TROISIÈME PARTIE
PROGRAMME RATIONNEL DU RÉSEAU ALGÉRIEN
L'examen attentif des besoins réels
de ]'Algérie et l'étude de ses voies ferrées, nous
a démontré que la colonie doit être dotée,
le plus rapidement possible, d'un premier réseau de 6,000 kilomètres
; mais qu'il est inutile de donner à cet outillage la puissance
énorme de la voie de 1 m,45, la voie de 1m,10 offrant tous les
avantages que l'Algérie peut attendre de moyens de transports rapides.
Les résultats financiers fournis par l'une ou par l'autre de ces
deux voies, sont du reste bien différents (voir
tableau), à la fin du mémoire), puisque cette
différence se chiffre par une annuité perpétuelle
de 22 millions au minimum, annuité qui est bien plus forte encore
pendant les années de faible trafic.
Avec la voie de 1m,45,1'État doit chaque année verser un
nombre de millions considérables, comme conséquence de la
garantie; et, ainsi que nous l'avons vu précédemment, ces
versements ne peuvent s'arrêter avec la voie large, avant que la
recette moyenne de tout l'ensemble du réseau dépasse 20,000
francs par kilomètre. Tandis que sur la voie de 1m,10, une recette
de 15,000 francs assure déjà un excédent de deux
millions et demi sur la totalité des charges garanties.
Le montant des insuffisances à verser chaque année par l'État,
comme conséquence de la garantie d'intérêt sera, du
reste, d'autant Plus considérable que le chiffre de la recette
sera moins élevé. Il serait donc capital de pouvoir évaluer
la recette du réseau algérien.
I. Le trafic probable mnoyea de l'ensemble dot réseau algérien.
Dans un pays peuplé comme la France, il est toujours possible d'évaluer
avec une assez grande approximation, la recette probable d'une ligne nouvelle
, par la Méthode expérimentale de M. L. Michel. C'est une
question fort importante, que nous avons traitée en détails
dans une brochure publiée en mai 1874 (librairie Chaix, Paris).
Mais dans une colonie, dans un pays neuf comme l'Algérie, il est
absolument impossible de compter qu'aucune méthode de calcul puisse
donner la recette de voies ferrées sillonnant des régions,
où il n'existe encore ni habitants ni terres défrichées.
Toutefois, en l'absence de moyens de calculs, nous pouvons du moins éviter
de nous égarer en appréciations fantaisistes, par la recherche
et l'examen des résultats obtenus sur divers réseaux d'importance
secondaire, en exploitation depuis de longues années.
Les statistiques officielles nous fournissent, en effet, les données
suivantes, pour l'année 1880 :
Connaissant ces résultats généraux
et sachant que les 1,140 kilomètres exploités en Algérie,
comprenant les meilleures lignes, telles que Bone à Guelma, Philippeville
à Constantine, Alger à Oran, BelAbbès à Oran,
fournissaient en 1880 (voir tableau
), une recette moyenne de 9,401 francs, sur quelle recette
moyenne est-il permis de compter pour tout l'ensemble
du réseau algérien de 6,000 kilomètres ?
Il convient ici de bien se pénétrer de la valeur que pourront
avoir les différentes lignes entrant dans la composition de ce
réseau. - 6,000 kilomètres pour l'Algérie ; c'est
une moyenne de 2,000 kilomètres par province ; et, pour bien fixer
les idées, nous avons donné, page 14, la désignation
détaillée des différentes lignes qui, sauf modifications
ou variantes, composeront vraisemblablement les 2,072 kilomètres
revenant à la province d'Oran. Mettons-les de nouveau sous les
yeux, afin qu'on s'y arrête un peu :
Nous pensons que ces lignes, extrêmement
différentes entre elles,(Les lignes du tableau
ci-dessus ne sont indiquées que d'une manière générale,
pour bien fixer les idées et les longueurs portées ne sont
qu'approximatives) peuvent
être classées au point de vue du trafic probable en quatre
catégories ayant à peu près le même développement
; et que, le trafic de tout l'ensemble du réseau ayant atteint
son complet développement, on peut évaluer pour chacun de
ces groupes, et selon la progression du développement de la colonie,
les recettes brutes kilométriques aux chiffres indiquées
ci-après :
D'après cela, la recette moyenne du
premier réseau de 6,000 kilomètres, composé comme
nous venons de le voir, pour la province d'Oran, serait donc, dans un
avenir qui dépend surtout de la rapidité du développement
de la colonisation, de 12,500 à 15,000 francs.
