La renaissance de Ténès
Luc Tricou (†, président d'honneur d'AFN-collections))

sur site le 2-11-2010
extraits du numéro 109 , mars 2005 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

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La renaissance de Ténès
Luc Tricou

Ténès fut d'abord un comptoir important pour les Phéniciens, sous le nom de Cartennae. Ils venaient y prendre des minerais de cuivre et de fer, des céréales, du miel, de la cire, des peaux et même des meules en pierre façonnées dans les collines environnantes ( Une spécialité de ce qui fut, plus tard, les Beni-Merzoug.).

Le comptoir était florissant et fut, contrairement à d'autres, longtemps habité. On y découvrit principalement des tombeaux ( Dans le vallon où plus tard on construisit l'abattoir.). Rome continua l'exploitation de ces ressources et édifia une cité prospère sur un plateau dominant la mer comme les Carthaginois lesquels, selon leurs habitudes, s'étaient installés près de la mer, vraisemblablement à l'ouest de ce qui fut plus tard le quartier de la Marine, seul endroit où leurs bateaux pouvaient bénéficier d'un abri, peu sûr d'ailleurs, selon le vent.

La ville romaine conserva le nom de Cartennae et devint au cours des siècles, florissante. À notre arrivée on y trouva des citernes, des restes de villas, des bains, dont les fondations étaient reliées entre elles par des crochets de fer. Plus loin : " En suivant le bord de mer à plusieurs kilomètres du port, on voit, le long de la côte, à l'ouest, des masses de rochers qui semblent avoir été portés là, à la suite d'un tremblement de terre ". C'est peut-être l'explication des crochets de métal, destinés à renforcer les habitations. Nous nous rendrons compte plus tard, que cette région est sujette aux séismes.

Mais reprenons par le début, voulez- vous... Bugeaud n'était resté que deux jours à El-Esnam ; dès le 29 avril 1843 il partit pour Ténès. H emmenait avec lui le goum de Sidi Larribi, fort de cinq cents cavaliers (le 3e bataillon de Zouaves, le 5e bataillon d'Orléans, les ler et 2e bataillons de ligne aux ordres du lieutenant-colonel Camou, le ler bataillon du 5e Léger). Une section de montagne, un détachement de sapeurs, l'ambulance des ouvriers d'administration, 150 chasseurs à cheval, 50 gendarmes montés et le peloton des spahis-guides s'étaient joints à Bugeaud. Le reste des troupes, 2065 hommes restèrent à El-Esnam aux ordres du colonel Cavaignac. Une députation des indigènes de Ténès était venue faire sa soumission au camp des Cinq-Palmiers (Bou-Barra). Bugeaud franchit les gorges sur un pont de construction romaine mais ne pénétra pas dans la ville arabe. Il campa sur un plateau élevé de 100 m au-dessus de la mer, de quarante-deux hectares environ et d'une longueur de 800 m sur 500 m de large. En progressant, il avait longé le fleuve qui serpentait dans la plaine, bordé de cultures maraîchères et arboricoles, avant de se jeter en mer. La ville de Ténès comptait deux mille habitants, des maisons mal bâties, des rues larges mais tortueuses et une mosquée d'une forme assez élégante, érigée à son point culminant. Ses remparts en piteux état avaient deux portes Bab-el-Aïn ( La porte de la source.), que les femmes empruntaient pour aller chercher l'eau à la source près du pont romain et au-dessus, Bab-el-Bahar (porte de la mer) réhaussée de quatre canons de fonte, renversés en signe de paix. Les alentours sont couverts de cactus (figuiers de Barbarie), orangers, abricotiers, grenadiers ainsi que de vignes qui donnent de l'excellent raisin.

Le mouillage de Ténès est très dangereux, il n'est garanti que par de grands rochers derrière lesquels s'abritent les petits navires de commerce. Aussi dès le 1er mai, le gouverneur met toute la troupe au travail. La route des gorges de 4 700 m est entreprise à chaque extrémité et il demande au Génie de lui établir un projet d'appontement.

Comme les bateaux à vapeur arrivaient le même jour apportant des matériaux et des vivres, il mit une corvée à établir une rampe de la plage au camp. Les navires débarquèrent aussi la 3e compagnie du ler bataillon d'Afrique, venant de Cherchel, forte de 125 hommes. Un détachement de marins, sous la direction d'un lieutenant de frégate, fut désigné pour travailler au port.

Dès son arrivée, l'administration mit son emprise sur le nouveau cercle, et les douanes d'Alger eurent la priorité pour faire installer leurs tentes. Le 3 mai, M. de Noué, chef de bataillon au 3e Léger est nommé commandant supérieur du camp de Ténès, et le capitaine du Génie, Levasseur, est chargé du projet d'implantation de la ville à soumettre au gouverneur. Plusieurs commerçants viennent s'installer. Mais par ordre supérieur la vente de boissons alcoolisées aux soldats est interdite. Douze tentes en poils de chameau, montées sur la plage, abritent les vivres et les malades. La 7e compagnie disciplinaire et une escouade de gendarmes à pied arrivent d'Alger. Dès le lendemain ils sont rejoints par 130 condamnés immédiatement employés aux travaux de la route des gorges. Celle-ci bien avancée, des prolonges peuvent l'emprunter. Un convoi est formé avec les bêtes de somme du Train, et 250 mulets arabes chargés de matériel sur la plage partent sur Orléansville à la suite du gouverneur et de son escorte. Restent à Ténès 1381 hommes de différents régiments et des services. Le lieutenant-colonel Camou prend le commandement des troupes et le commandant Bouteillon, qui a terminé les travaux des gorges, dirige l'installation du camp. De tous les côtés les travaux nécessaires sont entamés: une deuxième route descend du plateau vers la plage, blockhaus à l'ouest et fossés d'enceinte palissadés. Tous les ouvriers rabotent les planches et ajustent les fermes des baraques ( Le surnom de Ténès sera... Plancheville!). Les Tensidi ( Ténésiens en arabe.) louent leurs mulets aux colons pour transporter les denrées de la plage au plateau.

