MARINES
C'EST le moment des bains de mer. Les enfants
de fonctionnaires, et en général les gosses " bien
" vont aux Bains Nelson, où l'eau est claire mais où
abondent les oursins et les filles à marier. On préfère
y laisser les parents et se rendre aux " Bains de Tivoli ",
de l'autre côté d'Alger, sur la route du
jardin d'Essai ; mais là, c'est une autre histoire :
on se trempe dans le tourbillon formé par les égouts. Le
plus simple serait de partir de l'un des " Bains " pour arriver
à l'autre. Quelques nageurs l'ont fait. Mais la distance est longue.
La plupart font escale au môle Est ; ils confient leurs vêtements
à leurs soeurs, complices, qui, elles, vont à pied ou en
" tram ", des bains de Tivoli aux Bains Nelson, et les gars,
piquant sur l'Agha,
atteignent le môle, longent à pied les quais du port, gagnent
le " môle cassé " et nagent jusqu'aux Bains Nelson
qu'ils font semblant de n'avoir pas quittés. Les parents n'y voient
que du bleu. Les soeurs, toutes fières mais secrètes, rendent
les vêtements, on se rhabille et l'on a droit au goûter :
des frites atroces, qui sentent l'huile kabyle. Ça réussit
chaque coup. Ces morveux en font des gorges chaudes. Seulement, un jour,
l'un d'eux s'est noyé.
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Aussi toute une bande de dégourdis qui ne peuvent pas accomplir
ces performances dignes de professionnels, préfèrent le
port à toutes les plages de la côte.
EN BAS LE PORT
Le port d'Alger est peut-être unique
au monde : militaire, touristique, commercial, il est divisé en
zones ayant chacune son pittoresque. Dans la darse de l'Amirauté,
c'est toujours le va-et- vient des torpilleurs de la Défense Mobile
; souvent un invité, croiseur ou cuirassé, apporte une allure
de bataille navale aux évolutions d'entrée, de sortie et
de pilotage. Et la baie elle-même est fréquemment le champ
de manoeuvre d'une escadre entière. Puis la flotte change de caractère,
voici les embarcations de plaisance, yachts, voiliers de course, canots
et pasteras, alignés le long du quai du Sport Nautique. On se montre
les plus connus de ces petits bateaux effilés et gracieux : ceux
des fils Hanin et des fils Rajasseur. Plus loin, les entrepôts de
charbon, la douane, les hangars de la Transatlantique et des autres compagnies
de navigation, offrent le spectacle classique des ports méditerranéens,
sales, surchauffés, grouillants ; à bord des Stigès-Hermanos,
les amateurs de courses de taureaux s'embarquent chaque année pour
gagner l'Andalousie. De grands trois-mâts viennent d'Amérique
; et les peintres s'attachent à fixer sur leurs toiles la forêt
voguante, sautillante, la palette aux cent teintes, chatoyant aux flancs
des tartanes, des balancelles, des felouques turques, et de tout ce qui,
venant d'Espagne, d'Italie, de Marseille, de Corse et de l'Orient, est
capable de danser sans couler sur cette eau verte où flottent les
tranches de melons, les bouchons, les bouteilles, les babouches et les
excréments, dans un joyeux clapotis.
- Tu viens en bas le port ?
La phrase représente, pour les petits Algérois, toutes les
joies maritimes : olfactives, visuelles, tactiles, sportives : c'est le
marinier napolitain qui manoeuvre à la godille son " Santa-Maria
", le bahari ottoman, à demi saoul de kif, qui tient la barre
du " Djinn " ; le Marseillais qui conduit " l'Hirondelle
" et le Mayorquin qui gouverne " El Rey Alfonso ", le calfat,
le charbonnier ruisselant de sueur, les pêcheurs qui, entre
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les chalands, " tirent " des mulets friands de pourriture. Tous
les pavillons, tous les drapeaux : Angleterre, Suède, Japon, Brésil,
Russie, Allemagne, Turquie, Chine... flottent aux mâts des steamers
et des cargos, à la poupe des gros navires de ligne et des long-
courriers. Alger est mieux qu'un abri. C'est un passage. Le fret, en outre,
y est avantageux. La vie y est pour rien. Le port fait le maximum, tous
les jours. Cent mille tonneaux de vin y sont alignés en permanence,
emportés et renouvelés, les grues grincent, les sirènes
mugissent, les portefaix s'engueulent et les vauriens se hèlent
à pleine voix :
- Ou-aîlliounes !
