-------Un jour d'août 1972, le journal
le Monde publia un entrefilet relatant l'accord intervenu entre le ministère
algérien de la Justice et l'archevêché d'Alger aux termes
duquel l'église Saint-Augustin d'Alger n'était désormais
plus affectée au culte. Ancien paroissien de cette église,
ou plutôt paroissien en exil, j'appris la nouvelle comme lorsqu'on
manque une marche dans un escalier. Nous étions le 28 août,
jour de la Saint-Augustin. Depuis, j'ai revu, j'allais ajouter " hélas
! " l'église Saint-Augustin, ou plus exactement son emplacement,
par un matin d'avril 1981, flottant entre rêve et réalité.
Ce n'était point l'annexe du palais de Justice annoncée mais
bel et bien une énorme mosquée. De l'édifice chrétien,
il ne restait rien. Seul l'oeil douloureux de l'habitué pouvait discerner
la pierre primitive de l'église, sur une hauteur de deux mètres
environ, qui constituait le socle du nouveau bâtiment. Détail
infime, peu digne d'intérêt ? Ou, qui sait, symbole prodigieux,
et, peut-être, prophétique ? Chrétienté rayée
de la carte, rasée presqu' au niveau du sol, mais laissant subsister
la pierre de base, celle-là même sur laquelle tout pourrait
être reconstruit... SUPER HANC PETRAM...
-------Que ce soit par la
rue Colonna-d'Ornano où l'on ne découvrait qu'au
dernier moment la flèche racée de son clocher néogothique,
par la
rue Dumont-d'Urville, qui, en forte pente, effleurait le haut
de son abside à hauteur de toit, ou par l'étroite enfilade
de la rue Ménerville, qui laissait masqués les bas-côtés,
Saint-Augustin était enchâssée dans le tissu dense
du quartier
de la rue de la Liberté. Etait-elle belle ? Je ne saurais
dire.
-------Avec le recul, on peut, certes, se
poser des questions, qui porteraient d'ailleurs sur l'ensemble des églises
d'Algérie, qui n'ont pas bénéficié de circonstances
favorables : construites dans le cadre des centres coloniaux, ou dans
la fièvre de développement des villes côtières,
en cette seconde moitié du XIXe siècle qui n'a pas été
particulièrement riche en chefs-d'oeuvre architecturaux, elles
ont été conçues sans génie dans un monde sans
foi. Elles ne furent, en somme, que des bâtiments utilitaires. Ce
fut le temps du " néo " : néo-roman, néo-gothique,
néo-byzantin ou romano-byzantin, néo-mauresque.
Cela est d'ailleurs valable pour la France métropolitaine elle-même.
Elles eurent contre elles, nos églises d'Algérie, d'être
récentes - c'est une évidence. Elles n'eurent donc pas le
temps de benéficier de l'indispensable patine de prières.
Dom Delatte, abbé de Solesmes au début du siècle,
écrivait : " Les églises qui
ont des siècles et fixé les fumées de l'encens, ont
un charme profond que ne possèdent pas les églises toutes
jeunes on y sent vivre auprès du Seigneur tous ceux qui ont prié
avant nous ".
-------Mais, revenons à Saint-Augustin,
dont nous ne nous sommes éloignés qu'en apparence. Le jour
où un militaire métropolitain, que nous avions invité
un dimanche à la maison, déclara que Saint-Augustin, comme
les autres églises d'Algérie, était laide, il ne
fit pas que manquer à la courtoisie envers ceux qui le recevaient
: ce fut pour moi comme l'accroc du relativisme dans la robe blanche de
l'absolu : Mon église paroissiale, c'était tout simplement
l'Eglise. On peut sourire à la manifestation d'un tel attachement
à ce qui est un simple monument mais, aujourd'hui plus que jamais,
j'estime que, transcendée, cette expression sentimentale n'est
somme toute que la projection affective de la vertu de stabilité,
pierre angulaire de la Règle de Saint Benoît dont nous, pâles
héritiers du vieil Occident, sommes les lointains mais toujours
directs redevables... On comprend, à la rigueur, l'appréciation
acide et facile, du jeune parisien " appelé " pouvant
avoir, surtout un dimanche la nostalgie de l'île de la Cité
; par contre, la réaction d'un Louis Bertrand me stupéfie
et m'indigne. Dans son livre sur Alger, voici comment il démolit
Saint-Augustin : " petite église
mesquine, tout à fait indigne de ce riche quartier, et dont le
mince clocher villageois détonne au milieu des imposants buildings
qui l'environnent ". Si au moins l'auteur de l'ouvrage
fameux sur l'Evêque d'Hippone avait écrit que cette église
algéroise n'était pas assez grandiose pour honorer la mémoire
du Grand Docteur de l'Afrique chrétienne ! Mais non, il fallait
donc harmoniser la Maison de Dieu au quartier " chic " qui l'entourait...
