théâtre des Trois Baudets à Alger
Souvenirs des Trois Baudets

extraits du numéro 133 , juin 2016 , de "AEA - Aux Échos d'Alger -Le journal des villes et villages de l'Algérois-Siège social : 46, boulevard Sergent Triaire-B.P.5015- NIMES cedex 2-Tél. : 04 66 29 69 04-04 66 74 14 84- Fax : 4 66 74 25 23-E.mail : Francette.MENDOZA@wanadoo.fr-Permanences tous les mardis de 14 à 18 heures-Fondatrice et Directrice de la Publication : Mme Francette MENDOZA
sur site : sept. 2016
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Souvenirs des Trois Baudets

Réflexions et souvenirs sur le théâtre des Trois Baudets par Christian VEBEL
(Revue L'Algérianiste n° 55)


Le bruit courait, dans le petit monde des chansonniers montmartrois, qu'il ne fallait jamais se hasarder sur une scène d'Afrique du Nord, car le public n'y appréciait que les chanteurs à voix, les humoristes y étant reçus à coup de sifflet... J'ai été bien étonné de cette opinion quand nous nous sommes présentés, Georges BERNARDET, Pierre-Jean VAILLARD et moi, devant les spectateurs d'ALGER. C'était le public le plus décontracté, le plus gai, le plus coopérant que puissent rencontrer les amuseurs.

Il y a des théâtres où l'on entre en scène avec méfiance, appréhension, un certain trac. Jouer chaque soir aux Trois Baudets de la rue Mogador, était un travail, certes, car ce métier apparemment facile, est semé d'embûches, mais nous nous y précipitions avec joie, comme à un rendez-vous d'amis. Il ne faudrait d'ailleurs pas croire que nous ne passions dans notre théâtre que trois heures, de 8 h à minuit. La plupart du temps, nous avions répétition l'après-midi, car en jouant un spectacle, il fallait pendant plusieurs semaines, préparer le suivant.

BERNARDET, lui, s'occupait de l'administration, passait aussi la matinée dans son bureau. Il fallait en outre préparer les émissions de Radio-Algérie, l es quotidiens " Propos parisiens ,,, ainsi que l'émission publique du dimanche à la salle Pierre BORDES.

Les Baudets travaillaient... comme des bourricots !

Les coulisses inaccessibles aux spectateurs, constituaient notre royaume. Elles étaient très simples : une loge pour les hommes, une autre pour les femmes. Avec un minimum de 10 artistes, d'un pianiste (cher maître MORISSON) et de deux machinistes, cela faisait pas mal de monde. Les coulisses étaient au-dessous de la scène, à laquelle on accédait par un escalier en colimaçon. Ce n'était pas toujours commode pour les changements de costumes, si nombreux dans la revue. L'escalier était gravi ou descendu avec une agilité prodigieuse. Jamais personne n'est tombé, que je sache. Cet escalier m'a pourtant joué deux mauvais tours. Dans une parodie de Carmen, où j'avais très peu de temps pour m'habiller en soldat espagnol, je monte un soir si vite, qu'en émergeant sur le plateau, je cogne mon front dans un portant et mon arcade sourcilière se met à saigner. Je devais entrer en scène à la seconde. Donc, j'entre. J'avais précisément à la main un gracieux foulard, car la parodie voulait que ce militaire fût... un peu efféminé. J'appliquai donc le tissu sur mon front, et pendant toute la scène le public dût se demander pourquoi le foulard changeait de couleur : à la fin, il était entièrement teint en rouge. L'affaire se termina par deux points de suture.

Une autre fois, toujours pressé, je grimpe l'escalier quatre à quatre et je vois mes partenaires qui étaient en scène, me considérer avec stupeur, puis me faire des signes que j'interprétai comme : " N'entre pas ! N'entre pas ! ". J'avais simplement oublié de mettre mon pantalon.

La troupe de fond était constituée par trois hommes (Les Trois Baudets) et trois femmes : Clairette MAY, Lucienne VERNAY (natives d'ALGER) et Geneviève MESNIL (née à Paris). A ces six personnes s'ajoutaient d'autres artistes,selon les revues. Les plus importants furent : Georges MONTIEL, Roland VALADE, Jacques BEDOS, Marco BLOCH, Modest' et Ferdy, et même Georges PORTAL, directeur de la troupe théâtrale de Radio-Algérie.

J'en reviens aux six éléments... de base, pour signaler que leur entente harmonieuse engendra trois mariages et quatre naissances.

Christian VEBEL épousa Geneviève MESNIL, à la mairie d'ALGER. Il leur naquit une fille. Georges BERNARDET épousa Clairette MAY. Lucienne VERNAY devint l'épouse de notre imprésario Jacques CANETTI et lui donna un garçon et une fille.

Quant à Pierre-Jean VAILLARD, déjà marié, sa femme accoucha d'un garçon à la clinique LAVERNHES.

