La renaissance de Ténès
Luc Tricou
Ténès fut d'abord un comptoir
important pour les Phéniciens, sous le nom de Cartennae. Ils venaient
y prendre des minerais de cuivre et de fer, des céréales,
du miel, de la cire, des peaux et même des meules en pierre façonnées
dans les collines environnantes ( Une
spécialité de ce qui fut, plus tard, les Beni-Merzoug.).
Le comptoir était florissant et fut, contrairement à d'autres,
longtemps habité. On y découvrit principalement des tombeaux
( Dans le vallon où plus tard
on construisit l'abattoir.). Rome continua l'exploitation de
ces ressources et édifia une cité prospère sur un
plateau dominant la mer comme les Carthaginois lesquels, selon leurs habitudes,
s'étaient installés près de la mer, vraisemblablement
à l'ouest de ce qui fut plus tard le quartier de la Marine, seul
endroit où leurs bateaux pouvaient bénéficier d'un
abri, peu sûr d'ailleurs, selon le vent.
La ville romaine conserva le nom de Cartennae et devint au cours des siècles,
florissante. À notre arrivée on y trouva des citernes, des
restes de villas, des bains, dont les fondations étaient reliées
entre elles par des crochets de fer. Plus loin : " En suivant
le bord de mer à plusieurs kilomètres du port, on voit,
le long de la côte, à l'ouest, des masses de rochers qui
semblent avoir été portés là, à la
suite d'un tremblement de terre ". C'est peut-être l'explication
des crochets de métal, destinés à renforcer les habitations.
Nous nous rendrons compte plus tard, que cette région est sujette
aux séismes.
Mais reprenons par le début, voulez- vous... Bugeaud n'était
resté que deux jours à El-Esnam ; dès le 29 avril
1843 il partit pour Ténès. H emmenait avec lui le goum de
Sidi Larribi, fort de cinq cents cavaliers (le 3e bataillon de Zouaves,
le 5e bataillon d'Orléans, les ler et 2e bataillons de ligne aux
ordres du lieutenant-colonel Camou, le ler bataillon du 5e Léger).
Une section de montagne, un détachement de sapeurs, l'ambulance
des ouvriers d'administration, 150 chasseurs à cheval, 50 gendarmes
montés et le peloton des spahis-guides s'étaient joints
à Bugeaud. Le reste des troupes, 2065 hommes restèrent à
El-Esnam aux ordres du colonel Cavaignac. Une députation des indigènes
de Ténès était venue faire sa soumission au camp
des Cinq-Palmiers (Bou-Barra). Bugeaud franchit les gorges sur un pont
de construction romaine mais ne pénétra pas dans la ville
arabe. Il campa sur un plateau élevé de 100 m au-dessus
de la mer, de quarante-deux hectares environ et d'une longueur de 800
m sur 500 m de large. En progressant, il avait longé le fleuve
qui serpentait dans la plaine, bordé de cultures maraîchères
et arboricoles, avant de se jeter en mer. La ville de Ténès
comptait deux mille habitants, des maisons mal bâties, des rues
larges mais tortueuses et une mosquée d'une forme assez élégante,
érigée à son point culminant. Ses remparts en piteux
état avaient deux portes Bab-el-Aïn ( La
porte de la source.), que les femmes empruntaient pour aller
chercher l'eau à la source près du pont romain et au-dessus,
Bab-el-Bahar (porte de la mer) réhaussée de quatre canons
de fonte, renversés en signe de paix. Les alentours sont couverts
de cactus (figuiers de Barbarie), orangers, abricotiers, grenadiers ainsi
que de vignes qui donnent de l'excellent raisin.
Le mouillage de Ténès est très dangereux, il n'est
garanti que par de grands rochers derrière lesquels s'abritent
les petits navires de commerce. Aussi dès le 1er mai, le gouverneur
met toute la troupe au travail. La route des gorges de 4 700 m est entreprise
à chaque extrémité et il demande au Génie
de lui établir un projet d'appontement.
Comme les bateaux à vapeur arrivaient le même jour apportant
des matériaux et des vivres, il mit une corvée à
établir une rampe de la plage au camp. Les navires débarquèrent
aussi la 3e compagnie du ler bataillon d'Afrique, venant de Cherchel,
forte de 125 hommes. Un détachement de marins, sous la direction
d'un lieutenant de frégate, fut désigné pour travailler
au port.
Dès son arrivée, l'administration mit son emprise sur le
nouveau cercle, et les douanes d'Alger eurent la priorité pour
faire installer leurs tentes. Le 3 mai, M. de Noué, chef de bataillon
au 3e Léger est nommé commandant supérieur du camp
de Ténès, et le capitaine du Génie, Levasseur, est
chargé du projet d'implantation de la ville à soumettre
au gouverneur. Plusieurs commerçants viennent s'installer. Mais
par ordre supérieur la vente de boissons alcoolisées aux
soldats est interdite. Douze tentes en poils de chameau, montées
sur la plage, abritent les vivres et les malades. La 7e compagnie disciplinaire
et une escouade de gendarmes à pied arrivent d'Alger. Dès
le lendemain ils sont rejoints par 130 condamnés immédiatement
employés aux travaux de la route des gorges. Celle-ci bien avancée,
des prolonges peuvent l'emprunter. Un convoi est formé avec les
bêtes de somme du Train, et 250 mulets arabes chargés de
matériel sur la plage partent sur Orléansville à
la suite du gouverneur et de son escorte. Restent à Ténès
1381 hommes de différents régiments et des services. Le
lieutenant-colonel Camou prend le commandement des troupes et le commandant
Bouteillon, qui a terminé les travaux des gorges, dirige l'installation
du camp. De tous les côtés les travaux nécessaires
sont entamés: une deuxième route descend du plateau vers
la plage, blockhaus à l'ouest et fossés d'enceinte palissadés.
