Alger, Algérie : vos souvenirs
La page de JP FERRER.
"L'arrachement"
Saint-Laurent-du-Var. 26 Mai 2001.

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mise sur site le 27-5-2007

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- L'ARRACHEMENT

-Mon général, tous ces gens vont souffrir !
-Et bien, qu'ils souffrent ! Avait répondu De Gaulle


Je venais d'avoir dix-sept ans à Alger, le dix huit Avril 1962.

Le 26 Mars est passé avec son cortège de représailles de l'OAS aux attentats du FLN et les réponses aux Barbouzes, missionnés par Paris, dont les portraits ornaient toujours les murs d'Alger.
Le mot d'ordre du FLN est : " La valise ou le cercueil ! " L'OAS, notre Résistance répondait : " ni valise, ni cercueil, cette terre est française et nous nous battons pour qu'elle le reste malgré les volte-face incessantes du pouvoir parisien. "
La liste des assassinés de la fusillade de la rue d'Isly du 26 Mars était collée partout. On lisait les noms pour n'avoir pas la malchance d'y trouver celui d'un ami ou un parent.
L'atmosphère était bizarre, lourde, chargée d'électricité.
Malgré les actions militaires, nous entendions cependant que des pourparlers auraient lieu entre FLN et OAS, pour mettre fin à tous ces massacres et pouvoir continuer à vivre ensemble.
Rien cependant ne pouvait arrêter, tous les soirs, nos concerts de casseroles qui scandaient : " Algérie Française, Algérie Française ! ", ni nous faire ôter les drapeaux tricolores que nous avions tous mis à nos fenêtres ou balcons, même si la statue de Jeanne d'Arc, près de la Grande Poste avait été recouverte d'une poubelle une nuit.

Le général Salan avait été arrêté. Sa photo avait paru à la Une de l'Echo d'Alger, de la Dépêche Quotidienne et du Journal d'Alger. Il avait les cheveux teints en brun et une moustache épaisse de la même couleur. Il était à peine reconnaissable.

Certains généraux qui avaient quitté l'armée régulière pour rejoindre l'OAS, préconisaient la tactique de la terre brûlée. Si nous devions partir, il fallait détruire le maximum de sites nécessaires à la vie de tous les jours, si les négociations avec le FLN échouaient. D'autres préféraient des actions violentes contre les positions des CRS, Gardes Mobiles et autres représentations de l'Etat qui nous avait abandonnés.

Nous découvrions des mouvements de civils vers le Port ou l'Aéroport de Maison Blanche. Personne n'osait avouer partir: " Nous avons pris un aller-retour pour mettre les enfants à l'abri dans de la famille en France et nous reviendrons; C'est sur! Que voulez-vous que nous fassions là-bas ? Nous n'avons rien. Toute notre vie est ici ainsi que notre travail." Cependant, des cadres de déménagement avalaient, ici ou là, les meubles qui partiraient. Certains, par peur de représailles déménageaient le soir, à la limite du couvre-feu. Ils partaient sans dire au revoir. Sans dire " Adieu ". Des femmes seules avec des enfants, parfois accompagnés de leurs vieux parents. Des familles entières, les hommes la tête baissée. Ils avaient honte car ils avaient peur. Ils avaient peur d'avoir pris cette décision. Partir. Protéger mes enfants, ma femme…Mais ils savaient tous au fond d'eux-mêmes qu'ils ne reviendraient jamais. Ils partaient à l'aventure. Comme leurs arrières grands parents venus ici en pionniers, mais en sens inverse. Les uns regardaient devant le pays neuf qui s'ouvrait à eux. Les autres baissaient la tête pour ne pas voir le pays qu'ils abandonnaient. Ne plus le voir. Ne plus le sentir.

D'autres les suivront dans quelques jours, quelques semaines. Mais personne ne voulait l'avouer, se l'avouer. Partir dans la famille, en France. Mais quelle famille, nous les Martinez, Gonzales, Ferrer, Soler, Trani, Camilleri, de Ubéda, Jover, Bensoussan, Teboul, Catala, Pons ? Nulle part. Nous étions tous d'ici. Nous ne connaissions même plus les origines de nos ancêtres arrivés en Algérie très tôt. Trois de mes grands-parents sont nés à Alger au début des années 1860.

