René
PONCET
Paru dans la presse de Constantine le 18 Juin 1954
18 Juin 1954 : IL Y A CENT ANS, des pionniers venus
du Duché de Bade créaient Nechmeya, les fêtes du centenaire
du village auront lieu en septembre
-----Pourquoi en présence de M.hibschelé,
le maire de Nechmeya, pense-t-on à l'Alsace, l'Alsace des "Oberlé",
malgré le pays si différent dans son aspect extérieur,
dans ses coutumes, dans son genre de vie ? La haute taille, l'ceil bleu,
le cheveu blond suffisaient-ils ?
-----Peut-être parce que l'Alsace de
René Bazin, meurtrie, séparée de la France après
la guerre de 1870, gardait alors dans son coeur l'amour de la patrie française,
comme le font tous ces villages d'Algérie, et ce minuscule Nechmeya
perdu dans les terres à blé. Peut-être à cause
de ce mot du vieil Alsacien parlant de la France à son neveu :
"Faut-il qu'une nation soit belle, mon petit,
pour qu'elle fasse lever des amours comme le tien ! Où est le peuple
qu'on regretterait de la sorte ? Oh, la race bénie qui parle encore
en toi".
-----M. Hibschelé me donna une explication
plus satisfaisante lorsqu'il déclara en souriant
-----"- Vous paraissez avoir de la difficulté
à prononcer mon nom. Savez-vous que nous sommes ici les descendants
d'émigrés allemands ? Oui, en 1854, ce furent quelques familles
venues du Grand-Duché de Bade qui dressèrent leurs tentes
au milieu de ces terres. Malheureusement, à la mairie, nous n'avons
plus, ou presque plus, de documents historiques se rapportant à
cette époque. Un arrêté de Napoléon III élevant
Nechmeya au rang de commune de plein exercice. En dehors de ça
l..."
Il y a cent ans
-----En dehors
de "ça", il y a l'Histoire. L'Histoire nous raconte l'histoire
de Nechmeya. En 1837, un camp s'y dressa. Son existence fut brève,
et le seul souvenir qu'il ait laissé est le nom qu'on lui donna
alors le camp des scorpions, à cause de la présence extraordinaire
de ces hôtes dangereux. Aujourd'hui, ces peu aimables bestioles
ne se montrent pas plus virulentes qu'en bien d'autres coins d'Algérie.
En tous cas, elles -font bon ménage avec la population.
-----En 1848, quelques courageux Français
tentèrent de s'implanter dans le pays, mais n'y réussirent
pas, et ce fut finalement en 1854 que le village fut créé
par des émigrants allemands originaires du Duché de Bade.
-----Ce nouveau bourg algérien dépendit
d'ailleurs de Penthièvre jusqu'à ce qu'un arrêté
de Napoléon III le transformât en "commune de plein
exercice". C'est cet arrêté, daté du 18 juin
1867, qui est encore conservé dans les archives de la mairie. On
peut y lire à son début
-----"Napoléon,
par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des
Français, à tous présents et à venir, salut.
"Sur le rapport de notre ministre, secrétaire d'état
au département de la guerre et d'après la proposition du
Gouverneur général de l'Algérie"... suit le
texte de l'arrêté, avec au bas, la signature : Napoléon.
-----Les débuts furent pénibles
et laborieux pour les pionniers ; les maladies décimèrent
les familles. Cependant, le courage opiniâtre des colons triompha
de tous les obstacles, et, grâce aux travaux exécutés
par le Génie militaire, le village grandit et se fortifia.
-----Bien des siècles auparavant,
les Romains étaient déjà passés par là,
puisqu'aujourd'hui encore, à quelques centaines de mètres,
on trouve les ruines de ce qui fut Ascurrus
(que les musulmans appellent souvent Ascours).
Cette bourgade était située sur le versant ouest d'une colline
au pied de laquelle sourdent les sources qui alimentent le village en
eau potable.
-----Dans les environs, la mosquée
de Sidi Amar Boucena, dont la réputation a franchi de très
loin les limites de la commune, accueille les pèlerins venus parfois
du Maroc ou de la Tunisie.