Comment ne pas se demander si ce genre de réaction n'a pas attiré
sur l'Algérie française les foudres du Dieu des Psaumes
!
-------Saint-Augustin
a été bâtie sur un terrain en pente non loin du rivage
(à moins de 200 mètres du boulevard), sur les contreforts
de la colline abrupte escaladée par les
" tournants Rovigo ". Le lieu est tragiquement célèbre
: c'est là, à quelques pas de la porte Bab-Azoun,
que tels les preux de Roland à Roncevaux, les chevaliers de Malte
se sacrifièrent, en octobre 1541, pour que la retraite des troupes
de Charles-Quint ne se transforme pas en déroute.
-------De notre temps, rien ne rappelait
de façon visible ces fureurs, sinon le plus beau des signes : la
paix, française et chrétienne, accueillante et cosmopolite.
C'était le quartier des affaires, du droit, des relations avec
la tranquille campagne du Sahel, cette Toscane algéroise,
et aussi, celui de
l'opéra tout proche. On s'y interpelait dans les dialectes
méditerranéens mais ce qui couvrait tout, bruits de voix
et de moteurs, c'était le chant assourdissant des oiseaux du square
Bresson. Il faisait bon, on se sentait bien. Saint-Augustin se dressait,
face à l'Est, face à la Terre Sainte, face à la baie.
Le matin, lorsque les rayons du soleil dardaient par-dessus les cîmes
du Bou-Zegzag, dans l'axe étroit de la rue Ménerville, il
y avait alors de la poudre de lumière jusqu'au milieu de l'allée
centrale de la nef, une fois la grande porte ouverte donnant sur un bouquet
de bananiers s'élevant devant le porche.
-------À
une époque où le centre d'Alger se trouvait encore
place du Gouvernement, mais où la cité commençait
à s'étendre vers le sud, la première implantation
religieuse du quartier fut la chapelle de l'école des sueurs de
la Doctrine chrétienne qui venaient de s'installer dans la future
rue Roland-de-Bussy, alors rue des Mulets. On était en 1846...
Puis, une première église Saint-Augustin fut bâtie
à l'angle des rues Waïsse et de Constantine (future Colonna-d'Ornano).
Cet emplacement fut occupé de 1847 à 1865. L'extension de
plus en plus rapide de la ville, la construction des boulevards et d'importants
bâtiments publics, l'augmentation accélérée
de la population européenne dans le secteur tout cela rendit nécessaire
la recherche d'un endroit plus approprié. Après bien des
démarches administratives, et des projets qui ne virent pas le
jour (on avait ainsi prévu de reconstruire l'église au bas
de la rue de Tanger, puis
rue d'lsly), le culte fut célébré au 1er
étage de la caserne du train des équipages, qui occupait
l'emplacement de l'actuel palais de justice (dont la construction devait
commencer en 1876) : on était alors en pleine guerre de 1870...
Ce fut Mgr Lavigerie qui mena personnellement les dernières négociations
mais non les moins délicates, pour obtenir la fixation définitive
de l'emplacement de la future église. Ayant enfin résolu
toutes les difficultés
administratives et financières, l'illustre cardinal-archevêque
d'Alger posa la première pierre de l'édifice le 8 mai 1876.
Durant les travaux, et en raison de nouveaux tracas administratifs, le
culte fut célébré dans un batiment provisoire en
bois, situé rue Portalis.
-------La construction proprement dite, uvre
de l'architecte Chevalier, ne fut pas une mince affaire. Ainsi, alors
qu'il avait été prévu des pilastres, qui auraient
été d'un effet peu heureux dans l'ensemble projeté,
on les remplaça par des colonnes aux socles en pierre de Drarlah,
et aux fûts en marbre blanc de Carrare, fournis par la maison Cantini
de Marseille. Pour faire face à cette augmentation aussi notable
qu'imprévue des dépenses trois souscriptions successives
furent organisées, puis une loterie, rehaussée par l'envoi
de lots précieux de la part du Souverain Pontife lui-même,
le Pape Pie IX, ainsi que de la part de la maréchale de MacMahon
: les ressources affluèrent. Cela se passait en 1877. La même
année, le maître-autel et deux autels latéraux (consacrés
à la Vierge et au Sacré-Coeur), de marbre blanc, furent
livrés par la maison Comparat, de Lyon. Ainsi, les plus grandes
villes de France contribuaient-elles à l'édification de
l'église Saint-Augustin.
-------Mais l'Afrique, celle du plus illustre
des Berbères, ne fut évidemment pas absente : dès
1842, avait été portée d'Hippone,.une rosace en mosaïque,
qui fut placée dans le choeur de l'église, au milleu du
dallage de marbre blanc. Plus tard, comme on le verra, d'autres éléments
de l'aménagement de l'édifice feront nettement référence
au style berbère.
