SYMPHONIE EN CASBAH MAJEURE
L''ADJUDANT s'épongea et ouvrit la
fenêtre du " bureau " de la 2e Compagnie : une odeur de
poussière mouillée lui chatouilla les narines ; il aperçut
une corvée de zouaves en bourgeron, occupés à arroser
la cour d'honneur ; l'horloge sonnait sept heures quand le fourrier entra
et jeta sur la table une brassée de lettres, de papiers et de publications.
- Bonjour, mon adjudant, quelle chaleur qu'il fait déjà,
bon matin !
Il était de Bône ; l'adjudant était de Corse, il dit
simplement :
- Hé, qué voulez-vous...
Puis il se plongea dans la lecture d'un journal et sembla goûter
le style du rédacteur des faits-divers, car, hochant la tête
et élevant la voix afin de couvrir le bruit que faisaient sous
les voûtes sonores du grand escalier, les pas des hommes de garde,
revenant de la poudrière et regagnant leurs chambres, il lut les
lignes suivantes : " Nuit rouge à la Casbah... " ça
c'est le titre : " Hier soir les visiteurs de la rue Kattaroudjil
ont pu assister à l'une de ces scènes pénibles dont
les bas-fonds de Paris, Babylone moderne, n'ont hélas, plus le
monopole depuis que la Casbah est mise en coupe réglée par
un ramassis d'Arabes,
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d'Italiens, d'Espagnols, de Maltais et de Juifs, parmi lesquels, malheureusement
on compte quelques Français. Voici les faits : hier soir, dès
neuf heures, l'attention des promeneurs était attirée par
le manège scandaleux d'une fille soumise, la dénommée
Aïcha bent Ahmed, qui ameutait les passants et les invitait à
la débauche en termes si grossiers, qu'un honorable négociant
du quartier, le marchand de beignets Amar ben Saïd, crut devoir la
rappeler au respect des bonnes manières ; mais la susnommée,
du reste bien connue de la police qui a eu à diverses reprises
l'occasion de s'occuper de cette peu recommandable créature, ne
trouva pas la remontrance de son goût ; s'emparant d'une poubelle
pleine de détritus en putréfaction, inopportunément
oubliée par les bourricotiers chargés de l'enlèvement
des ordures ménagères (et contre la négligence desquels
nous ne saurions trop nous élever), elle en projeta le contenu
au visage du marchand de beignets et sur son étalage, souillant
au surplus les vêtements de plusieurs personnes qui se trouvaient
parmi l'assistance. Comme celles-ci protestaient avec raison, un indigène
à mine patibulaire sortit de la foule. Le sieur Mohamed ben Ahmed
n'est pas, lui non plus, un inconnu pour Dame Police. Vivant ouvertement
de la prostitution d'une mineure et plusieurs fois condamné pour
ce délit, ce vil souteneur est loin de s'exprimer avec correction
: incontinent, c'est le cas de le dire, car une fois de plus il avait
bravé les préceptes du Coran en se livrant à des
libations prolongées, il se mit à injurier l'assistance
en accompagnant ses invectives de gestes d'une intolérable inconvenance
; puis, passant de l'attitude à l'action, cet ignoble individu
tira un long couteau kabyle qu'il s'amusa à lancer au milieu du
groupe de touristes ; l'un d'eux évita de justesse le redoutable
projectile qui alla se planter dans une porte, à deux doigts de
la tête d'un autre spécimen de cette faune spéciale
au quartier réservé, un dangereux récidiviste du
vol et du vagabondage spécial, vieux cheval de retour, dix fois
puni par la justice pour coups et blessures et attentats aux moeurs et,
par surcroît interdit de séjour. Ce triste sire, un certain
" Tomate ", n'a pas, lui non plus, les façons d'un gentilhomme.
Au surplus, il se trouvait dans un état d'ébriété
avancé, car, se jugeant offensé par les plaisanteries -
de mauvais goût, il faut le reconnaître - de son collègue
qui s'affirme par ailleurs son rival dans les faveurs de plusieurs filles
de joie, l'odieux personnage trouva plaisant de taillader à coups
de rasoir le visage de son heureux concurrent.
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L'irascible indigène protesta à sa façon, en labourant
la poitrine de son adversaire avec une carafe brisée et en le mordant
si cruellement, qu'il lui arracha un morceau du nez qu'il avala, par suite
d'un horrible réflexe de sauvagerie. D'autres amis s'étant
mêlés de la querelle en prenant parti qui pour Mohamed qui
pour " Tomate ", il s'ensuivit une véritable bagarre
au cours de laquelle on compta sept blessés dont un dans un état
grave, lequel par chance, se trouve être précisément
le peu intéressant " Tomate ". Quant à Mohamed
ben Ahmed, le voilà sévèrement puni de ses provocations
car son visage n'a plus rien d'humain. Un troisième larron, un
Espagnol surnommé El Pedorrero à cause de certaines
particularités assez répugnantes provenant vraisemblablement
d'une avarie intestinale, s'en tire avec quatorze coups de couteau. Fort
heureusement ceux qui ont donné le bal ont payé les violons
car aucun des spectateurs de cette farce sanglante n'a eu à pâtir
de cette révoltante échauffourée. Mais il serait
temps que des mesures rigoureuses fussent prises pour que la Casbah de
plus en plus infestée d'escarpes et de chevaliers du rasoir, dont
l'audace croît avec l'impunité, soit débarrassée
d'une pègre abjecte qui finira par éloigner de ce quartier
pittoresque, au demeurant habité dans sa plus grande partie par
une population indigène des plus paisibles, les nombreux touristes
qui, à chaque arrivée de paquebot, considèrent comme
naturelle une visite à la haute ville classée comme l'une
des curiosités les plus intéressantes à voir dans
notre beau pays. "
- Cristaccio ! c'est tapé, comme article... s'exclame l'adjudant.
- On a doublé les patrouilles pour ce soir, dit le fourrier, et
c'est le petit Lendormie qui les commande. L'endormi ? il l'est pas, çuila
! C'est un de France pourtant... il est de Moulins.
- Celui qui vient de Joinville ? Je le croyais Corse.
- Non, mon adjudant, son nom s'écrit : d, i, e.
- Tout de même c'est pas un métier pour des soldats de surveiller
les maquereaux, Cristaccio !
- C'est aussi une drôle d'idée d'avoir foutu la caserne au
milieu de la Casbah, mon adjudant !
La garde montante, lavée, astiquée, mais déjà
suante, s'aligne devant le bâtiment central, sous la célèbre
et terrible devise de Soubise, gravée dans la muraille : "
Se brosser et atten-dre ". Ils attendent depuis dix minutes en plein
soleil. Voilà le chef. En route. Les hommes passent au pas cadencé
sous la voûte ombreuse du corps de garde où le
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bruit des " souliers ferrés " se répercute en
échos sans fin. Une sonnerie de clairon, sèche et impérieuse,
réclame le caporal de semaine. On entend dans une chambrée
:
- Ha, Gandolfo, où ti as mis mon blanc d'Espagne, la figa de ta
ouela ?
