les chemins de fer en Algérie
LES CHEMINS DE FER A VOIE ÉTROITE
DEUXIEME PARTIE
AVANTAGES DE LA VOIE ÉTROITE EN ALGÉRIE

CHAPITRE IV - AVANTAGES PARTICULIERS A LA VOIE ÉTROITE EN ALGERIE
PAR M. A. FOUSSET
sur site le 2-12-2008

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CHAPITRE IV
AVANTAGES PARTICULIERS A LA VOIE ÉTROITE EN ALGERIE

I. Points stratégiques et centres de colonisation que la voie de 1 m 45 peut desservir.

Nous avons vu que le Tell s'élève, du littoral à la ligne de faîte du Petit-Atlas, par échelons successifs de plusieurs centaines de mètres chacun et le plus souvent très brusques. On comprend qu'une semblable configuration du sol rende l'accès de certaines localités extrêmement difficile pour un tracé de chemin de fer.

Nous pourrions même citer nombre de points stratégiques et de centres de colonisation de première importance, qui sont complètement inaccessibles au tracé de la voie large, et que la voie étroite seule peut atteindre.

Nous avons déjà cité, à l'occasion du tracé (2è partie, chap.1), l'exemple si frappant de Saïda et d'Aïn-el-Hadjar, que chacun peut apprécier de visu. Le tracé de la voie large devait absolument se détourner de Saïda et abandonner complètement Aïn-el-Hadjar. On se demande alors ce qu'un pareil tracé aurait bien pu desservir dans ces parages. Et cependant ces cas se rencontrent à chaque pas en Algérie.

Mais nous ne voulons pas y revenir et nous prions de vouloir bien se reporter à ce que nous avons dit précédemment à l'occasion du tracé, chapitre 1er, construction et suivantes.

II. Rapidité d'exécution. - Nécessités militaires.

N'oublions pas, (1ère partie, transports tels qu'ils sont nécessaires...), que l'Algérie est une colonie, un pays neuf où tout est à créer. Si l'on veut réellement tirer parti de cette grande et riche colonie, il faut nécessairement procéder comme en Amérique, faire ce que les Anglais font partout, aux Indes, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, etc... : Commencer par sillonner le pays, en toute hâte, de voies ferrées distribuant la vie et assurant la sécurité; le reste vient tout naturellement ensuite, la colonisation et la richesse suivent de près, l'initiative individuelle s'en charge.

Il faut procéder rondement et sans hésitation. Dans un pays neuf, dont l'occupation coûte cher, la première nécessité qui s'impose est de faire vite; car chaque année de retard impose, en sacrifices stériles et en richesses perdues, des pertes énormes, sans compter qu'une action vigoureuse, seule, peut donner aux colons, industriels et capitalistes, la confiance et l'entrain nécessaires.

Il est évident pour tous qu'un réseau, dans un pays difficile surtout, peut être établi plus rapidement à voie étroite qu'à voie large, puisque les travaux sont beaucoup moins importants. En matière de travaux, presque toujours la rapidité est soeur de l'économie et marche de pair avec elle. Nous croyons tout à fait inutile d'insister sur ce point.

Mais, de plus, en dehors de l'exécution générale d'un réseau, il se présente souvent des cas spéciaux, des nécessités très pressantes qui réclament une solution immédiate sans délai possible. Tel est le cas de la ligne militaire de 115 kilomètres de Modzbah-Kreider-Mecheria, dont l'insurrection du Sud-Oranais de 1881 a fait surgir tout à coup la nécessité et qui a dû être établie, pour cause de sécurité, avec le maximum de rapidité possible( Rappelons que la même nécessité s'est imposée en Bosnie, à l'armée autrichienne, et qu'on a du y pourvoir par l'établissement d'urgence de la ligne de Brood-Zeniea-Sarajevo, voie étroite de 270 kilomètres - Voir l'Introduction ).. C'est un exemple frappant et plein d'actualité, des immenses services que les voies ferrées sont appelées à rendre à la sécurité aussi bien qu'à la colonisation de l'Algérie. Aussi empruntons-nous l'extrait ci-après au compte rendu sommaire de la construction de la ligne de Mecheria, publié dans le Génie civil du 15 mai dernier, par M. Chabrier, ancien ingénieur de la voie des chemins de fer de l'Ouest.

            Historique. - A la fin de juillet dernier, dit M. Chabrier, le premier soin de MM. les généraux Saussier et Delebecque, en venant prendre possession de leur commandement en Algérie, fut de visiter les Hauts-Plateaux Oranais, où l'insurrection avait fait tant de ravages et causé une si grande émotion. Les trains du chemin de fer d'Arzew à Saïda conduisirent alors ces généraux au delà du Petit-Atlas, sur le versant des Chotts, jusqu'à Modzbah-Sfid, à 237 kilomètres du littoral.

