mise sur site le 01-09-2004..augmentée le 6-09-2004
-Alger, Algérie : vos souvenirs
La page de Pascal Diener
JEU D’ENFANT
"Voici un petit texte que j’ai écrit mais non publié, il y a quelques années, sur l’un de mes jeux d’enfance."
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Voir aussi : ABRÉGÉ DE L’HISTOIRE DES DIENER (ORIGINE, IMMIGRATION, ARRIVÉE ET DÉBUTS EN ALGÉRIE) 1847 - 1920

----------Il tenait à pleines mains un morceau de brique qu’il avait travaillé en s’appliquant, le frappant soigneusement avec un silex, dans un jaillissement de minuscules étincelles et une odeur de poudre qu’il affectionnait déjà, bien qu’il n’eût jamais, au grand jamais, entendu parler à cette époque de l’art des hommes de Néanderthal qu’il semblait ainsi imiter.

----------Cette brique, taillée et polie, avait pris l’aspect, le genre, d’un pistolet ou d’un revolver, qui le saurait, mais en tout cas ressemblant à celui de la marque “Solido” dont il gardait un souvenir confus dans son imagination quant à sa forme, encore que précis quant à la marque, pour en avoir vu un exemplaire, brillant et lustré, exposé comme au musée, parmi les jouets bien rangés d’un de ses cousins, bien propret, bien soigné de sa personne.

----------Il cracha un jet de salive sur la brique ocre, toute chaude des coups qu’il lui portait et du soleil de juillet qui plombait le terrain vague, afin d’en affiner le polissage, rejeta une mèche brune rebelle qui traînait sur son oeil gauche et le faisait cligner, puis il saisit son arme, bondit dans l’une des tranchées qui zébraient le terrain vague, et partit en chasse, à la poursuite de ses ennemis. Ce jour là, comme tant d’autres, il jouait à “Haut les Mains” son jeu favori et tenait, par tirage au sort, le rôle du shérif à la recherche des bandits masqués.

----------Il se demanda beaucoup plus tard, à l’âge adulte, après que la raison, si raison il y a, lui fut venue ou donnée, pourquoi les grandes personnes avaient eu l’idée saugrenue de faire creuser ces tranchées en plein soleil, l’été, par des arabes piochant et pelletant la terre rouge et dure, damée comme du roc, durant des jours. Certes, c’était la guerre. Le maître d’école, ainsi que les parents, parlaient souvent de ces fameuses tranchées qui servaient,- à ce qu’ils disaient,- aux soldats à se cacher ou à se battre, au cours de la guerre à laquelle les grand-pères avaient participé, autrefois. Mais dans notre pays il n’y avait, -en ce temps,- aucun ennemi apparent, ni soldat, ni front, ni arme, ni armée. Un rien absolu, en plein soleil.

----------À ce qu’il entendait, il fallait enjamber la mer, celle toute chaude où il chassait poulpes et crabes tout l’été, pour rencontrer la guerre, là où son père s’en était allé, dans un pays lointain, la France, dont il n’imaginait rien. Rien. Si ce n’est, peut-être, cet étrange dessin colorié que l’instituteur appelait une “carte de géographie” et qu’il avait reçu ordre d’accrocher par dessus le tableau noir, à deux avec un de ses copains, en se hissant sur la pointe des pieds, pour faire coïncider les trous bordés de cuivre perçant le carton et les gros clous fichés dans le mur.

----------Il ne comprenait pas ce que signifiait l’expression carte de géographie, ni à quoi pouvait diable correspondre cette grosse flaque ocre appelée Massif Central, dont il découvrirait, bien plus tard, qu’elle ne coïncidait pas avec le centre de ce pays. Pour l’heure, la France, le Massif Central, la géographie, n’entraient pas dans ses préoccupations immédiates ; concentré dans l’action, furtif, empoussiéré, l’arme au poing, les yeux plissés, l’oreille tendue, il recherchait des bandits dissimulés en embuscade.

