Ces petits mémoires des jours heureux étant écrits
sans plan chronologique et au hasard des souvenirs, je vous livre en
vrac tout ce qui me revient à l'esprit. Ainsi, je m'aperçois
que,
vous ayant commenté les amours du maitre Morisson r, je n'ai
guère insisté sur les liens divers qui unissaient la troupe
thédtrale de la rue
Mogador.
Elle se composait d'abord (à tous seigneurs tous honneurs) des
Trois Baudets eux-mêmes Georges Bernardet, Pierre-Jean Vantard,
et Christian Vebel.
Bien que de nos jours on ait découvert qu'un artiste tout seul
puisse assurer le spectacle d'une soirée entière (ce qui
est hélas bien contestable) nous n'envisagions pas à cette
époque de distraire notre public pendant trois heures à
nous tout seuls. Nous avions donc constitué une troupe, comme
cela se faisait aux Deux Anes de Paris.
II fallut donc engager, des comédiens, des comédiennes,
des chanteurs et des chanteuses.
En dehors de Georges Montiel, dont j'ai déjà parlé,
ce fut souvent la troupe théâtrale de
Radio- Algérie qui nous fournit nos plus précieux
éléments. Il y eut d'abord Roland Valade, un jeune premier
venu de Paris pour jouer à la radio les rôles classiques
comme les comédies modernes, qui se révéla tout
à fait efficace dans le style de la revue humoristique. il devint
même, quelques années plus tard un parolier poète
qui signa de nombreuses chansons à succès.
Nous avions également décidé Jacques Bedos ( l'oncle
de Guy.), alors chef du service des variétés radiophoniques
et animateur de nombreuses émissions, à venir jouer avec
nous plusieurs revues. La Radio nous prêta aussi Georges Portal
et Marcus Bloch (l'inspecteur Pluvier !).
J'en viens à l'élément féminin. Nos principales
partenaires furent : Geneviève Mesnil, chanteuse fantaisiste
; Clairette May chanteuse à voix ; Lucienne Vernay, diseuse de
charme et enfin Odette Kellner, principalement comédienne, et
qui était depuis 1939 l'épouse de Pierre-Jean.
Tout ce beau monde faisait feu des quatre fers, et brûlait de
son mieux les planches du chanoine
Pezet.
Mais en dehors de cette activité que le public pouvait constater
(et applaudir) chaque soir, la vie des coulisses n'était pas
moins intéressante, car aux liens professionnels se mêlèrent
bientôt comme il fallait s'y attendre, des liens affectifs.
Comme le sujet est actuellement très à la mode, je tiens
à bien préciser que les ravissantes artistes de la troupe
des Trois Baudets ne furent jamais victimes de "harcèlement
sexuel ". Ce n'était pas le genre de la maison, et j'ajoute
qu'en ces temps honnêtes, l'expression elle-même était
totalement inconnue.
Faudrait-il en conclure que les Baudets étaient de bois ?
Non. Nous avions même découvert dans je ne sais quel gros
dictionnaire que le mot baudet " avait pour étymologie le
vieux vocable " baud r qui signifiait : gai, hardi, joyeux. Le
baudet désignait donc un âne étalon, gai, hardi,
joyeux, ce qui nous allait assez bien.
Mettant à part le cas de Pierre-Jean, qui, déjà
marié s'empressa de donner un fils à Odette Kellner (naissance
à St
Eugène) Lucienne Vernay épousa notre impresario
Jacques Canetti. Georges Bernardet épousa Clairette May. Et Christian
Vebel convola avec Geneviève Mesnil, dans des conditions assez
insolites pour mériter un paragraphe spécial.
o
Au point de confidences où nous en sommes, il
faut que je vous raconte ce mariage. S'il ne constitua pas un événement
capital dans la vie algéroise, il eut, j'ose le dire, une part
d'originalité qui devrait retenir votre attention.
Parmi les partenaires féminines de la compagnie des Trois Baudets,
celle qui m'intéressait particulièrement s'appelait donc
Geneviève Mesnil. J'avais des raisons de penser que je ne lui
étais pas indifférent. Et comme cet état sentimental
durait depuis pas mal de temps, je finis par me demander si la conclusion
logique de cette situation n'était pas le mariage. Et je me répondis
oui.
J'ai bien écrit : " me répondis ". En effet,
je n'avais posé la question qu'à moi-même, négligeant
d'encombrer l'esprit de la deuxième intéressée
par un problème que j'estimais pouvoir résoudre tout seul.
J'allais donc trouver le Maire d'Alger pour lui demander s'il serait
disposé à me marier avec Geneviève Mesnil. Il me
déclara qu'il n'y voyait aucun inconvénient.
C'était un homme charmant, client et ami de notre théâtre,
mais je ne vous préciserai pas son nom à cause d'une petite
irrégularité qu'il accepta de commettre... pour me faire
plaisir.
- Monsieur le Maire, lui dis-je, vous serait-il possible d'oublier de
publier les bans ?
- Ne pas publier les bans ? Pourquoi ?
Il est obligatoire que tout le monde soit averti d'un projet de mariage.
- Tout le monde, cela ne me gêne pas.
Mais cela pourrait revenir aux oreilles de la mariée.
- Pourtant la mariée...
- N'est pas au courant.
Le bureau du Maire d'Alger en avait sans doute entendu de toutes sortes,
mais cette mariée qui ignorait son mariage était manifestement
un phénomène inédit. Il y eut d'abord un silence,
puis un énorme éclat de rire.
- Comment est-ce possible ?
- Parce que je veux lui faire une surprise.
Le Maire réfléchit un instant, me considéra avec
attention comme pour s'assurer que je n'avais pas l'esprit dérangé,
puis soudain :
- D'accord, on ne publiera pas les bans, mais il y a une règle
à laquelle nous ne pourrons pas nous soustraire : pendant les
formalités de mariage, la porte de la salle devra rester ouverte.
- Ça m'est égal, dis je. A ce moment-là la mariée
aura déjà compris.
C'est ainsi que la veille du jour convenu, j'annonçai à
Geneviève que le lendemain elle devrait se rendre pour onze heures
à la Mairie, car nous y étions invités à
je ne sais quelle cérémonie municipale très rasoir,
mais que nous ne pouvions pas éviter. J'ajoutai :
- D'ailleurs Georges et Pierre - Jean y seront aussi.
Et pour cause : ils avaient accepté d'être nos témoins
!
o
Tel fut ce mariage insolite. Notre premier acte de conjoints
fut d'aller déjeuner chez Pierre Oudina, dans son merveilleux
restaurant
El Baçour, en haut de la rue Dumont d'Urville,
où j'avais prévu un repas de douze couverts.
Oudina dirige maintenant avec sa femme Simone, le Relais des Gardes
à Meudon. Quand notre fille Caroline s'est mariée, c'est
là que j'ai tenu à ce qu'ait lieu son repas de noces.(1)
Ainsi la tradition continuait, à cette différence près
que la mariée était moins étonnée que sa
mère de ce qui venait de lui arriver.
(1 note de l'Algérianiste, en mars 1992)
Au moment de mettre sous presse, nous apprenons le décès
de M. Pierre Oudina et nous présentons à Madame Oudina
nos condoléances émues.