" Il faisait à cette époque (fin juillet 1881), dans le bassin des Chotts, une température torride. Nos troupes d'Afrique, pourtant si aguerries, qui parcouraient depuis trois mois ces déserts sans fin, traînant, sous un ciel de feu et à travers les sables brûlants, leurs convois de ravitaillement, s'exténuaient sans résultat possible.

" Les généraux jugèrent d'un coup œil la situation ; et, abandonnant sans hésitation les vieux errements, ils adoptèrent immédiatement la vraie tactique :

" Choisir et occuper des points stratégiques, tels que le Kreider, Mecheria, Aïn-Sefra,... rendant impossibles les incursions des insurgés ;

" Aménager ces postes militaires, de manière à y rendre la vie des troupes supportable ;

" Relier ces postes par une ligne ferrée à voie étroite qui, en permettant la concentration et le ravitaillement par la locomotive, assurerait la sécurité du Sud-Oranais et économiserait à la France le sang de ses enfants, aussi bien que les dépenses excessives et sans cesse renaissantes, des transports à dos de chameaux, à travers les Chotts et les sables du désert.

" L'inspection des généraux Saussier et Delebecque avait lieu les 22 et 23 juillet 1881.

" Le 1er août, le général Colonieu montait à Sfid prendre le commandement de la colonne, avec laquelle il partait le 5 août, accompagné de M. le directeur du génie Guichard. Le 10, après cinq pénibles journées de marche, il campait avec ses troupes à Mecheria, sur l'emplacement du poste qu'il venait créer et garder.

            Avancement des travaux. - Le 4 août, les Chambres votaient l'établissement d'urgence de la ligne stratégique de Modzbah-Sfid au Kreider et à Mecheria, que les ingénieurs et administrateurs de la compagnie Franco-Algérienne, dans un élan d'enthousiasme patriotique, s'étaient engagés à faire en 100 jours jusqu'au Kreider, sur 31 kilomètres, et en 250 jours jusqu'à Mecheria, sur 115 kilomètres.

" L'ordre d'exécution était lancé par télégramme de M. le général Saussier, adressé à M. Fousset, ingénieur en chef de la compagnie, le 6 août.

" Le 7 août, 1,500 ouvriers étaient à œuvre.

" Le 27 septembre, la locomotive sifflait aux sources du Kreider : les trente-quatre premiers kilomètres, malgré les chaleurs torrides d'août et de septembre, étaient enlevés en cinquante-deux jours; et le 29 septembre, MM. les généraux Delebecque et Germain, accompagnés de leurs états-majors et de tous les chefs de corps, inauguraient l'arrivée de la locomotive au Kreider, remerciaient chaleureusement, au nom de l'armée et du gouvernement, la compagnie et ses ingénieurs de l'effort prodigieux qu'ils venaient de faire et des résultats sans précédents qu'ils venaient d'obtenir.

" Le 15 octobre, les trois colonnes commandées par le général Delebecque, avec 7,000 chameaux, étaient concentrées en gare du Kreider et s'enfonçaient dans le sud, emportant de M. Fousset la promesse que les Chotts seraient franchis et le ravitaillement des troupes assuré sur la rive sud du Chott, avant la Saint-Hubert (3 novembre).

" Le 25 octobre, la première locomotive franchissait le Chott, et, le 30 octobre, la gare militaire de Bou-Guetoub était installée sur la rive sud.

" Le 13 décembre, la gare mobile de l'avancée, installée au camp de Bir-Séria (kil. 313), y assurait tous les ravitaillements de l'armée. - Soixante-seize kilomètres, dans lesquels se trouvait comprise la traversée du Chott, étaient donc terminés en cent-vingt-huit jours.

" Malheureusement, les désastres accumulés par les ouragans, neiges et inondations de décembre, vinrent enrayer un moment cet élan ! Du 13 décembre au 21 février, tout approvisionnement de matériel fut suspendu, par force majeure.

" Et cependant, malgré cette interruption forcée de 70 jours, la locomotive arrivait à Mecheria, à 115 kilomètres de Modzbah, et à 352 kilomètres du rivage, le 2 avril, c'est-à-dire le 239e jour qui suivait l'ordre d'exécution.