LE PETIT BASSIN
Et toute cette graine de lycéens,
que couvent les mères, toujours inquiètes et pleines de
recommandations, sont heureux comme des poissons dans l'eau lorsqu'ils
vont en fraude se baigner dans le port. Près du Bassin de Radoub,
il y a une vieille barque à l'air de caravelle, transformée
en cabine publique. On s'y déshabille à cinquante, en plein
air, sans la moindre pudeur. Kaddour vous garde le linge et vous loue
un caleçon (un sou le caleçon troué, deux sous le
caleçon non troué). C'est le " Bain à un sou
", où le cireur scrofuleux coudoie le fils de famille. Quant
aux caleçons, ils ne vont jamais : trop grands, trop petits, dépourvus
d'élastique, criblés de trous, indécents, crasseux,
délavés et jamais lavés, on se colle ces loques sur
la peau sans sourciller et : " aïdé !... " On plonge,
à la française, à la mauresque, à l'éclair,
à la " bombe " en repliant les jambes. On tire la brasse,
on fait le mort, la planche, la " bouteille sur la table ",
la " respiration ", on passe sous les chalands, au risque d'y
rester. Et, au bout de deux heures, violet, grelottant, souvent écorché,
couvert de goudron ou de mousse gluante, on se rhabille sans s'essuyer,
sans se cacher ; et l'on rentre à la maison où l'on affirme
avoir été faire ses devoirs avec Un tel, chez lui. Pendant
deux mois l'auteur et Raymond Guasco sont allés chaque jour faire
leurs devoirs de cette façon l'un chez l'autre. Ce surmenage intellectuel
a abouti d'une part à un trou à la tête, de l'autre
à une bronchite.
Toujours, avant de rentrer chez lui, le salaouetche qui se respecte se
débarbouille à l'eau douce à la fontaine.
159 F.-.
pour ne pas avoir le goût de sel lorsque sa mère l'embrassera,
ou simplement sentira l'odeur de ses joues. " Ma mère elle
est louette, quand je rentre le soir elle me goûte pour voir si
j'ai baigné... " disait Titouss.
MINDJA GALETTE
Kaddour, du reste, c'est le cas de le dire,
sait bien mener sa barque, bien qu'elle soit sur le flanc, réformée.
Son commerce est prospère ; il lui rapporte au moins huit francs
par jour. C'est qu'il répond à une nécessité.
Il ne faudrait pas s'aviser de se baigner n'importe où, sur le
port. Les ouaillounes auraient tôt fait de s'emparer de vos vêtements,
de les tordre, de les nouer et de les renouer, puis de pisser dessus à
tour de rôle pour rendre plus solide ce noeud gordien qu'il est
impossible et interdit de trancher. Et, lorsque le malheureux sort de
l'eau, tout nu ou presque, il voit ces abominables farceurs le narguer
de loin en lui montrant les vêtements et en poussant le cri fatal,
modulé en refrain et souvent accompagné de gestes peu décents.
- Mindja galette, qué pan non y a.
Kaddour a su, aussi, attirer chez lui quelques vedettes de la natation,
dont il garde gratis les vêtements. Il y a un Arabe herculéen
qu'on appelle " Le Lion de la mer " ; il fait plus de bruit
que de mal, renifle tel un fauve, rejette de l'eau à la manière
des cachalots, agite ses pieds en l'air et pousse des cris de cannibale,
mais il perd tous les matches. Tout autre est l'athlétique El Hadj,
boulanger à la Casbah, distingué, de peau plus claire que
son coreligionnaire et tout en muscles longs ; il nage comme un poisson
; le troisième champion est Charlot, un grand type qui a un fond
à peu près inépuisable. Est-ce à juste raison
ou par ce goût de la rime, si cher à quelques salaouetches
comme Lobato, qu'on lui crie parfois :
- Ho, Charlot ! Ho, coulot !
C'est qu'à Alger, on est assez mauvaise langue.
De DJOUDER le
pêcheur à SINDBAD le marin
- Ho, Vassalo, ça mord ?
- Manco ça donne aujourd'hui, Dio cane !
- Jette le broumitch, jette !
- Déjà plus d'une demi-livre je leur ai jeté à
ces
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bâtards de maquereaux-mécaniques, tous ils bouffent et ils
coupent les lignes.
- L'accidente, c'est vrai, ils portent la guigne, changeons de
place. Tiens porte le fromage pourri et la sardine pilée...
Tous deux jurent et pestent contre une bande de poissons-scies, jetés
vers le port par le mauvais temps des jours précédents et
qui empoisonnent le peuple de ouailliounes installés au revers
du môle, où arrive le vent du grand large. Debout, accroupis,
ou en équilibre un pied sur un bloc et l'autre sur le bloc voisin,
une centaine de salaouetches se livrent aux joies de la pêche. La
ligne en main, ils guettent la touche, qui se zèbre au long du
crin de Florence.