-------Pour terminer avec les réalisations
de la première heure, les cloches. Elles étaient au nombre
de quatre : la première avait été baptisée
dès 1851 par Mgr Pavy, évêque d'Alger. Son nom Louise-Joséphine.
Son poids : 390 kg. Sa note : le la dièze. Les trois autres furent
baptisées en même temps par Mgr Lavigerie, le 11 décembre
1878 : Augustine-Marie, 992 kg, note mi ; Charlotte-Rose, 595 kg, note
fa dièze ; Marie-Joséphine, 564 kg, note sol dièze.
Cinq jours plus tard, le 16 décembre 1878, M. Chevalier remettait
solennellement l'église Saint-Augustin à son conseil de
fabrique, qui lui exprima sa totale satisfaction.
-------Au fil
des années, Saint-Augustin, promue au rang de grande paroisse du
centre de la ville, va voir ses aménagements parachevés
: c'est en 1901 qu'est édifiée la superbe chaire de marbre
polychrome, réalisée, tout comme les colonnes, par la maison
Cantini de Marseille. Durant les années 1929-1931 - est-ce une
simple coïncidence ? - on améliore la décoration des
murs, on installe un chemin de croix en mosaïque, et surtout, on
procède à la mise en place, de chaque côté
du choeur donnant accès à la nef, séparant également
deux chapelles latérales, quatre portes monumentales en fer et
en cuivre, oeuvre du ferronnier Petit-Monsigny. Barrucand, alors critique
d'art à la Dépêche algérienne écrit
avec enthousiasme : " Ces portes resteront
célèbres.... Elles affirment une formule nord-africaine
originale et séduisante où se rejoignent la tradition punique
et l'invention française... Un effet très curieux de ces
grilles d'église les apparente dans leur ajourement aux tapis de
tenture d'inspiration purement berbère. Dans leur cloisonnement
de tons, elles gardent ainsi une signification décorative qu'on
ne retrouve pas au même degré dans les enjolivements de la
Renaissance et qui parle discrètement en faveur de l'ancienne église
africaine ".
-------Le presbytère était
situé face à l'église, côté rue Villegaignon,
sur un terrain payé des deniers des paroissiens mais il fallut
quitter les lieux, et s'installer, en 1917, au 24 de la rue de la Liberté.
En 1932 un terrain fut acheté, au 15 de la rue Mogador, pour y
construire une salle paroissiale, ce qui fut fait... Pendant la guerre
de 1939-1945,
elle devint théâtre des Trois-Baudets, illustrant
le début de nos grands et fidèles amis Pierre-Jean Vaillard,
Christian Vebel et Georges Bernadet...
-------Plus tard, fut acquis un terrain haut perché sur
la colline des " Quatre-Canons "
rue Pirette, tout en haut de la rue Levacher, qui fut affecté
à des activités sportives, sous le vocable de patronage
Saint-Augustin.
-------Enfin, dernier local abritant des
activités paroissiales : celui de l'impasse Chaise, donnant dans
la courte rue Voirol, en pleins tournants Rovigo : là fut le P.C.
de la troupe scoute, composée des patrouilles des Renards, des
Chamois et des Aigles et, bien sûr, des Louveteaux, pour les plus
jeunes, et des Routiers, pour les anciens. Ah ! j'entends encore les appels
en rafale : " Renard rusé... mais
franc ! " - " Chamois bondit...
gaiement ! " - " Aigle vers...
les cîmes ! " Je la revois, cette troupe, au grand
complet, renforcée par des troupes surs, escortant, un pâle
jour de 1947, un cercueil drapé de tricolore, hissé sur
un half-track, et chantant d'une même voix grave "
ce n'est qu'un au revoir, mes frères ", en ensevelissant
dans la terre de Blida, son chef Jean Dimech, mon vénéré
cousin, tombé à dix-neuf ans à Baden-Baden, le 11
avril 1945. En rentrant des obsèques, malgré ma timidité
d'enfant unique, je franchis les quelques dizaines de mètres qui
séparaient le 55 de la rue Rovigo du local de l'impasse Chaise,
et devenais aussitôt un Renard... rusé, mais franc !
-------Il est
temps de parler de ceux qui firent de Saint-Augustin la grande et belle
paroisse, qui semblait ancrée pour toujours au coeur de notre cité.
Cinq curés avaient successivement exercé leur charge dans
la paroisse naissante, précédant l'abbé
Cailhol, à qui devait revenir l'honneur de réceptionner
l'église terminée, mais, comme on l'a vu, non encore parachevée.