-----Nechmeya est maintenant un village florissant,
à 43 kilomètres de Bône,
que l'on découvre brusquement dans un tournant de la route menant
à Guelma, groupé autour de son église, comme les
poussins autour de leur mère, 5 500 à 6 000 personnes, dont
120 européens environ, y vivent en bonne intelligence, sur de petites
propriétés - car le terrain est extrêmement morcelé
- cultivant principalement le blé, le tabac, et élevant
du bétail.
De mon temps...
-----Le maire de
la petite commune paraissait soucieux.
-----"- Lorsque je parle des origines
du bled, je me demande à la suite de quelles circonstances, politiques
ou autres, des habitants du Grand-Duché de Bade eurent l'idée
de venir s'établir en terre française d'Afrique. Ce ne fut
certainement pas la pauvreté qui poussa ces familles à émigrer,
puisque j'ai réussi à savoir que certaines d'entre elles
possédaient des brasseries ou des industries prospères.
L'appel de l'aventure, alors, qui les incita à entreprendre cette
vie dure mais libre ? En tous cas, l'affaire a réussi !"
-----"- En effet, l'affaire a réussi.
Mais, monsieur le maire, vous célébrerez le centenaire de
Nechmeya en septembre, n'est-ce pas ? Est-ce parce que ce fut en septembre
1854 très exactement, que les premiers colons s'installèrent
ici ?"
-----"- Non, répond M. Hibschelé,
avec son éternel sourire, non, c'est plutôt en vertu d'une
tradition transmise de père en fils, les fêtes de Nechmeya,
lorsqu'il y en a - et depuis bien des années, il n'en a plus été
organisé - se déroulent toujours au mois de septembre".
-----"- Allons voir le père Fritz,
ajouta M. Hibschelé, c'est le doyen du village. Peutêtre
aura-t-il quelque histoire à vous raconter."
-----Le
père Fritz, comme l'appellent ses amis, c'est
M. Frédérik Lambert. A 85 ans, M. Lambert transporte toujours
les fagots de bois sur son dos, et quand un jeune garçon fait mine
de l'aider, Fritz répond invariablement : "A
mon âge, je suis encore aussi valide que deux comme toi réunis,
galopin!"
-----Pour l'heure, nous trouvons M. Lambert
sur le pas de sa porte, assis dans un fauteuil d'osier. Il connaît
tout le monde, tout le monde le connaît et le salue avec déférence.
----Il a senti
en moi l'étranger, et, comme un car du service Guelma-Bône
passe à ce moment, M. Lambert en profite pour me parler du temps
où, sur cette même route, les chariots traînés
par des boeufs étaient rois.
-----"- Aujourd'hui, vous, les jeunes,
vous avez des voitures, des motocyclettes, dit-il. Vous ne savez plus
souffrir. De mon temps, il fallait deux jours pour aller à Bône.
Je me souviens qu'à vingt ans, allant vendre le grain à
la ville, partant le matin avec mes charrettes à boeufs, je faisais
boire les bêtes à Penthièvre, et le soir, j'arrivais
à Duzerville, où je passais la nuit. Le lendemain seulement
j'étais à Bône."
-----"- Et ce n'était pas dangereux
?"
-----"- Dangereux ? Bien sûr que
non, répond le père Fritz, c'était même plutôt
monotone".Je commençais à me demander si. les histoires
de lions attaquant les voyageurs sur la route Nechmeya-Bône, dont
on m'avait parlé, n'étaient pas le produit d'une imagination
délirante. Mais lorsque nous eûmes pris congé de M.
Lambert, le maire m'expliqua que ces animaux sauvages avaient effectivement
fait à "l'époque" de terribles ravages. Quand
? Eh bien, "à l'époque",
c'est à dire, il y a bien longtemps, comme dans les contes de fée.
-----A quelques kilomètres de Nechmeya,
on peut d'ailleurs encore voir les anciennes trappes à lions, immenses
trous au fond desquels étaient attachés de jeunes chevreaux
et qui étaient recouverts de branchages. La technique est, je crois,
connue de tous, grâce aux films de Tarzan et autres livres sur la
jungle qui, à défaut de la réalité, ont mis
sur notre jeunesse, aux alentours de la dixième année, cet
accent d'aventure, de hardiesse, qui nous permit de partager, en imagination
tout au moins, les émotions de ces courageux pionniers.
