- L'ARRACHEMENT
-Mon général, tous ces gens vont souffrir
!
-Et bien, qu'ils souffrent ! Avait répondu De Gaulle
Je venais d'avoir dix-sept ans à Alger, le dix huit Avril 1962.
Le 26 Mars est passé avec son cortège de
représailles de l'OAS aux attentats du FLN et les réponses
aux Barbouzes, missionnés par Paris, dont les portraits ornaient
toujours les murs d'Alger.
Le mot d'ordre du FLN est : " La valise ou le cercueil ! " L'OAS,
notre Résistance répondait : " ni valise, ni cercueil,
cette terre est française et nous nous battons pour qu'elle le
reste malgré les volte-face incessantes du pouvoir parisien. "
La liste des assassinés de la fusillade de la rue d'Isly du 26
Mars était collée partout. On lisait les noms pour n'avoir
pas la malchance d'y trouver celui d'un ami ou un parent.
L'atmosphère était bizarre, lourde, chargée d'électricité.
Malgré les actions militaires, nous entendions cependant que des
pourparlers auraient lieu entre FLN et OAS, pour mettre fin à tous
ces massacres et pouvoir continuer à vivre ensemble.
Rien cependant ne pouvait arrêter, tous les soirs, nos concerts
de casseroles qui scandaient : " Algérie Française,
Algérie Française ! ", ni nous faire ôter les
drapeaux tricolores que nous avions tous mis à nos fenêtres
ou balcons, même si la statue de Jeanne d'Arc, près de la
Grande Poste avait été recouverte d'une poubelle une nuit.
Le général Salan avait été
arrêté. Sa photo avait paru à la Une de l'Echo d'Alger,
de la Dépêche Quotidienne et du Journal d'Alger. Il avait
les cheveux teints en brun et une moustache épaisse de la même
couleur. Il était à peine reconnaissable.
Certains généraux qui avaient quitté
l'armée régulière pour rejoindre l'OAS, préconisaient
la tactique de la terre brûlée. Si nous devions partir, il
fallait détruire le maximum de sites nécessaires à
la vie de tous les jours, si les négociations avec le FLN échouaient.
D'autres préféraient des actions violentes contre les positions
des CRS, Gardes Mobiles et autres représentations de l'Etat qui
nous avait abandonnés.
Nous découvrions des mouvements de civils vers
le Port
ou l'Aéroport de
Maison Blanche. Personne n'osait avouer partir: " Nous
avons pris un aller-retour pour mettre les enfants à l'abri dans
de la famille en France et nous reviendrons; C'est sur! Que voulez-vous
que nous fassions là-bas ? Nous n'avons rien. Toute notre vie est
ici ainsi que notre travail." Cependant, des cadres de déménagement
avalaient, ici ou là, les meubles qui partiraient. Certains, par
peur de représailles déménageaient le soir, à
la limite du couvre-feu. Ils partaient sans dire au revoir. Sans dire
" Adieu ". Des femmes seules avec des enfants, parfois accompagnés
de leurs vieux parents. Des familles entières, les hommes la tête
baissée. Ils avaient honte car ils avaient peur. Ils avaient peur
d'avoir pris cette décision. Partir. Protéger mes enfants,
ma femme
Mais ils savaient tous au fond d'eux-mêmes qu'ils
ne reviendraient jamais. Ils partaient à l'aventure. Comme leurs
arrières grands parents venus ici en pionniers, mais en sens inverse.
Les uns regardaient devant le pays neuf qui s'ouvrait à eux. Les
autres baissaient la tête pour ne pas voir le pays qu'ils abandonnaient.
Ne plus le voir. Ne plus le sentir.
D'autres les suivront dans quelques jours, quelques semaines.
Mais personne ne voulait l'avouer, se l'avouer. Partir dans la famille,
en France. Mais quelle famille, nous les Martinez, Gonzales, Ferrer, Soler,
Trani, Camilleri, de Ubéda, Jover, Bensoussan, Teboul, Catala,
Pons ? Nulle part. Nous étions tous d'ici. Nous ne connaissions
même plus les origines de nos ancêtres arrivés en Algérie
très tôt. Trois de mes grands-parents sont nés à
Alger au début des années 1860.
