Plan pour l'école
L'Institution des Sourds-Muets d'Alger
Sur un petit chemin montant,
raboteux, non loin de la magnifique route du Télémly,
se dresse l'École des sourds-muets. On nous avait dit, vous verrez
la maison se cache dans la verdure d'un beau jardin, vous la reconnaîtrez
à son portail surmonté d'un fronton de fer sur lequel
sont peints en lettres blanches ces mots : Institution des sourds-muets.
Le temps, la pluie ont effacé en partie l'inscription et rouillé
le fer.
Nous poussons le lourd battant de la porte. Un silence impressionnant
nous enveloppe. Le beau jardin est désert.
L'école a l'aspect d'une maison de campagne, d'une ferme avec
ses dépendances rangées autour d'une vaste cour.
Dans l'escalier qui nous mène au premier étage, un petit
élève sans que nous lui demandions rien, mais comprenant
que nous désirons voir le directeur, nous fait un signe qui nous
engage à le suivre. Il ouvre délibérément
une porte et nous nous trouvons en pleine classe d'études.
M. Ayrole, directeur de l'Institution, à qui nous exposons le
but de notre visite est désolé de nous recevoir dans un
moment où son principal souci est de réorganiser un service
qu'on avait jusque là par trop négligé.
Je ne vous cèle point Monsieur, nous dit-il, qu'en présence
de cette lourde succession qui m'était offerte, j'eus un petit
serrement de cur, mais l'accueil bienveillant de M. le Gouverneur
général qui me promit de s'intéresser vivement
à l'institution, la gentillesse des élèves et le
climat printanier que nous trouvions ma femme et moi (nous venions de
quitter Chambéry sous la neige) nous incitèrent à
rester pour entreprendre cette belle uvre pour laquelle, sans
fausse modestie nous étions très préparés.
Pendant que nous causons, Mme Ayrole inculque aux élèves
les premiers rudiments de la grammaire, selon une méthode simplifiée
qui consiste à rejeter tous les termes abstraits pour ne tenir
compte que des images. Les deux genres ne sont pas désignés
par les mots masculin et féminin qui ne diraient rien aux intelligences
de ces enfants, mais par : homme et femme et pour qu'il n'y ait pas
de confusion, le premier exemple de l'application de ces termes est
pris dans la famille, papa est un homme, maman est une femme, etc..
Quel saint amour de l'humanité ne faut-il pas avoir au cur
pour entreprendre une pareille tâche, Mme Ayrole interroge un
sourd-muet, d'un geste maternel elle a posé sa main sur les cheveux
blonds bouclés de l'enfant, et articule posément ; le
petit suit attentivement le mouvement de ses lèvres, il comprend,
il va répondre, et nous assistons à cette chose surprenante,
un sourd-muet parlant.
L'élève est heureux de sa prouesse et son institutrice
qui l'encourageait d'un geste du bras est plus heureuse que lui.
M. le Directeur lui, n'est pas encore content du résultat, il
voudrait mieux, il y arrivera.
Toutes les méthodes ne sont pas bonnes et il faut avant tout
tenir compte de ce que les sourds-muets pensent surtout par image.
Il est bien entendu que les facultés intellectuelles et morales
de ces infirmes sont les mêmes que celles des hommes normaux,
encore faut-il savoir dans les institutions, non pas défricher
l'intelligence du sourd-muet, mais la développer et l'enrichir
en adoptant la marche naturelle qu'elle a suivie jusque-là. .
Tel est notre sentiment.
C'est un grand problème que cette éducation qui consiste
à rendre la parole aux muets ; deux choses sont nécessaires
: un bon maître et le temps.
M. et Mme Ayrole nous semblent répondre à merveille à
la première nécessité, tout dans leurs propos nous
révèle qu'ils ont la foi. L'enseignement actuel ils se
sont voués, leur donne des satisfactions morales qui suffisent
à embellir leur vie.
