TURGOT
par Pierre Bermudes

extraits du numéro 132 , décembre 2010, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site : janvier 2015

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Turgot

Si le nom du ministre français du xvine siècle a été donné à un centre de colonisation créé en 1895 dans la dépendance de la commune de Rio Salado, c'est sans doute par analogie avec le nom " Terga " qui désignait une plage et un domaine de colonisation de 600 ha concédés en 1852 au docteur Dupuy ; cette plage et ce domaine font toujours partie, en 1960, de la commune de Turgot; selon certains musulmans, " Terga " est la déformation de " Targo " ou " Tergo ", nom d'un monstre qui fréquentait les djebels du littoral et auquel on attribuait certaines disparitions d'hommes et de bêtes; selon d'autres, Terga est un mot berbère signifiant " ruisseau ". Le centre de colonisation de Turgot, section de la commune de Rio Salado en 1895, fut érigé commune de plein exercice en 1925. Sa superficie en 1960 est de 9130 ha.

Le relief de la commune est simple, quoique varié; le nord est constitué par la plaine du rio Salado, qui débouche dans la mer à la plage de Terga. L'est est formé par une chaîne de montagnettes partant du Djebel Touita (307 m) situé dans la commune de Rio Salado pour aboutir au Djebel Sidi Kacem (355 m) en passant par le Djebel Déchéra et le Dar Menjel (248 m); au centre, l'oued Taïeb, prolongation de l'oued Senano, traverse la commune du nord au sud en forçant son passage entre le Sidi Kacem, et le Dar Menjel pour, se déverser dans le rio Salado, à l'ouest; enfin, le sud de la commune est limité par l'oued Hallouf, qui se jette dans la mer à la plage qui porte son nom.

Le climat qui règne dans la commune de Turgot est moins propice à l'agriculture que celui dont jouit sa voisine de Rio Salado, protégée par les montagnettes du Touita, du Dar Mejel, du Méchéra et du Sidi Kacem. Les brouillards matinaux, surtout au printemps, interdisent la culture des légumes secs; les vents marins du nord-ouest causent des dégâts aux vignes, dont les pousses sont brûlées par le sable et les embruns salés et iodés; les eucalyptus de la plage eux-mêmes résistent mal aux vents marins; ils se protègent de la violence des vents par des rangées de roseaux, appelés saccharums, ou par des lignes de seigle intercalaires.
L'irrégularité des précipitations provoque des pluies torrentielles en hiver, et parfois des inondations qui atteignent le village, comme en 1927-1928, en 1954 et en 1958. Le rio Salado ou oued Melah, pour comble de malchance, stérilise sa rive sud, celle de Turgot, tandis que sa rive nord, celle de la commune d'Er-Rahel de la plaine des Ouled Tahoui, n'est pas salée et permet des cultures maraîchères.

Malgré ces inconvénients, grâce au travail de ses habitants, la commune de Turgot fait partie des riches communes viticoles du Témouchentois. En 1960, la vigne couvrait, sur le territoire de la commune, une surface de 3 738 ha, dont 2 358 appartenant aux Européens et 1 380 aux musulmans. Le total des déclarations de récolte viticole souscrites en mairie de Turgot en 1960 s'élève à 93 324 hectolitres. Les cultures, herbacées (céréales et légumes secs) couvraient 1 710 ha, dont 630 aux Européens et 1 080 aux musulmans. Sur un total de 8 155 ha de terres agricoles, 5 060 sont aux Européens et 3 095 aux musulmans. Sur les terrains de parcours des montagnettes et du littoral, il y a un peu d'élevage; en 1960, on a compté 80 chevaux, 220 mulets, 107 ânes, 160 bovins, 700 ovins, 565 caprins, 10 porcs et 680 volailles, appartenant en majeure partie aux musulmans, à l'exception des porcs et des mulets. Des artisans distillateurs viennent de l'extérieur après les vendanges avec leurs alambics pour distiller les lies dans les caves particulières; une cave coopérative de 30 000 hectolitres est utilisée par 22 coopérateurs, mais beaucoup de viticulteurs de Turgot préfèrent encore s'adresser à la viticoop d'Aïn-Temouchent. Il y a aussi dans la commune cinq acheteurs de vendange disposant de caves importantes soit à Turgot même, soit à Rio Salado.