Désuvré, puisqu'il n'y avait plus
de classe depuis Février, je passais les après-midi à
la Piscine toute bleue du RUA.
Nous retrouvions des copains du
Lycée Gautier ou du Hand. Avec le RUA, j'allais être
champion d'Alger, cette année. Magnifique maillot bleu ciel et
blanc. Allongé sur les énormes cubes de béton brise-lames
de la digue qui fermait à la houle l'accès au port. Nous
bronzions. Nous faisions des matchs de volley à trois contre trois.
Et nous piquions une tête dans l'eau salée et fraîche
de la piscine. De combien de flirts, de fiancées la Piscine avait-elle
été témoin ? Nous étions tous beaux, bien
bronzés. La mode à Alger, pour les garçons était,
à cette époque, des petits shorts de coton blancs ou de
couleurs , à carreaux, serrés, enfilés sur le slip
de bain; Les filles portaient des bikinis à balconnets, certaines
avaient un petit volant qui décorait slips et soutiens-gorge. Nous
étions beaux. Notre race qui se créait était belle.
Le sel et le soleil éclaircissaient nos cheveux et rendaient nos
yeux plus brillants.
Il n'y avait déjà plus grande affluence autour du bassin
ou sur les gradins. Il n'y avait plus de matchs de Water-polo et peu d'entraînement
de natation. Rares étaient les courageux qui se lançaient
du plongeoir recouvert de carrelages azur. Le grand amusement était
de courir le long de la piscine et de se jeter au ras du bord en provoquant
une belle vague qui inondait les quelques naïades qui bronzaient
sur leurs serviettes. Ils volaient au soleil, sans le savoir, leurs derniers
rayons algériens. En haut, allongés sur les blocs, nous
regardions Alger descendre en cascades blanches vers la mer. Tout à
droite, L'Amirauté surveillait les quelques bateaux de plaisance
et barques ancrés qui tanguaient paresseusement, fatigués
par ce soleil intense. Tout à gauche, vraiment à l'extrémité
de la baie, le Cap Matifou dont nous pouvions découvrir, le soir,
le manège lumineux de son phare.
Mon dieu, que c'était beau!
Plus près, nous apercevions le
Kairouan, le Ville de Marseille, non, le Ville d'Alger, je
te dis, et les petits Sidi Mabrouk ou Sidi Ferruch. Le Kairouan se distinguait
plus facilement, tout blanc et plus majestueux. Le Kairouan, que j'avais
pris plusieurs fois pour aller en colonie de vacances en Métropole,
c'est ainsi qu'on nous avait appris à parler de notre mère
la France, ne mettait à peine que dix huit heures pour aller d'Alger
à Marseille. Alors qu'il en fallait aux autres entre vingt et vingt
deux.
Ces paquebots longeaient, le soir, les Iles Baléares
et, nous attendions ce moment pour découvrir dans le noir, au loin,
les petits scintillements lumineux des maisons. Dans la journée,
nous comptions les marsouins qui nous accompagnaient en sautant gracieusement,
en cadence, de part et d'autre du bateau. Ils étaient infatigables.
Leur peau semblaient huilée.
Quand nous revenions à Alger, après le mois passé
en colonie de vacances, - pour changer l'air de nos poumons qu'ils disaient
nos parents - dès six heures du matin les voyageurs se dirigeaient
à l'avant du bateau.
Au loin, d'abord une simple ligne violette. Puis un trait plus épais
irrégulier gris foncé embrumé décorait l'horizon.
Et puis, soudain, la merveille ! Alger se dessinait sous les premiers
rayons roses du soleil.
" Tu crois qu'on voit notre maison? "
" Et le
Fort l'Empereur! "
" Ty as pas pris ton appareil Kodak ? Mais ty es couillon, ou quoi.
Pourtant c'est pas le soleil du nord qui t'a fondu la cervelle! Regarde
à droite on commence à deviner la Mosquée de la
place du Gouvernement! Ty as vu comme c'est blanc, purée,
comme c'est beau! C'est pas comme Marseille, à part le château
d'If, y a que les montagnes de derrière qu'elles sont blanches!