Actuellement les deux méthodes intéressantes suivies dans
l'enseignement des sourds-muets sont la méthode Herlin, dite
de globalisation ; l'élève apprend à prononcer
des phrases entières. C'est le procédé synthétique
belge, qu'on oppose au procédé analytique français
de la méthode Tholon qui consiste à prononcer les mots
séparément.
II nous a semblé que le directeur de l'institution d'Alger savait
employer judicieusement ces deux méthodes pour le grand bien
des sourds-muets, dont il a la charge.
Dans les différentes classes que nous avons visitées,
les professeurs donnent une grande importance à l'enseignement
de l'articulation de la parole, et chez les tout petits cette étude
est combinée avec l'écriture.
Le langage mimique est considéré comme un accessoire plutôt
gênant qu'utile et bon tout au plus à établir un
moyen de communication entre le professeur et l'élève
dans les premiers mois de son éducation.
Le langage mimique de l'Abbé de l'Épée n'a plus
la place d'honneur qu'il occupait dans l'enseignement, la dactylologie
est laissée de côté, mais nous nous rendons compte
cependant que les sourds-muets savent s'en servir ; dans le fond de
la classe deux élèves se communiquent leurs impressions
au moyen des doigts, avec une grande rapidité. Je crois même
qu'il est question de nous.
Maintenant la méthode de ce grand humanitaire qu'était
l'abbé de l'Épée est surannée, mais il n'en
est pas moins vrai que c'est grâce à l'infinie bonté
de cet homme de bien que les sourds-muets considérés jusque-là,
comme des êtres inférieurs, se sont élevés
au rang d'hommes pouvant jouer un rôle dans la société.
Et puisque nous en sommes à la valeur des méthodes, nous
pensons, nous, que l'enseignement du sourd-muet, malgré tout
le progrès qu'il a accompli, ne repose encore sur aucune base
solide. A chaque école une méthode et ces méthodes
varient d'individu à individu. Il semble que nous soyons encore
dans une période de tâtonnements et c'est heureux qu'il
en soit ainsi, plutôt que de se lancer dans une éducation
rationnelle qui n'aurait rien à voir avec la raison.
Le nouveau directeur de l'Institution des sourds-muets d'Alger, et Mme
Ayrole poussent la conscience professionnelle jusqu'à étudier
individuellement ces petits êtres, avant d'entreprendre leur éducation.
Comme les médecins auscultent le corps, eux sondent l'intelligence
pour en connaître les penchants afin que l'éducation à
entreprendre y soit exactement adaptée.
Nous nous garderons en félicitant ces sympathiques éducateurs
d'oublier leurs collaborateurs qui travaillent avec la foi à
cette belle heure humanitaire.
Le côté de l'éducation qui peut être d'une
grande utilité pour les sourds-muets, c'est l'enseignement professionnel
qui est donné en même temps que la culture générale.
L'Institution d'Alger comprend deux ateliers assez bien outillés
de menuiserie et de cordonnerie, où les élèves
dès l'âge de 13 ans, si leurs parents y consentent peuvent
acquérir sous la direction de maître-ouvriers les premiers
éléments d'un métier qui les aidera plus tard dans
la vie.
Le malheur est que ces maîtres ne sont payés que pour assurer
quelques heures de cours par semaine. Cependant le professeur cordonnier,
nous assure qu'il a formé des ouvriers en très peu de
temps ; après un an de travail certains sont capables de confectionner
de superbes brodequins ; et il nous cite le cas d'un élève
dressé par lui, qui a fondé un atelier de cordonnerie
en même temps qu'une famille.
Dans la vaste cour, maintenant les élèves filles et garçons
organisent des jeux tout en dévorant les larges tartines que
la cuisinière vient de leur distribuer. Les professeurs suivent
avec bonté les ébats de ces petits êtres qui ne
sauront jamais quels sacrifices s'imposent ceux qui ont assumé
la noble tâche de les faire figurer dignement dans la société.