Devant la grille d'honneur de la Caserne d'Orléans, le capitaine
Jacquot, faisant fonction de chef de bataillon pendant les vacances du
commandant en titre, descend de cheval et répond par un bref salut
au " Présentez armes ! " de la sentinelle, un bleu, très
impressionné par les onze médailles du capiston, qui vient
de la Légion.
TCHALEFFES
Stévenet, son ordonnance, un ancien
légionnaire, traverse la Casbah pour aller " faire le marché
" et effectuer quelques achats pour " la patronne ". Stévenet
est un cordon bleu, il n'achète ni n'importe quoi, ni n'importe
où. Aussi la tournée est longue. Sur un terre-plein, un
conteur déjà entouré de yaouleds, de flâneurs
et de quelques chenapans à la recherche d'un coup de " sarraquage
à faire, s'est lancé dans un récit d'où il
ne sortira pas aujourd'hui, car il en remet la suite à demain.
Il arrête son histoire juste au moment où le cadi Kouïder
ben Abderrahmann allait rendre une sentence sensationnelle.
NATURES MORTES
La fraîcheur de la rue arrosée
annonce les boutiques : le marchand de légumes rétablit
l'ordre de son étalage, dérangé par une cliente exigeante,
la veuve Zacarraga, dont le fils est en prison et la fille en maison.
Dix pyramides s'alignent, composant un grand triangle bigarré qui
fait l'orgueil de son architecte ; il évalue les poids et dénombre
les couleurs de la palette, disposées en éventail : tomates,
poivrons, aubergines, courgettes, haricots verts, concombres, petits pois,
artichauts, fèves fraîches, oignons. Son voisin, un Maure
aux longues
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moustaches, chasse les guêpes qui assiègent
les grappes de muscat perdant leur sucre par toutes les crevasses des
grains dorés ; les figues noires, les figues blanches, les amandes,
les abricots aux teintes dégradées, les amandes au ton tendre,
les jujubes ridées, les arbouses saignantes, les caroubes bosselées,
voisinent sans protocole ; il y en a pour tous les goûts. La soeur
du coiffeur Carmelo s'apprête devant le tas de melons.
- Ils sont doux, Ahmed ?
- Di soucre, Madame.
Il découpe dans le fruit une tranche triangulaire et la tend. La
femme goûte, regoûte, puis remet la tranche à demi
rongée dans son trou ; elle servira à une autre acheteuse
qui " goûtera " aussi.
- Pas assez parfumé il est, çuilà. Coupe l'autre.
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- Ça fait trois, Madame, que je cope, ti achètes ou ti achètes
pas ?
- Non, j'aime mieux la pastèque, mais celle-là elle est
trop grosse. Nous sommes deux pourquoi ma mère elle est à
l'hôpital de Mustapha.
- La moitié ti veux ?
- Combien elle coûte ?
- Entier : six sous, moitié : quatre sous.
- Allez, grand voleur, donne la moitié, mais bonne mesure, alors,
hein ?
D'un grand coup de [lissa, il sépare la pastèque en deux
hémisphères qui retombent à droite et à gauche,
montrant leur chair éventrée, saignante, juteuse, étoilée
de graines noires.
- Tiens voilà trois sous, Ahmed.
- Quatre ! Sans ça j'aura pas coupi, Madame.
- Tu veux trois ou tu veux pas ?
- Allez, donne trois... Pas çouilà, Madame, c'est un sou
Ravachol.
- Ils sont bons.
- Y sont plous bons, Madame.
- Tiens un autre. Qué des embrouilles que tu fais !... Ah, oui
mais alors rends-moi le sou italien... ou sinon je te prends l'autre moitié
de pastèque.
- Pardon, Madame, ji pas fi exprès.
ENVOYÉS DE DIEU
Elle part. Le Maure sourit : il a payé
la pastèque entière deux sous. Négociant trop heureux,
il devra partager ses gains avec les déshérités de
la terre.
- la, baba, bismmallah el Rahmani ou l'rahimi...
Le fruitier ne laisse pas l'aveugle mendiant achever une supplication
qui durerait cinq minutes. Le vieillard s'en va, tâtant le sol du
bout de son bâton, promenant dans le labyrinthe de la haute ville
des haillons qu'un peintre achèterait et une tête de pratriarche
sans regard, qui force l'attention du passant.
Mais voici le fou. Lui aussi a droit au secours. Dieu
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l'envoie pour rappeler aux hommes que la raison est quelque chose de plus
léger que la plume d'un oiseau ; au moindre souffle ; elle s'envole.
ALEA JACTA EST
Moins bienvenue est la jeteuse de sorts.
Les femmes enceintes la redoutent. Les médisantes l'appellent.
Les vindicatives s'en servent. Les riches l'entretiennent. Les imaginatives
lui demandent de faire réussir des projets complexes.
- Ia Zohra, yo té donne dos sous franchèses pour qu'il Joui
vient on clou à la femme di patron à mon fils al même
endroit qué il li a donné on coup de pied son mari à
mon petit.
Elle est hideuse, couverte de haillons effilochés. Son oeil de
vipère, caché au fond des orbites profondes, se fixe sur
le sujet à opérer. Il lui manque un manche à balai.
Quand l'élève du Lycée qui traduit le " de Bello
Gallico " l'aperçoit faisant des signes occultes, il lui crie
: " Alea jacta est ". Se croyant insultée en roumi, elle
répond en relevant d'un coup ses kilos de chiffons crasseux ; et
alors, vraiment, c'est la pire des guignes. Comme a dit un matin le jeune
Monteil en apercevant cet emblème injurieux : " Araignée
du matin, chagrin ".
APOSTROPHES
- Ti vois çuilà, si le goût
y lui vient, un couffin des insultes il te sort.
Ainsi le jeune coiffeur Carmelo désignait " l'insulteur public
".
L'insulteur, lui, reste hautain ; il se promène, toise, se joint
à qui proteste, réclame, vitupère, attaque. Il flatte
l'agresseur, puis prend sa place quand au bout de cinq minutes d'insultes,
le vocabulaire de " l'amateur " est épuisé. L'insulteur,
d'un coup d'oeil, fait son prix ; l'autre lui revaudra par un présent
la joie qu'il lui donne en injuriant savamment l'adversaire. L'insulteur,
lui, a un répertoire, dix répertoires, une mémoire
infernale. C'est un professionnel. Il peut parler une heure sans se
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répéter. Car il ne dit pas n'importe quoi. Chaque mot est
pesé, on connaît son pouvoir. Le mieux pour l'insulté
est de fermer sa porte, ses volets, ou sa devanture. Rien n'arrête
l'insulteur, même pas la police. A la Casbah, insulter n'est pas
un délit, c'est un bruit, un des mille bruits de la Casbah. Du
reste jamais l'insulteur ne risque un geste déplacé. Tout
se passe en paroles. Mais quelles paroles !
Le voici aux prises avec un groupe de Génoises, de Catalanes et
de Maltaises ; elles ont " manqué de respect " à
une " femme honnête ", qui " porte un chapeau ".