Mais, dira-t-on, la recette d'un chemin de fer augmente constamment, même
après avoir atteint son développement normal. C'est parfaitement
exact pour une ligne déterminée ; mais malheureusement cela
ne peut être vrai pour l'ensemble d'un réseau, qu'à
la condition d'en arrêter complètement l'extension. Or, un
réseau n'est jamais terminé; il doit, comme la fortune publique
et la richesse d'un pays, dont il est le facteur le plus actif, se développer
constamment. Aujourd'hui les 1,200 kilomètres en exploitation ne
produisent que 9,000 francs de recette moyenne ; et cependant, on reconnaît
qu'il faut à tout prix porter ce réseau à 6,000 kilomètres,
par l'adjonction de lignes qui produiront certainement moins que les premières.
Il est de même parfaitement certain qu'avant que ces 6,000 kilomètres
produisent 12.000 francs de moyenne générale, et même
avant qu'ils en produisent 9,000, comme le réseau actuel, de nouveaux
intérêts réclameront une nouvelle extension du réseau
: c'est la loi générale du progrès (Cette
extension nouvelle sera la mission qu'aura à remplir le deuxième
réseau on réseau agricole qui, comme nous l'avons dit dans
l'introduction, page 9, devra vraisemblablement être établi
à voie étroite de 0m,75).Certes, loin de redouter
cette situation , nous devons l'appeler de tous nos vux ; car c'est
le seul moyen de développer progressivement toutes les richesses
d'un pays. - Mais il faut aussi en mesurer les conséquences sur
la recette générale et reconnaître, qu'en ouvrant
ainsi des lignes de plus en plus pauvres, elles absorberont l'accroissement
de trafic des lignes anciennes et empêcheront constamment la moyenne
d'ensemble de s'élever, à moins qu'on ait recours au moyen
héroïque, niais fatal à un pays, d'arrêter toute
extension du réseau.
Et cela est si vrai, qu'en France, lorsqu'en 1859, l'État pressé
par des nécessités économiques semblables à
celles qui se révèlent aujourd'hui en Algérie, voulut
donner au réseau national une grande extension, il dut avoir recours
à la combinaison du double réseau, et ménager aux
anciennes lignes un revenu réservé, minimum, afin d'empêcher
les nouvelles lignes d'appauvrir les anciennes au delà d'une certaine
limite. Cette combinaison n'était que trop nécessaire, puisqu'en
1878, lorsque l'État reconnut de nouveau la nécessité
d'étendre de plus en plus et dans de grandes proportions le réseau
français, les grandes Compagnies étaient encore très
obérées par l'insuffisance des lignes secondaires, insuffisances
pour lesquelles le Trésor versait 46,870,343 francs, en 1879. Aussi
l'État prit-il le parti de construire lui-même les nouvelles
lignes, en payant ainsi désormais la totalité des dépenses
de construction.
Il ne faut donc point se bercer de trop belles espérances sur le
développement futur de la recette moyenne de l'ensemble du réseau.
Il faut même craindre qu'aux prises avec une situation financière
trop onéreuse, l'administration, pour alléger ses charges,
ne prenne à certain moment la résolution, soit de modérer
l'extension du réseau, soit même de l'arrêter momentanément,
afin de donner à la recette moyenne le temps de s'élever
avant d'entreprendre de nouvelles lignes, éventualité qu'il
faut conjurer à tout prix.
II. Les résultats économiques de
la voie étroite de 1 m 10
Il est évident, dans tous les cas, que, pour avoir le droit et
les moyens d'obtenir le réseau le plus complet possible, il importe
au plus haut degré de ne point s'embarquer dans un programme démesurément
onéreux ; car la logique des chiffres, des chiffres-argent surtout,
est implacable, et l'entraînement du premier moment, suivi de conséquences
financières écrasantes , pourrait provoquer , soit dans
le gouvernement de la métropole, soit même dans le public,
un désenchantement suivi d'une réaction fatale à
la prospérité de notre grande colonie.
Or, nous nous y sommes suffisamment appesanti, - et, du reste, le tableau
n° 4 des résultats financiers (voir
à la fin du mémoire) du chap.II (exploitation),
le montre clairement, - avec une recette moyenne de 12,000 à 45,000
francs, le Trésor devrait payer, chaque année, de 33 à
20 millions d'insuffisance, et ce, pour un réseau de 6,000 kilomètres,
si l'on continuait à l'établir avec la voie de Im,45. Ne
craindrait-on pas qu'une administration soucieuse de ménager les
deniers publics, n'arrêt1t un pareil programme avant d'avoir à
inscrire régulièrement chaque année au budget des
chemins de fer algériens un déficit de 30 millions?