- C'est un bogue, Tintin ?
- Pense-moi ! un blaouette, et nouznika encore !
- Je fais démidgès avec toi, tu veux ?
- Mon guiss ! ti as rien chopé : une tchelba, barka,
tu peux te la garder.
- Le poisson juif il est bon à manger, tu sais...
- Les juifs ils sont pas si cavés, ils se le mangent pas.
- Allez, j'ai le roseau, maintenant je pêche à l'hameçon-
voleur : plus on en chope...
- Voir-moi les autres là-bas avec la pastera, qu'est-ce qu'ils
se montent en ce moment, ces fourachaux-là !
En effet, penchés sur l'avant de leur barque plate, baptisée
par eux " Canaille d'enfant ", Ramirez le douanier et Bourriello
l'accordéoniste sont occupés à tirer leur boulantin.
A travers le prisme des eaux limpides, à trois brasses de fond,
une belle pièce se débat, faisant tanguer la " bette
" ; on entend :
- Donne le salabre !
Et l'on voit étinceler au soleil couchant une bousnelle
de trois livres, frétillant dans la large épuisette. Tous
les regards se portent vers les heureux pêcheurs qui, décidément,
sont en forme aujourd'hui, car en un court moment, on les voit monter
des sards aux reflets d'acier, des daurades filigranées de
dorures fines et quelques vaches vertes. Prenant le vent, un palangrier
dont le fond est tapissé de poissons passe non loin des amis. On
s'interpelle :
- Y alors ?
- Hé ben oilà...
A la barre, un Napolitain culotté comme une vieille pipe savoure
un de ces cigares maltais à six pour un sou qui rendrait malade
un Inca et dont l'odeur fécale prend
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à la gorge tout autre que ces hommes de mer, brulés par
le tabac et les embruns.
Du fond de l'horizon accourt un frisson qui fronce et bleuit la mer ;
la brise se lève, enflant les voiles et soulevant l'onde paresseuse
qui frémit sous la caresse céleste. Au loin l'horloge du
Palais Consulaire sonne sept heures. Au rythme du vent étésien,
les mâtures font sur l'eau des ombres dansantes que le soleil au
déclin de sa course, allonge à l'infini et rend gigantesques.
Au large, des pêcheurs rament vers de gros lièges flottant
dans des remous aux luisances vermeilles, des creux aux teintes jaunes
et vertes d'huile lourde.
- Ils vont salper les palangres, dit Bourriello en montant une
grosse traîne rayée.
Ramirez ne répond pas, il lutte avec une murène, qu'il tire
bientôt et dont il brise la gueule venimeuse, à coups de
barre de fer.
- Basta pour aujourd'hui, décide-t-il.
Au large, les sardinales siciliennes rejoignent les postes
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à poisson. Ramant debout, à
sept, les hommes chantent un refrain dont la brise n'apporte qu'un vague
écho. Soudain, pendant un instant de silence profond, imposé
comme une prière par cette fin de jour miraculeuse, un cri retentit
:
---- Tords-y la calotte !
Ces mots sonnent comme un cri d'alerte. Ils annoncent qu'un des hommes
qui " font des moules " ou plongent pour
cueillir des oursins, est aux prises avec un poulpe. Le fait est assez
fréquent, mais l'attraction qu'il offre n'en est oas moins passionnante
pour cela. Et, cette fois, il s'agit
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d'un match entre deux personnalités
également décidées à ne pas se laisser faire.
- Qué papass de poulpe !
- Madona ! il est foutu, Ramonette !
- Penses-tu ! Régarre...
Sur un roc isolé, le plongeur d'oursins, demi-nu, le buste enveloppé
par une pieuvre de grande taille, cherche la calotte, au milieu du fouillis
visqueux et grouillant des tentacules. La bête a bien deux mètres
d'envergure, mais l'homme, rompu aux secrets de ce genre de bataille,
a eu le temps de sortir de l'eau et le poulpe ne peut s'accrocher au rocher.
Ramonette lutte contre le monstre, tel Héraclès contre l'Hydre,
mais, ayant les bras en partie paralysés par les huit serpents
enroulés, il ne parvient pas à retourner la calotte, hideux
casque de Minerve où luisent deux yeux bleus de noyé ; tordre
ce sac gris et nerveux malgré son apparence flasque, c'est tuer
le monstre et il y faut la force du colosse dont le corps s'épuise
sous les ventouses des longues pattes dont les suçons aspirent
son sang.