C'est pas la neige, des fois, que c'est le nord là-bas? "
" Arrête, tu l'as dit que c'est le nord, j'ai compris. A Marseille,
c'est des rochers qui sont calcaireux! Voilà pourquoi c'est blanc
(sic) "
Oui, c'est peut-être une dernière fois que
je vois Alger comme ça. Il est l'heure de rentrer. Une douche rapide
dans les vestiaires humides. On se rhabille. Vite, il faut prendre le
canot de Négro pour nous ramener sur le quai. On lui laisse vingt
francs d'avant-avant, des centimes, quoi, le pôvre! Et on danse
tous sur une jambe, puis sur l'autre pour faire bouger la barque. C'était
toujours la même chose. Et Négro qui fait semblant d'être
en colère. On ne voit que ses dents blanches sous son chapeau de
paille effrangé.
Avec Mahfoud, on traversait le port. Toujours aux mêmes endroits
le goudron est mou de la chaleur de la journée. On s'enfonçait
un peu.
Nous flânions pendant le trajet du retour au quartier Mulhouse-Danton.
Il faisait doux. Notre peau gorgée de sel et de soleil craquait
un peu. On se disait " à demain ". Mahfoud ouvrait le
portail métallique qui grinçait et descendait chez lui.
Aujourd'hui, j'étais seul. Mahfoud et sa famille avait quitté
le quartier pour se mettre aussi à l'abri. Tout le monde craignait
tout le monde. Même les amis de toujours.
Je rentre dans la boulangerie de mes parents, étrangement silencieuse.
Ma mère a l'air toute tristounette. Mon père ne chante pas,
comme d'habitude, de sa voix de stentor.
Il s'adresse à moi : " Monte dans ta chambre,
j'ai acheté des valises. Tu fais comme ta sur, tu prends
le plus de vêtements que tu peux sans oublier tes affaires de classe!
"
Moi : " C'est quoi cette histoire ? Pourquoi des valises ? Où
va-t-on ? "
Mon père: " Te fais pas de soucis! Demain vous prenez l'avion
"
Moi: " L'AVION ? On s'en va pour de bon ? Où? "
Mon père: " D'abord à Marseille, après vous
irez à la Gare prendre un billet pour Voiron (près de Grenoble).
Vous rejoindrez vos cousins Michèle et Alain qui sont chez leur
tante Gabrielle. Tu te souviens? On y est allé, il y a deux étés.
Ta marraine Denise, elle est de là-bas, tu te rappelles que Gabrielle,
c'est sa sur? "
Merde! C'est vrai ? C'est la fin, alors ?
Je monte dans les chambres, silencieux, en appuyant mes pieds hargneux
sur les marches d'escalier en bois. Marif est déjà en train
de remplir sa valise. Elle pleure en silence. Je choisis ce que je vais
emporter. Je n'oublie pas le dictionnaire Latin-Français Gaffiot
et les Bordas de littérature. Comment vais-je caser tout çà?
Il faut mettre quelques vêtements chauds quand même. On n'en
a pas beaucoup, nous. J'allais oublier mon maillot du RUA
Voilà c'est fait! Mémée Cerdan, ma
grand-mère maternelle, me regarde en grignotant des cacahuètes
toutes chaudes que le moutchou du coin a fait griller dans le four de
la boulangerie.
Je redescends au magasin. Abasourdi. Ecrasé. Ce
n'est pas possible ! Partir! Tout laisser!
Je sors comme un somnambule; personne n'est assis sur les trois marches
de la Boulangerie. Sur la façade à gauche, la signature
en lettres anglaises :
J. Ferrer.
Le J pour Jacques, mon grand-père qui était le propriétaire
du magasin. Et pour Joseph, mon père qui en était le gérant.
Il réinvestissait toujours ses gains pour moderniser la petite
boulangerie.
Je remonte la rue Danton, pour une dernière fois.
Que de matches de foot avec une balle de tennis ou de mousse y avions
nous faîtes ! Combien de courses de vélo avait elle vues
! Combien de tours de France avec des capsules de limonade avaient noirci
nos genoux et nos mains !
