Embuscade du 4 novembre 1954 à Turgot-Plage
par Charles Esposito
Le 3 novembre 1954, le maire de Turgot, M.
Bermudès, avise téléphonique-ment le chef de la brigade
de gendarmerie de Rio-Salado que des individus habillés en militaires
et chaussés de " pataugas " étaient venus se ravitailler
à l'épicerie de Turgot-Plage. Notre chef désigne
immédiatement une patrouille de trois gendarmes qui doit se rendre
le lendemain matin à Turgot-Plage dans le but d'identifier ces
individus suspects.
Le 4 novembre à 5 heures, la patrouille est formée par le
gendarme Vincent Pina, désigné chef de patrouille - car
étant le plus ancien - armé d'un pistolet automatique et
d'un pistolet-mitrailleur; le gendarme Charles Esposito (votre serviteur)
- conducteur de la fourgonnette - est armé d'un pistolet automatique
et d'un mousqueton (car classé bon tireur au fusil) et le gendarme
Louis Restelli qui est armé d'un PA et d'un PM.
La patrouille se rend à Turgot où, comme convenu, elle est
renforcée par deux jeunes gardes champêtres, Gary et Emile
Peyre et continue sa route vers Turgot-Plage.
Dès notre arrivée à la plage, nous constatons qu'un
groupe de cinq individus, qui nous a vus, s'enfuit devant nous et gravit
à toute allure la côte qui mène sur les hauteurs de
la plage en direction du douar. Le gendarme Pina tente de les arrêter
par les sommations d'usage : les cris de " Halte gendarmerie "
en français et en arabe " Reillet gendarmia ". Le groupe
ne s'arrête pas... Nous les poursuivons à pied, mais ils
ont 300 m d'avance sur nous; ce qui fait que lorsque nous arrivons au
sommet ils ont disparu.
Vincent Pina va voir le chef de douar pour lui demander s'il n'avait rien
vu d'anormal, mais sa réponse négative et embarrassée
lui paraît suspecte et il décide d'envoyer le garde Gary
alerter le maire de Turgot et demander du renfort. Au même moment,
le garde Peyre découvre des traces de pataugas imprimées
sur le sol sableux. Il poursuit sa marche rapide en suivant les traces
de pas très visibles qui s'éloignent en direction de Oued
Hallouf.
Peyre est un jeune garde champêtre plein de vigueur, avec notre
barda nous avons du mal à le suivre. Au bout d'une vingtaine de
minutes de marche rapide, nous arrivons au lieu dit " Le dos de chameau
", une dune immense nous barre la route; elle s'étire sur
une centaine de mètres et à une hauteur qui dépasse
les 4 m par endroits, seul un passage de 1,50 m à 2 m de large
nous permettrait de contourner cette dune pour poursuivre notre progression.
Signalons toutefois que ce passage est situé à droite de
la dune et en bordure de la falaise.
Emile Peyre a une bonne trentaine de mètres d'avance sur nous.
Il n'hésite pas à franchir ce passage qui porte des traces
de pataugas. Caché par la dune nous le perdons de vue. Au même
instant nous l'entendons crier : " Ne tirez pas ! ne tirez pas !
" et une détonation retentit. Nous nous couchons à
terre.
À ce moment précis la situation est la suivante : Vincent
Pina est au pied de la dune et à 5 m à gauche du passage,
je suis couché à une dizaine de mètres derrière
lui, tout près de la falaise d'où l'on peut voir les rochers
de la plage, une quarantaine de mètres plus bas. Derrière
moi se trouve le gendarme Restelli qui est relativement à l'abri
derrière un petit monticule de pierres et de sable. Tout à
coup, une tête hirsute apparaît l'espace d'une demi-seconde.
J'ajuste mon fusil et je tire mais la tête a disparu aussitôt.
En même temps, un déluge de balles s'abat près de
moi. Je suis la cible idéale car je n'ai pas eu le temps de me
mettre à l'abri. Ça tire de partout, les balles qui rentrent
dans le sable à moins de dix centimètres de ma tête
soulèvent le sable dont les grains sont projetés sur ma
figure et dans mes yeux. D'autres balles sifflent au-dessus de ma tête.
" C'est ma fête ".
