suffisait à le contrôler.
Depuis longtemps les sauterelles n'étaient pas revenues. La lutte
a: ntiacridienne menée dans les territoires .du Sud par le Service
de la Protection de s végétaux portait ses fruits. Les criquetts
pèlerins étaient suivis, leurs lieux de pontes délimités
et des mesures de destruction entreprises avec efficacité grâce
à un nouvel insecticide, l'H.C.H.
Au mois de juin dernier, des vols importants signalés dans les
bassins dut Tchad et du Niger avaient fait craindre une invasion de l'Afrique
du No rd. Ils avaient déferlé sur la région du Souss,
au Maroc et avaient été repérés le mois dernier
au sud de l'Atlas saharien (Ils atteindront
l'Oranie en mars 1955.).
Le sirocco, presque chaque année, soufflait en été
avec plus ou moins de violence et brûlait les vignes un peu partout
en Algérie. Des champignons divers, comme celui du " pourridié
" des racines, proliféraient dans les terrains lourds ou humides.
D'autres se developpaient sur les sarments, comme le " phoma "
(Excoriose.), d'autres encore
sur la souche entière. C'était le cas de l'" esca ",
si foudroyant qu'on l'appelait " apoplexie " parce qu'il entraînait
la mort rapide des pieds de vigne au plus fort de l'été.
Les attaques classiques et habituelles du " mildiou " sur le
feuillage et les grappes, après des pluies en mars ou avril, pouvaient
être virulentes. Les carignan et cinsault étaient très
sensibles. Il était rare que les viticulteurs se laissent surprendre.
Des traitements préventifs à la bouillie bordelaise (
Réaction d'un lait de chaux dans une solution de sulfate de cuivre.
) suffisaient généralement pour longtemps à
préserver le feuillage. De nouveaux produits de synthèse,
associés à l'indispensable cuivre, facilitaient le travail
avec plus d'efficacité, de persistance, et pour un prix de revient
moindre.
L'oïdium, le plus courant des champignons parasites et le plus ancien,
était traité par poudrage au soufre pur, sublimé,
trituré ou ventilé. Il était produit et conditionné
en sacs par la raffinerie d'Arzew. On utilisait depuis peu des soufres
micronisés et mouillables. Dans les deux cas, le soufre agissait
par les vapeurs dégagées sous le soleil qui brûlaient
le mycélium du champignon. Il fallait poudrer tôt le matin
avant que la forte chaleur, par concentration excessive, ne blesse les
pellicules fragiles des grains exposés.
En quelques mois, en arpentant les vignes avec mon père, j'avais
appris beaucoup sur la façon de conduire un vignoble. Mon père
parlait peu. Il allait à l'essentiel en des phrases précises
et concises. Il était prudent dans ses affirmations, s'inquiétait
de l'évolution des choses, craignait toujours le pire. Il avait
tendance à ne remarquer dans chaque parcelle que les vignes affaiblies
et ignorait les autres. Il écartait le feuillage avec précaution,
retournait les grappes doucement, presque avec tendresse, pour ne pas
les abîmer. Il essayait de comprendre, réfléchissait,
fronçait les sourcils, paraissait désabusé et donnait
ses conclusions. Les souffrances de la vigne semblaient être les
siennes. Il avait mal pour elle. Il s'y était tellement consacré,
depuis tant d'années. Tout avait été arraché
et replanté au Dahomey du " communal " de Legrand au
" communal " de Saint-Leu. Les vignes étaient propres
et nettes, alignées au cordeau, sans pierres et sans herbes. Les
arbres, autrefois disséminés dans les parcelles, figuiers
et oliviers, avaient disparu. Mon père avait la passion des arbres.
Il n'y avait pas renoncé. Des oliviers soigneusement taillés,
traités, le tronc blanchi à la chaux, bordaient la route
d'une extrémité à l'autre de la propriété.
Des figuiers à peau blanche et chair rouge encadraient la cabane
du gardien; des amandiers, de variété demi-princesse, embaumaient
dès la fin janvier dans un champ avant la grande citerne; et près
de la cave, là où autrefois s'entassait la ferraille, une
plantation de " mimosas " (
Acacia cyanophilla.) se couvrait au printemps de grosses boules
jaunes.
Dès le 15 juillet la cave était ouverte pour un grand nettoyage
et une remise en état avant les vendanges.
Après la guerre et pendant trois longues années, le maçon
du village de Legrand, François Torrès, avait travaillé
au ravalement complet des façades de tous les bâtiments de
la ferme et de la cave. Il avait changé des tuiles sur les toitures,
refait des sols et des enduits intérieurs
défectueux, remplacé des portes et des fenêtres, ramoné
les cheminées et donné une couche de peinture générale.
Depuis lors, il revenait régulièrement pour " bricoler
", comme il aimait à le souligner, c'est-à-dire piquer
et boucher des trous, sceller des gonds branlants, colmater des fissures.