Désœuvré, puisqu'il n'y avait plus de classe depuis Février, je passais les après-midi à la Piscine toute bleue du RUA. Nous retrouvions des copains du Lycée Gautier ou du Hand. Avec le RUA, j'allais être champion d'Alger, cette année. Magnifique maillot bleu ciel et blanc. Allongé sur les énormes cubes de béton brise-lames de la digue qui fermait à la houle l'accès au port. Nous bronzions. Nous faisions des matchs de volley à trois contre trois. Et nous piquions une tête dans l'eau salée et fraîche de la piscine. De combien de flirts, de fiancées la Piscine avait-elle été témoin ? Nous étions tous beaux, bien bronzés. La mode à Alger, pour les garçons était, à cette époque, des petits shorts de coton blancs ou de couleurs , à carreaux, serrés, enfilés sur le slip de bain; Les filles portaient des bikinis à balconnets, certaines avaient un petit volant qui décorait slips et soutiens-gorge. Nous étions beaux. Notre race qui se créait était belle. Le sel et le soleil éclaircissaient nos cheveux et rendaient nos yeux plus brillants.
Il n'y avait déjà plus grande affluence autour du bassin ou sur les gradins. Il n'y avait plus de matchs de Water-polo et peu d'entraînement de natation. Rares étaient les courageux qui se lançaient du plongeoir recouvert de carrelages azur. Le grand amusement était de courir le long de la piscine et de se jeter au ras du bord en provoquant une belle vague qui inondait les quelques naïades qui bronzaient sur leurs serviettes. Ils volaient au soleil, sans le savoir, leurs derniers rayons algériens. En haut, allongés sur les blocs, nous regardions Alger descendre en cascades blanches vers la mer. Tout à droite, L'Amirauté surveillait les quelques bateaux de plaisance et barques ancrés qui tanguaient paresseusement, fatigués par ce soleil intense. Tout à gauche, vraiment à l'extrémité de la baie, le Cap Matifou dont nous pouvions découvrir, le soir, le manège lumineux de son phare.

Mon dieu, que c'était beau!

Plus près, nous apercevions le Kairouan, le Ville de Marseille, non, le Ville d'Alger, je te dis, et les petits Sidi Mabrouk ou Sidi Ferruch. Le Kairouan se distinguait plus facilement, tout blanc et plus majestueux. Le Kairouan, que j'avais pris plusieurs fois pour aller en colonie de vacances en Métropole, c'est ainsi qu'on nous avait appris à parler de notre mère la France, ne mettait à peine que dix huit heures pour aller d'Alger à Marseille. Alors qu'il en fallait aux autres entre vingt et vingt deux.

Ces paquebots longeaient, le soir, les Iles Baléares et, nous attendions ce moment pour découvrir dans le noir, au loin, les petits scintillements lumineux des maisons. Dans la journée, nous comptions les marsouins qui nous accompagnaient en sautant gracieusement, en cadence, de part et d'autre du bateau. Ils étaient infatigables. Leur peau semblaient huilée.
Quand nous revenions à Alger, après le mois passé en colonie de vacances, - pour changer l'air de nos poumons qu'ils disaient nos parents - dès six heures du matin les voyageurs se dirigeaient à l'avant du bateau.
Au loin, d'abord une simple ligne violette. Puis un trait plus épais irrégulier gris foncé embrumé décorait l'horizon.
Et puis, soudain, la merveille ! Alger se dessinait sous les premiers rayons roses du soleil.
" Tu crois qu'on voit notre maison? "
" Et le Fort l'Empereur! "
" Ty as pas pris ton appareil Kodak ? Mais ty es couillon, ou quoi. Pourtant c'est pas le soleil du nord qui t'a fondu la cervelle! Regarde à droite on commence à deviner la Mosquée de la place du Gouvernement! Ty as vu comme c'est blanc, purée, comme c'est beau! C'est pas comme Marseille, à part le château d'If, y a que les montagnes de derrière qu'elles sont blanches! C'est pas la neige, des fois, que c'est le nord là-bas? "
" Arrête, tu l'as dit que c'est le nord, j'ai compris. A Marseille, c'est des rochers qui sont calcaireux! Voilà pourquoi c'est blanc (sic) "