Et, notons-le bien, je dis 30 millions, en admettant une recette de 12,000
à 13,000 francs. Mais aujourd'hui la recette n'est que de 9,000
à 10,000 francs et, dans ces conditions, ce serait 45 millions
qu'il faudrait verser annuellement.
Il n'y a donc pas de doute possible, il faut, comme l'Angleterre le fait
dans ses colonies, comme la Norwège et comme le Brésil,
appliquer résolument la voie étroite en Algérie.
Et certainement que, pour le réseau purement agricole, on devra
recourir à une solution plus économique encore que la voie
de 1m,10, et se contenter de la voie de 0rn,75, (M.
A. Faliès, ancien ingénieur des chemins de fer de l'Ouest,
et directeur du chemin de fer de Mamers à Saint-Calais, partisan
aussi convaincu qu'éclairé de la voie de 0m,75, a publié
sur cette voie de très remarquables travaux, auxquels nous renvoyons
le lecteur). bien suffisante pour les intérêts
secondaires de la colonie.
Il est vrai que le réseau algérien, qui a déjà
reçu un commencement d'exécution à voie large, devra
désormais, pour avoir le bénéfice de la voie étroite,
accepter le transbordement sur un assez grand nombre de points. Mais il
semble que tous les pays ont fait depuis longtemps bon marché de
cette objection tombée dans la banalité.
III. Ce que valent les objections du transbordement.
Cette objection du transbordement est assurément beaucoup plus
apparente que réelle, dans la pratique ; aussi, en Suède
et Norwège emploie-t-on concurremment la voie large et la voie
étroite, sans se préoccuper autrement du transbordement
que pour le rendre très facile.
Nous avons vu aussi, (chap.1, "ce qui se fait à
l'étranger"), qu'au Brésil (réseau
dirigé en grande partie grande partie par des ingénieurs
anglais), après une expérience faite sur un réseau
de 7,000 kilomètres, composé de voies de dix largeurs différentes,
variant de 0 m ,76 à 1 m,68, on a définitivement adopté
la généralisation de la voie étroite de 1 m 00 tout
en prolongeant la ligne de 1m,60, ce qui organise absolument le transbordement
dont on avait fait une expérience si complète.
Remarquons tout d'abord, qu'en Algérie, le transbordement ne peut
avoir aucun des inconvénients de principe qu'on pourrait lui reprocher,
sur les lignes de grand transit international, comme du Havre à
Marseille, ou sur les artères de grandes concentrations d'armées
européennes, comme de Paris à Nancy ou de Toulouse à
Belfori.
On ne saurait donc avoir à répondre ici qu'aux deux objections
suivantes :
1° Utilisation de troncs communs, avec
la voie de 1 m ,45 ;
2° Transbordement obligatoire, aux gares
d'embranchement avec la voie large.
I. Troncs communs.
-
L'idée de raccorder un tracé nouveau sur une voie déjà
ouverte, entre deux gares, pour utiliser un tronc commun et diminuer ainsi
quelque peu la longueur à construire, est une idée, à
coup sûr, séduisante. Elle a eu, en effet, un moment de faveur
; mais elle a été aussi vite abandonnée. Toutes les
personnes versées dans la pratique des chemins de fer savent, qu'aujourd'hui,
l'utilisation des troncs communs entre deux stations, sauf quelques cas
exceptionnels, est absolument écartée, non seulement entre
deux Compagnies différentes employant la même voie, mais
encore par une même Compagnie sur ses propres lignes, à cause
des dangers pour la sécurité et des sujétions de
toutes tortes qu'entraînent ces bifurcations en pleine voie. C'est
ainsi que, pour éviter tout tronc commun, (malgré l'emploi
de la même voie) :
1° La ligne de Mamers à Saint-Calais
a construit une voie parallèle à la ligne de Paris à
Rennes, entre Connerré et Beillé;
2° La ligne d'Orléans à
Rouen a construit, pour entrer à Chartres (gare commune), une voie
spéciale parallèlement à la ligne du Mans à
Chartres ;
3° La ligne d'Orléans à
Châlons a établi une voie spéciale des Aubrais à
Orléans, - de Preize à Troyes, - et de Coolus à Châlons
;
4° Enfin, et ce dernier exemple à
lui seul est concluant, la grande Compagnie des chemins de fer du Nord,
par exemple, évite, par tous les moyens sur son réseau et
pour ses propres lignes et embranchements, tout tronc commun, toute bifurcation,
toute traversée à niveau, en pleine voie ; et, pour y arriver,
elle ne craint pas de s'imposer elle- même l'obligation de construire
tous les raccordements et embranchements spéciaux, partant de la
gare même et pour chacune des lignes y aboutissant.