Son successeur, M. Brunet, fit édifier
la chaire. Il eut parmi ses vicaires l'abbé
Bollon, qui devait s'illustrer plus tard comme curé de la
cathédrale, fondateur de la Messe des Hommes, qul éduqua
toute une génération d'Algérois, à l'éloquence
sacrée et à la controverse ardente en matière religieuse,
à tel point qu'on peut se risquer à écrire que Mgr
Bollon (il finit sa carrière comme protonotaire apostolique)
fut le Bossuet d'Alger. Après M. Brunet, M.
le chanoine Laffitte, qui avait été vicaire de Saint-Augustin
de 1874 à 1882, y revint comme curé en 1917. On lui doit
la venue à Alger d'un prédicateur qui donna, durant l'année
1921, des conférences contradictoires... au casino de la rue d'lsly,
qui connurent un grand succès de popularité : l'abbé
Desgranges. Puis, en 1922, il organisa... au cinéma voisin,
" Le Splendid ", le spectacle d'une Passion filmée, avec
à l'appui, chants de la chorale paroissiale, dirigée par
le vicaire, maître de chapelle, qui, plus tard, deviendrait le plus
connu de tous les curés de Saint-Augustin, identifié à
la paroisse par tous : l'abbé Pezet.
-------Ce fut un autre futur grand nom du
clergé algérien qui succéda au chanoine Laffitte
en 1924 : le chanoine Dauzon, et s'il ne
resta que deux ans à Saint-Augustin, non d'ailleurs comme curé
mais comme administrateur, il donna un puissant élan religieux
à la paroisse ; c'est lui qui fit venir à Alger un célèbre
prédicateur de Bordeaux : le R.P. Coulet,
qui retourna chaque année à Saint-Augustin pour y donner
des conférences suivies par une assistance considérable.
-------C'est en 1926 que revient à
Saint-Augustin, l'abbé Pezet, après avoir été
un temps administrateur financier de la cathédrale. Il va en être
le curé pendant trente deux ans, jusqu'en 1958. Comment décrire
l'empreinte de ce prêtre éminent, de cet administrateur émérite,
et surtout de ce profond connaisseur de la musique sacrée. On lui
doit les importants aménagements intérieurs mais aussi les
acquisitions de locaux dont il a été fait état plus
haut, mais il est temps de s'étendre plus particulièrement
sur l'oeuvre artistique accomplie sous sa direction personnelle.
-------Déjà, alors qu'il n'était
que vicaire, l'abbé Pezet donna une grande impulsion à la
chorale paroissiale. Parmi les chanteuses figurait une jeune Versaillaise
qui demeurait à Alger depuis 1910 avec ses parents, son père,
qui avait commandé le 1 er zouaves, s'y étant installé
boulevard Carnot au moment de sa retraite : Marie-Antoinette Gard. Férue
d'orgue elle en apprit la technique avec le titulaire, M. Winckel, et
lui succéda. Elle devait tenir le clavier jusqu'à la fin,
quelque temps après la perte de l'Algérie (1).
-------Les orgues de Saint-Augustin avaient
été installées en mai 1883 après bien des
difficultés (la tribune était trop près de la voûte
: Il avait fallu surbaisser la première, et même percer la
seconde pour laisser place à certains tuyaux !). Elles subirent
une sérieuse réfection en 1930-1931 par les soins de la
maison Merklin de Lyon, avec, entre autres, installation d'une soufflerie
électrique. Le chanoine Pezet ne devait pas en rester là
: vers la fin de sa si longue carrière, il fit à nouveau
restaurer le grand orgue, qui fut entièrement reconstruit et électrifié,
et porté à 47 jeux, 3 claviers, avec pédalier complet,
4 combinaisons libres 3 fixes pédale d'expression, etc. Les spécialistes
apprécieront ce travail considérable, accompli par la firme
Haerpfer et Erman, de la Moselle. L'inauguration eut lieu le 29 avril
1955, avec un remarquable récital donné par Mlle Gard.
-------Revenons aux années 1930: Mlle
Gard, à l'orgue, et la chorale, dirigée par M. Rizzo, maître
de chapelle, sont déjà très appréciées
pour la qualité de leurs programmes musicaux et l'exécution
magistrale qui en était donnée : la
Messe de Vierne, le 25 décembre 1935, fut retransmise
sur les ondes de Radio-Alger, ce qui n'était pas courant à
l'époque, ainsi que les " Mystères
douloureux ", de Planchet, pour le Jeudi-Saint en 1936,
" Les Sept Paroles du Christ ",
de Théodore Dubois, et la Messe de Minuit en 1937. D'ores et déjà,
sous la dynamique impulsion de son curé, grâce à la
qualité de ses exécutants, la paroisse SaintAugustin témoignait,
non seulement du jaillissement spirituel issu du creuset français
d'Algérie mais aussi de la place que prenait rapidement la capitale
de cette province, plus belle que jamais, qui aurait dû mettre à
néant tous les ragots sur l'épaisseur brutale des habitants
de ce pays et sur leur néant culturel...