Oui, c'est peut-être une dernière fois que je vois Alger comme ça. Il est l'heure de rentrer. Une douche rapide dans les vestiaires humides. On se rhabille. Vite, il faut prendre le canot de Négro pour nous ramener sur le quai. On lui laisse vingt francs d'avant-avant, des centimes, quoi, le pôvre! Et on danse tous sur une jambe, puis sur l'autre pour faire bouger la barque. C'était toujours la même chose. Et Négro qui fait semblant d'être en colère. On ne voit que ses dents blanches sous son chapeau de paille effrangé.
Avec Mahfoud, on traversait le port. Toujours aux mêmes endroits le goudron est mou de la chaleur de la journée. On s'enfonçait un peu.
Nous flânions pendant le trajet du retour au quartier Mulhouse-Danton. Il faisait doux. Notre peau gorgée de sel et de soleil craquait un peu. On se disait " à demain ". Mahfoud ouvrait le portail métallique qui grinçait et descendait chez lui. Aujourd'hui, j'étais seul. Mahfoud et sa famille avait quitté le quartier pour se mettre aussi à l'abri. Tout le monde craignait tout le monde. Même les amis de toujours.
Je rentre dans la boulangerie de mes parents, étrangement silencieuse. Ma mère a l'air toute tristounette. Mon père ne chante pas, comme d'habitude, de sa voix de stentor.

Il s'adresse à moi : " Monte dans ta chambre, j'ai acheté des valises. Tu fais comme ta sœur, tu prends le plus de vêtements que tu peux sans oublier tes affaires de classe! "
Moi : " C'est quoi cette histoire ? Pourquoi des valises ? Où va-t-on ? "
Mon père: " Te fais pas de soucis! Demain vous prenez l'avion "
Moi: " L'AVION ? On s'en va pour de bon ? Où? "
Mon père: " D'abord à Marseille, après vous irez à la Gare prendre un billet pour Voiron (près de Grenoble). Vous rejoindrez vos cousins Michèle et Alain qui sont chez leur tante Gabrielle. Tu te souviens? On y est allé, il y a deux étés. Ta marraine Denise, elle est de là-bas, tu te rappelles que Gabrielle, c'est sa sœur? "

Merde! C'est vrai ? C'est la fin, alors ?
Je monte dans les chambres, silencieux, en appuyant mes pieds hargneux sur les marches d'escalier en bois. Marif est déjà en train de remplir sa valise. Elle pleure en silence. Je choisis ce que je vais emporter. Je n'oublie pas le dictionnaire Latin-Français Gaffiot et les Bordas de littérature. Comment vais-je caser tout çà? Il faut mettre quelques vêtements chauds quand même. On n'en a pas beaucoup, nous. J'allais oublier mon maillot du RUA…

Voilà c'est fait! Mémée Cerdan, ma grand-mère maternelle, me regarde en grignotant des cacahuètes toutes chaudes que le moutchou du coin a fait griller dans le four de la boulangerie.