" Le 10 avril, M. le général en chef Saussier, accompagné des autorités civiles et militaires, partait d'Alger à 6 heures du matin et arrivait le soir même à Saïda. Le lendemain 11, le train d'inauguration
franchissait en 7 heures de marche le petit Atlas, le désert et les Chotts, qui séparent Saïda de Mecheria. Rien n'eût été plus simple (s'il y avait eu utilité quelconque), comme chacun le faisait judicieusement observer, que de continuer sa route la veille, au lieu de passer la nuit à Saïda : parti d'Alger le 10 à 6 heures du matin, on serait arrivé à Mecheria le 41, à 5 heures du matin , et on se fie rendu d'Alger à Mecheria en 23 heures *" (*Au commencement de la campagne, huit mois auparavant, les troupes ne pouvaient se rendre en moins de six journées de marche pénible, seulement de Saïda à Mécheria.)

Tous les ingénieurs seront évidemment de notre avis quand nous affirmerons qu'il eût été impossible d'obtenir ces résultats avec le gros matériel de la voie de 1 m 15. Et cependant cette rapidité était indispensable, la sécurité de toute une province l'exigeait et le ministre de la guerre la réclamait impérieusement !

Qui oserait dire que cet exemple d'hier, auquel personne ne pensait, il y a deux ans, ne se représentera pas sur un point ou sur un autre de notre grande colonie !

III. Les montagnes de glaise et les orages d'Afrique. -

Nous abordons là un chapitre fort délicat. Mais il faut avoir le courage de toutes les vérités, si désagréables qu'elles puissent être ; car ce n'est pas en cachant le danger, mais bien en le regardant en face, qu'on peut le conjurer.
Nous avons déjà dit, d'une part, que les chaînes de montagnes escarpées du Tell, que doivent couper, perpendiculairement ou à peu près, toutes les lignes de pénétration, qui sont les plus importantes pour la colonie, sont en général très escarpées et souvent formées de glaises glissantes, impossibles à éviter.

D'autre part, la pluie, qui est inconnue dans ces parages pendant les huit mois d'été, s'abat généralement pendant l'hiver en trombes effrayantes. Dans ces montagnes et vallées de glaises dénudées, ces violents orages provoquent des glissements et produisent de subites inondations qui viennent bouleverser les voies de communication. Sans remonter plus loin, chacun se rappelle la tourmente de la mi-décembre dernier (1881), pendant laquelle une couche d'eau de 272 millimètres s'est abattue en 24 heures dans la Vallée de l'Habra, par
exemple ; et l'on sait que ces orages exceptionnels, qui se sont étendus sur les trois provinces, avec des variations de date et d'intensité, emportant les ouvrages et coupant les remblais, ont interrompu momentanément la circulation sur presque toutes les lignes d'Algérie (de Bone à Guelma, d'Orléansville à Oran, de Perrégaux à Mascara, etc....) Certes, ces cas de rupture ne feront que se généraliser par l'établissement des lignes nouvelles traversant les Portes de Fer, les Gorges de la Chiffa, le Pont-de-l'Isser, et mille autres passages difficiles.

C'est assurément là, dans l'établissement du réseau algérien, un gros facteur, qu'il serait inutile de dissimuler et avec lequel il faut absolument compter.

Il n'en faut point pourtant grossir démesurément les conséquences. Certes, des interruptions répétées dans la circulation, entre le Havre et Marseille ou entre Paris et Bordeaux, auraient de terribles conséquences. Mais la chose est bien différente entre Constantine et Biskra ou entre Oran et Mecheria. ll faut prendre l'Algérie pour ce qu'elle est, un pays à grands extrêmes : grandes sécheresses et grands orages, énorme production et stérilité complète, etc... On n'abandonne pas la colonisation d'un plateau fertile, parce qu'il a eu le malheur d'être éprouvé par la sécheresse pendant une ou plusieurs années ; car vient ensuite l'année d'abondance qui paye pour toutes les autres. De même, on ne peut songer un instant à écarter l'établissement d'une ligne nécessaire, parce que quelques-unes de ses parties seront de temps à autres menacées par les éléments.

Ce qu'il faut seulement - mais il le faut absolument - c'est tenir très sérieusement compte de cette situation particulière, dans l'étude du programme du réseau de voies ferrées le mieux approprié à la situation de l'Algérie et à l'ensemble de ses besoins.

A ce point de vue, il est évident que le type de voie ferrée qui convient le mieux à notre colonie est celui qui répond le plus complètement aux deux conditions suivantes :
    1° Diminuer les causes d'interruption ;
    2° En réduire la durée au minimum.
         a) Diminuer les causes d'interruption. - Pour s'appuyer sur les flancs d'un coteau, ou gravir des montagnes de glaises, tout en réduisant au minimum les chances de glissements, il est évident qu'un tracé doit s'appliquer à épouser le sol naturel et à contourner les mamelons sans les couper, ou en les entamant le moins possible, car là est le grand danger.