Il était venu cet été en même temps qu'une
équipe de détartreurs de Saint-Cloud. Ensemble ils avaient
procédé, à la lampe à souder, au décollage
du tartre ( Dépôts naturels
de bitartrate de potassium et de tartrate de chaux qui s'accumulent et
présentent à la longue le risque de se cloquer, d'emprisonner
des bactéries et de contaminer les vins.) accumulé
sur les parois des cuves, des amphores et de la citerne. Les enduits,
après le détartrage, avaient été vérifiés,
certains refaits au ciment lisse et affranchis.
Procédé de vinification
par J.-1-1. Fabre (1946). Les raisins déversés dans
le conquet de la cave sont d'abord
foulés mécaniquement (mais non éraflés).
Quand on veut vinifier en rosé le mélange de moût,
de pellicules et
de rafles, est envoyé dans un égouttoir rotatif disposé
au-dessus d'un pressoir continu peu serré. Le boudin de
marc partiellement asséché tombe dans une maie roulante
de pressoir hydraulique.
On obtient ainsi trois qualités de moûts, inégalement
teintés: incolore, rosé et nettement rouge. (coll.
part.).
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L'affranchissement des récipients
vinaires était une opération délicate. Elle avait
pour but d'extraire la chaux du ciment. Les vins d'Algérie manquaient
naturellement d'acidité. La chaux risquait d'en diminuer le taux
par dissolution. Sur les enduits neufs, terminés au pinceau par
un " lait de ciment clair ", François Torrès appliquait
un badigeon d'une solution légère d'acide tartrique du commerce.
Le tartrate neutre de chaux qui se formait sur les parois, insoluble,
isolait le vin nouveau. Les amphores et les cuves de la cave, aussi bien
les anciennes que les plus récentes, étaient de forme parallélépipédique
et construites par blocs de deux ou trois pour une meilleure rigidité.
Deux ans plus tôt, mon père avait fait modifier par son maçon
les trappes supérieures de la dernière tranche d'amphores,
posées trop bas sur les plafonds. A chaque saison en effet, les
variations de température dilataient ou contractaient la masse
volumétrique contenue dans les récipients. Elles entraînaient
dès le mois de mai, des débordements qu'il fallait éponger
régulièrement. Le plâtre qui scellait les portes de
fonte ou de ciment se fendillait, l'air s'infiltrait dès que la
température, la nuit, s'abaissait. On avait donc installé
le système de fermeture supérieure qui existait sur toutes
les cuveries modernes. Il était constitué par un goulot
en béton de très faible hauteur coulé avec sa trappe
dans la masse du plafond. Une porte en acier émaillé, avec
en son centre une cupule et un boulet de caoutchouc, faisait soupape.
Elle se boulonnait sur la trappe. Ce matériel était fabriqué
à Hussein-Dey
par les établissements Blachère.
À l'Institut agricole de
Maison-Carrée, j'avais découvert un système
plus performant, un vrai tube goulot, beaucoup plus haut, avec flotteur
et joint liquide d'huile de vaseline.
Les débordements disparaissaient, l'ouillage (Remplissage
par ajout de vin pour compenser le vide.) n'était plus
indispensable, les risques de piqûres par les moucherons cenophiles
s'évanouissaient. J'en avais parlé. Mon père m'avait
écouté. Dans deux ou trois ans peut-être, sur la seconde
tranche, si les récoltes étaient bonnes. François
Torrès avait remplacé quelques-unes des vieilles portes
inférieures d'amphores, d'origine bordelaise Pépin-Gasquet.
Elles étaient fendillées, usées par le temps, amputées
parfois d'une oreille de serrage. La pose exigeait un gros travail de
ferraillage, long et coûteux. Il avait été fait. Là
encore mon père avait choisi du matériel Blachère.
Au niveau des équipements de vinification, les établissements
Louis Billiard étaient depuis toujours les fournisseurs attitrés
des caves de la région. Des tuyauteries fixes en cuivre avaient
été montées puis peintes, au niveau de la cuverie
et des amphores, avec une dérivation, par grosses vannes à
trois voies, vers le réfrigérant. Les vieilles " manches
" (Tuyaux.) de diamètre
40, étaient remplacées par de nouvelles de 60 m/m, armées
d'acier, robustes, malléables, à gros débit et adaptées
aux tuyaux et aux pompes.
Les vieux pressoirs, continu BH 30 Mabille et hydraulique Coq, bien entretenus,
fonctionnaient correctement. Ils semblaient inusables. Seul le fouloir
à rouleaux, le " crasoir " comme l'appelait Antoine,
le commis de ferme, avait changé. À sa place on avait installé
un appareil moderne et performant, un super fouloir-érafloir centrifuge,
un Blachère n° 2 de 160 quintaux heure.