-------À partir de 1942, les récitals
de Marie-Antoinette Gard seront régulièrement retransmis
par Radio-Alger, jusqu'en 1962. Mais de nombreux autres artistes viennent
prêter leur concours : les violonistes Paul Laurent, Charles Mounier,
de Lagarde, Georges Tessier, Maurice Recht... Les violoncellistes Robert
Héri, José Weber, Jeanne Prochasson, René Morelli...
Les harpistes Mmes Ferrari et de Lagarde-Simonnet. S'y ajoutent de nombreux
chanteurs, la plupart fort connus dans l'art lyrique : Mlles Lauriol,
Jane Pons-Cavaillé, Mmes Casanova, Delrieu, Valence, Faure-Jaïst...
MM. Georges Vaillant, Félix Giband, Azéma, Scotto Le Massèse.
Et combien de ténors, barytons et basses des galas italiens, en
représentation au théâtre tout proche, qui n'hésitaient
pas à venir participer aux grandes cérémonies, voire
aux grand-messes des dimanches ordinaires, donnant à ces célébrations
un éclat particulier !
------Autre grande date :
le 10 juin 1954, première audition à Alger du "
Requiem " de Maurice Duruflé, qui dirige en personne
l'orchestre ; en première partie, le maître avait exécuté
à l'orgue le Prélude et Fugue en la mineur de J.-S. Bach.
D'autres manifestations artistiques tenues dans l'église marquent
cette époque : " Requiem " de Fauré, interprété
par André Marchai, la chorale, renforcée par celle de l'
" Accord Parfait ", orgue et orchestre ; exécution du
concerto de Francis Poulenc ; du concerto de Haëndel, avec orchestre,
choeur, renforcé par la " Baraka ", et orgue... Messes
de Marc-Antoine Charpentier de Mozart ; et tous les dimanches, des oeuvres
de Haëndel, de Liszt de César Franck, de Widor, de Gigout,
de Beulemann... le tout exécuté magistralement à
l'orgue par Marie-Antoinette Gard.
-------Que cette énumération
soit comme un hommage simple mais vibrant à celle qui a marqué
plusieurs générations de paroissiens, fidèles pratiquants
ou plus occasionnels. Qu'on le veuille ou non, que ces manifestations
soient jugées trop "triomphalistes" ou au contraire,
trop " profanes ", il n'en reste pas moins qu'elles ont permis
de maintenir, au sein d'une population qui était loin d'être
unanimement fervente, un lien subtil avec la paroisse, et, à travers
elle, avec la spiritualité.
-------Rassurons-nous, le
spirituel gardait sa place propre, c'est à dire la première,
dans la vie de la paroisse. M. le chanoine Chabanis fut, de tous les nombreux
vicaires qui se succédèrent pendant l'apostolat du chanoine
Pezet, celui qui resta le plus longtemps à ses côtés
: alors que le temps moyen passé par un vicaire dans une même
paroisse n'excédait pas quatre à cinq ans, l'abbé
Chabanis fut vicaire de Saint-Augustin de 1935 à 1947, soit pendant
douze ans... Il se souvient du Congrès eucharistique d'Alger, en
1938, au cours duquel il confessa de 6 heures à 13 heures puis
de 14 heures à 20 heures passées, et dut même revenir
à l'église après un simple potage, pour confesser
avant la messe de minuit... Ce furent aussi les grands sermons du R.P.
Coulet, en ces temps dramatiques de guerre mondiale...
-------Chaque dimanche, 5 messes étaient dites : à
7 h, 8 h, 8 h 45, 10 h 30, 11 h 30 ; avec en plus, dans les dernières
années l'adjonction d'une messe le dimanche soir, à 18 h
30.
-------L'église Saint-Augustin contenait un millier de places
assises, et c'est environ 1 500 fidèles qui assistalent aux offices
des grandes fêtes, notamment la messe de minuit à Noël,
les Rameaux, Pâques, toutes portes ouvertes, et la foule compacte,
debout, jusque dans les escaliers extérieurs.