----------En silence, il progressait lentement au fond de l’étroit boyau de terre, posant délicatement, avec précaution, un pied après l’autre sur le sol, moins par crainte de révéler sa présence à des ennemis vigilants camouflés dans ce labyrinthe, que pour éviter de mettre les pieds dans les étrons de toutes couleurs et de toutes textures, du plus sec pour les plus anciens, qui déjà s’effritaient, aux plus récents, parfois encore fumants, tapissant dans le plus parfait désordre le sol des tranchées, ce qui rendait sa progression d’autant plus aléatoire.

----------Il faut dire que le terrain vague, leur terrain de jeu de habituel, n’était pas situé, comme on pourrait le croire, dans une banlieue de la ville, ou aux abords d’un quelconque bâtiment militaire ou civil dont la défense devait être assurée, coûte que coûte, contre un envahisseur imaginaire, mais au coeur d’un quartier, baptisé bien plus tard “résidentiel”, bordé de villas sur trois côtés, d’un chemin de terre et de cailloux fréquenté par quelques bourricots de passage ou des chèvres sur le troisième et, enfin, du haut mur, mi pierres mi torchis, vieux, noir et sale, percé de minuscules ouvertures car situé au sud, d’une vieille étable où il allait chercher le lait, chaque soir à la tombée de la nuit.

----------Pourtant ce réseau de tranchées absurde, creusé sans motif, si ce n’est pour la beauté de l’acte gratuit sur ordre d’un réserviste nostalgique, qui servait de feuillées à tous les vagabonds et mendiants traînant alentour, et parfois, il faut bien l’avouer, au shérif et aux cow-boys du jour qui s’y essayaient, était à lui seul, et malgré l’inconvénient des odeurs et des mouches un lieu fascinant.

----------La coupe franche des pelles et pioches dans la terre rouge révélait, par strates qui feraient le bonheur d’un anthropologue du présent, si cette spécialité existe, des richesses incroyables : débris d’ossements humains de tous types et formes, dents, parfois un os entier, mâchoire ou fémur et, en une occurrence qui fit le bonheur de toute la troupe, un crâne entier. Manifestement, le terrain vague était un ancien cimetière, ou plus exactement l’emplacement d’une multitudes de cimetières oubliés superposés, ainsi que les stratifications le démontraient. Un cimetière en millefeuilles.

----------Ni ceux qui déféquaient en plein air, nuitamment de préférence, ni les cow-boys en herbe, n’avaient conscience de la moindre profanation. Ceux qu’un besoin pressant conduisaient à ce havre de nécessité ne semblaient pas incommodés par ce voisinage, ce qui est plutôt une preuve de bonne santé. Quant à eux, c’est dans de vieille boites de conserves qu’ils collectaient les ossements découverts, puis qu’ils les collectionnaient avec le plus grand respect, bien qu’ils n’eussent aucune claire conscience de ce qu’ils représentaient.

----------En réalité, ils étaient surtout amateurs de dents, de toutes les dents qu’ils trouvaient, peu importait qu’elles fussent canines ou molaires, à tel point qu’ils se les disputent parfois, à moins qu’ils ne les jouent à “Sec ou Mouillé”, jeu dont ils ignoraient qu’avec une pièce de monnaie ce serait “Pile ou Face”. Le lanceur utilisait un morceau de brique, encore un, mais petit, rond et plat celui-là, crachait avec énergie sur une de ses faces, le jetait en l’air le plus haut possible : toute la bande attendait qu’il retombe au sol, révélant qui était gagnant, le tenant du coté sec ou celui du coté mouillé.

----------Les dents qu’ils accumulaient dans leur trésor de guerre, ils les échangeaient aussi dans la cour de l’école contre des billes ou mille autres objets précieux convoités que possédaient leurs camarades de classe, moins aventureux qu’eux, tenus au propre, à l’ombre des volets clos chez leurs parents, loin des jeux guerriers et du bonheur de disposer pour champ de manoeuvre d’un terrain vague balafré d’un réseau de tranchées improbables, dédale sans but et sans objet, taillé bien net dans une collection de cimetières superposés comme un millefeuille, inutile pour tout autre qu’un vagabond professionnel ou un enfant de neuf ans en liberté.


Pascal DIENER

(1989 - ALGÉRIE, Blida, 1943 )