D'une manière générale, l'emploi du tronc commun
entre deux stations est donc condamné par la pratique et abandonné.
Reste cependant quelques cas spéciaux, où le recours à
cette solution permet d'éviter des dépenses très
considérables, tels que : l'usage commun d'un grand viaduc ou d'un
tunnel à l'entrée de la station d'embranchement, ou encore
la traversée d'une portion de ville. Mais, dans ces cas spéciaux
et rares, où il y a une réelle utilité à employer
la même ligne, la voie étroite pourra toujours emprunter
la voie large, avec la plus grande facilité ; il suffira, pour
cela, de poser un troisième rail à l'écartement de
la voie étroite, sur le passage obligé.
Ainsi donc, on évite désormais, autant que possible, l'emploi
des bifurcations en pleine voie ; mais lorsqu'on tiendra à utiliser
un tronc commun, la voie étroite s'y prêtera très
facilement. Cette première objection se trouve ainsi tout naturellement
écartée.
II. Transbordement obligatoire.
Reste une seule objection le transbordement obligatoire. Examinons cette
question de près, afin d'en mesurer exactement l'importance. Il
importe tout d'abord de bien se rendre compte de ce qui se passe à
chaque embranchement sur les voies de même écartement. Les
gens du métier savent parfaitement que les exigences d'une bonne
exploitation commerciale obligent les compagnies (et l'État comme
les Compagnies) à organiser, à chaque embranchement, le
transbordement volontaire. Mais examinons chaque genre de trafic en détails.
1° Grande vitesse.
- Chacun sait que toute la grande vitesse (voyageurs, bagages, messageries,
etc.) subit le transbordement aux embranchements, que les deux lignes
aient ou qu'elles n'aient pas la même largeur de voie.
Voilà donc toute une partie du trafic qui ne subira aucune obligation
nouvelle par l'emploi de la voie étroite.
2°
Petite vitesse. - Les wagons arrivent à la gare de bifurcation
très diversement chargés :
a)
Les uns ont un chargement complet pour une même destination, c'est
l'exception ;
b)
D'autres sont complètement chargés de marchandises, toutes
pour la ligne d'embranchement, mais en destination de gares différentes
;
c)
Enfin, le plus grand nombre des véhicules sont incomplètement
chargés.
Or, l'obligation d'utiliser le matériel aussi complètement
que possible et de diminuer le poids mort dans les trains (charge si onéreuse
comme nous l'avons vu page 43), force toutes les voies ferrées,
malgré l'uniformité de la voie et l'unité de direction
d'exploitation, de réglementer le transbordement de toutes les
marchandises qui se trouvent dans les deux derniers cas.
Ainsi , même sur les embranchements d'une même Compagnie
, grande et petite vitesse, tout est transbordé par nécessité
absolue d'exploitation commerciale, sauf une seule catégorie :
les wagons complets pour une même destination.
Pour bien fixer les idées à cet égard, nous ne saurions
mieux faire que de citer les résultats d'une expérience
à laquelle il nous a été donné de participer
nous-même :
La ligne de Mamers à Saint-Calais (Sarthe), construite de 1867
à 1872, a été établie pour relier au chemin
de fer de Paris au Mans, à la gare de Connerré, les deux
sous-préfectures de Mamers et de Saint- Calais. Tout avait été
prévu, étudié dans la construction et l'exploitation
de cette ligne, pour éviter le transbordement à Connerré
: 1° la voie avait le même écartement, et donnait accès
au même matériel ; 2° la gare d'embranchement était
commune et dirigée par un chef de gare unique ; 3° enfin, les
deux compagnies avaient fait un traité d'échange de matériel.
- Eh bien ! malgré toutes ces conditions, en apparence si avantageuses
et qui, du reste, avaient énormément augmenté le
prix d'établissement de la ligne, voici les résultats fournis
par l'exploitation en 4 874 :
1°
Grande vitesse. - Transbordée en totalité ;
2°
Petite vitesse. - 3/7 transbordé. - 4/ 7 non transbordé
;
Or, les 4/7 de la petite vitesse représentaient 1/4 du trafic.
Ainsi donc, toutes les dépenses qu'on avait faites et toutes les
mesures qu'on avait prises n'ont pu aboutir à éviter le
transbordement que pour un quart du trafic seulement.
Maintenant qu'on est bien fixé sur la proportion réelle
du trafic auquel l'emploi de la voie étroite imposerait le transbordement,
examinons ce qu'il coûte.
3° Dépense.