-------La communion solennelle groupait jusqu'à
cent cinquante enfants... Il faut dire que le territoire de la paroisse
était vaste, et fortement peuplé ; il était aussi
sans doute le plus représentatif d'Alger, avec un échantillonnage
de population extrêmement ouvert sur le plan sociologique. Limitée
à l'est par le port tout au long du boulevard Camot, entre
square Bresson et square Guynemer ; au sud par le
boulevard Lafférière, du Bastion-XV au bas du
forum ; à l'ouest par le bois d'eucalyptus des Quatre-Canons, du
G.G. Jusqu'à la cité Bisch, au pied de la rampe
des Zouaves menant à la caserne d'Orléans ; au nord, par
le boulevard Gambetta, dégringolant le long de la Casbah, du boulevard
de la Victoire au square Bresson entourée, comme par une couronne,
par les paroisses Saint-Charles Sainte-Marcienne, SainteCroix, et de la
cathédrale, Saint-Augustin regroupait sur son territoire la quasi-totalité
des bâtiments publics d'Alger : mairie, préfecture, grande
poste, corps d'armée, tribunaux civils et militaires, Banque de
l'Algérie et autres établissements de crédit, Trésor
public, opéra, grands magasins (Galeries de France, Bon Marché,
Petit Duc), compagnies de navigation, lignes de car du Sahel, etc. Quartiers
de professions libérales (rue de la Liberté), de boutiques
de luxe (rue d'lsly), ceux-ci étant en même temps habités
par une population dense et, disons le, aisée ;
mais aussi quartiers plus pauvres, et très peuplés
: quartier
Saint-Augustin (rues Saint-Augustin, Dupuch, Mogador, Levacher,
Pirette, etc.), quartier Rovigo (les tournants Rovigo et toutes les petites
rues adjacentes). On y trouve les gens de bon ton, style " français
de France " mais aussi les éléments du monde méditerranéen
qui n'ont rien à envier à Bab-el-Oued ou à Belcourt
!
-------De mémoire de paroissien, tout
ce petit monde coexistait très bien sans aucune ségrégation.
Certes, on voyait plus de dames en fichus noirs avec leurs cabas en osier
aux messes matinales, et de dames en chapeau b.c.b.g. aux messes de 10
h 30 et de 11 h 30, mais cela n'a rien d'original !
I -------l y avait surtout que le clergé
de Saint-Augustin était à tous, que les mouvements de charité
paroissiaux avaient une extraordinaire activité (conférences
Saint-Vincent-de-Paul ; Demoiselles " Louise-de-Marillac ",
etc), que les jeunes se retrouvaient, sans distinction de milieu ou d'origine
au sein des troupes scoutes, que la chorale ne dédaignait pas d'aller
"taper le bain" à Sidi-Ferruch, et qu'on ne demandait
pas si elle était pauvre ou riche, si elle s'appelait Hernandez,
Saliba, Paoli ou de MachinTruc, la communiante qui, parée somptueusement
comme une mariée, escaladait la rampe vertigineuse, couverte de
draperies immaculées et de fleurs multicolores, passant pardessus
le maître-autel, pour aller couronner, le dernier jour de mai, la
statue de la Vierge, installée pour la circonstance, à la
place de celle de saint Augustin, qui dominait toute la nef, tandis que
de la foule émue montait le cantique. C'est le mois de Marie, c'est
le mois le plus beau...
-------Saluons aussi, au passage, un prêtre
de sainte mémoire, l'abbé Rossano, que j'ai connu avec une
barbe blanche encore plus impressionnante que celle du chanoine Pezet.
Jusqu'au bout, malgré son grand âge, il célébra
la messe avec une piété méticuleuse qui soulevait
l'admiration, non sans provoquer quelquefois une certaine impatience,
en raison de sa lenteur. Pour ma part, je me souviens de ses dernières
grand-messes à Saint-Augustin, à la fin des années
cinquante : le chant de la préface, en voix chevrotante, à
bout de souffle, mais chaque syllabe scrupuleusement psalmodiée,
avait quelque chose de pathétique : je l'entends encore, là,
à l'instant même, et j'en pleure.
-------Nous sommes arrivés
à cette période où une génération qui
aura marqué la vie de la paroisse d'une empreinte indélébile,
va laisser place à une autre.
-------Nous sommes au tournant de la guerre
d'Algérie : nous pensons approcher de la fin. C'est vrai, mais
ce n'est pas le cauchemar qui va finir, c'est nous, notre " nous
" collectif.
-------Le jeudi 15 mai 1958 est le jour de
l'Ascension. Sans être irrespectueux, il faut dire que nombre d'Algérois
font depuis deux jours celle des escaliers qui mènent au forum.
Pourtant dans l'après-midi, se déroule dans l'église
Saint-Augustin une cérémonie solennelle. Il y a là
l'archevêque, assisté de Mgr Jacquier, mais aussi du chanoine
Rossano, du chanoine Pezet, et d'un nombreux clergé, pour accueillir
le nouveau curé : l'abbé Matthieu
Aquilina, dont le nom chante la souche maltaise, authentique Algérois,
et qui a exercé son ministère dans de nombreuses paroisses
de " l'intérieur ", comme nous disions là-bas
(Blida, Azazga, Jean-Bart, Rouiba, Boufarik) avant d'être installé
dans une église algéroise, à Saint-Vincent-de-Paul
de Bab-El-Oued.