Il a commencé par leur dire, avec douceur, dans une langue qu'elles
comprennent assez bien car leurs mères et leurs pères ont
mêlé leur sang à celui des indigènes les moins
distingués :
- Qu'Allah vous étouffe avec votre propre langue, vipères
!
Pour la forme il ajoute : " Chiennes, filles de chiennes et petites-filles
de chiennes ". Sans leur laisser le temps de riposter, il déduit,
poursuit son idée, crescendo : " Allah vous paralyse les lèvres
par la peur, ô femelles de lièvres, chrétiennes maudites,
bavures du mensonge...
- Sale Arabe ! risque l'une des femmes.
- Juif ! siffle l'autre.
Alors il hausse le ton :
- Par le Prophète qui a frappé à tout jamais vos
ventres de stérilité, je suis de la race élue de
Mohammed et fier de cette faveur infinie du ciel.
- Tu t'appelles Yakoub, menteur !
Il esquisse un léger mouvement que les matrones prennent pour un
pas ; elles reculent de toute la vitesse de leurs jambes grasses dont
les chevilles débordent sur le cuir des babouches déformées
par les chairs enflées. Il lève le bras :
- Que le Prophète - le seul ! - vous empoisonne avec votre propre
venin, scorpions sans queue, clous sans pointe ! Qu'il vous colle la bouche
avec votre propre fiel, champignons obscènes avec vos grosses têtes
nues et vos cheveux gluants comme les vers de la débauche !
- Ton Mahomet il lui vient pas au cul à notre Diable à nous
et la mèche de ta tête de pouilleux, grand voleur, trois
fois plus petite elle est que ses cornes à lui, que si elles te
rentrent dans les fesses elles te sortent par les yeux !
- Enfants débiles et rageurs, que votre pauvre Chîtann vous
repousse de son pied de bouc, doubles
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boues, et refuse de vous saillir comme des brebis lubriques, vaches sans
pis, et que votre âne vous engrosse, telles des bourriques puantes,
bande de prostituées pour esclaves émasculés !
- Tronc de figuier !
- Que votre propre odeur vous empeste, pourritures vivantes et que vous
vous empaliez sur le mât des vaisseaux des marins que vous salissez
de votre peau gâtée, fruits piqués qui infectez les
passants de votre sang tourné, ô, sangsues pleines de vent,
je vomis sur votre faux prophète et sur le culte de vos idoles
qui tremblent devant mon maître et sur lesquelles je crache tout
le pus de ma haine !... Pfouhh !...
Un grand jet de salive rougeâtre, teintée par le soûak
qu'il mâche, sans vouloir atteindre les maritornes grimaçant
à bonne distance du redoutable orateur, souille symboliquement
le sol que foulent leurs pieds indignes ; le poète ajoute aussitôt,
sur un ton révérend :
- Et maintenant qu'Allah vous fasse sortir des clous aux mamelles et qu'il
me pardonne de perdre mon temps à flétrir votre famille
jusqu'à l'origine des générations, ce qui est insuffisant
pour des tarentules enflées par la bile, dernière race après
le crapaud, truies dédaignées par les porcs sauvages que
sont vos Dieux, je vous méprise et je jette ma salive, pourrie
d'avoir été secrétée pour vous... Pfouhh !...
Un second crachat couleur de rouille s'étoile aux pieds des créatures
visées par ces imprécations.
La dame " bien " a écouté et rit. Quand l'insulteur,
remettant son matraque à son côté comme on rengaine
une épée, se retire et passe, digne, auprès
d'elle, elle lui donne deux sous. Ça vaut bien ça...
ET PUIS VOICI DES FLEURS...
- Yasminn ! Yasminn ! Le cri est poussé
par une voix vieillotte. Le marchand de jasmin est arrière-grand-père.
Son dos est voûté, ses maigres jambes font penser à
des moitiés de cercles de tonneaux, la barbe est rare et jaunâtre
à force d'être blanche, le turban a été acheté
sous Louis- Philippe ; et en voyant les mains, on pense à des ramilles
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sèches. Il a près de cent ans d'âge mais plus de mille
ans de type. C'est une ruine qui n'est plus soutenue que par un vice qui
empêche de mourir : le goût du lucre ; car il est riche et
ses enfants sont casés. En ce sens seulement on peut dire qu'il
vit, mais il reconnaît un bon sou d'un mauvais ; son oeil de cacatoès
ne s'y trompe pas ; il s'arrondit encore davantage en voyant de l'argent.
Comment a-t-il la force de tenir son bâton d'où pendent des
guirlandes de jasmin dont l'odeur entêtante oppresse toute la Casbah
? Un sou la guirlande...
- Yasminn ! Yasminn !
FANTASIA
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Un grand diable lui en achète une
et l'enroule autour de son poignet. Dans l'autre main il tient un chapelet
d'ambre. Il doit aimer les fleurs car il porte déjà une
branche d'héliotrope à l'oreille. La chéchia en bataille,
l'oeil sournois, chantonnant Dieu sait quoi entre ses dents blanches tout
en mâchant la racine de noyer, le soûak qui donne aux
gencives la couleur des goyaves, il flâne, souple, musclé,
inquiétant, en quête d'aventure. Il
faut éviter de le frôler, ses réflexes pourraient
être mortels. Quelles pensées troubles roulent derrière
ce front bas, sillonné par une couture sinistre ? Quel rasoir attend,
au fond d'une poche, l'occasion de sortir et de
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taillader de la chair ? En liberté provisoire, toujours entre deux
détentions, n'est-il pas poursuivi par une implacable fatalité
qui l'a marqué une fois pour toutes, comme s'il portait, gravé
dans la main gauche - il est gaucher - un signe correspondant à
ces deux mots tragiques : " Tu tueras " ? Un marchand de crème
maltais hoche la tête en le voyant ; puis, se touchant le front
en agitant ses doigts, il dit simplement : " Fantasia ". Un
mot léger, mais lourd de menaces.
LE MARCHAND D'OR
Le grand Arabe méchant regarde en
louchant le marchand d'or qui fait sa récolte, sordide, défiant,
jetant autour de lui des regards inquiets, inclinant sur la marchandise
à acheter ou à vendre un profil de rapace qui semble luire
du reflet des plaques ciselées, des bagues en filigrane ou des
lourdes épingles berbères, cadeaux ou souvenirs également
chers, que lui proposent les malheureuses filles d'amour, qui tremblent
devant leurs protecteurs exigeants et insensibles.
FEMMES AUX BAINS
Des femmes de la bourgeoisie indigène
vont au bain, lourdes et lentes dans leurs atours soufflés et hermétiques.
Derrière le voile, l'oeil n'a plus d'âge et " si tu
veux reconnaître ta fille de ta mère, c'est à la cheville
qu'il faut regarder ". Dignes, effarouchées et puériles,
elles ne s'offusquent pas des quolibets des garnements.
- Ho, Fathma ! tu viens ?
Elles évitent la devanture du dentiste arabe, ornée d'instruments
barbares et de molaires gigantesques auxquelles parfois adhère
un bout de maxillaire, souvenir d'extractions difficiles et bruyantes.