Les Géro ont mis les volets de bois sur les portes vitrées
de leur petite ébénisterie et ont rejoint leur appartement
des Escaliers Cornuz.
Puis, je passe devant notre garage aux grandes portes de bois gris dont
le bas, rongé par l'âge et les arrosages répétés
de la rue, a laissé suffisamment d'espace au passage des rats.
Les lettres OAS y avaient été écrites en gros à
la craie.
En face, mon grand-père paternel. Je lui dirai au revoir tout à
l'heure. Je continue. Je touche chaque mur, je caresse chaque porte d'immeuble.
Je regarde les trottoirs où nous jouions aux noyaux ou aux roseaux,
il y a quelques années. L'épicerie des Cassoba est déjà
fermée.
La Traction Avant Noire de Sauveur, avec son aile avant gauche déchirée
est stationnée devant chez lui. Un soir en jouant tout seul au
foot je m'étais déchiré la cuisse avec ce bout de
métal qui pendait sous le gros phare en acier inoxydable en forme
d'obus. Le jean n'avait pas été déchiré mais
la peau me piquait et je ne pouvais rien voir tant que je ne l'aurais
pas enlevé avant de me coucher.
Les Cuénoud sont à table. Je vois la famille nombreuse au
travers du rideau qui les isole légèrement de la rue. La
Vespa-125 Vert métallisé d'André est garée
près de la fenêtre. Il y a avec eux Rodrigue, un jeune appelé
du Contingent, venu de Istres. Il est tombé amoureux de la plus
jeune des filles Cuénoud. Il tournait pendant des heures dans le
quartier pour la voir sans oser lui parler, parfois en bravant le couvre-feu.
Il s'asseyait sur les couvercles des poubelles et attendait. Aujourd'hui,
ils sont mariés et vivent dans la région de Marseille-Istres.
La porte d'entrée et les volets de la cuisine des Ruffenach sont
fermés. Je ne pourrai pas dire au revoir à Bernard. Il coiffait
ses cheveux blonds et bouclés en arrière pour faire une
banane à la Elvis. Il était fou d'Eddie Cochrane et Little
Richard. Il avait du passer l'après-midi sur le quai de l'Amirauté
aux Bains Sportifs avec tous les copains : Jean-Jacques, Smaïn, Christian,
Pierrot
Le quartier est vide. C'est bientôt le couvre-feu qui débute
à 20 heures.
Je continue mon pèlerinage, refoulant mes larmes.
J'arrive à La Placette: minuscule parking, aux derniers numéros
de la rue Danton, qui nous servait de quartier général quand
plus jeunes, nous étions des cow-boys ou des Indiens. Au coin une
épicerie fermée aussi. Les escaliers qui partent de chaque
coté de la Placette conduisent à la Croix Rouge et chez
Baechler, grossiste en produits d'épicerie, rue de Mulhouse.
La rue Abbé de l'Epée avec la villa où la Territoriale
"gardait" le Quartier !
Et, tout en haut, le club des cinq,
dont Clarac, Amat, Company, toujours assis près de l'autre épicerie,
près de l'école de filles.
Je reprends en sens inverse l'impasse Danton, pour dire adieu à
mon école maternelle. J'arrive en haut des escaliers Danton. Habite
ici, ma "fiancée" de l'époque, Renée-Paule
Catala. Son père est prothésiste dentaire. Son frère,
Jean-Marc est aujourd'hui, dentiste à Nice. Elle est mariée
et vit à Toulouse; je ne l'ai jamais revue. Je ne peux pas lui
dire au revoir, L'immeuble est fermé. Et les filles ne sont pas
dehors à cette heure ci.
Je commence à descendre les escaliers étroits en me tenant
à la rampe métallique, usée, rendue brillante par
les milliers de frottements de mains. Les Chailan, eux aussi ont fermé
leur porte. Adieu, Andrée.
