Embuscade du 4 novembre 1954 à Turgot-Plage
auteur : Charles Esposito

Extrait de la revue " l'Algérianiste" , n°137, mars 2012, bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site : oct. 2017

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Embuscade du 4 novembre 1954 à Turgot-Plage
par Charles Esposito

Le 3 novembre 1954, le maire de Turgot, M. Bermudès, avise téléphonique-ment le chef de la brigade de gendarmerie de Rio-Salado que des individus habillés en militaires et chaussés de " pataugas " étaient venus se ravitailler à l'épicerie de Turgot-Plage. Notre chef désigne immédiatement une patrouille de trois gendarmes qui doit se rendre le lendemain matin à Turgot-Plage dans le but d'identifier ces individus suspects.

Le 4 novembre à 5 heures, la patrouille est formée par le gendarme Vincent Pina, désigné chef de patrouille - car étant le plus ancien - armé d'un pistolet automatique et d'un pistolet-mitrailleur; le gendarme Charles Esposito (votre serviteur) - conducteur de la fourgonnette - est armé d'un pistolet automatique et d'un mousqueton (car classé bon tireur au fusil) et le gendarme Louis Restelli qui est armé d'un PA et d'un PM.

La patrouille se rend à Turgot où, comme convenu, elle est renforcée par deux jeunes gardes champêtres, Gary et Emile Peyre et continue sa route vers Turgot-Plage.

Dès notre arrivée à la plage, nous constatons qu'un groupe de cinq individus, qui nous a vus, s'enfuit devant nous et gravit à toute allure la côte qui mène sur les hauteurs de la plage en direction du douar. Le gendarme Pina tente de les arrêter par les sommations d'usage : les cris de " Halte gendarmerie " en français et en arabe " Reillet gendarmia ". Le groupe ne s'arrête pas... Nous les poursuivons à pied, mais ils ont 300 m d'avance sur nous; ce qui fait que lorsque nous arrivons au sommet ils ont disparu.

Vincent Pina va voir le chef de douar pour lui demander s'il n'avait rien vu d'anormal, mais sa réponse négative et embarrassée lui paraît suspecte et il décide d'envoyer le garde Gary alerter le maire de Turgot et demander du renfort. Au même moment, le garde Peyre découvre des traces de pataugas imprimées sur le sol sableux. Il poursuit sa marche rapide en suivant les traces de pas très visibles qui s'éloignent en direction de Oued Hallouf.

Peyre est un jeune garde champêtre plein de vigueur, avec notre barda nous avons du mal à le suivre. Au bout d'une vingtaine de minutes de marche rapide, nous arrivons au lieu dit " Le dos de chameau ", une dune immense nous barre la route; elle s'étire sur une centaine de mètres et à une hauteur qui dépasse les 4 m par endroits, seul un passage de 1,50 m à 2 m de large nous permettrait de contourner cette dune pour poursuivre notre
progression. Signalons toutefois que ce passage est situé à droite de la dune et en bordure de la falaise.

Emile Peyre a une bonne trentaine de mètres d'avance sur nous. Il n'hésite pas à franchir ce passage qui porte des traces de pataugas. Caché par la dune nous le perdons de vue. Au même instant nous l'entendons crier : " Ne tirez pas ! ne tirez pas ! " et une détonation retentit. Nous nous couchons à terre.
À ce moment précis la situation est la suivante : Vincent Pina est au pied de la dune et à 5 m à gauche du passage, je suis couché à une dizaine de mètres derrière lui, tout près de la falaise d'où l'on peut voir les rochers de la plage, une quarantaine de mètres plus bas. Derrière moi se trouve le gendarme Restelli qui est relativement à l'abri derrière un petit monticule de pierres et de sable. Tout à coup, une tête hirsute apparaît l'espace d'une demi-seconde. J'ajuste mon fusil et je tire mais la tête a disparu aussitôt. En même temps, un déluge de balles s'abat près de moi. Je suis la cible idéale car je n'ai pas eu le temps de me mettre à l'abri. Ça tire de partout, les balles qui rentrent dans le sable à moins de dix centimètres de ma tête soulèvent le sable dont les grains sont projetés sur ma figure et dans mes yeux. D'autres balles sifflent au-dessus de ma tête. " C'est ma fête ".