Je n'entreprendrai pas de vous énumérer les spectateurs fidèles de la rue Mogador. Trois cents chaque soir pendant neuf ans, cela fait beaucoup. Certains venaient plusieurs fois voir la même revue. Beaucoup devenaient des amis. Il y avait aussi des personnages pittoresques ou farfelus. Un certain Marius D., obsédé de mondanités, proclamait à tout bout de champ : Je suis un aristocrate et ne parlait que de ses brillantes relations qui allaient (à l'entendre) du Prince de Ligne à la reine d'Angleterre. Un jeune homme (au demeurant bien sympathique) cherchait perpétuellement à entrer au théâtre sans payer. Il disait à la caissière d'une voix un peu chuintante : Ze vous assure, madame, que Zorge BERNARDET m'avait promis deux places de lote gratuites...II ne vous a rien dit ?... Pourtant ze vous zure que nous avons dézeuné ensemble hier, zes mes cousins DOUIEB ". Etait-il ou n'était-il pas réellement parent de cette famille DOUIEB, prépondérante à ALGER ? Nous ne l'avons jamais su. Mais il en parlait tellement pour s'en recommander que nous l'avions surnommé ;Le cousin DOUIEB ". Nous le soupçonnions de se faufiler un peu partout (sous l'égide prestigieuse de ses cousins DOUIEB) et, un jour, il nous fit ingénument cette réflexion désabusée : Ze ne sais pas ce qui se passe en ce moment à ALZER... Cet hiver, c'est sinistre : on n'invite plus !... "


Paris avait un directeur d'Opéra parfumeur, ROUCHE. ALGER en possédait un, pâtissier, ce qui n'était pas plus mal. Nous avions (gentiment) pris M. PORTELLI dans notre collimateur. J'avais écrit une chanson intitulée " Le Pâtissier à l'Opéra ", où je disais notamment qu'il n'engageait que des chanteurs " qu'il, aurait pu vendre dans sa pâtisserie ". Ce qui était presque vrai puisqu'un de ses ténors s'appelait GÂTEAU. Enfin... plus exactement (à l'italienne) ';ATTO. Ma chanson amusait les algérois et je la chantais depuis deux bonnes heures, quant un soir, je dis au public ; " Vous voyez un peu la publicité que je fais à PORTELLI ! Eh bien ! Vous me croirez si vous voulez, il n'a même pas eu l'idée de m'envoyer le moindre croissant ! ". Deux soirs, à la fin des applaudissements suivant la chanson du pâtissier, je devine un remue-ménage au fond de la salle : les ouvreuses introduisaient un blanc mitron qui traversa toute l'assistance pour me remettre en scène un superbe Saint Honoré.

Après le spectacle, les artistes qui ont dîné légèrement ou même pas du tout, aiment souvent se détendre par un petit souper.

Notre P.C. était " Le Ballon ", café du haut de la rue Dumont d'Urville tenu par Alexandre. Nous y étions, par lui, reçus à bras ouverts et avec des acclamations fracassaotes, car Alexandre avait une voix de stentor et un rire à briser les vitres du voisinage.

Alexandre !... Une force de la nature, un personnage étonnant. Quant il venait au théâtre, nous le repérions immédiatement car ses éclats de rire, entraînaient toute l'assistance. Une fois, campé un Tino ROSSI plus que caricatural, qui parlait d'une voix de fausset, et dont toute la conversation se résumait à cette phrase : " Avé la guitare... ". Pauvre cher Tino que j'ai si bien connu par la suite et qui était si gentil. Il aurait sûrement été le premier à rire de ce canular dont il faisait pourtant les frais. Mais dès qu'il eut vu cette scène " Alexandre-du-Ballon ", il ne put jamais m'apercevoir sans aussitôt s'écrier : " Avé la guitare " et éclater de son rire homérique. Il avait ses têtes, Alexandre. Lorsqu'arrivait une ou deux heures du matin et qu'il avait envie de fermer son restaurant, si des clients se présentaient et qu'il soit bien décidé à ne pas les servir, nous assistions à une petite comédie.
- Peut-on souper ?
- Attendez, messieurs-dames, répondait Alexandre en se tournant vers son fidèle barman Ali !... Est- ce qu'il reste quelque chose ?
Ali regardait la cravate de son patron. Si Alexandre remuait discrètement la cravate de droite à gauche et de gauche à droite, Ali savait qu'il devait répondre :
- Oh ! Non, Msieur Alexandre ! Y a plus rien. Plus rien du tout !
Et Alexandre d'un air navré, se tournait vers les arrivants :
- Non, messieurs-dames, vous voyez, on a plus rien. D'ailleurs on allait fermer.
Là-dessus, il commençait à tirer le rideau de fer. Et nous autres... nous étions encore là vers trois heures du matin !