L'opérateur lui-même n'a plus que quelques dents, qu'il
montre lorsqu'il sourit, d'un sourire qui fait peur.
Elles entrent au hammam. Là, en sécurité, elles pourront
jacasser comme des corneilles blanches.
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AHMED OU LE TRIOMPHE
DE LA MÉDECINE
On fait queue chez le médecin maure,
docteur Ahmed, un empiriste, plein de secrets et de recettes. Chez lui
le proverbe fleurit avec les formules. C'est un sage, beaucoup de génie
populaire pétille derrière ses lunettes d'or. Il est grave,
minutieux et poli. Pour la consultation, il prend vingt sous ; aux riches
seulement, car il soigne les pauvres gratis. Il s'exprime dans un Français
compréhensible. Il est pieux et respecté. N'ayant pas d'enfant,
il en a adopté un et l'a élevé. Allah, pour le récompenser,
a doté le moutard d'un gosier qui le mènera loin, jusqu'à
l'Opéra de Paris et à Covent Garden. Docteur Ahmed s'est
privé de tout pour que le garçon devienne un artiste. Tandis
qu'il donne des consultations à un franc, son fils chante du Wagner,
devant des salles où il y a cent millions de bijoux. Quand on le
dit au médecin maure, il sourit, mais il est bientôt obligé
d'ôter ses lunettes pour les essuyer.
C'est un des rares Arabes qui s'appelle réellement Ahmed mais que
les sacripants du quartier n'osent pas accueillir dans la rue par le cri
traditionnel et irrévérencieux de :
- Ho ! Ahmed !
LA FIN DU "NEGRO
DE L'ABATTOIR"
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|
Stévenet, l'ordonnance du capitaine
Jacquot, est arrivé au bas de la colline sacrée. Il s'arrête
devant la boutique de Mouloud, au Marché. Mouloud, c'est le boucher
nègre. A ses crochets sont suspendus des moitiés d'agneau
d'un rose tendre, des pièces de boeuf noirâtres, des gigots
maigres, des têtes de mouton qui pleurent du sang dans des bols
qui ont l'air de se remplir de gelée de groseille ; sur de mauvais
bouts de marbre s'étalent des foies bruns, des coeurs violets,
des poumons couleur de framboise, des cervelles gris perle, des graisses
ambrées. Il pourchasse les mouches voraces, à l'aide d'une
tapette de peau emmanchée dans un jonc flexible ; il les manque
rarement ; d'un geste prompt il les écrase contre les morceaux
qu'elles veulent goûter avant les clients; à chaque mouche
il fait mouche et salue sa propre adresse d'un bon rire blanc.
70
:
Les louettes du quartier savent d'où il vient. Ils fredonnent en
le voyant une chanson humoristique de Moliner-Violle, à peu de
chose près celle-ci :
Un beau soir étant en goguette
Un soir de Mardi-gras
Nous rencontrons une belle fillette
Qui avait de beaux appâts.
Elle avait un domino rose
Un loup de satin vert
On l'invite à prendre quelque chose
A la Tavern' Grüber.
La belle ne répond pas
Et nous emboîte le pas
Accept' tout ce que nous lui offrons
Sans laisser voir son citron... |
In cauda venenum. Le clou est dans
la dernière strophe décrivant la déconvenue des galants
qui, après bien des aventures, décident leur conquête
à se démasquer :
On reconnut aussitôt
Qu' la Bell' n'était qu'un négro Un négro du
plus beau noir
Le Négro de l'Abattoir. |
Le Négro de l'Abattoir est un personnage
légendaire. On le retrouve à tout instant dans la conversation,
avec Dache le perruquier des zouaves. On prononce son nom pour faire peur
aux enfants, pour impressionner les dames, pour inquiéter les maris.
Il est le héros d'histoires, de proverbes, de dictons. On lui prête
des aventures, des performances amoureuses. Il est un peu là, le
Négro de l'Abattoir. Saluons en passant, la verve de Moliner-Violle
qui sut le chanter. Mouloud n'aime pas qu'on lui rappelle sa carrière
obscure, ses besognes sans gloire. Une " affaire de coups de tête
" lui a fait abandonner le métier. Il a cogné un peu
trop fort. On l'a regretté car il était habile. Cette adresse,
il l'a transportée dans le travail beaucoup plus délicat
du découpage. Une pièce de viande est un scénario.
Mouloud n'était qu'un adroit tueur ; il est
devenu un ciseleur. Il faut le voir à l'oeuvre sur un agneau, qu'il
manipule avec la même aisance que s'il s'agissait d'un oiseau. D'un
seul coup de son plus large coutelas, il
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pourfend la tendre bête ; d'un seul coup d'un long couteau fin,
il l'ouvre; les os sont si fragiles qu'il ne se sert jamais de la hache
pour les briser ; la pointe suffit, la large main aussi ; à l'aide
d'une lame effilée comme un bistouri, il détache les viscères,
dégage les côtelettes presque blanches qu'on mangerait crues
tellement elles semblent appétissantes :
- Ça fond, Madame, affirme Mouloud qui ajoute : " Moi j'en
mange douze. "
On le croit sur parole, car il a deux mètres de haut.
- Li gigot, c'i du beurre aujourd'hui, Mazmazelle !... j'ti jor' jamais
ti en as mangé quiqu' souge di pareil !
Il ne ment pas. En évoquant ce temps, on a faim.
- La graisse, c'i comme la crème, assure-t-il à l'ordonnance,
à qui il offre, par-dessus marché, à titre de commission,
la queue de l'agneau.
Ti la mets comme ça sor deux bouts de bois rouges pis ti attends
qu'elle vient noire. Alors, ti manges sor di
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pain arabe, avec les os et tout ; ils sont to petits y ça craque
comme la noisette, Hak Rebbi, ti digères comme si c'est di biscouit...
Mouloud a toujours une rose rouge derrière l'oreille et il mordille
sans cesse une herbe, une paille, une tige de diss ou de jonc... Souvent
il arrive que des rogatons de graisse, de viande ou d'os se détachent
des pièces qu'il prépare avec une science d'orfèvre
et tombent sur les dalles, sur le pavé ou dans la sciure ; alors
il les ramasse et les mange, en rigolant ; puis il reprend son brin de
paille. Sur le coup de midi, quand ses gros yeux blancs brillent de faim,
il lui faut beaucoup de courage pour attendre le repas que lui prépare
sous le comptoir le petit Abdallah, un négrillon hydrocéphale,
sorte de minus habens d'une infernale résistance, ainsi qu'on en
jugera bientôt. On a vu Mouloud, prêt à défaillir,
détacher d'un quartier de " Veau de France ", une large
escalope et la dévorer en quelques bouchées, accompagnée
d'un trognon de pain arabe, tiré de sous sa blouse pleine de sang.