Je redescends au magasin. Abasourdi. Ecrasé. Ce n'est pas possible ! Partir! Tout laisser!
Je sors comme un somnambule; personne n'est assis sur les trois marches de la Boulangerie. Sur la façade à gauche, la signature en lettres anglaises :
J. Ferrer.
Le J pour Jacques, mon grand-père qui était le propriétaire du magasin. Et pour Joseph, mon père qui en était le gérant. Il réinvestissait toujours ses gains pour moderniser la petite boulangerie.
Je remonte la rue Danton, pour une dernière fois.
Que de matches de foot avec une balle de tennis ou de mousse y avions nous faîtes ! Combien de courses de vélo avait elle vues ! Combien de tours de France avec des capsules de limonade avaient noirci nos genoux et nos mains !
Les Géro ont mis les volets de bois sur les portes vitrées de leur petite ébénisterie et ont rejoint leur appartement des Escaliers Cornuz.
Puis, je passe devant notre garage aux grandes portes de bois gris dont le bas, rongé par l'âge et les arrosages répétés de la rue, a laissé suffisamment d'espace au passage des rats. Les lettres OAS y avaient été écrites en gros à la craie.
En face, mon grand-père paternel. Je lui dirai au revoir tout à l'heure. Je continue. Je touche chaque mur, je caresse chaque porte d'immeuble. Je regarde les trottoirs où nous jouions aux noyaux ou aux roseaux, il y a quelques années. L'épicerie des Cassoba est déjà fermée.
La Traction Avant Noire de Sauveur, avec son aile avant gauche déchirée est stationnée devant chez lui. Un soir en jouant tout seul au foot je m'étais déchiré la cuisse avec ce bout de métal qui pendait sous le gros phare en acier inoxydable en forme d'obus. Le jean n'avait pas été déchiré mais la peau me piquait et je ne pouvais rien voir tant que je ne l'aurais pas enlevé avant de me coucher.

Les Cuénoud sont à table. Je vois la famille nombreuse au travers du rideau qui les isole légèrement de la rue. La Vespa-125 Vert métallisé d'André est garée près de la fenêtre. Il y a avec eux Rodrigue, un jeune appelé du Contingent, venu de Istres. Il est tombé amoureux de la plus jeune des filles Cuénoud. Il tournait pendant des heures dans le quartier pour la voir sans oser lui parler, parfois en bravant le couvre-feu. Il s'asseyait sur les couvercles des poubelles et attendait. Aujourd'hui, ils sont mariés et vivent dans la région de Marseille-Istres.
La porte d'entrée et les volets de la cuisine des Ruffenach sont fermés. Je ne pourrai pas dire au revoir à Bernard. Il coiffait ses cheveux blonds et bouclés en arrière pour faire une banane à la Elvis. Il était fou d'Eddie Cochrane et Little Richard. Il avait du passer l'après-midi sur le quai de l'Amirauté aux Bains Sportifs avec tous les copains : Jean-Jacques, Smaïn, Christian, Pierrot…
Le quartier est vide. C'est bientôt le couvre-feu qui débute à 20 heures.
Je continue mon pèlerinage, refoulant mes larmes.
J'arrive à La Placette: minuscule parking, aux derniers numéros de la rue Danton, qui nous servait de quartier général quand plus jeunes, nous étions des cow-boys ou des Indiens. Au coin une épicerie fermée aussi. Les escaliers qui partent de chaque coté de la Placette conduisent à la Croix Rouge et chez Baechler, grossiste en produits d'épicerie, rue de Mulhouse.
La rue Abbé de l'Epée avec la villa où la Territoriale "gardait" le Quartier !…Et, tout en haut, le club des cinq, dont Clarac, Amat, Company, toujours assis près de l'autre épicerie, près de l'école de filles.
Je reprends en sens inverse l'impasse Danton, pour dire adieu à mon école maternelle. J'arrive en haut des escaliers Danton. Habite ici, ma "fiancée" de l'époque, Renée-Paule Catala. Son père est prothésiste dentaire. Son frère, Jean-Marc est aujourd'hui, dentiste à Nice. Elle est mariée et vit à Toulouse; je ne l'ai jamais revue. Je ne peux pas lui dire au revoir, L'immeuble est fermé. Et les filles ne sont pas dehors à cette heure ci.
Je commence à descendre les escaliers étroits en me tenant à la rampe métallique, usée, rendue brillante par les milliers de frottements de mains. Les Chailan, eux aussi ont fermé leur porte. Adieu, Andrée.
Je laisse mes talons glisser tout seuls d'une marche à l'autre; Je lance un dernier coup d'oeil au balcon de Michèle Cluzel, sur la gauche. J'ai adoré ses yeux verts d'eau. A-t-elle eu un peu d'affection pour moi, comme elle me le disait? Son père, Georges lui interdisait d'aller avec moi, à la piscine du RUA. Il aurait dû, car il pêchait toujours par-là. Je ne l'ai jamais revue, non plus. A droite l'entrelacs de cours et d'escaliers où vivaient Kader Bessalchi, et ses sœurs, Madame Joseph, madame Daoui, mariée plus tard avec le boulanger du bas de la rue de Mulhouse, monsieur Arduin et dont le fils avait rejoint " notre clan ", les Fischer, madame Benoit qui vendait des petites pommes de terres déjà épluchées au Marché Clauzel…
En face, je regarde les volets du petit appartement de Pierre Padovani, Pierrot, dont la sœur Marianne sortait aussi avec un jeune soldat du Contingent, qui soupait tous les soirs chez eux. Leur appartement était grand comme une maison de poupée. Ils étaient très pauvres. Le type de Pieds-Noirs qui n'existe pas dans l'esprit des Français de Métropole, puisque nous sommes tous des gros colons, ici. J'aimais bien Pierre; il était sérieux, très gentil. Et, il jouait bien au foot. Quand la fin de la période en Algérie de ce jeune métropolitain est arrivée, ils l'ont accompagné au port pour embarquer vers Marseille. Marianne pleurait sur le quai et sa mère tentait désespérément de la consoler.