Je laisse mes talons glisser tout seuls d'une marche à l'autre;
Je lance un dernier coup d'oeil au balcon de Michèle Cluzel, sur
la gauche. J'ai adoré ses yeux verts d'eau. A-t-elle eu un peu
d'affection pour moi, comme elle me le disait? Son père, Georges
lui interdisait d'aller avec moi, à la piscine du RUA. Il aurait
dû, car il pêchait toujours par-là. Je ne l'ai jamais
revue, non plus. A droite l'entrelacs de cours et d'escaliers où
vivaient Kader Bessalchi, et ses surs, Madame Joseph, madame Daoui,
mariée plus tard avec le boulanger du bas de la rue de Mulhouse,
monsieur Arduin et dont le fils avait rejoint " notre clan ",
les Fischer, madame Benoit qui vendait des petites pommes de terres déjà
épluchées au Marché Clauzel
En face, je regarde les volets du petit appartement de Pierre Padovani,
Pierrot, dont la sur Marianne sortait aussi avec un jeune soldat
du Contingent, qui soupait tous les soirs chez eux. Leur appartement était
grand comme une maison de poupée. Ils étaient très
pauvres. Le type de Pieds-Noirs qui n'existe pas dans l'esprit des Français
de Métropole, puisque nous sommes tous des gros colons, ici. J'aimais
bien Pierre; il était sérieux, très gentil. Et, il
jouait bien au foot. Quand la fin de la période en Algérie
de ce jeune métropolitain est arrivée, ils l'ont accompagné
au port pour embarquer vers Marseille. Marianne pleurait sur le quai et
sa mère tentait désespérément de la consoler.
-Ah! Le voilà, Tu le vois, là en haut, à
droite ?
De grands signes, des baisers soufflés au bout des doigts. Tous
les soldats ont embarqué. Tout le pont est en kaki. On lève
l'ancre. Le Ville d'Oran corne. La cheminée fume. Il commence à
s'éloigner du quai, tiré par un remorqueur. Des mouchoirs
s'agitent en guise d'au revoir. On les aimait bien ces petits jeunes qui
patrouillaient dans Alger, le doigt, toujours sur la gâchette de
leur P.M. tant ils avaient peur.
-Au Revoir? Adieu, oui; sale race de Pieds Noirs.
Et il nous fait des bras d'honneur, ce petit con. Je ne le crois pas.
Il avait l'air si bien. Il couchait chez eux, et tout; vous voyez ce que
je veux dire
Il n'a jamais sorti un sou. Pauvre Marianne, si timide,
si sincère.
Je suis au bas des escaliers. Je ne suis pas allé
chez mon cousin Rosello au 12. Je n'ai pas vu ni Jean-Jacques ni Bernard.
Je ne verrai plus madame Monteil qui brodait des napperons de façon
extraordinaire. Adieu, Monsieur Ravel avec votre ceinture de flanelle
rouge qui entourait votre énorme ventre. Je ne me suis pas dirigé
vers Bidon V, le bar où nous faisions des compétitions de
Baby-foot, et la rue Berthezène. Qu'est devenu Jean-Paul Soler?
Nous nous étions brouillés pour des bêtises de gamins
depuis la cinquième. (Un coup de talon sur mes chaussures neuves,
pour les baptiser...). Nous allions au lycée en remontant la rue
Michelet, côte à côte, sans nous adresser la parole.
Et cela a duré quelques années. Nous nous parlions à
la troisième personne ou par l'intermédiaire d'un troisième
copain. Mais, nous étions toujours près l'un de l'autre.
Bernard nous laissait en haut de la rue Tirman pour rejoindre le Cours
Complémentaire. Jean-Jacques continuait avec nous. Il y avait aussi
parfois Jean-Michel Company qui était dans la même classe
que Jean-Jacques.
Je partirai sans revoir la villa de mes grands-parents à Bouzaréah,
ni mon école primaire de la rue Daguerre ni le lycée Gautier.
Ni l'Eglise Ste Marcienne où j'ai fait ma communion. Où
nous l'avons tous faite. C'est dingue ! Le jour de ma communion, nous
entrions dans l'église, les garçons à gauche, les
filles à droite. C'était Chantal Michel, la sur du
clarinettiste Jean-Christian qui marchait à côté de
moi.
Nous avons soupé en silence, écoutant les
dernières consignes de mes parents. Ma mère pleurait sûrement.
Je ne m'en souviens pas. Et puis nous sommes montés nous coucher.