Il saisit ensuite la gargoulette égueulée, toute en sueur,
la place à bout de bras, à trois quarts de mètre
de ses lèvres épaisses arrondies en bourrelet et il arrose
ce léger casse-croûte apéritif, d'un long trait d'eau
glacée, reçu à la régalade. Puis il rote avec
satisfaction, et dit " Hamdoullah ! " Alors seulement il continue
à s'occuper de la cliente, qui attend qu'il ait fini.
Ah ! on peut dire que c'est un type, Mouloud. Les bonnes l'adorent. Elles
regardent avec admiration ses gros doigts spatulés manier de minces
rouleaux de graisse, tailler de fines " toilettes ". Ses énormes
mains si noires, sans cesse lavées par le contact de la viande,
sont aussi blanches à l'intérieur que le coeur d'un melon.
Il les essuie à son tablier blanc sur lequel elles impriment des
signes fatidiques ; elles ont l'air de jeter des sorts.
Mouloud est très propre, il va nager dans le port tous les soirs
et fréquente régulièrement un bain maure, où
il retrouve des relations de hammam, en particulier plusieurs jeunes gens
d'agréable commerce. Or j'ai rencontré Mouloud, vêtu
en grand tralala un jour qu'il allait assister au septième mariage
de son père. Il était rasé, bichonné, pomponné
et, même si j'ai bonne mémoire, parfumé Eh bien, malgré
tout, il sentait la viande à dix pas.
Il a un nom prédestiné. Le Mouloud, c'est la fête
du mouton. Les gosses le suivent dans la rue, à bonne distance,
non seulement pour éviter la taloche, mais aussi la matraque lancée
d'une main sûre et qui vous arrive dans
73
les jambes, à trente mètres. Toutes les précautions
étant prises, les gamins crient : " Mouloud, tu sens le Mouloud
! " Il n'aime pas ça ; il faut dire qu'ils font suivre cette
appréciation d'un reniflement fabuleux tenant du lion, du bouledogue
et du porc.
FUTURS ARABISANTS DISTINGUÉS
Toujours descendant, arrivé auprès
de la butte, l'ordonnance se trouve à la porte du Lycée
où il va chercher le petit garçon du capitaine Gilles, tandis
que l'ordonnance de ce dernier va chercher, à l'école, les
filles du capitaine Jacquot. Ce système a été adopté
par les mères pour raison de quartier. L'échange des enfants
se fait place
du Gouvernement. Les deux ordonnances échangent quelques
mots dans leur patois (ils sont pays) puis chacun reprend sa part de gosses
qu'il a en consigne et l'on se sépare jusqu'à la prochaine
fois. Le petit Gilles raconte à l'ordonnance de son père
que la classe d'arabe du professeur Laborie est loin d'être sans
joie : le pauvre homme est sourd ; pour la forme il interroge ses élèves
:
- Un tel, récitez-moi la leçon.
Et il regarde les lèvres de l'élève ; si celui-ci
les remue sans cesse, même pour dire n'importe quoi, le père
Laborie lui dit :
- Très bien, mon ami, asseyez-vous.
Si, s'exprimant lentement, honnête, l'élève cherche
ses mots et à l'air de " sécher ", il reçoit
cette observation :
- La prochaine fois si vous ne savez pas mieux, vous serez collé.
Il y a même dans la classe un certain salaouetche, nommé
Friturini, qui, lorsqu'il est interrogé, se met à proprement
" agonir " le père Laborie, de l'air le plus sérieux
du monde. Les camarades se mordent les lèvres pour ne pas éclater
de rire. Quant au maître, il attend la fin de l'engueulade et dit
:
- Friturini, vous faites des progrès étonnants de jour en
jour. vous aurez 10 sur 10.
Alors, la classe pouffe. Le brave homme ne bronche pas. Si par hasard
il surprend une face par trop hilare, il ajoute :
- Un tel, vous n'avez pas besoin de rire. Je dirai même mieux :
la prononciation de Friturini est parfaite. Vous irez en retenue.
74
Les rires et les protestations redoublent. Le père Laborie, les
yeux sur son cahier, ne s'aperçoit de rien... Pourtant, un jour,
il s'est méfié. C'était la dernière classe
avant la distribution des prix. Les élèves étaient
excités. Le vieux professeur a senti qu'il y avait de l'électricité
dans l'air. Aussi l'a-t-on entendu brusquement faire cette observation,
justifiée d'ailleurs :
- II me semble que j'entends un vague murmure, Messieurs. Vous pensez
: toute la classe chantait la Marseillaise !
CES MESSIEURS DE LA
CASBAH
- Ho, Salomodo ! ti as passé le conseil
?
- Réformé : trop de blessures... et toi, Cardona ?
- Moi je suis bon pour le service, la mort de leurs morts !
- Ti vas rigoler aux bataillonnaires.
- Ça qui me fait plaisir c'est que je vais me rencontrer avec Roméo
" le Chinois " depuis deux ans que je me le cherche pour le
maquiller. Avant qu'il soye escarminté, Tomate il m'avait dit que
je vais le retrouver là-bas. Assez de rire !
- Et Féfé les beaux yeux, il part à soldat ?
- Ajourné ; l'année prochaine il sera piqué ; ça
li fait toujours un an pour bien l'habituer à la petite Lolotte
qu'il l'a fait rentrer au " Sept ".
- Alors, nous montons ?
Cette scène se passe derrière
la cathédrale. Maintenant. ces messieurs montent. De
dos, on aperçoit deux paires de pantalons clairs, trop clairs,
deux vestons courts à épaules carrées, trop carrées
; puis plus rien : un cou nu et au-dessus, la bosse de cheveux réglementaire,
alignée au poil : le " paquet de cinquante ", comme on
dit. Les casquettes sont du vert le plus pâle.
Ces Messieurs montent. Ils doivent retrouver des amis là-haut.
L'heure est bien choisie pour causer métier et ils ont à
parler d'une forte rafle, faite la veille. " Le petit Tambour ",
un déserteur des Bat' d'Af', a disparu. A-t-il été
arrêté, blessé, tué ou a-t-il pris le bateau
ce matin en emportant les pierres dérobées lors du cambriolage
de la bijouterie Pachot ?
- Alors si ça serait ça, le testament il peut faire !
- Ti es fou, toi, le petit Tambour c'est pas un falso.
75
- Personne il est falso, seulement quand il faut partager le flous, adios
!
- Peut-être il est malade ?
- Ça, je sais : le sang il crache quand il fume de trop.
- Toujours j'ai dit il est poitrinaire.
- Allez vous la prendre tous, bande de calamars, aucun y pense à
serche.r lequel que c'est de bateau qu'il est parti ce matin ?
- L'Eugène Pereire.
- Y a qu'à télégraphier à Sauveur qu'il est
à Marseille. Bouillon gras il a l'adresse de l'hôtel et tout,
pourquoi sa première femme c'était la soeur au Petit Tambour,
que sa belle-soeur à elle elle fréquentait à Camaléon,
çuila qu'il est à Cayenne.
- Télégraphier ? Qui c'est qui va écrire ça
? Toi, Miquette ?
- Manco je sais écrire.
- Demandez-z'y au patron.
- Pour qu'il nous augmente l'anisette ! Déjà chier il nous
a engorrés pour le vin blanc.