-Ah! Le voilà, Tu le vois, là en haut, à droite ?
De grands signes, des baisers soufflés au bout des doigts. Tous les soldats ont embarqué. Tout le pont est en kaki. On lève l'ancre. Le Ville d'Oran corne. La cheminée fume. Il commence à s'éloigner du quai, tiré par un remorqueur. Des mouchoirs s'agitent en guise d'au revoir. On les aimait bien ces petits jeunes qui patrouillaient dans Alger, le doigt, toujours sur la gâchette de leur P.M. tant ils avaient peur.
-Au Revoir? Adieu, oui; sale race de Pieds Noirs.
Et il nous fait des bras d'honneur, ce petit con. Je ne le crois pas. Il avait l'air si bien. Il couchait chez eux, et tout; vous voyez ce que je veux dire…Il n'a jamais sorti un sou. Pauvre Marianne, si timide, si sincère.

Je suis au bas des escaliers. Je ne suis pas allé chez mon cousin Rosello au 12. Je n'ai pas vu ni Jean-Jacques ni Bernard. Je ne verrai plus madame Monteil qui brodait des napperons de façon extraordinaire. Adieu, Monsieur Ravel avec votre ceinture de flanelle rouge qui entourait votre énorme ventre. Je ne me suis pas dirigé vers Bidon V, le bar où nous faisions des compétitions de Baby-foot, et la rue Berthezène. Qu'est devenu Jean-Paul Soler? Nous nous étions brouillés pour des bêtises de gamins depuis la cinquième. (Un coup de talon sur mes chaussures neuves, pour les baptiser...). Nous allions au lycée en remontant la rue Michelet, côte à côte, sans nous adresser la parole. Et cela a duré quelques années. Nous nous parlions à la troisième personne ou par l'intermédiaire d'un troisième copain. Mais, nous étions toujours près l'un de l'autre. Bernard nous laissait en haut de la rue Tirman pour rejoindre le Cours Complémentaire. Jean-Jacques continuait avec nous. Il y avait aussi parfois Jean-Michel Company qui était dans la même classe que Jean-Jacques.
Je partirai sans revoir la villa de mes grands-parents à Bouzaréah, ni mon école primaire de la rue Daguerre ni le lycée Gautier. Ni l'Eglise Ste Marcienne où j'ai fait ma communion. Où nous l'avons tous faite. C'est dingue ! Le jour de ma communion, nous entrions dans l'église, les garçons à gauche, les filles à droite. C'était Chantal Michel, la sœur du clarinettiste Jean-Christian qui marchait à côté de moi.

Nous avons soupé en silence, écoutant les dernières consignes de mes parents. Ma mère pleurait sûrement. Je ne m'en souviens pas. Et puis nous sommes montés nous coucher.