-------Un nouveau style s'installe, mais
ce changement se fait "dans la continuité" : de fait,
M. le curé Aquilina (qui, aujourd'hui, exerce son ministère
à Marseille dans des conditions éprouvantes) homme énergique,
en pleine force de l'âge, va quelquefois bousculer
certaines habitudes paroissiales tout s'arrangeant, d'ailleurs aisément
par la suite. Entre autres choses il va faire repeindre entièrement
l'intérieur de l'église d'un crème clair lumineux,
redonnant jeunesse à l'édifice, mais lui ôtant peut-être,
à mon sens, cette "patine de prière" qu'il avait
prise au fil des décennies. Adepte du dépouillement il va
également faire disparaître les grands tableaux XlXe qui
figuraient dans le choeur.
-------Sur le plan musical, par contre, la
continuité l'emporte. Le chanoine Aquilina est un passionné
de musique sacrée, et le niveau artistique des cérémonies
religieuses qui se déroulent à Saint-Augustin se maintient
au plus haut sous sa houlette et sa direction éclairée.
Certains changements montrent bien la volonté d'enracinement du
nouveau curé : la table de communion, simple balustrade en bronze,
est remplacée par une rampe de pierre supportée par des
pilastres, et surtout il fait sceller le maître-autel, après
l'avoir fait consacrer par cet autre Algérois qu'était Mgr
Jacquier (alors qu'avant, seule la pierre d'autel ayant été
consacrée, l'autel n'était pas fixé dans le sol).
-------Il devait revenir au chanoine Aquilina
de se trouver à la tête de la grande paroisse au moment de
la Passion de l'Algérie française, qui entraînerait
celle de la chrétienté en ce pays.
-------Ce furent les messes de minuit célébrées
à 17 heures en raison du couvre-feu ; ce furent aussi les retombées
de la guerre franco-française en Algérie : barrages, perquisitions...
Depuis 1961 le père Aquilina se trouvait seul, son
vicaire l'abbé
Dahmar, kabyle prêtre catholique français,
ayant dû partir contre son gré après les barricades
de Janvier 1960 : qu'il soit ici salué. Ce fut un moment pénible
pour le chanoine Aquilina. D'autres allaient suivre, la vie à Saint-Augustin
basculant, comme le reste de la ville, dans une sorte de cauchemar surréaliste
: ainsi, le sacristain Berger, petit, bougon... et si populaire dans la
paroisse, ancien résistant, marin qui avait gagné l'Angleterre,
était devenu de plus en plus agité, dans cette atmosphère
de barrages, bouclages, ratissages, engendrés par la chasse à
l'O.A.S. : les images de l'autre guerre s'entrechoquaient avec ce qui
arrivait de façon si imprévue, si injuste... Un samedi matin
raconte le chanoine Aquilina, le quartier fut cerné par les blindés,
et des vagues de gardes-mobiles fouillèrent immeuble par immeuble,
s'approchant de l'église ; soudain le sacristain disparut, après
avoir fermé les portes de Saint-Augustin. La journée passa,
puis celle du dimanche : il demeurait introuvable. Ce n'est que le lundi
matin, au moment de dire, seul, sa messe matinale, que le chanoine Aquilina,
croyant halluciner entendit un faible gémissement paraissant provenir...
de l'autel même ! ! ! Soudain, il réalisa, et se précipita
derrière celui-ci, se souvenant qu'une trappe bouchait une minuscule
cavité, située derrière le tabernacle. Il l'ouvrit
: le sacristain était là, recroquevillé, tremblant,
hagard. L'homme était devenu fou.
-------La gorge se serre en évoquant
ces moments, mais il fallait, n'est-ce pas, que ces choses-là ne
soient pas occultées... Ce fut bientôt l'agonie de la paroisse,
le départ massif des paroissiens, la dispersion de la chorale...
Le 18 octobre 1962, des soudards de l'A.L.N. envahirent l'église,
la dévalisèrent, saccagèrent les ornements, et la
profanèrent par des souillures innommables. On imagine la suite
donnée à la plainte déposée courageusement
auprès de la "police locale" par l'abbé Aquilina...
L'église fut alors fermée la plupart du temps. Le vénérable
chanoine Rossano qui était resté aux côtés
de son curé, dut partir en 1963, après avoir été
agressé à plusieurs reprises par des yaouleds (nos distingués
médias diraient aujourd'hui des " jeunes gens "), qui
le bombardaient à coups de pierres. Mlle Gard subit une fois le
même sort et fut jetée à terre au moment où
elle entrait dans l'église. Elle partit pour Nice.
-------En 1967, sur une paroisse de plus
de 20 000 âmes, il restait seulement quelques centaines de personnes.
En 1962, le catéchisme était suivi par 200 enfants. Il en
restait 7 en 1967.