- Le triage des wagons, leur manoeuvre, le pesage, l'enregistrement,
la confection des lettres de réexpédition, la reconnaissance
des marchandises, etc...., sont des sujétions communes à
tous les embranchements, quelle que soit la largeur de la voie. La seule
charge particulière au transbordement consiste donc dans les dépenses
matérielles du passage d'une tonne d'un wagon dans un autre : c'est
à cela que se réduit la dépense du transbordement
proprement dit.
Tout d'abord, on sait que les Compagnies de chemin de fer assurent aux
expéditeurs le chargement de leurs marchandises, moyennant un prix
de 0 fr. 40 par tonne. Le prix du transport à 1 kilomètre
environ d'une tonne de marchandise, sur une route de terre, est donc le
maximum de la dépense du transbordement ; mais le prix de revient
peut être beaucoup moindre.
Dans les gares bien outillées, où l'usage de la grue est
de règle, le transbordement coûte environ, par tonne et pour
de grandes quantités, savoir :
a) -
de 0 fr. 10 à 0 fr. 12, pour les expéditions en sacs (grains,
farines, plâtres, sucres, café), ainsi que pour les marchandises
en barriques ou caisses (vins, huiles, esprits, verreries, faïences,
poteries, etc.) ;
b) -
De 0 fr. 15 à 0 fr. 20, pour les bois, fers, fontes, pierres, etc....
Voici ce que coûtait, dès l'origine, l'opération volontaire
du transbordement à la gare de bifurcation, de Saint-Sulpice-Laurière,
située à l'intersection des lignes de Châteauroux
à Limoges et de Monluçon à Poitiers. On y transbordait
en moyenne 20 wagons, soit 120 tonnes par jour ou 45,000 tonnes par an.
Le travail était fait par une équipe de cinq hommes, payée
14 francs par jour, soit 14/ 120 = 0F11 à 0F12 par tonne. A ce
chiffre il faut ajouter pour les écritures 6/120 ou 0 F 05 - Total,
0 fr. 17 par tonne.
A Commentry, le prix du transbordement de la houille s'abaisse à
0 fr. 04, grâce à la simplicité et à la rapidité
de la manutention. La voie de la mine longe parallèlement une des
voies de la station et se trouve établie à un niveau suffisamment
élevé pour que les wagons de houille laissent tomber leur
contenu dans le matériel de la grande ligne, au moyen de simples
couloirs.
Ce jeu de niveau, si propice au déchargement des marchandises,
est actuellement très répandu. On a pu voir, aux portes
de Paris, il y a de longues années déjà, sur le chemin
de fer d'Enghien à Montmorency, un exemple de ces niveaux différentiels,
qui réduisent, dans une proportion considérable, les frais
et la durée de transbordement. Les pierres meulières d'une
exploitation industrielle, sont convoyées sur une petite voie spéciale
jusque dans la gare de Montmorency ; les wagons y pénètrent
et s'arrêtent à un niveau supérieur de 2 mètres
au rail de la gare, et il suffit d'un simple mouvement de bascule pour
jeter les pierres dans les wagons du chemin de fer. Dans ces conditions;
le transbordement s'effectue sans frais sensibles.
4°
Aménagements. - On comprend combien il est important
de simplifier le travail des bras, par l'emploi,de dispositions ingénieuses
et d'appareils mécaniques. Il convient notamment :
1°:
Que les wagons de la petite voie viennent se juxtaposer à ceux
de la grande, au moyen de voies parallèles ;
2°
Que les grands et les petits wagons puissent se placer bout à bout,
la petite voie pénétrant dans la grande ;
3°
Que les deux wagons et, par suite, les deux voies, passent sous des appareils
de levage ;
4°
Et, pour certaines marchandises spéciales, d'établir des
quais de différents niveaux, avec pente, couloirs, etc., suivant
le cas.
En résumé, après une analyse sérieuse de la
question, au point de vue pratique, on voit que l'emploi des voies de
largeur différente, en vigueur dans un grand nombre de pays depuis
de longues années, change beaucoup moins le fonctionnement des
embranchements qu'on se le figure assez volontiers. Les transbordements
n'y sont augmentés que d'un quart, et ils peuvent être rendus
aussi simples, aussi rapides et aussi économiques qu'on le veut
: tout dépend de l'aménagement de la gare d'embranchement.
IV. Programme rationnel du réseau stratégique.
Nous avons vu précédemment que les voies ferrées
les plus indispensables au développement de la colonisation, sont
celles qui s'enfoncent perpendiculairement à la côte, dans
l'intérieur du pays, pour relier chaque région, chaque centre,
au port d'embarquement le plus voisin. Ces lignes de pénétration
seront naturellement reliées entre elles par une ou plusieurs lignes
transversales parallèles au rivage, lignes indispensables assurément,
mais qui, au point de vue du trafic, ne seront jamais que très
secondaires.