Au matin du 26 Mai 62, après le petit déjeuner,
un minibus d'Air France transportant du personnel de l'Aéroport
de Maison-Blanche s'arrête devant la boulangerie.
Le cur serré, nous embrassons une dernière
fois nos parents, Mémée Cerdan, et montons dans le véhicule.
Nous serrons bien fort entre nos jambes nos valises et sacs de sport.
Les hôtesses et le personnel en costume bleu marine et chemise blanche,
tentent de nous réconforter. C'est un steward, client de la Boulangerie,
qui sera notre guide. Reverrons nous un jour nos parents ?
Je ne pensais pas qu'à une telle heure, il y aurait autant de monde
sur la route. Les bus étaient pleins. Leurs passagers faisaient
grise mine. On voyait des femmes, leurs enfants dans les bras, qui s'essuyaient
d'un revers de manche les yeux. On était aux portes de l'été,
et malgré cela, beaucoup avaient mis leurs vêtements d'hiver.
Partaient-ils aussi? Comme nous ?
Le petit car prit la rue Richelieu et s'arrêta devant l'immeuble
du Maurétania, pour prendre du personnel d'Air France.
Et nous repartîmes aussitôt. Les voitures, pare-chocs contre
pare-chocs, semblaient prendre la même direction que nous. Beaucoup
d'autres se dirigeaient vers le port. Ca bouchonnait sec.
Je ne compris pas aussitôt pourquoi, à quelques kilomètres
de Maison-Blanche, les chauffeurs garaient leurs autos sur le bord de
la route. Ils les laissaient là et repartaient à pied.
J'en vis de nombreuses ouvertes, comme abandonnées. Mais pourquoi?
On n'a pas l'habitude de laisser sa voiture ouverte, tout de même!
Nous accédâmes, enfin, à l'Aéroport. C'était
pire. Il y avait des autos partout. Les parkings étaient pleins.
Elles étaient stationnées des deux côtés des
voies d'accès aux halls d'embarquement. Même, en double file.
Des valises laissées sur leurs galeries ou dans les coffres béants.
Des centaines de personnes, peut-être des milliers se bousculaient
devant les entrées vitrées, avec leur baluchon. Toutes les
pelouses étaient transformées en terrains de camping.
Depuis combien de temps étaient ils là ? Des vêtements
et des draps, ou ce qu'il en restait, traînaient sur l'herbe. Les
massifs de fleurs étaient piétinés. Une famille,
ici, assise autour d'une nappe imaginaire, près d'une bouteille
Thermos, probablement vide. D'autres grignotaient des morceaux de pains.
Tout le monde était grave. Même les enfants avaient le regard
vide et ne comprenaient pas pourquoi leurs parents pleuraient et ce qu'ils
faisaient ici.
Il paraît que des femmes ont accouché, ici, à même
le sol. Que des familles ont attendu de nombreux jours avant de pouvoir
partir. Peut-être VOULOIR partir.
Quatre vingt dix pour cent de tous ces Pieds Noirs ne savaient pas où
ils allaient. Nous n'avions pas tous des points de chute en France.
Je n'ai même pas noté si c'était encore
le drapeau de la France qui flottait encore sur les hampes. Notre beau
drapeau.
Notre bus contourna les bâtiments, un garde-barrière nous
laissa passer et nous nous dirigeâmes vers un Super Constellation
que les plus chanceux de ce matin prenaient d'assaut. Celui là
allait à Marseille. Est-ce que tout le monde désirait se
rendre à Marseille?
On nous fit monter par la passerelle des Premières classes. Devant
nous, une famille portait des vêtements arabes, gravissait aussi
les marches. Le père avait une djellaba blanche enfilée
sur une chemise. Leurs petits garçons avaient les cheveux tressés.
Ils ne parlaient ni le Français ni l'Arabe. On m'expliqua que c'était
des Juifs qui avaient fui le Sud Algérien.
Il n'y avait plus de place à bord pour ma sur et moi. Notre
steward-mentor parlementa quelques minutes avec le commandant, qui accepta
de nous prendre dans la cabine de pilotage.
Le voyage ne devait pas être très long avec un tel avion.
Deux heures maximum.