- Ti as raison. Moi mon frère il sait écrire un peu.
- Ecrire ! Ecrire ! Y après, qu'est-ce qu'il va faire, Sauveur
? -- Sauveur il l'attend au barcadère à Marseille.
- Y alors ?
- Y alors ? Hé ben oilà, il se l'emmène avec des
amis et là il le fait passer au Conseil. Il rend ça qu'il
a volé ou sinon, kaô ! Il va à dame !
- C'est un voleur, toujours je l'ai dit.
- Et toi qu'est-ce que ti es ? un honnête homme ?
- Ouè, mais lui il vole à les amis, c'est pas bien.
- Voilà Pot-au-Feu ; peut-êt' il sait.
- Je sais, je sais... Petit Tambour il est à l'hôpital avec
deux balles dans les fesses... Vous avez pas lu les journaux alors, vous
autres ?
-- Lire ? Qui est-ce qui sait lire ici ? Moi et toi, c'est tout.
-- Hé ben, il s'est fait choper au port hier soir, dans un estoufarès
de charbon, en côté la Compagnie Touache. Le gardien il a
tiré ; le petit il l'a pris en pleine poila.
- Ça alors, c'est c. . !
76
LE BAR DES MAUVAIS GARÇONS
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|
Ils sont maintenant une douzaine qui discutent
sans se gêner pour le patron. M. Cimino Edmond, dit " Gantcho
", surnom paraît-il mérité, assure sa femme la
brune Amélie, une Toulousaine ardente qui s'est admirablement adaptée
à cette nouvelle vie. Son premier mari était gardien de
prison, à Maison-Carrée
; c'est là qu'elle a connu Gantcho qui tirait quatre ans. Quand
le garde-chiourme est parti avec Victorine, la femme du comptable de la
prison, elle, Amélie, s'est mise avec Cimino Edmond ; ils ont pris
un café à
Hussein-Dey et puis ils se sont rapprochés du centre
des affaires... " Modernisme " comme dit Gantcho. En outre,
ce vieux Jouette est indicateur de police, on le sait, mais on sait aussi
qu'il a une peur maladive de l'arme blanche. Pot-auFeu, grand psychologue,
a dit de lui :
- Si un jour il fait falso et pis qu'on l'assaisonne, hé ben jamais
il osera sortir
77
de son tiroir le gros revolver du premier mari à Madame Amélie,
qu'elle se l'est emporté avec les cadeaux de noce.
Le Bar des mauvais garçons porte un autre nom. Mais il méritait
d'être appelé ainsi. Il v fait bon. La brise marine arrive
en plein fouet sur la petite balustrade qui domine la mer. Le temps est
magnifique. Deux bateaux de guerre russes sont entrés en rade hier.
Il y aura du monde à la Casbah ce soir. Le patron a renouvelé
dans la potiche en carton les fleurs en papier qui étaient fanées.
On a réparé le phono.
- Gantcho il fait des frais, Madame Amélie.
- C'est le commerce, Monsieur Sasportès .
C'est un bar comme les autres, avec un zinc, des verres et des bouteilles.
Sur une étagère il y a toujours un bouquet de fleurs artificielles,
celles qui restent quand on a garni les guirlandes du comptoir. Là,
ces messieurs sont chez eux, ils sont les maîtres de la placette
qui domine toute la ville. Ils sont assis correctement, leurs pantalons
retroussés pour éviter les faux-plis. Ils n'aiment pas se
salir, se froisser. Sur les tables, il y a des olives, des oeufs, de boutargue
et des andoubelbeiss. Le patron aime mieux les acheter au Maltais et les
revendre à ses clients que de laisser entrer les marchands qui
ont très peur de ces messieurs. Ils ont tous dans leurs poches
des cacahuètes, des tramousses, des grains de maïs, des bliblis
et des petites patates, qu'ils grignotent comme des singes.
Quant à la boisson, elle fait l'objet de tous les soins du patron.
- Qu'est-ce que vous prenez, Monsieur Laouère ?
- Une anisette pure dans un grand verre.
- Et toi, Tonton ?
- Anisette, avec l'eau et la glace, je me tiens une soif terrible.
- Anisette.
- Anisette !... anisette tout le monde !
BOJÉ TSARIA
KHRANI...
Vers la fin de l'après-midi, les équipages
russes sont à terre. Ils se font conduire à la Casbah, en
calèches ; certains ont loué un mulet. Par groupes ils entrent
dans les " maisons " où ils boivent, cassent et paient,
mais surtout chantent. Ils sont pleins de roubles et de choeurs nostalgiques.
Sur l'ordre de la patronne du Douze, un piano mécanique ayant
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écorché la Marseillaise, ils ont cru de leur devoir de montrer
qu'une politesse en vaut une autre. Et, dans les lupanars, vers la fin
de l'après-midi, déjà saouls, on les a entendus chanter
:
Bojé Tsaria Khrani
Silnyi, der javnyi. |
- Ti entends, Quiquo, ils chantent la messe.
- Ti es pas fou ! C'est l'Hymne Russe.
- Tout ça qu'ils boivent, ils se le boivent pur et dedans des grands
verres. Jamais de l'eau.
- Bon matin ils ont la tchispa.
Et, chaloupant des épaules, Llinarès fredonne, sur l'air
de " La Tonkinoise "> une chanson à la mode qui fait
fureur depuis quelques jours
En passant dans la rue Bruce
J'ai glissé dans la dégueulad' de marin russe. |
Quant à Pot-au-Feu, il manifeste sa
joie par une décharge d'incongruités d'une violence telle,
qu'elles arrachent à Bouillon- Gras cette boutade :
- Ti entends, l'escadre ?
Près du parapet, un petit Arabe, haut comme trois pommes, regarde
vomir un marin russe, géant, dont les fusées partent dans
le vide, vers la mer...
ODYSSÉE
- Ho, Boudjâdi !
- Borquoi ti m'appel' Boudjâdi, dis ?
- Pourquoi ti es un bleu, Ahmed, c'est vrai oui ou non ?
- Y en a pas bian parlé, toi, han ?
- Allez, allez, adrob Slimann, descends du corricolo, et dis merci, ya
khodia, pourquoi à oufe ti as venu jusqu'ici sans marcher, tchallah
et tout.
- Moun ami, moi y en a donné la boule di pan, grand canaille !
Allez, bonsoir, M'siou Dames !
- Entention tu te perds pas dedans la Casbah ; là où ti
vas, c'est en côté du commissariat, rouve l'oeil aussinon
si tu te trompes de café maure, Faut' c'est plein de Kaâbas,
des maladies et tout ti attrapes.
- Pf fouh ! in hal dinn iemmhoum ! fait l'Arabe, en
79
crachant avec dégoût, à la seule pensée qu'il
pourrait échouer chez de dangereuses hétaïres, et non
dans un petit cercle de coreligionnaires parmi lesquels il est chargé
de retrouver l'oncle du premier soldat Kaddour ben Ahmed, son chef direct
et son ami. L'oncle en question est un personnage : boulanger de la Casbah,
champion de natation, amateur, il porte pour tout état civil le
nom respecté de " El Hadj ", souvenir d'un voyage à
la Mecque, qui date de l'année des troubles antijuifs, en 1898.