-------Alors, on peut dire la rage au cur,
le chanoine Aquilina décida de partir, estimant que les quelques
coopérants qui venaient à Saint-Augustin n'étaient
pas ses paroissiens. Il eut en plus le courage et la dignité de
refuser les postes que la hiérarchie lui proposait dans la nouvelle
cathédrale, et il choisit l'exil.
-------Un père
jésuite le remplaça, on n'ose écrire " lui succéda
".
-------Le sort de l'église Saint-Augustin
était joué. Appartenant aux pouvoirs publics, l'édifice
ne pouvait être sauvé. En eût-il été
autrement, s'il avait appartenu au clergé ? Il est permis d'en
douter ; rien que le nom de saint Augustin, qui clamait l'hymne de l'Afrique
chrétienne, romaine et berbère, au lieu de le sauver, l'aurait
condamné.
-------Lorsque l'église fut remise
aux autorités judiciaires algériennes, la messe fut célébrée
pendant quelque temps encore dans la petite chapelle de l'école
des sueurs de la rue Roland-de-Bussy étrange retour au point zéro
pour la grande église, qui avait vu sa première chapelle
dans cette petite rue, où oeuvraient les religieuses de l'Assomption,
puis, qui s'était installée dans les locaux d'une caserne
destinée à laisser place au futur palais de justice !
-------En l'occurrence, les représentants
des Habous furent plus rapides que ceux du ministère de la justice
: ils s'emparèrent de l'épave de l'église pour en
faire une mosquée, parmi tant d'autres. Mais, comme dit le psalmiste
: " Dominus... Tu es qui restitues haereditatem meam mihi "
(Ps. 15).
-------En guise de postface à l'évocation
de la paroisse Saint-Augustin, voici la plus étonnante "carte
de visite" qui soit, à propos d'une cérémonie
religieuse.
-------Saint-Augustin,
église des artistes, comme elle était aussi celle
des membres des professions Judiciaires, qui y faisaient célébrer
la messe de rentrée du palais, voyait chaque année la célébration
de la messe, dite du Voeu de Willette, le matin du mercredi des Cendres.
Cette cérémonie rassemblait un grand concours d'artistes,
croyants comme non-croyants. La dernière qui eut lieu, au moins
avec l'éclat habituel, fut celle qui fut célébrée
le 15 février 1961 par Mgr Jacquier, les chants ayant été
assurés par " la Baraka " dirigée par André
Garreau, avec, à l'orgue, Marie-Antoinette Gard, et la prière
de Willette ayant été dite par M. André Limoges,
de " France V ".
-------L'annonce de cette cérémonie,
avec les détails ci-dessus, était imprimée sur une
feuille d'invitation, portant, sous le texte lui-même, la mention
suivante
" De la part de : MM. J-D. Bascoulès, Etienne Chevalier, Emile
Claro, Louis Fernez, Pierre Frailong, Sauveur Galliero, Christian de Gastyne,
Gilbert Larroque, Auguste Marissal, Simon Mondzain, Mmes Andrée
du Pac, Nelly Pate, France Schiaffino-Laurent, pour les Beaux-Arts ; MM.
Léo-Louis Barbes, Jean Clergue, Raoul de Galland, Mlle Marie-Antoinette
Gard, MM. André Garreau, Lucien Huck, Joseph Jamoul, Marcel Laffont,
René Morelli, Jacques Tapissier, Romuald Vandelle, pour la musique
; MM. Louis-Eugène Angeli, Fernand Arnaudiès, Mlle Geneviève
Bailac, Jean Brune, Alexandre Chevalier, Mlle Christiane Delacroix, André
Farese, R.-P. Florent, Roland Godiveau, Pierre Heral, Alfred Keppling,
Lucien Magliulo, Georges Marcais, René Rostagny, pour les lettres
et le théâtre ".
-------Quel algérianiste pourrait
rêver d'une plus extraordinaire affiche, d'un plus brillant plateau,
d'une carte de visite plus vivante, témoin d'une vie qui continuait
malgré, envers et contre tout ?... Et tout cela, en 1961, à
la veille du Putsch, rassemblé à Saint-Augustin... Alors,
" algérianiste " de par même son nom, " algérianiste
" jusque dans ses dernières cérémonies, cette
illustre paroisse algéroise méritait de revivre dans les
pages de cette revue, comme elle vit à jamais dans le coeur de
ceux qui furent ses enfants, et le restent en toute éternité.
-------(1) Marie-Antoinette Gard, malgré
son grand âge, assura avec brio, la tenue de l'orgue de notre-Dame-du-Port,
à Nice, le curé étant M. le chanoine Lecop, ancien
curé de Saint-Charles-d'Alger. Elle s'est éteinte à
l'âge de quatre-vingt-sept ans, le 14 avril 1983.
(Décembre 1985)
|