Au matin du 26 Mai 62, après le petit déjeuner, un minibus d'Air France transportant du personnel de l'Aéroport de Maison-Blanche s'arrête devant la boulangerie.

Le cœur serré, nous embrassons une dernière fois nos parents, Mémée Cerdan, et montons dans le véhicule. Nous serrons bien fort entre nos jambes nos valises et sacs de sport. Les hôtesses et le personnel en costume bleu marine et chemise blanche, tentent de nous réconforter. C'est un steward, client de la Boulangerie, qui sera notre guide. Reverrons nous un jour nos parents ?
Je ne pensais pas qu'à une telle heure, il y aurait autant de monde sur la route. Les bus étaient pleins. Leurs passagers faisaient grise mine. On voyait des femmes, leurs enfants dans les bras, qui s'essuyaient d'un revers de manche les yeux. On était aux portes de l'été, et malgré cela, beaucoup avaient mis leurs vêtements d'hiver. Partaient-ils aussi? Comme nous ?
Le petit car prit la rue Richelieu et s'arrêta devant l'immeuble du Maurétania, pour prendre du personnel d'Air France.
Et nous repartîmes aussitôt. Les voitures, pare-chocs contre pare-chocs, semblaient prendre la même direction que nous. Beaucoup d'autres se dirigeaient vers le port. Ca bouchonnait sec.
Je ne compris pas aussitôt pourquoi, à quelques kilomètres de Maison-Blanche, les chauffeurs garaient leurs autos sur le bord de la route. Ils les laissaient là et repartaient à pied.
J'en vis de nombreuses ouvertes, comme abandonnées. Mais pourquoi? On n'a pas l'habitude de laisser sa voiture ouverte, tout de même!…
Nous accédâmes, enfin, à l'Aéroport. C'était pire. Il y avait des autos partout. Les parkings étaient pleins. Elles étaient stationnées des deux côtés des voies d'accès aux halls d'embarquement. Même, en double file. Des valises laissées sur leurs galeries ou dans les coffres béants.
Des centaines de personnes, peut-être des milliers se bousculaient devant les entrées vitrées, avec leur baluchon. Toutes les pelouses étaient transformées en terrains de camping.
Depuis combien de temps étaient ils là ? Des vêtements et des draps, ou ce qu'il en restait, traînaient sur l'herbe. Les massifs de fleurs étaient piétinés. Une famille, ici, assise autour d'une nappe imaginaire, près d'une bouteille Thermos, probablement vide. D'autres grignotaient des morceaux de pains. Tout le monde était grave. Même les enfants avaient le regard vide et ne comprenaient pas pourquoi leurs parents pleuraient et ce qu'ils faisaient ici.
Il paraît que des femmes ont accouché, ici, à même le sol. Que des familles ont attendu de nombreux jours avant de pouvoir partir. Peut-être VOULOIR partir.
Quatre vingt dix pour cent de tous ces Pieds Noirs ne savaient pas où ils allaient. Nous n'avions pas tous des points de chute en France.

Je n'ai même pas noté si c'était encore le drapeau de la France qui flottait encore sur les hampes. Notre beau drapeau.
Notre bus contourna les bâtiments, un garde-barrière nous laissa passer et nous nous dirigeâmes vers un Super Constellation que les plus chanceux de ce matin prenaient d'assaut. Celui là allait à Marseille. Est-ce que tout le monde désirait se rendre à Marseille?
On nous fit monter par la passerelle des Premières classes. Devant nous, une famille portait des vêtements arabes, gravissait aussi les marches. Le père avait une djellaba blanche enfilée sur une chemise. Leurs petits garçons avaient les cheveux tressés.
Ils ne parlaient ni le Français ni l'Arabe. On m'expliqua que c'était des Juifs qui avaient fui le Sud Algérien.
Il n'y avait plus de place à bord pour ma sœur et moi. Notre steward-mentor parlementa quelques minutes avec le commandant, qui accepta de nous prendre dans la cabine de pilotage.
Le voyage ne devait pas être très long avec un tel avion. Deux heures maximum.
Dans deux heures, nous ne serons plus en Algérie…

Dans le vrombissement de ses quatre moteurs, l'avion se lança sur la piste, prit de la vitesse et s'arracha de la terre d'Algérie.