Point n'est besoin d'être un grand psychologue pour deviner que
Mohammed ben Larbi tirailleur de 2e classe est un bleu, un boudjâdi
: la chéchia posée toute raide sur le crâne en calebasse,
la veste trop large, la ceinture mal mise, le sarouel à l'ordonnance
retombant trop bas et sans les plis voulus, sur des guêtres blanches
en tire-bouchon, tout atteste que ben Larbi n'est pas attifé "
à la chacail " comme son supérieur hiérarchique
Kaddour ben Ahmed, un galon, cinq ans de service et une allure de tous
les diables.
Le jeune tirailleur, empêtré dans sa tenue neuve, s'engage
dans le sombre et étroit escalier qui mène au dispensaire
indigène. De là il doit prendre la première rue à
droite, puis la seconde à gauche, contourner une placette dont
la maison principale, du temps des Barberousse, est signalée au
passant par une plaque qu'ont apposée les Amis du vieil Alger,
dont le président Charles de Galland s'attache à faire classer
les monuments authentiques du passé et les souvenirs d'une époque
pittoresque entre toutes. D'un pas lourd, il avance, peu confiant dans
les godillots de grand format, qui échauffent une paire de pieds
formidables, habitués à être nus ou très à
l'aise dans de larges babouches ; les " chaussettes à clous
" le font glisser sur les pavés gras, où cependant
les femmes de mauvaise vie circulent avec facilité, malgré
leurs hauts talons. En croisant quelques péripatéticiennes
qui l'interpellent sans façon pour l'inviter à les suivre,
Boudjâdi admire confusément ce pouvoir d'adaptation que Mahomet
a distribué à l'être inférieur qui s'appelle
la femme, tandis qu'il se trouve lui-même, Boudjâdi, engoncé
dans scn costume à la turque, sentant fort le drap neuf. Toutefois
cet hommage et ce regret n'entament pas ses résolutions vertueuses
; il reste sourd aux appels non déguisés, aveugle devant
les gestes précis qui sont destinés à attirer son
attention, muet devant les questions indiscrètes qui lui sont posées
par des
personnes qui semblent beaucoup tenir à être renseignées
sur son anatomie.
80
Au bout d'une demi-heure de marche et de flânerie devant l'étal
des marchands de parfums, de loukoum, de confitures de roses et de figues
de Barbarie, Boudjâdi est heureux d'arriver sur une placette, mais
il a la surprise de constater qu'elle est bornée par une balustrade
dominant un gouffre. Il s'avance : à ses pieds la ville basse s'étale
dans la pénombre de la nuit tombante, déjà piquetée
de lumignons à pétrole, avec, sur la droite, vers les quartiers
" bien ", le halo plus vif et plus bleu des nouveaux "
becs de gaz " qu'une Municipalité, toujours soucieuse d'appliquer
les dernières inventions du progrès, vient de faire placer.
Au loin, jusqu'au fond de l'horizon, il aperçoit une masse noire
qu'il identifie sans peine : la mer. La topographie ne correspond pas
au plan que lui a fait des lieux le soldat de 1- classe Kaddour ben Ahmed.
Il y a bien là une maison avec une plaque, mais sur laquelle il
ne peut reconnaître qu'un numéro, placé sous un nom
qu'il ne sait pas lire ; par les fenêtres, baignées de lumière
rose, s'échappent des rires, des cris, des chants et de longs soupirs
d'accordéon. Avisant un mendiant boiteux aux yeux sanguinolents
et aux lèvres rongées par un lupus, il lui demande :
- Achnou hada ?
- La Lune, répond simplement l'homme, d'une voix rauque, et comme
le bleu écarquille les yeux sans comprendre, l'infirme répète
: la Lune... bourdil, ya Khouïa.
Ensemble ils crachent dans la direction de la maison d'où sortent,
bras dessus, bras dessous, trois matelots russes sans béret, blonds
et dépenaillés, gueulant un refrain déchirant de
tristesse, dans une langue inconnue ; les trois gaillards, des colosses
aux yeux bleus, ont bu plus que de raison. Ils appartiennent à
l'équipage du Dmitri Domskroï, cuirassé de la flotte
de S. M. Nicolas II, ancré depuis la veille près du quai
de l'Amirauté. L'un d'eux se détache du groupe lorsqu'il
aperçoit l'uniforme du tirailleur et il vient vers Boudjâdi
; il lui pose sur les épaules deux mains de lutteur, puis l'attirant
sur son coeur dans une étreinte fraternelle, il bégaye :
- " Franzouski !... Trinka Margarita ", en l'embrassant, avec
un affreux hoquet.
Décontenancé, l'indigène veut se dégager,
mais ne peut y parvenir. Le Russe l'entraîne devant " La Lune
", voulant à toute force le faire doublement consommer, par
la boisson et par la débauche, ce qu'il traduit à nouveau
par cette expression synthétique : " Trinka Margarita ".
Déjà des
81
silhouettes chaloupantes sortent de l'ombre, des burnous suspects se rapprochent.
La théorie militaire, que déjà Boudjâdi a beaucoup
de mal à se mettre dans la tête, est muette sur l'attitude
à prendre dans un cas aussi scabreux que celui où se trouve
le jeune tirailleur. Accepter est impossible ; refuser, c'est risquer
de contrarier un ivrogne athlétique et têtu qui prendrait
cette discrétion pour un affront. Boudjâdi lui explique par
gestes autant que par mots, que le Coran ne lui permet point de boire
de l'alcool. Alors le Slave esquisse un grand geste pour lui faire comprendre
que s'il ne peut violer les lois du Coran sur ce point, Mahomet n'a jamais
prescrit la chasteté aux Croyants ; et il l'a déjà
poussé
jusque sur le seuil de la maison publique, lorsque la face des choses
change brusquement.
82
En voyant que leur camarade les abandonne, les deux autres marins décident
de le ramener à bord coûte que coûte. Histoire de rire,
l'un d'eux s'approche sur la pointe des pieds, si l'on peut dire en considérant
qu'il est abominablement saoul, et, arrivé à bonne portée
du dos du premier matelot, il lui administre un magistral coup de pied
au derrière, puis il se colle contre le mur pour se cacher. Dégrisé
par la secousse, l'autre se retourne, furieux, et, cherchant l'agresseur
ne voit personne, personne qu'un trio de badauds ricanant sous leurs casquettes
à longue visière. Son bras, tel un fléau, s'abat
sur les têtes ; l'un des chiqueurs s'aplatit sur le mur, l'autre
perd l'équilibre, on le croit blessé et le Russe a aussitôt
sur lui une grappe humaine qu'il traîne comme un filet, agrippée
à lui pour le renverser et le frapper à terre. Les deux
autres marins étant tombés dans le tas, le pugilat se transforme
en une mêlée générale ; l'éclair d'une
lame brille dans la nuit, on entend un bruit sourd suivi d'un râle,
tandis qu'un des voyous, à demi étranglé par deux
mains énormes serrées autour de son cou, secoue drôlement
une tête devenue livide sous la clarté verdâtre du
réverbère et d'où la vie semble sortir en même
temps qu'une langue de pendu ; d'autres Russes s'échappent des
bouges voisins ; rajustant en hâte leurs vêtements, ils accourent
à la rescousse ; vingt hommes sont aux prises, houlant comme une
vague roulant sur le pavé déjà taché de sang.