La population de la commune de Turgot était, en 1954, de 5 326 habitants dont 555 Européens (502 Français et 53 étrangers) et 4 771 musulmans (3908 Algériens et 863 Marocains). La population agglomérée au village était de 1 277 habitants, dont 454 Européens et 823 musulmans; à la " Guethna " le faubourg musulman, il y avait d'autre part 480 personnes (364 Algériens et 116 Marocains). Dans les douars de Djebara, Ouled Ahmed, Ouled Amrane, Erhaïlia, Ouled Kihal, M'Ghana et Ouled Moumène, étaient dispersés 2 733 musulmans; dans les fermes isolées habitaient 101 Européens et 735 musulmans. En 1960, après les événements de 1956-1959, la population de la commune est de 5 014 habitants, dont 463 Européens (447 français et 16 étrangers) et 4 551 musulmans (4187 Algériens et 364 Marocains). Au village sont concentrés 1838 habitants (384 Européens et 1 454 musulmans) et les musulmans des douars et des fermes ont été regroupés à la Guethna qui compte maintenant 926 musulmans, au centre de regroupement d'Ouled Kihal (1183 musulmans) et au centre de regroupement de Djebara, (568 musulmans) ; dans les fermes restent seulement 79 Européens et 420 musulmans. Il faut noter, qu'environ 200 anciens habitants d'Ouled Amrane se sont réfugiés à Témouchent et continuent de cultiver leurs terres situées à Turgot, de même qu'un certain nombre d'anciens habitants d'Ouled Kihal et d'Ouled Moumène.
La majorité de la population européenne de Turgot est de religion catholique. L'église de Turgot a été bâtie en 1935; en 1960 elle est desservie par M. Pleinier, curé de Rio Salado. Il n'y a à Turgot qu'une seule famille israélite, et une ou deux familles protestantes. Les musulmans disposent d'une mosquée à la Guethna de Turgot d'une salle de prière à Djebara et d'une mosquée toute neuve (1959-1960) d'une pureté de ligne très belle, à Ouled Kihal. Quelques marabouts locaux, ceux de Sidi Menouar au cimetière de la Guethna et de Sidi Abdelkader, sont honorés, mais le grand marabout de la région est celui de Sidi Cheikh; avant 1956, la fête de Ouled Sidi Cheikh durait une semaine, au pied du Mont de Sidi Kacem ; on pouvait y admirer une fantasia de 20 à 30 chevaux, qui évoluaient entre deux rangées de tentes, la fête avait lieu après les vendanges; elle était organisée par la famille du bachaga Si Allel El Aihar ; une telle importance du marabout de Sidi Cheikh s'explique par la venue dans la commune, aux environs de 1865-1880 d'une importante fraction de la tribu des Ouleds Sidi Cheikh, qui après s'être révoltée, fut transportée dans le Tell. En 1954, les descendants des Ouleds Sidi Cheikh étaient encore en majorité dans les douars Ouled Kihal, Ouled Moumène, Ouled Ahmed, Ouled Amrane et M'Ghana, tandis que les douars Djebara et Erhaïlia comportaient une majorité de descendants des Douaïes de la fraction du douar commune Sidi Bakhti, sur lequel fut prélevé le territoire du centre de colonisation de Turgot.

Dans le domaine de l'enseignement Turgot possède deux classes au village, deux classes à la Guethna, trois classes à Djebara et une classe à Ouled Kihal. Il semble que la commune de Turgot se définisse par une certaine volonté d'autonomie à l'égard de celle de Rio Salado, dont elle s'est séparée, non sans mal en 1925 " Nous avons été longtemps et sommes encore, en quelque sorte, la paroisse soeur cadette de Rio Salado ", pouvait-on lire par exemple dans le journal paroissial Le Sel. Cependant la proximité de la sous-préfecture d'Aïn-Témouchent permet à Turgot de mener maintenant une vie bien à elle, celle d'un petit village d'agriculteurs où règnent une simplicité et une bonhomie qui donnent le ton aux rapports humains, on peut avoir une idée de ces rapports en se promenant le soir dans le village; les adultes se retrouvent dans les cafés de la place et de la rue principale et des jeunes musulmans et européens se rassemblent autour d'un ballon de football, dans un petit terrain de sport poussiéreux mais sympathique.

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Note de la sous-préfecture d'Aïn-Temouchent, rédigée en 1961.