Louis Restelli qui est derrière moi, me tire par la jambe pour essayer de me mettre à l'abri. Je réussis à reculer en glissant sur le ventre et je me mets très sommairement à l'abri près de lui. À ce moment précis, Vincent Pina nous crie " Décrochons ils sont en train de nous encercler ". Nous nous levons en vitesse et détalons en direction de la plage. Le tir continue, mais il est de moins en moins dense. Heureusement ils n'ont pas eu le temps de nous encercler, car acculés au bord de la falaise nous n'aurions pas fait de vieux os. Les rebelles continuent de nous canarder. Le tir provient de ma droit maintenant. J'ai de plus en plus de mal à suivre. J'ai l'impression que mon pistolet et son étui ne sont plus maintenus que par mon ceinturon et pour cause, car je m'aperçois que mon baudrier a été cisaillé par une balle, à hauteur de l'épaule. Mes camarades sont à une trentaine de mètres devant moi. Heureusement les tirs se font de plus en plus rares. Ils ne nous poursuivent plus.

Nous dévalons la côte qui nous mène à la plage. Arrivés à hauteur des premières villas nous avons la surprise de trouver M. Bermudès, maire de Turgot, qui semblait nous attendre. En quelques mots, nous le mettons au courant de la situation et lui faisons part de nos craintes sur le sort d'Emile Peyre pour lequel nous craignons le pire. M. Bermudès nous rassure tout de suite et nous dit que ce garde a bien été blessé mais se trouve en ce moment à l'hôpital d'Aïn-Témouchent. Il nous précise, qu'atteint d'une balle dans l'abdomen, ce courageux garde champêtre a réussi à s'enfuir et à fausser compagnie à ses poursuivants. Au bord de l'évanouissement, il a été recueilli par un Arabe qu'il connaissait; celui-ci l'a fait grimper sur un âne et transporté jusqu'à une camionnette de la commune qui se trouvait dans le secteur. Les agents communaux ont avisé le maire qui l'a fait hospitaliser à Aïn-Témouchent. Cette nouvelle nous remplit de joie. Le maire ajoute qu'il a reçu des instructions nous concernant: nous devons monter la garde à partir d'une terrasse de villa, jusqu'au lendemain matin, une opération militaire de maintien de l'ordre devant se dérouler dans le secteur.

Quelques heures après on nous amène des sandwichs et des couvertures ainsi qu'un téléphone radio ce qui permet au gendarme Pina de faire un rapport détaillé à notre commandant de compagnie.

La nuit se passe bien, mais dès les premières lueurs du jour la plage se remplit de monde, CRS, policiers et membres de la police judiciaire qui nous apprennent que l'opération en cours a déjà permis d'arrêter de nombreux rebelles et que ceux qui avaient monté l'embuscade étaient au nombre de dix-sept.
Nous revenons à la brigade de Rio-Salado où nous apprenons que nos épouses, très inquiètes de ne pas nous voir revenir la veille au soir, n'ont pas été mises au courant de notre aventure. Ma femme me dit: " Tu vois on ne t'a pas oublié. Hier c'était ta fête (la Saint-Charles) et Monique (notre fils t'avait choisi un livre au bureau de tabac-presse, pour te l'offrir ". A l'époque j'a mais lire les livres d'un auteur américain " Peter Cheney " et je ne doutai pas que le livre serait de lui; mais quelle ne fut pas ma surprise en découvrant le titre: ÇA N'ARRIVE QU'AUX VIVANTS. Etait-ce un message de l'au-delà, envoyé par Saint-Charles ?

Il y eut beaucoup d'agitation à la brigade par la suite. La police judiciaire occupait une partie de nos locaux pour poursuivre leurs interrogatoires Nos deux chambres de sûreté faites pour loger deux à trois personnes au maximum abritaient chacune une dizaine d'individus qui étaient entendu et expédiés à Oran pour y être jugés et emprisonnés.

L'exploitation du renseignement était payante car, outre les nouveaux rebelles arrêtés, des caches d'armes furent découvertes et nous fûmes très impressionnés de voir une camionnette chargée de corps de bombes artisanales fabriquées avec des conduites d'eau dérobées sur le chantier du barrage de Béni Bahdel.

Cette aventure ne fut peut-être pas une action très héroïque, mais elle eut le mérite certain de porter un coup d'arrêt à la rebellion locale et de sauver des centaines de vies humaines.