Sur les 6,000 kilomètres dont nous avons parlé, environ
3,500 sont déjà classés ou décidés
; mais le mode d'établissement n'est encore engagé que pour
environ 2,000 kilomètres, dont 1,600 à voie de 1 m 45 (en
exploitation ou concédés) et 400 à voie de 1 m 10.
Sur les 1,600 kilomètres à voie large, la ligne d'Oran à
la frontière tunisienne entre pour environ 1,100 kilomètres,
dont 850 en exploitation et 250 à construire.
Ligne
transversale de la Tunisie au Maroc. - Il est de toute évidence
qu'une voie ferrée transversale doit être établie
sur toute la longueur qui sépare Tunis de Fès, en passant
à travers l'Algérie, par Guelma, Sétif, Alger, Orléansville,
Oran et Tlemcen. La distance de Tunis à Fès est d'environ
1,850 kilomètres, dont 200 en Tunisie, 1,300 en Algérie
et 350 au Maroc (En chiffres ronds) . Cette
ligne de Tunisie à Fès est certainement de tout premier
ordre, au point de vue politique et administratif; mais son trafic n'aura
qu'une importance fort secondaire, ainsi que nous l'avons déjà
expliqué.
D'Oran
à Tunis, 1,300 kilomètres. - D'Oran à
Tunis, par Alger, Sétif, Souk-Ahras et la Medjerda, la distance
est d'environ 1,300 kilomètres, dont 1,100 sur l'Algérie
et 200 en Tunisie (en chiffres ronds).
Sur ces 1,300 kilomètres, environ 1,000 sont établis et
ouverts à l'exploitation, à voie large de P',45; les 300
kilomètres environ qui restent à établir entre Ménerville
et Sétif, d'une part, et entre Souk- Ahras et Ghardimaou (Tunisie)
d'autre part, sont concédés et même, pour partie,
en cours d'exécution, avec la même largeur de 1m,45.
Nous avons vu que la ligne d'Alger à Oran, la première établie
et la plus importante section de cette voie transversale,
ne produit que 12,000 à 13,000 francs de recettes, et nous pouvons
être certains que, même après dix ans d'exploitation
et plus, la ligne d'Alger à Tunis {environ 880 kilomètres
parallèles à la mer et entre deux pays qui ne font pas d'échanges)
aura moins de trafic encore. On voit donc quelle lourde charge sera pour
le Trésor une pareille voie, qui coûtera certainement de
400 à 500 mille francs par kilomètre sur une grande partie
de son parcours
Certes, il est profondément regrettable que cette ligne ne soit
pas terminée depuis longtemps; mais, avec la voie de 1 m 00 ou
1 m 10, qui assurerait exactement les mêmes services que la voie
si coûteuse que l'on a entreprise et qui est encore loin d'être
achevée : Avoir plus tôt eût été une
richesse énorme pour l'Algérie, et dépenser moins
un allègement considérable pour l'Etat, qui aurait pu reporter
ces capitaux sur d'autres lignes condamnées à attendre.
Toutefois, au point oit en est la question, il est évident qu'il
faut terminer au plus vite, et à voie large, les 1,300 kilomètres
d'Oran à Tunis par Alger, Sétif et Souk-Ahras.
D'Oran
à Fès (Maroc), 550 kilomètres. - Pas un
seul kilomètre de cette ligne n'est construit ; la question de
largeur de voie n'est donc pas encore définitivement engagée.
Sa longueur sera de 550 kilomètres, dont environ 200 en Algérie
et 350 sur le territoire marocain.
Tout ce que nous avons dit de la ligne d'Oran-Alger-Tunis est plus frappant
encore pour la ligne d'Oran-Tlemcen-Fès.
On a beaucoup discuté sur l'établissement de la ligne directe
d'Oran à Tlemcen, par Temouchent et Pont-de-l'Isser, dont l'établissement,
à travers des coteaux de glaises, réserve toutes sortes
de surprises dans le genre de celles que nous avons signalées (chap.IV,
). Ces difficultés sont incontestables, et elles sont vraiment
grosses d'imprévu pour l'avenir. Les partisans de cette voie nient
tout danger, et leurs adversaires, en les faisant toucher du doigt, proposent
de renoncer à cette direction.
Pour nous, il est aussi incontestable que les difficultés existent,
qu'il est évident qu'elles n'empêcheront point la ligne d'être
faite, les intérêts économiques du pays imposant cette
solution dans un avenir quelconque. Cette discussion passionnée
a pourtant eu un. résultat, celui de faire ajourner sans cesse,
et au grand détriment de Tlemcen et de tout
le pays, une solution nécessaire, mais que chacun sait grosse d'imprévu
et dont personne n'ose endosser la responsabilité.