Or, après ce que nous avons dit (voir pages 29 et suivantes) à l'occasion du tracé, il est inutile d'insister pour faire comprendre tout le parti qu'on peut tirer à cet égard, d'une voie flexible,permettant d'employer, sans aucune difficulté ni inconvénient, pour la voie de 1 m 10, des courbes de 150 mètres et même moins. La voie étroite offre, donc, à ce point de vue, des avantages vraiment très considérables sur la voie large.

         b) Réduire au minimum la durée des interruptions. - Quelles que soient les précautions prises, il ne faut point compter cependant, au milieu de ces glaises et par certaines tourmentes, pouvoir éviter complètement toute avarie
    1° C'est un ouvrage insuffisant, pour débiter une trombe d'eau, qui s'abat inopinément sur un point où jamais il n'avait été vu d'eau et où, peut-être, il ne s'en verra plus jamais ; car c'est le propre de ces phénomènes, de changer constamment de lieu ;
   2° C'est un remblai entamé ou même emporté par le débordement d'un oued insignifiant, dont les eaux furieuses ont augmenté mille fois de volume en deux heures, et ont passé comme un ouragan, pour laisser de nouveau le lit à sec le lendemain;
   3° C'est un massif de glaise qui s'est mis en mouvement et qui vient obstruer la voie ferrée, sans qu'on puisse songer à déblayer la ligne pendant que ces terres sont humides, car en couper le pied serait accentuer le glissement, en le favorisant ;

Et mille cas analogues, la nature, au milieu de ces désordres, étant malheureusement plus féconde en moyens de destruction que l'imagination la plus fertile ne pourrait le supposer.

Voilà des difficultés avec lesquelles, quoi qu'on fasse, on se trouvera toujours aux prises, à certains moments, en Algérie. Il ne faut point s'en effrayer outre mesure ; mais il importe d'être outillé pour y faire face dans tous les cas, sans laisser subir à la circulation une interruption trop sensible. Or, à ce point dé vue, la voie étroite offre des ressources vraiment prodigieuses.

Sur la ligne à voie de 1m,10 d'Arzew à Saïda, nous avons subi, pendant l'hiver 1881-1882, ces avaries sous toutes leurs formes, occasionnées par la tourmente extraordinaire et sans précédent des 13 au 15 décembre, et éprouvé des dégâts plus graves encore, entraînés par a rupture du grand barrage de l'Oued-Fergoug (Grand barrage établi sur la vallée de l'Habra, parcourue par la voie ferrée, et qui retenait plus de trente millions de mètres cubes d'eau.) Nous avons donc quelque expérience des ressources de toutes sortes, auxquelles il faut avoir recours pour renouer la circulation, malgré les difficultés de toutes natures que créent, dans ces montagnes d'argile, le déchaînement des éléments.

Sur cette voie de 1 m 10, nous avons des machines des trois types ci-après :
   1° Petite locomotive-tender de 10 tonnes à vide, 12 en charge, à 3 essieux couplés, soit quatre tonnes par essieu ; ces machines passent dans les courbes de 75 à 80 mètres de rayon ;
   2° Locomotive-tender de 20 tonnes à vide, 26 tonnes en charge, à 3 essieux couplés et 1 essieu porteur, soit 6t,5 par essieu en pleine charge ; ces machines passent dans les courbes de 100 mètres de rayon ;
   3° Locomotive avec tender séparé, pesant 26 tonnes à vide et 30 tonnes en pression, à quatre essieux couplés, soit 7t`,5 par essieu ; ces machines passent dans les courbes de 125 mètres de rayon.

En présence d'un ouvrage emporté, d'un remblai glaiseux effondré et auquel il est impossible de toucher avant que les terres soient séchées,- d'un massif de glaises humides éboulé sur la voie, etc..., il suffit, pour maintenir quand même la circulation, d'établir rondement, avec les bois courants qu'on a toujours sous la main, un pont provisoire léger pouvant porter des charges de 4 à 7 tonnes par essieu, - de remplacer le remblai effondré par une estacade en traverses, - de contourner le massif de glaises en mouvement, par une déviation en courbe de 100 et même de 80 mètres de rayon, etc. - En multipliant les trains très légers, on peut toujours traverser ainsi les moments critiques et attendre les réparations complètes, sans laisser en souffrance aucun intérêt sérieux. Il est de toute évidence que le gros matériel de la voie de 1 m,45, lourd et rigide, n'offre, au même degré, aucune de ces ressources précieuses.

Hâtons-nous d'ajouter que, s'il n'est pas permis de méconnaître cette situation, et s'il convient d'en tenir le plus grand compte, des cataclysmes comme celui que nous venons de rappeler sont cependant fort rares.