Pour les manipulations de moût, refroidissement, lessivage, décuvage,
une grosse pompe fixe à piston complétait la gamme des anciennes
pompes à volants et celles des petits moteurs Bernard, dont on
avait simplement changé les embouts d'aspiration et de refoulement.
Une centrifuge Deloule de 3 CV était réservée aux
soutirages et à l'entonnage des camions citernes, avec du vin froid
et dépouillé.
Le vieux moteur à essence Lister de 12 CV, entraînait l'arbre
de transmission qui actionnait tous les appareils. Le volant de lancement,
à la manivelle, exigeait un gros effort que mon père ne
pouvait plus faire. Le travail de nuit, pour une simple pompe en marche,
ne justifiait pas tant de puissance. J'avais imaginé cette année,
d'utiliser un tracteur équipé d'une poulie spéciale.
Cela suffisait et fournissait en plus une faible lumière diffusée
par deux ampoules de 12 volts.
Mon père n'avait pas de diplôme d'oenologie. Cela ne l'empêchait
pas de vinifier et de le faire dans les règles de l'art. Les procédés
modernes de vinification faisaient appel aux expériences passées,
au bon sens et à l'hygiène. Le matériel avait évolué
mais non les principes. C'était le bon raisin qui faisait le bon
vin.
Aux pantières avec de magnifiques attelages, toujours en usage,
s'ajoutaient maintenant les remorques à benne métallique
basculante tirées par des tracteurs. Dans les vignes, Si Moussa
Ahmed avait l'oeil sur les coupeurs et les porteurs. Appuyé sur
sa matraque, le visage protégé du soleil par les larges
bords de son chapeau, ses yeux plissés par la concentration, il
lissait ses moustaches rousses d'une main distraite et ne s'interrompait
que pour un rappel à l'ordre, un traînard qui se laisser
distancer, des grappes tombées à terre, d'autres oubliées,
des feuilles dans les comportes. Il lui est arrivé de grimper sur
le siège du tracteur ou le moyeu des roues des pastières
pour voir plus loin, activer son chantier et chercher à deviner,
sur la route, la silhouette du " moulchi " ou du " mâllem
" (Patron, propriétaire,
chef d'équipe, commis de ferme.).
Le raisin, dès son arrivée à la cave, était
basculé dans le conquet intérieur et poussé à
la fourche vers le large avaloir de l'égrappoir. Presque toute
la récolte était vinifiée en rouge par macération.
Le cinsault et le grenache étaient " saignés "
pour faire des rosés, puis " rechargés ". Les
fermentations, autrefois à chapeau flottant qu'il fallait enfoncer
aux pieds, se déroulaient maintenant à chapeau immergé,
sous des claies de bois. Elles étaient rapides, déclenchées
par des levures naturelles et indigènes, à peine aseptisées
par addition d'anhydride sulfureux.
Cliquer pour
une image plus grande
Quelques cépages de cuve
cultivés en Algérie
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Parce que les raisins foulés étaient très riches
en sucres, 13 à 14° d'alcool en puissance, en matières
colorantes et en tanins, les cuvaisons ne duraient que deux ou trois jours.
Les moûts par égouttage dans un premier temps, par pressurage
ensuite, étaient envoyés, encore sucrés, dans les
amphores d'achèvement où, en une semaine de fermentation
se terminaient. Les vins devenaient secs. Les vinifications par rapport
à certaines caves modernes, et surtout à la cave expérimentale
de Maison-Carrée, n'étaient au Dahomey ni mécanisées
ni automatisées. Nombre d'opérations se faisaient manuellement,
du conquet au décuvage, du " continu " au chargement
des maies de l'hydraulique, de l'évacuation des rafles à
celle des marcs séchés et au stockage des lies épaisses.
Les températures de fermentation, trop élevées, étaient
difficiles à contrôler. Le raisin rentrait à 35°,
parfois plus. Le réfrigérant tubulaire à ruissellement,
avec sa tour d'évaporation sur le toit, fonctionnait pratiquement
en continu et n'abaissait la température des moûts que très
relativement, de 5 à 7° par temps sec d'ouest, de 2 à
3 seulement par vent de mer.
En période de vendanges, notre courtier en vins d'Oran, Benoist
Orihuel, toutes les semaines nous rendait visite. Il parlait marchés,
donnait les tendances, prélevait des échantillons pour les
grandes maisons de négoce de la place dont nous étions clients,
la C.V.M.A. (26Compagnie des Vins du
Midi et d'Algérie.), Louis Huc, la SAPVIN, les établissements
Savignon et Sénéclauze.
Après les vendanges en septembre, la cave était à
nouveau nettoyée, balayée, lavée à grande
eau. Le matériel était démonté, brossé,
vérifié, longuement séché, graissé,
huilé, parfois repeint. Tout était prêt pour une nouvelle
campagne viti-vinicole.
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