Vestiges du passé
-----Je me suis
ensuite promené seul par les rues du village, cherchant les souvenirs,
les marques du passage des fondateurs de la commune.
-----Sur le mur de ce qui est actuellement
le presbytère, une plaque est scellée, où se devinent
plus que se lisent, des mots et des dates pâlis par les années
: "Village de Nechmeya, construit par le
70ème de Ligne en 1854 et 1855".
-----Au-dessus de la porte de l'école,
qui fait corps avec la mairie, une autre plaque est visible avec une date
: "1874". C'était
l'heure de la récréation, et garçonnets et fillettes
s'en donnaient à coeur joie. J'avais devant moi les descendants
des fondateurs, au moins pour les européens, car beaucoup de familles
musulmanes ne sont pas de souche ancienne.
-----Le Maire me l'avait dit
-----"- Il y a ici une vingtaine de
familles européennes, et elles remontent toutes à la fondation
du village". C'est bien simple, il n'y a que le curé, l'instituteur
et le facteur qui ne soient pas du pays... mais on les a quand même
adoptés."
-----C'est pourtant dans le sol du cimetière
que retentit plus nettement l'appel du passé ! Là, à
l'ombre des cyprès, entourés par les joyeuses terres à
blé, reposent ceux qui, il y a cent ans, quittèrent leur
lointaine terre allemande pour vivre et mourir en Algérie française.
Quelques noms relevés sur les marbres me transportèrent
bien au delà de la mer
------ Melhoffer Jeanne, née en 1837
à Eckenstein (Bade), décédée à Nechmeya
le 14 janvier 1907.
------ Dunke Jean, né en 1831 à
Velschneureuth.
------ Elisabeth Schaïb, de Leinsveiller
(Bavière).
-----Les tombes des premiers colons français
(André Auguste Moreau, né à Vendôme, Loir-et-Cher,
en 1858, Bernard Fontan né à Aubarède Basses-Pyrénées,
en 1826) sont couvertes de la même terre qui garde à jamais
le souvenir des hommes et des femmes venus d'Ichlingen, Vasenveiler, Rothuen.
Qu'ils reposent en paix, eux qui, les premiers, défrichèrent
le sol et répandirent le grain, bercés aujourd'hui et pour
l'éternité par le chant du vent dans les arbres et le murmure
de la brise courant à la surface des blés qu'ils semèrent.
Merci Pays bien-aimé
-----Avant de quitter
Nechmeya, j'ai voulu avoir une vue d'ensemble du paysage et j'ai grimpé
jusqu'au sommet de la colline voisine. Un homme, solitaire, un promeneur,
m'y avait précédé, arrêté face à
la plaine ét au petit village perdu dans le fond.
-----Qui était-il, berger, propriétaire
? Quelle importance ! Il était un homme du pays, séduit
par la poésie et le merveilleux du moment.
-----Du soleil tombant entre les nappes grises
de l'orage en fuite, une lumière blonde baignait les terres étagées,
la plaine et le village, adoucissant le relief, mettant une couleur de
blé sur bien des pâturages. Le soleil baissant, le grand
paysage blond devint fauve par endroits et violet aux places d'ombre.
Et cette pourpre s'élargit avec la vitesse des nuages qui couraient
dans le ciel.
Regardant la terre s'assombrir, le promeneur songeait-il à tous
ceux qui s'étaient battus là, autour des maisons submergées
par la nuit ? Battus, quand ce n'aurait été que contre la
terre et la chaleur, afin que la pensée, la civilisation française
demeurent accrochées à ce sol !
-----Encore un moment, et sur la frange du
ciel, à l'endroit où commençait le bleu, la première
étoile s'ouvrit, seule, faible et souveraine comme une idée.
Le promeneur se leva, car la nuit devenait noire, il prit le sentier qui
suivait la crête, sans détacher ses yeux de l'étoile.
René PONCET
Paru dans la presse de Constantine le 18 Juin 1954
Le croquet était la distraction favorite des "Nechmeyennes".
De chaque côté du jeu de boules, plutôt pratiqué
par les hommes, deux espaces étaient réservés à
ce sport
Documents P. Y LASSABE
Adh. N° 1968
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