Louis Restelli qui est derrière moi, me tire par la jambe pour
essayer de me mettre à l'abri. Je réussis à reculer
en glissant sur le ventre et je me mets très sommairement à
l'abri près de lui. À ce moment précis, Vincent Pina
nous crie " Décrochons ils sont en train de nous encercler
". Nous nous levons en vitesse et détalons en direction de
la plage. Le tir continue, mais il est de moins en moins dense. Heureusement
ils n'ont pas eu le temps de nous encercler, car acculés au bord
de la falaise nous n'aurions pas fait de vieux os. Les rebelles continuent
de nous canarder. Le tir provient de ma droit maintenant. J'ai de plus
en plus de mal à suivre. J'ai l'impression que mon pistolet et
son étui ne sont plus maintenus que par mon ceinturon et pour cause,
car je m'aperçois que mon baudrier a été cisaillé
par une balle, à hauteur de l'épaule. Mes camarades sont
à une trentaine de mètres devant moi. Heureusement les tirs
se font de plus en plus rares. Ils ne nous poursuivent plus.
Nous dévalons la côte qui nous mène à la plage.
Arrivés à hauteur des premières villas nous avons
la surprise de trouver M. Bermudès, maire de Turgot, qui semblait
nous attendre. En quelques mots, nous le mettons au courant de la situation
et lui faisons part de nos craintes sur le sort d'Emile Peyre pour lequel
nous craignons le pire. M. Bermudès nous rassure tout de suite
et nous dit que ce garde a bien été blessé mais se
trouve en ce moment à l'hôpital d'Aïn-Témouchent.
Il nous précise, qu'atteint d'une balle dans l'abdomen, ce courageux
garde champêtre a réussi à s'enfuir et à fausser
compagnie à ses poursuivants. Au bord de l'évanouissement,
il a été recueilli par un Arabe qu'il connaissait; celui-ci
l'a fait grimper sur un âne et transporté jusqu'à
une camionnette de la commune qui se trouvait dans le secteur. Les agents
communaux ont avisé le maire qui l'a fait hospitaliser à
Aïn-Témouchent. Cette nouvelle nous remplit de joie. Le maire
ajoute qu'il a reçu des instructions nous concernant: nous devons
monter la garde à partir d'une terrasse de villa, jusqu'au lendemain
matin, une opération militaire de maintien de l'ordre devant se
dérouler dans le secteur.
Quelques heures après on nous amène des sandwichs et des
couvertures ainsi qu'un téléphone radio ce qui permet au
gendarme Pina de faire un rapport détaillé à notre
commandant de compagnie.
La nuit se passe bien, mais dès les premières lueurs du
jour la plage se remplit de monde, CRS, policiers et membres de la police
judiciaire qui nous apprennent que l'opération en cours a déjà
permis d'arrêter de nombreux rebelles et que ceux qui avaient monté
l'embuscade étaient au nombre de dix-sept.
Nous revenons à la brigade de Rio-Salado où nous apprenons
que nos épouses, très inquiètes de ne pas nous voir
revenir la veille au soir, n'ont pas été mises au courant
de notre aventure. Ma femme me dit: " Tu vois on ne t'a pas oublié.
Hier c'était ta fête (la Saint-Charles) et Monique (notre
fils t'avait choisi un livre au bureau de tabac-presse, pour te l'offrir
". A l'époque j'a mais lire les livres d'un auteur américain
" Peter Cheney " et je ne doutai pas que le livre serait de
lui; mais quelle ne fut pas ma surprise en découvrant le titre:
ÇA N'ARRIVE QU'AUX VIVANTS. Etait-ce un message de l'au-delà,
envoyé par Saint-Charles ?
Il y eut beaucoup d'agitation à la brigade par la suite. La police
judiciaire occupait une partie de nos locaux pour poursuivre leurs interrogatoires
Nos deux chambres de sûreté faites pour loger deux à
trois personnes au maximum abritaient chacune une dizaine d'individus
qui étaient entendu et expédiés à Oran pour
y être jugés et emprisonnés.
L'exploitation du renseignement était payante car, outre les nouveaux
rebelles arrêtés, des caches d'armes furent découvertes
et nous fûmes très impressionnés de voir une camionnette
chargée de corps de bombes artisanales fabriquées avec des
conduites d'eau dérobées sur le chantier du barrage de Béni
Bahdel.
Cette aventure ne fut peut-être pas une action très héroïque,
mais elle eut le mérite certain de porter un coup d'arrêt
à la rebellion locale et de sauver des centaines de vies humaines.
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