Je n'en avais même pas pris une poignée…

Tout le trajet se passa debout, entre le pilote et le co-pilote. Il y avait des cadrans partout. Des boutons de tous les côtés! Ils furent très gentils avec nous. Nous ne les connaissions pas. Ils ne nous connaissaient pas. Ils devaient avoir déjà pris des "clandestins" comme nous.
Nous survolâmes la Méditerranée bleue foncée, devenue presque noire depuis notre altitude. Le pilote tendit son bras et me montra au loin les côtes métropolitaines qui commençaient à se dessiner.
Il fit un tour au-dessus de l'Etang de Berre et se mit dans l'alignement de la piste. Personne ne me demanda de m'asseoir. J'étais fasciné. Hypnotisé. L'avion descendait tranquillement vers la terre qui semblait l'attirer comme un aimant. Il se posa sans grande secousse, roula dans la voie qui lui était attribuée, ralentit dans un grand bruit de moteurs inversés.
Devant nous, un employé faisait de grands signes des deux bras.
-Qu'est ce qu'il veut ce pantin? On va l'écraser s'il reste là!
-Non, non, il nous guide.
-Ah, bon!

L'avion s'arrêta définitivement. Les portes s'ouvrirent, les escaliers étaient déjà collés aux issues et les premiers Pieds Noirs descendaient.
Il faisait presque aussi chaud qu'à Alger mais il y avait un vent, la tchilente !

Nous traversons l'aéroport. Nous avons l'air hébété. Ahuris, perdus.
"Et, maintenant ?…" Nous sentons que nous ne sommes plus chez nous. Il est bien trop tôt pour dire " pas encore, chez nous!…" Le dirons-nous un jour?
On nous regarde, avec nos peu de bagages, comme des étrangers, des espèces inconnues. Des extra-terrestres. Quelques-uns sont attendus par de la famille partie plus tôt qui leur fait des grands signes et se jette dans leurs bras en pleurant. D'autres errent dans le vaste hall.
Des militaires nous demandent de nous regrouper et nous diriger vers une porte de sortie, où des CRS sont alignés jusqu'aux bus navettes qui nous attendent pour nous conduire au centre de Marseille. Avec ma sœur, nous suivons le mouvement. Les CRS vérifient nos papiers d'identité, pour contrôler si nous ne sommes pas recherchés et fichés pour "Activités subversives".
Nous montâmes dans notre autocar. Le centre ville était assez loin de l'aéroport.

Nous débarquâmes je ne sais où. Mais comme un seul homme, nous nous dirigeâmes tous probablement vers un supposé centre d'accueil (!?!?!?). Je me souviens d'une rue en légère pente.
Nous n'avions que faire de leur accueil. Nous devions aller à Voiron.
Nous apprîmes bien plus tard en quoi avait consisté pour certains cet accueil. Rien n'était prêt et personne ne s'attendait à l'ampleur que prenaient les départs d'Algérie. Peu de Pieds-Noirs restèrent là. Le maire Defferre ne voulait pas de nous chez lui !!! " Que les Pieds-Noirs aillent se réinstaller en Argentine " mentionnaient les banderoles des dockers de Marseille et pour nous inciter à le faire, les containers qui transportaient nous maigres affaires étaient trempés dans l'eau du port ou lâchés du haut d'une grue pour s'éclater sur les quais. Pas de cellules psychologiques, évidemment. Aucun appel, ni aide de l'Abbé Pierre, non plus. Le silence et la haine, seuls, nous accueillaient. Les familles étaient réparties aléatoirement dans des trains pour nous envoyer aux quatre coins de la France. Pour nous éclater. Nous écarteler. Il n'y aurait plus de Pieds-Noirs, pensaient-ils. Nous n'avons que faire de leur vulgarité, de leur accent, de leur pseudo-misère, ajoutaient-ils. De Gaulle, encore lui, nous intimait de retourner chez nous. Mais où était-ce ce chez nous ? Nous n'en avions plus. Chez nous, c'était la France. Là-bas, ce n'était plus la France. Nous n'étions donc pas chez nous, ici,en France de France ?