Tous les ouvriers rabotent les planches et ajustent les fermes des baraques
( Le surnom de Ténès sera...
Plancheville!). Les Tensidi (
Ténésiens en arabe.) louent leurs mulets aux
colons pour transporter les denrées de la plage au plateau.
La plaine, entre la rivière et la ville, est divisée en
jardins qui sont affectés à chaque corps sous la responsabilité
d'un officier.
Après une reconnaissance dans les environs on découvre la
pierre nécessaire à la fabrication de la chaux qui sera
précieuse pour les constructions en dur, ainsi que de l'argile
pour confectionner des briques. Trois fours à pain fournissent
chaque jour 2 000 rations. L'orge récoltée est battue aux
fléaux et emmagasinée. Les colons arrivent en foule. Des
lots urbains de terrain leur sont attribués et l'alignement de
leurs baraques forme une rue à l'est du camp. Les ordres du jour
fixent le 4 tarif du transport des denrées de la plage au camp,
ainsi que des chaloupiers. En sus ils interdisent la chasse à la
garnison et aux colons.
Le 17 mai le gouverneur revient d'une expédition punitive envers
les Sbéhas. Il ramène 1 020 prisonniers et un troupeau de
500 bovidés. Dès le lendemain la plus grande partie des
prisonniers est relâchée et on ne garde que les chefs de
famille en otage. Le gouverneur embarque pour Alger.
Les convois de mulets sur El-Esnam s'intensifient. Dès le 21 mai
les palissades des faces ouest et sud sont terminées. Étant
donné la configuration du plateau les deux autres côtés
ne seront pas confortés. Le 29 mai, sur deux collines rocheuses
de la face sud, on établit des blockhaus. Le nombre des colons
augmentant sans cesse, dès le 26 mai on leur assigne une seconde
rue, parallèle à la première le long de la façade
ouest.
Le 31 mai la garde nationale de Ténès est organisée.
Elle se compose d'une compagnie de 105 hommes commandés par le
capitaine Robert d'Hezougues, accompagné du lieutenant Bendle et
du sergent David.
On recense, dans le camp après un mois de présence, 315
individus de différentes nationalités: 124 Français,
60 Maltais, 30 Espagnols, 22 Italiens, 10 Allemands, 13 Belges, 12 Suisses
et 42 Musulmans parmi lesquels 30 femmes et 25 enfants. Ils sont répartis
dans 35 grandes baraques sises dans les deux rues où ils commercent.
Certains d'entre eux souhaitent reprendre leur métier d'origine
et demandent des terres pour produire maraîchage et jardins. Les
Italiens, pêcheurs, désirent redémarrer leurs activités.
Durant ce mois le port a reçu 95 bâtiments marchands et le
produit de la douane s'élève à 1065,38 F.
À l'est, une montagne s'avance vers la mer et forme le cap Ténès.
Tout près de celui-ci se trouvent des grottes curieuses emplies
de stalactites. Des corailleurs napolitains, maltais ou génois
fréquentent la côte pour y faire une pêche lucrative.
Des traces d'aqueduc sont découvertes, il devait alimenter la cité
en eau potable. L'officier Vasseur, puis son successeur LepretVillois,
sont arrivés à le remettre en état. De ce fait la
ville est correctement approvisionnée.
Mais à Ténès comme dans un grand nombre de lieux
occupés par nos troupes, on se préoccupe assez peu, au début
tout au moins, de recueillir les objets trouvés dans les ruines.
Il est vrai que les commandants d'unités avaient d'autres soucis;
à commencer par la vie et le bien-être de leurs soldats.
Le maréchal Bugeaud lui-même pensait que cela était
secondaire. Et lorsqu'un officier lui faisait parvenir une statue, il
le remerciait en ajoutant: " Je vous remercie, mais j'aurais préféré
une centaine de mulets dont j'ai un urgent besoin ". Aussi chacun
put s'approprier ce que les travaux mettaient à jour: camées,
statuettes en bronze, bracelets, armes, médailles, etc...
Ce ne fut que plus tard que l'on s'attacha à ces reliques anciennes.
Il faudra attendre presque un siècle (mars 1936) pour découvrir,
en effectuant des travaux rue Leblond, une mosaïque représentant
une scène de chasse et le plus important trésor trouvé
en Afrique du Nord, selon les spécialistes, M. Leschi et plus tard
M. Carcopino. On suppose, après d'autres fouilles, qui ont mis
à jour une tombe datée du 29 décembre 425 renfermant
les restes d'une jeune femme, Victoria, dite Clarissima Fémina,
aristocrate romaine décédée à dix-huit ans
huit mois et quinze jours, qu'elle avait fui Rome devant l'avancée
des Goths pour se réfugier sur ces terres, et avait enterré
ses bijoux, craignant les Vandales qui envahissaient l'Afrique.
Voilà ce que furent les premières années de Ténès
qui sera ( PONTIER (R.), Souvenir de
l'Algérie 1850 - Journal de marche du camp de Tenez.)
la cité la plus peuplée d'Européens durant des décennies,
grâce au commerce de son port. Celui-ci ne fut construit qu'au xxe
siècle; en attendant c'est le ponton que Bugeaud fit édifier,
d'une longueur de 28 m, et à deux étages, qui servit de
débarcadère : un lieu de promenade dominicale des Ténésiens.
Sachez aussi que c'est à Cartennae que naquit le schisme des rogatistes
en 361. Enfin si des bâtiments en dur remplacèrent assez
vite les baraques en planches qui lui valurent son surnom, un édifice
resta encore des décennies en bois : c'est l'église. Il
fallut, là aussi, attendre le xxe siècle pour que ce lieu
de culte soit reconstruit en dur.
|