BOUDJADI DETECTIVE
Porté par le remous, Boudjâdi
s'efforce de ne perdre aucun des effets militaires que l'Etat lui a remis
en consigne et qu'il doit sauver sous peine de Conseil de guerre. D'une
main il tient le fourreau de sa baïonnette, de l'autre il essaie
de sauver sa chéchia dont le gland a déjà été
arraché, mais soudain il vacille sous l'arrivée de deux
têtes s'affrontant comme celles de deux béliers ; il bat
l'air de ses bras pour ne pas tomber, et sent qu'on tire sur son ceinturon,
une main rapide a dégainé la baïonnette du tirailleur
et va l'enfoncer dans un ventre, lorsqu'on entend un coup de sifflet,
un commandement bref, suivi de quelques cris dans la foule :
- Scapa !
83
- Ladja !
- Sauvez les meubles !
Une patrouille de zouaves accourt au pas gymnastique.
C'est une débandade, une fuite de panique. Mais tous n'ont pas
pu gagner le large, il reste des blessés, quatre badauds, deux
Russes et six chiqueurs. Le sergent, un rempilé, un petit, maigre,
blond, l'air dur, se plante devant le plus grand d'entre eux et d'un revers
de main, lui administre une paire de claques qui retentissent étrangement
dans le silence. Personne ne bronche. Ce petit bonhomme a un de ces toupets,
c'est le dénommé Lendormie, de Moulins. Joinville a du bon.
Le chiqueur écume et fouille sournoisement dans sa poche. Mais
il n'a pas le temps de riposter : deux coups de poing à la pointe
du menton, l'étendent aux pieds du petit sergent qui, sans perdre
de temps commande : " Allez, ouste, les autres à coups de
buis, rassemblement au trot ! " Les zouaves entourent les assistants
comme les chiens font d'un troupeau, et, à coups de crosse dans
les côtes, les forcent à se rassembler, à se serrer
les uns contre les autres ; une corde les entoure, et les uns menant les
autres, civils et soldats prennent le chemin du poste. Boudjâdi
est, hélas, du nombre. En arrivant devant le poste où les
agents attendent la livraison pour l'accueillir selon l'usage, Boudiâdi
s'aperçoit que le café maure où l'attendait l'oncle
de Kaddour ben Ahmed est précisément là, à
deux pas. Il demande la permission de s'y rendre, le commissaire la lui
refuse. Le jeune tirailleur se voit perdu, déféré
devant le Conseil de guerre et condamné à mort avec dégradation
militaire. Heureusement son " ami " le Russe, les vêtements
en lambeaux et tout couvert de sang, le reconnaît et le fait mettre
hors de cause. Deux autres témoins jurent que l'Arabe n'a rien
fait. Reste la baïonnette, pièce à conviction ; mais
une des femmes l'a ramassée, soigneusement essuyée avec
le tablier de petite fille que la patronne lui a fait revêtir pour
servir les clients, et vient presque aussitôt la rapporter au commissariat.
Le secrétaire interpelle le tirailleur :
- Allez, Ahmed, il faut que tu reconnaisses celui qui t'a pris ta baïonnette,
sinon on te garde.
Boudjâdi frissonne. Le voilà promu au poste de détective,
presque de juge d'instruction. Allah est témoin qu'il n'a pas eu
le temps de voir le sale roumi qui lui a joué ce tour-là.
Au moment où il désespère de voir la vérité
se révéler comme dans les histoires des vieux conteurs,
là-bas,
84
à Laghouat, c'est encore une femme qui dénonce Cardona,
pour se venger de cet infidèle qui l'a délaissée
pour se mettre avec une rivale, la " Tchelba ". Tout s'arrange
et Boudjâdi rend hommage à Mahomet, qui, tout de même,
a donné aux femelles quelques qualités, surtout celles qui
peuvent être utiles aux mâles.
GARDE A VOUS !
C'est un officier de ronde, avec jugulaire
et revolver chargé, qui a lancé l'ordre bref.
Les patrouilles se rassemblent. " En avant, arche !... " Il
faut fermer les boîtes. Les groupes se dispersent. Tout rentre dans
le calme petit à petit. En ville, les journaux, impriment déjà
dans les nouvelles locales, un nouveau fait-divers, entre un discours
,de M. Viviani et l'annonce du voyage de M.
Loubet.
Les zouaves regagnent la caserne d'Orléans. Les agents indigènes
les remplacent. Du reste tous ces messieurs de la Casbah sont allés
se coucher. Seul Boudjâdi a passé une nuit blanche. Il lui
faudra retourner à Blidah sans avoir vu l'oncle. En attendant l'heure
du train, il ne va pas aller gaspiller dix sous pour dormir deux heures
dans une chambre pleine de punaises. Mieux vaut, avec cette somme, casser
la croûte tout à l'heure. De plus, cette nuit a été
trop fertile en émotions, le jeune tirailleur ne pourrait pas se
reposer. Il rêve encore. Ses pas le portent vers le cimetière
musulman. Les tout premiers rayons du levant caressent les stèles
funéraires dont le nombre, la couleur et l'alignement font penser
à une vigne funèbre. Déjà sur les figuiers
aux feuilles semblables à des mains, les premiers oiseaux chantent.
Sur chaque tombe, ils trouvent de quoi manger et boire. Mais la tradition
veut que ce soit pour subvenir à la nourriture des morts qu'on
place sur les dalles des figues, du pain et de l'eau... Ce sont les oiseaux
qui les mangent, c'est-à-dire Dieu. Quel apaisement ! Quelle sérénité
! Les pointes des aloès étaient mauves, elles sont bleues,
les voilà roses, puis noires ; un olivier semble sortir d'un bain
de cendre. La brise le secoue, le nettoie, le voici vert. La mer est encore
couverte d'un long voile gris que le globe rouge va déchirer d'un
coup. Une église chrétienne sonne cinq heures dans ce décor
païen. où palpite l'âme barbare d'un irréductible
orient. Et, presque
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aussitôt, ponctuel, retentit l'appel qui fait passer un frisson
d'orgueil et de crainte dans les membres de Boudjâdi qu'une nuit
blanche rend sensible au petit froid de l'aube.
Soldat, lève-toi soldat, lève-toi soldat,
Lève-toi bien vite
Soldat, lève-toi soldat, lève-toi soldat, Lève-toi
bientôt.
Si tu n'veux pas t'lever
Fais-toi porter malade... |
Derrière toute la symphonie algérienne
ou chantent mille et une musiques, il y a toujours au moins une note militaire,
sèche et comme tondue, à l'ordonnance.
86
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