N'est-ce pas le cas ou jamais, de concilier tous les intérêts
et tout le monde, en établissant à voie étroite et
sans plus de retard, cette ligne d'Oran jusqu'àTlemcen et en la
prolongeant, par Maghnia, Oudjda et Taza, jusqu'à Fès. La
voie de 1 m 10 nous l'avons vu, répondra aussi bien que la voie
de 1 m 45 à tous les besoins depuis si longtemps tenus en suspens
; et, tout en étant beaucoup plus économique, elle permettra
d'éviter ou de réduire à leur minimum (comme nous
l'avons vu chapitre IV. - § 2, ) les dangers, à bon droit
redoutés pour la voie large.
On ne comprendrait vraiment pas, après l'expérience si onéreuse
des 1,300 kilomètres d'Oran à Tunis (Comme
conséquence de la garantie d'intérêt accordée
à ces 1300 kilomètres de voie large très coûteuse,
l'État aura fiv verser, chaque année, une somme de 15 à
20 millions, pour cette seule ligne) que l'établissement
des 550 nouveaux kilomètres d'Oran à Fès, contre
lequel on a, au point de vue de la solidité des travaux, toutes
sortes de préventions justifiées, fût encore continué
à voie large. Inutile d'ailleurs de s'attarder à démontrer
qu'un changement de largeur de voie à Oran, dans la ligne de 1850
kilomètres, de Tunis à Fès, ne saurait avoir aucune
importance, s'il y avait du transit direct d'Alger à Fès,
le transbordement serait chose insignifiante, comme nous l'avons vu pages
80 et suivantes, Mais quel trafic direct espère-t-on avoir de Tunis
ou d'Alger à Fès?
En plus de la ligne générale de Tunis à Fès,
le réseau devra comprendre plusieurs lignes transversales, reliant
entre elles les lignes de pénétration; c'est ainsi que,
dans la province d'Oran, par exemple, l'établissement de deux lignes
de :
1° Fortassa - Mascara - BelAbbès - Tlemcen ;
2° et de Tiaret - Frenda- Saïda - Daya- Sebdou, s'impose.
Mais il ne faut pas perdre de vue que ces lignes, indispensables au développement
de la colonisation et d'un intérêt militaire considérable,
ne pourront jamais avoir que le trafic agricole de la par tie de ces régions
qui sera défrichée ; aucun transit transversal sérieux
ne peut être espéré, par quiconque connaît le
pays et ses besoins. Il va donc sans dire que ces lignes devront être
établies avec la plus stricte économie que puisse permettre
la voie étroite elle-même.
En résumé, cette analyse des
faits démontre, croyons-nous, qu'il importe à tous égards
de n'établir désormais que des chemins de fer à voie
étroite en Algérie. Le premier réseau de 6,000 kilomètres,
si utile à sa prospérité, comprendrait donc lest
,600 kilomètres à voie de 11°,45, dont la construction
est terminée ou engagée, et 4,400 kilomètres à
voie étroite. On aurait ainsi un réseau tout à fait
comparable à celui que l'expérience a fait adopter au Brésil,
réseau de 7,000 kilomètres, dont 1/5 à voie de In1,60
et les 4/5 à voie de 1m,00 (qui est, du reste, en grande partie
dirigé par les ingénieurs anglais).
V. Le groupement des lignes en réseaux
d'exploitation.
Ces 6,000 kilomètres de voies ferrées peuvent être
assurément groupés, au point de vue de l'exploitation, de
bien des manières, offrant au pays les mêmes garanties de
bonne gestion. Nous ne nous y arrêterons pas.
Nous ferons remarquer seulement que, pour être en état d'offrir
le maximum d'effet utile, chaque réseau devra, dans son développement
normal, comprendre environ mille kilomètres, distribués
sur une région s'étendant du littoral au Sahara.
L'expérience a démontré, en effet, qu'un réseau
doit avoir environ 1,000 kilomètres : 1° pour que les frais
généraux d'administration atteignent leur maximum d'économie
; - 2° pour qu'il puisse être doté d'un matériel
et d'un outillage complet, répondant à tous les besoins
imprévus, tout en restant dans les limites d'une sage économie.
De plus, il importe que les lignes militaires de l'extrême sud soient
rattachées à un réseau similaire du Tell, tant pour
le personnel que pour le matériel :
a) Personnel.