Dans deux heures, nous ne serons plus en Algérie
Dans le vrombissement de ses quatre moteurs, l'avion se
lança sur la piste, prit de la vitesse et s'arracha de la terre
d'Algérie.
Je n'en avais même pas pris une poignée
Tout le trajet se passa debout, entre le pilote et le
co-pilote. Il y avait des cadrans partout. Des boutons de tous les côtés!
Ils furent très gentils avec nous. Nous ne les connaissions pas.
Ils ne nous connaissaient pas. Ils devaient avoir déjà pris
des "clandestins" comme nous.
Nous survolâmes la Méditerranée bleue foncée,
devenue presque noire depuis notre altitude. Le pilote tendit son bras
et me montra au loin les côtes métropolitaines qui commençaient
à se dessiner.
Il fit un tour au-dessus de l'Etang de Berre et se mit dans l'alignement
de la piste. Personne ne me demanda de m'asseoir. J'étais fasciné.
Hypnotisé. L'avion descendait tranquillement vers la terre qui
semblait l'attirer comme un aimant. Il se posa sans grande secousse, roula
dans la voie qui lui était attribuée, ralentit dans un grand
bruit de moteurs inversés.
Devant nous, un employé faisait de grands signes des deux bras.
-Qu'est ce qu'il veut ce pantin? On va l'écraser s'il reste là!
-Non, non, il nous guide.
-Ah, bon!
L'avion s'arrêta définitivement. Les portes
s'ouvrirent, les escaliers étaient déjà collés
aux issues et les premiers Pieds Noirs descendaient.
Il faisait presque aussi chaud qu'à Alger mais il y avait un vent,
la tchilente !
Nous traversons l'aéroport. Nous avons l'air hébété.
Ahuris, perdus.
"Et, maintenant ?
" Nous sentons que nous ne sommes plus
chez nous. Il est bien trop tôt pour dire " pas encore, chez
nous!
" Le dirons-nous un jour?
On nous regarde, avec nos peu de bagages, comme des étrangers,
des espèces inconnues. Des extra-terrestres. Quelques-uns sont
attendus par de la famille partie plus tôt qui leur fait des grands
signes et se jette dans leurs bras en pleurant. D'autres errent dans le
vaste hall.
Des militaires nous demandent de nous regrouper et nous diriger vers une
porte de sortie, où des CRS sont alignés jusqu'aux bus navettes
qui nous attendent pour nous conduire au centre de Marseille. Avec ma
sur, nous suivons le mouvement. Les CRS vérifient nos papiers
d'identité, pour contrôler si nous ne sommes pas recherchés
et fichés pour "Activités subversives".
Nous montâmes dans notre autocar. Le centre ville était assez
loin de l'aéroport.
Nous débarquâmes je ne sais où. Mais
comme un seul homme, nous nous dirigeâmes tous probablement vers
un supposé centre d'accueil (!?!?!?). Je me souviens d'une rue
en légère pente.
Nous n'avions que faire de leur accueil. Nous devions aller à Voiron.
Nous apprîmes bien plus tard en quoi avait consisté pour
certains cet accueil. Rien n'était prêt et personne ne s'attendait
à l'ampleur que prenaient les départs d'Algérie.
Peu de Pieds-Noirs restèrent là. Le maire Defferre ne voulait
pas de nous chez lui !!! " Que les Pieds-Noirs aillent se réinstaller
en Argentine " mentionnaient les banderoles des dockers de Marseille
et pour nous inciter à le faire, les containers qui transportaient
nous maigres affaires étaient trempés dans l'eau du port
ou lâchés du haut d'une grue pour s'éclater sur les
quais. Pas de cellules psychologiques, évidemment. Aucun appel,
ni aide de l'Abbé Pierre, non plus. Le silence et la haine, seuls,
nous accueillaient. Les familles étaient réparties aléatoirement
dans des trains pour nous envoyer aux quatre coins de la France. Pour
nous éclater. Nous écarteler. Il n'y aurait plus de Pieds-Noirs,
pensaient-ils. Nous n'avons que faire de leur vulgarité, de leur
accent, de leur pseudo-misère, ajoutaient-ils. De Gaulle, encore
lui, nous intimait de retourner chez nous. Mais où était-ce
ce chez nous ? Nous n'en avions plus. Chez nous, c'était la France.