- Putana ! halette le plongeur, en grinçant des dents.
La lutte peut durer encore longtemps et Ramonette sait son adversaire
infatigable. S'il glisse sur les algues et rentre dans l'eau, il est perdu,
le poulpe gagne la bataille. En pareil cas, la résistance et le
courage sont inutiles. L'homme jette vers les pêcheurs les plus
proches un regard impérieux.
- Cuchillo ! réclame-t-il, et de peur que le mot castillan ne soit
pas compris des gamins, il réitère sa demande en mahonnais
: " Oun ganivett, conio ! "
Un couteau, tout le monde a ça, mais comment approcher du rocher
et risquer d'être pris à partie par la pieuvre ou quelque
autre de ses congénères ? L'homme, voyant les garçons
hésiter, ouvre la bouche, montre une mâchoire formidable.
Un long couteau vole aussitôt dans les airs, lancé avec adresse
par l'un de ces vauriens, si habiles au jeu du " jeté "
; Ramonette le saisit entre ses dents et pousse la lame vers le tentacule
le plus proche de son cou. Le poulpe s'enroule autour de l'acier et Ramonette,
faisant pression à l'aide de son épaule, arrive à
tronçonner l'une des pattes gluantes et coriaces. En un clin d'oeil
son bras est couvert d'encre. La bête lâche son noir ce qui
indique que jusque là elle ne s'est pas sentie en danger de mort.
Un sursaut permet à l'homme de dégager sa main droite, de
saisir le
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couteau et de poursuivre sa rude besogne de boucher : la lame n'entame
pas facilement la chair, semblable à du caoutchouc ; mais la pieuvre
commence à desserrer son étreinte, à descendre vers
le ventre et les cuisses du plongeur. Ramonette redouble d'ardeur ; deux
tentacules suivent la première et un jet d'encre gicle sur le visage
du plongeur.
C'est la défaite et la bête glisse en masse sur le rocher.
Telle une monstrueuse araignée elle ondule, se hâte vers
l'eau libératrice. Maintenant le polupous glisse entre les doigts
de l'homme, il échappe déjà, lorsque Ramon le fixe
d'un violent coup de couteau en pleine viande. Aussitôt, plongeant
ses larges mains à l'intérieur de la calotte, il la retourne,
d'un seul coup. La bête à l'agonie n'est plus qu'une chose
informe.
Ramon, triomphant, la traîne jusque sur les pierres du môle
où elle s'aplatit comme un gros tas de gélatine.
Tandis qu'on admirait, qu'on touchait et qu'on estimait la pièce,
le plongeur se lavait.
- Vingt kilos elle fait !
- Qu'est-ce que tu vas te tabasser, Ramonette, ça ? avec un riz
à l'espagnole, c'est mortel, les doigts tu te lèches !
- Tu sais comment il faut la faire cuire ? D'abord avec un roseau fendu,
tu te le tapes, jusqu'à tant qu'il vient tendre... Et après...
- Gare de là, bande de bazouks ! tranche le plongeur, à
vot' père vous voulez apprendre comment c'est qu'on fait le
pourpe ! D'abord aucun il a été capabe à venir
m'aider.
- N'empêche que si je t'avais pas jeté la faca, là-bas
encore tu serais engantché avec cette saloperie-là.
- Ça c'est vrai, Nanouss. Le courage ti as pas, mais louette
ti es.
Le danger passé, le Murcien avait lâché sa langue
natale, qui lui était remontée à la gorge à
l'instant critique ; et il reprenait le parler pataouète. Il rigolait
maintenant en rangeant sa prise à côté des oursins
empilés dans sa corbeille. Généreux, il ajouta :
- Tiens, bouznik, voilà des oursins et trois pattes pour
ta mère. Battel vous soupez !
- Et le couteau, dis ?
- J'oubliais, rédéo ! tiens le voilà.
Puis il allume une cigarette, escalade les blocs du môle cassé,
amoncelés en chaos ; et, parvenu sur l'étroit
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chemin de pierre qui continue la jetée, hors du port, jusqu'aux
fortifications, il part, en sautillant pour enjamber les intervalles entre
les pierres géantes, et en chantant comme s'il n'avait pas failli
succomber dans un combat inégal et homérique. Le soleil,
à l'horizon, s'est encapuchonné de brume. Dans l'air encore
limpide et chaud, le soir s'apprête, radieux et triomphal. L'Olympe
semble se pencher sur la mer sacrée. Au loin un buccinator à
bord d'un boeuf à voile latine, souffle dans sa conque marine.
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