-La gare, s'il vous plaît, Monsieur? Demandai-je à un passant, après avoir quitté la file et entraîné ma sœur avec moi.
-Là-bas, en haut des escaliers, au bout de la rue qui monte, mon petit.

De larges marches accédaient à la Gare Saint Charles. Les guichets:
-Deux billets pour Voiron, SVP.
-Vous changez à Valence et vous vous arrêtez à Moirans. C'est juste avant.

Nous montons et choisissons un compartiment avec des places libres. Ce qui était difficile. Il y avait beaucoup de monde pour cette destination. Le but final du train était Paris.
Je jetais un coup d'œil par-dessus l'épaule de mon voisin qui lisait l'Express. Que d'horreurs et mensonges sur nous étaient rapportés!
Je préférai me lever et je me dirigeai vers les Toilettes des Secondes. Déjà deux personnes attendaient devant la porte fermée. Je fis demi-tour et retraversai le demi-wagon jusqu'à la porte battante qui nous séparait des Premières.
J'eus l'audace de prendre ce couloir. Presque tous les sièges étaient vides. Les toilettes, au bout du wagon étaient disponibles. Les secousses et mouvements latéraux du train n'étaient pas propices à un bon équilibre, jambes écartées, sans poignée pour se tenir.
Je revins vers le compartiment où Marif attendait. Juste avant la porte battante, je m'arrêtai pour regarder le paysage. C'était quand même un peu plus vert que chez nous. Et soudain la porte s'ouvrit. C'était un contrôleur dans son costume officiel de la SNCF, avec son carnet d'une main, une poinçonneuse dans l'autre et une petite besace en bandoulière. Une casquette avec des étoiles!…C'est un Général, ou quoi?
-Billet, SVP.
-Voilà.
-Mais ce sont des billets de secondes
-Oui, je suis allé au WC, j'en reviens.
-Mais tu es en première, là. D'où viens-tu?
-D'Alger, M'sieur. Ma sœur est dans ce compartiment là-bas.
-Et bien, je te refais un billet Première Marseille-Moirans que tu paies en totalité, et en plus, je te colle une amende…Et tu retournes en seconde.
-Mais, je suis juste allé…
-Tu t'arrêtes, ou je te fais descendre à la prochaine gare. Tu n'étais pas bien dans ton pays, non ?
-…

Le train entre en gare de Moirans. Personne, sur le quai, pour nous récupérer. Bizarre, non? Elle était avertie Gabrielle, je crois?

-Voiron, c'est où, Monsieur? S'il vous plaît.
-Tu vois le clocher, un peu à droite? C'est là.
-Il n'y a pas d'autobus?
-Pas à cette heure. Vous pouvez aller à pied. C'est à cinq kilomètres environ.
L'herbe était humide. Et, nous sommes partis vers le clocher avec nos valises marron clair et nos sacs de sport. Je ne me souviens pas si c'était le matin ou le soir, et je crois que nous avons coupé à travers champs.
Nous sommes finalement arrivés à Voiron. Notre destination finale était l'école maternelle construite dans l'enceinte du CREPS dont les étudiants suivaient des cours et avaient leurs dortoirs dans le château de La Brunerie.
Quel nom! La classe! Ca fait bien, non, Ferrer de la Brunerie!!! On ne me demandera plus d'où je viens avec un tel nom.
C'était en haut de la côte. Elle était plutôt raide. L'entrée avec de grands arbres qui couvraient un chemin de graviers blancs

Un coup de sonnette à la porte des logements de fonction.
-Vous voilà enfin ! Venez, je vous montre où vous allez dormir avec vos cousins.
Nous suivons. Des escaliers. Une porte ou une trappe.
-Voilà, c'est là …installez-vous.

C'ETAIT UN GRENIER !

JP FERRER. Saint-Laurent-du-Var. 26 Mai 2001