Là-bas, ce n'était plus la France. Nous n'étions
donc pas chez nous, ici,en France de France ?
-La gare, s'il vous plaît, Monsieur? Demandai-je
à un passant, après avoir quitté la file et entraîné
ma sur avec moi.
-Là-bas, en haut des escaliers, au bout de la rue qui monte, mon
petit.
De larges marches accédaient à la Gare
Saint Charles. Les guichets:
-Deux billets pour Voiron, SVP.
-Vous changez à Valence et vous vous arrêtez à Moirans.
C'est juste avant.
Nous montons et choisissons un compartiment avec des places
libres. Ce qui était difficile. Il y avait beaucoup de monde pour
cette destination. Le but final du train était Paris.
Je jetais un coup d'il par-dessus l'épaule de mon voisin
qui lisait l'Express. Que d'horreurs et mensonges sur nous étaient
rapportés!
Je préférai me lever et je me dirigeai vers les Toilettes
des Secondes. Déjà deux personnes attendaient devant la
porte fermée. Je fis demi-tour et retraversai le demi-wagon jusqu'à
la porte battante qui nous séparait des Premières.
J'eus l'audace de prendre ce couloir. Presque tous les sièges étaient
vides. Les toilettes, au bout du wagon étaient disponibles. Les
secousses et mouvements latéraux du train n'étaient pas
propices à un bon équilibre, jambes écartées,
sans poignée pour se tenir.
Je revins vers le compartiment où Marif attendait. Juste avant
la porte battante, je m'arrêtai pour regarder le paysage. C'était
quand même un peu plus vert que chez nous. Et soudain la porte s'ouvrit.
C'était un contrôleur dans son costume officiel de la SNCF,
avec son carnet d'une main, une poinçonneuse dans l'autre et une
petite besace en bandoulière. Une casquette avec des étoiles!
C'est
un Général, ou quoi?
-Billet, SVP.
-Voilà.
-Mais ce sont des billets de secondes
-Oui, je suis allé au WC, j'en reviens.
-Mais tu es en première, là. D'où viens-tu?
-D'Alger, M'sieur. Ma sur est dans ce compartiment là-bas.
-Et bien, je te refais un billet Première Marseille-Moirans que
tu paies en totalité, et en plus, je te colle une amende
Et
tu retournes en seconde.
-Mais, je suis juste allé
-Tu t'arrêtes, ou je te fais descendre à la prochaine gare.
Tu n'étais pas bien dans ton pays, non ?
-
Le train entre en gare de Moirans. Personne, sur le quai,
pour nous récupérer. Bizarre, non? Elle était avertie
Gabrielle, je crois?
-Voiron, c'est où, Monsieur? S'il vous plaît.
-Tu vois le clocher, un peu à droite? C'est là.
-Il n'y a pas d'autobus?
-Pas à cette heure. Vous pouvez aller à pied. C'est à
cinq kilomètres environ.
L'herbe était humide. Et, nous sommes partis vers le clocher avec
nos valises marron clair et nos sacs de sport. Je ne me souviens pas si
c'était le matin ou le soir, et je crois que nous avons coupé
à travers champs.
Nous sommes finalement arrivés à Voiron. Notre destination
finale était l'école maternelle construite dans l'enceinte
du CREPS dont les étudiants suivaient des cours et avaient leurs
dortoirs dans le château de La Brunerie.
Quel nom! La classe! Ca fait bien, non, Ferrer de la Brunerie!!! On ne
me demandera plus d'où je viens avec un tel nom.
C'était en haut de la côte. Elle était plutôt
raide. L'entrée avec de grands arbres qui couvraient un chemin
de graviers blancs
Un coup de sonnette à la porte des logements de
fonction.
-Vous voilà enfin ! Venez, je vous montre où vous allez
dormir avec vos cousins.
Nous suivons. Des escaliers. Une porte ou une trappe.
-Voilà, c'est là
installez-vous.
C'ETAIT UN GRENIER !
JP FERRER. Saint-Laurent-du-Var. 26 Mai 2001
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