La plaine, entre la rivière et la ville, est divisée en jardins qui sont affectés à chaque corps sous la responsabilité d'un officier.
Après une reconnaissance dans les environs on découvre la pierre nécessaire à la fabrication de la chaux qui sera précieuse pour les constructions en dur, ainsi que de l'argile pour confectionner des briques. Trois fours à pain fournissent chaque jour 2 000 rations. L'orge récoltée est battue aux fléaux et emmagasinée. Les colons arrivent en foule. Des lots urbains de terrain leur sont attribués et l'alignement de leurs baraques forme une rue à l'est du camp. Les ordres du jour fixent le 4 tarif du transport des denrées de la plage au camp, ainsi que des chaloupiers. En sus ils interdisent la chasse à la garnison et aux colons.

Le 17 mai le gouverneur revient d'une expédition punitive envers les Sbéhas. Il ramène 1 020 prisonniers et un troupeau de 500 bovidés. Dès le lendemain la plus grande partie des prisonniers est relâchée et on ne garde que les chefs de famille en otage. Le gouverneur embarque pour Alger.

Les convois de mulets sur El-Esnam s'intensifient. Dès le 21 mai les palissades des faces ouest et sud sont terminées. Étant donné la configuration du plateau les deux autres côtés ne seront pas confortés. Le 29 mai, sur deux collines rocheuses de la face sud, on établit des blockhaus. Le nombre des colons augmentant sans cesse, dès le 26 mai on leur assigne une seconde rue, parallèle à la première le long de la façade ouest.

Le 31 mai la garde nationale de Ténès est organisée. Elle se compose d'une compagnie de 105 hommes commandés par le capitaine Robert d'Hezougues, accompagné du lieutenant Bendle et du sergent David.

On recense, dans le camp après un mois de présence, 315 individus de différentes nationalités: 124 Français, 60 Maltais, 30 Espagnols, 22 Italiens, 10 Allemands, 13 Belges, 12 Suisses et 42 Musulmans parmi lesquels 30 femmes et 25 enfants. Ils sont répartis dans 35 grandes baraques sises dans les deux rues où ils commercent. Certains d'entre eux souhaitent reprendre leur métier d'origine et demandent des terres pour produire maraîchage et jardins. Les Italiens, pêcheurs, désirent redémarrer leurs activités. Durant ce mois le port a reçu 95 bâtiments marchands et le produit de la douane s'élève à 1065,38 F.

À l'est, une montagne s'avance vers la mer et forme le cap Ténès. Tout près de celui-ci se trouvent des grottes curieuses emplies de stalactites. Des corailleurs napolitains, maltais ou génois fréquentent la côte pour y faire une pêche lucrative.

Des traces d'aqueduc sont découvertes, il devait alimenter la cité en eau potable. L'officier Vasseur, puis son successeur LepretVillois, sont arrivés à le remettre en état. De ce fait la ville est correctement approvisionnée.

Mais à Ténès comme dans un grand nombre de lieux occupés par nos troupes, on se préoccupe assez peu, au début tout au moins, de recueillir les objets trouvés dans les ruines. Il est vrai que les commandants d'unités avaient d'autres soucis; à commencer par la vie et le bien-être de leurs soldats.

Le maréchal Bugeaud lui-même pensait que cela était secondaire. Et lorsqu'un officier lui faisait parvenir une statue, il le remerciait en ajoutant: " Je vous remercie, mais j'aurais préféré une centaine de mulets dont j'ai un urgent besoin ". Aussi chacun put s'approprier ce que les travaux mettaient à jour: camées, statuettes en bronze, bracelets, armes, médailles, etc...

Ce ne fut que plus tard que l'on s'attacha à ces reliques anciennes. Il faudra attendre presque un siècle (mars 1936) pour découvrir, en effectuant des travaux rue Leblond, une mosaïque représentant une scène de chasse et le plus important trésor trouvé en Afrique du Nord, selon les spécialistes, M. Leschi et plus tard M. Carcopino. On suppose, après d'autres fouilles, qui ont mis à jour une tombe datée du 29 décembre 425 renfermant les restes d'une jeune femme, Victoria, dite Clarissima Fémina, aristocrate romaine décédée à dix-huit ans huit mois et quinze jours, qu'elle avait fui Rome devant l'avancée des Goths pour se réfugier sur ces terres, et avait enterré ses bijoux, craignant les Vandales qui envahissaient l'Afrique.

Voilà ce que furent les premières années de Ténès qui sera ( PONTIER (R.), Souvenir de l'Algérie 1850 - Journal de marche du camp de Tenez.) la cité la plus peuplée d'Européens durant des décennies, grâce au commerce de son port. Celui-ci ne fut construit qu'au xxe siècle; en attendant c'est le ponton que Bugeaud fit édifier, d'une longueur de 28 m, et à deux étages, qui servit de débarcadère : un lieu de promenade dominicale des Ténésiens.

Sachez aussi que c'est à Cartennae que naquit le schisme des rogatistes en 361. Enfin si des bâtiments en dur remplacèrent assez vite les baraques en planches qui lui valurent son surnom, un édifice resta encore des décennies en bois : c'est l'église. Il fallut, là aussi, attendre le xxe siècle pour que ce lieu de culte soit reconstruit en dur.