- Cette exploitation à travers les sables brûlants du désert,
est, en effet, extrêment pénible ; et le personnel chargé
d'assurer ce service, doit, comme la troupe qui occupe les postes avancés,
être relevé en grande partie tous les six mois. Il est donc
indispensable que la même Compagnie ait, dans le Tell et même,
s'il est possible, au bord de la mer, un personnel suffisamment nombreux
pour lui permettre d'établir un roulement, assurant toujours le
service des lignes du Sud ;
b) Matériel.
- D'autre part, ces lignes militaires n'auront, en général,
qu'un trafic extrêmement restreint. - Elles ne devront donc être
pourvues, en temps normal, que d'un faible matériel,
sous peine d'être, grevées de charges aussi lourdes qu'inutiles
; et cela, d'autant plus que le matériel exposé au sable
et au siroco du désert, se détruit très rapidement,
même à rien faire. Mais, survienne un mouvement de troupes,
il faudra immédiatement quintupler, décupler même
le service courant, ce que la ligne militaire sera dans l'impossibilité
de faire, si elle est isolée et réduite à ses seules
ressources. Au contraire, si elle fait partie d'un réseau de 800
à 1,000 kilomètres de voies étroites semblables,
elle pourra, en service normal, restreindre son matériel au strict
minimum, sans jamais être prise au dépourvu quelque éventualité
qui puisse se produire, assurée qu'elle est du secours immédiat
d'un matériel puissant, placé dans les mêmes mains.
VI. Résumé et conclusion
L'avenir de l'Algérie, sa colonisation et son développement
en toute sécurité , dépendent presque exclusivement
des moyens de transports économiques dont elle sera dotée.
Plus son réseau de voies ferrées sera complet, plus il sera
exécuté rapidement surtout, et mieux notre grande colonie
répondra à l'attente et aux sacrifices de la France.
L'étude qui précède démontre surabondamment,
croyons-nous, que la voie large n' est nullement à sa place en
Algérie : les dépenses énormes qu'elle entraîne
sans nécessité, en écrasant le budget, étoufferaient
infailliblement l'oeuf dans son éclosion.
Le réseau algérien doit être établi à
voie étroite; cette solution est la seule, qui puisse permettre
de doter notre colonie du réseau complet, absolument indispensable
à sa sécurité et à son développement.
C'est la conclusion absolue de toute l'étude qui précède.
Nous ne voulons point être aussi absolu sur le choix de l'écartement
qu'il convient d'adopter pour ces voies étroites. Nous rappellerons
seulement les avantages sérieux qu'offrirait , particulièrement
en Algérie, la solution suivante :
1° Réseau stratégique,
à l'écartement moyen de 1 m,10, le matériel de cette
voie se prêtant à une admirable utilisation, pour les transports
de la guerre ;
2° Réseau agricole, à
l'écartement plus réduit et très économique
de 0m,75.
La voie tout à fait économique de 0n',75, qui est considérée
aujourd'hui comme étant la limite inférieure
la plus convenable pour les lignes agricoles ouvertes aux services publics,
est appelée dans l'avenir à un développement important
en Algérie, pour favoriser les exploitations agricoles, minières,
etc...
Quant à la voie de 1 m ,10, dont le matériel se prête
si avantageusement aux transports militaires, c'est précisément
le terme moyen entre la petite voie de 0,75 m et la voie large de 1,45
m : 0m,75 + 1, 45 m / 2 = 1,10 m.
Cet écartement de 1 m 10 , qui est exactement la moyenne entre
la voie de 0m,75 et la voie de 1m,45, se trouve aussi être précisément
l'équivalent de la voie étroite anglaise de 1 m ,067, si
répandue dans les colonies.
Ces largeurs de 1m,10 et de 0 m 75 semblent donc convenir tout particulièrement
à l'Algérie.
Nous ne voulons point, pourtant, poser de conclusions trop absolues sur
ce point de détail. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que
le débat actuel, plus général et plus élevé,
porte, avant tout, sur le principe même de l'einploi de la voie
étroite en Algérie, et c'est sur le principe seul qu'il
convient aujourd'hui de concentrer toute l'attention.
Du reste, au cours de cette discussion de principe, chacun apportant,
sans parti pris, des renseignements précis sur les avantages de
telle ou telle largeur de voie étroite, cette grande question se
trouvera complètement élucidée.
Nous l'avons dit en commençant, c'est à la demande expresse
de l'autorité militaire que nous avons rédigé ce
mémoire. Il a été remis aux fonctionnaires supérieurs
des départements de la Guerre et des Travaux publics, et transmis
par eux à M. le ministre de la Guerre. Et nous pouvons ajouter,
que nous avons eu la satisfaction de voir ces idées très
chaudement appuyées, par les plus hauts fonctionnaires algériens
de ces deux départements ministériels.
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